Les épîtres de Paul

5.
Conclusion

La première épître aux Thessaloniciens mérite à bien des égards une attention particulière.

Deux écrivains, Weiss et Sabatier, ont tiré de l’absence d’enseignement dogmatique proprement dit dans cet écrit de grosses conséquences ; ils en ont conclu que la conception théologique de Paul, au moment où il a écrit cette lettre, n’était encore chez lui qu’à l’état d’ébauche. « C’est en vain, dit Weiss (Einl. p. 174), que l’on se refuse à reconnaître que nous avons ici une forme non encore développée de la doctrine de Paul… Il manque toute déclaration précise sur la personne de Christ, sur le but salutaire de sa mort, sur la nature de l’état final que doit amener sa Parousie. Pas un mot de l’impuissance de l’homme naturel à faire son salut et du siège du péché dans la chair, de la justification par la foi et de la communion de vie avec Christ par l’intermédiaire de son Esprit, de la position du chrétien par rapport à la loi et des vues profondes exposées plus tard par l’apôtre sur la relation du christianisme avec le judaïsme et le paganisme. » « Et pourtant, ajoute ce savant, ce n’est pas l’occasion qui manquait ; elle se trouvait dans la manière dont les Juifs s’interposaient entre l’apôtre et ses nouveaux convertis. » Weiss conclut : « Celui qui admet que tout le système de l’enseignement paulinien existait déjà dans l’esprit de l’apôtre à ce moment-là, doit nécessairement envisager cette lettre comme inauthentique. »

Nous rencontrons chez M. Sabatier une appréciation semblable : « La grande antithèse paulinienne entre la loi et la foi n’existe point encore dans nos deux épîtres. La doctrine de la justification s’y présente sous une forme très générale… Celle de la rédemption est rattachée sans doute à la mort de Jésus, mais d’une manière assez extérieure… La résurrection et la mort de Christ sont placées à côté l’une de l’autre, mais ne sont point saisies dans leur liaison interne et logique, ni dans leur signification rédemptrice et morale… C’est donc ici une première étape de la pensée de Paul… L’organisme de sa doctrine est encore à l’état élémentaire » (L’apôtre Paul, p. 89-92).

Si l’on part de l’idée que dans chacune de ses lettres l’apôtre a dû exposer tous les éléments constitutifs de sa conception chrétienne, ces conclusions sont fondées. Mais si l’on reconnaît que dans chaque cas particulier Paul, supposant présent à l’esprit de ses lecteurs l’ensemble de l’enseignement qu’il leur avait donné en fondant l’église, a répondu uniquement aux besoins d’instruction ou de répréhension qu’il savait exister chez eux à l’égard de certains points spéciaux, on se gardera de tirer du contenu de notre épître les conséquences que nous venons de lire ; et cela d’autant plus que ces conséquences viennent se heurter à des faits incontestables. Nous en citerons quatre :

  1. Le conflit de Paul avec Pierre à Antioche qui doit avoir eu lieu en 52 ou 54, soit immédiatement avant, soit très peu de temps après la mission en Grèce d’où date notre lettre, si elle est authentique.
  2. Sa prédication en Galatie lors de la fondation de l’Église dans ce pays, en 52, immédiatement avant sa prédication à Thessalonique.
  3. Sa prédication à Corinthe au moment même où il écrivait la 1re aux Thessaloniciens, en 53 et 54.
  4. Les conférences qui venaient d’avoir lieu à Jérusalem (51 ou 52) avant son départ d’Antioche pour cette mission.

1°) Avant son départ d’Antioche (Actes 15.35-39) ou bien dans le séjour qui suivit son retour de Corinthe (Actes 18.22-23), Paul eut avec Pierre le conflit qu’il a raconté Galates ch. 2, et lui adressa en pleine assemblée le discours rapporté v. 14-21, où il expose tout ce qui a jamais été dit de plus profond sur le rapport entre la foi et la loi, sur la communion du croyant avec le Christ crucifié et ressuscité et sur la grâce du pardon due à la mort de Christ. Il faudrait donc, d’après M. Sabatier, que ce fût dans l’année qui s’est écoulée depuis la composition de notre épître (en 53) jusqu’à ce conflit et à ce discours de Paul (en 54) que l’apôtre fût parvenu pour la première fois à cette connaissance plus pure et plus profonde de l’Evangile ! Où trouver le moindre indice d’une pareille transformation ? M. Sabatier suppose que ce progrès a été un résultat du conflit lui-même. Mais c’est au contraire la connaissance supérieure de Paul qui a décidé le conflit et qui a inspiré le discours. L’opinion de Weiss, qui place le conflit beaucoup plus tôt, avant le voyage de Grèce et notre épître aux Thessaloniciens, est plus inadmissible encore »

2°) Immédiatement avant de fonder l’église de Thessalonique, Paul avait fondé les églises de Galatie (Actes 16.6), et que prêchait-il là ? A en croire M. Sabatier, son bagage évangélique était fort mince à cette époque : « Récits de la vie et de la mort de Jésus ; preuves de sa résurrection ; la propre conversion de Paul apportée en témoignage ; le développement de certaines preuves scripturaires, » c’était là tout. Avec les païens Paul ajoutait sans doute : « l’unité du vrai Dieu, la fraternité entre les hommes et ce qui dans leurs usages et leurs traditions pouvait faciliter leur adhésion à l’Évangile » (Encycl. des Sc. rel., art. Paul). Voilà donc tout ce qu’aurait prêché l’apôtre en Galatie et à Thessalonique. Mais que dit là-dessus l’épître de Paul lui-même ? Quand il parle aux Galates de « l’évangile qu’il a prêché chez eux » (Galates 1.11), n’était-ce réellement que cela ? Ses adversaires, qu’il combat si vivement, niaient-ils un seul des points énumérés par M. Sabatier, la mort et la résurrection de Jésus, l’unité de Dieu, la fraternité humaine ? Et quand il prononce (1.6-9) l’anathème sur ceux qui substituent, un autre évangile à celui qu’il leur a annoncé, ne serait-ce que pour maintenir un évangile réduit de la sorte ? Celui qu’il défend dans toute son épître ressemble-t-il en rien au pauvre résidu que l’on concède ? Que l’on compare seulement Galates 4.2 !

3°) Au moment même où Paul écrivait la 1re aux Thessaloniciens, que prêchait-il à Corinthe ? « En arrivant chez vous, je n’ai pas jugé devoir savoir autre chose que Jésus-Christ, et lui crucifié ! » (1 Corinthiens 2.2). « Car Christ m’a envoyé non pour baptiser, mais pour évangéliser, non en sagesse de discours, afin que la croix du Christ ne soit point annulée ; car elle est folie aux Grecs, scandale aux Juifs, mais pour nous, les sauvés, puissance de Dieu, sagesse de Dieu… » (1.17-24).

Au v. 30 du même chapitre, il résume sa prédication du Christ en ces mots : « Christ fait pour nous de la part de Dieu sagesse, justice, sanctification et rédemption. » Ces trois derniers termes sont le programme de ce que saint Paul a écrit de plus complet sur le salut, Romains ch. 1 à 8. Voilà le témoignage de Paul lui-même sur sa foi et sur sa prédication à Corinthe, au moment où il écrivait la 1re aux Thessaloniciens. Qu’on le compare avec les affirmations de MM. Weiss et Sabatier.

4°) Enfin, comment ces deux savants peuvent-ils méconnaître tout ce que comportaient les discussions qui venaient d’avoir lieu dans les conférences de Jérusalem, antérieures à ce second voyage de mission ? Paul y avait fait, triompher alors le principe de l’admission des païens par la seule foi, sans œuvres de loi ; il y avait fait reconnaître par l’église mère les deux faits divins de la gratuité et de l’universalité absolues du salut ; et son silence dans notre épître sur l’impuissance de l’homme à faire lui-même son salut et sur la justification par la foi viendrait de ce qu’il ne possédait pas encore ces vérités ! Holsten a dit un mot fort juste : « On ne se fait pas apôtre quand on n’a rien à dire ! » Ce qui, traduit en langage chrétien, signifie : Un apostolat extraordinaire implique un message divin extraordinaire. Ce que Paul a appelé son évangile, la bonne nouvelle du salut gratuit et universel, voilà la dot dont Dieu a accompagné sa vocation à l’apostolat. M. Sabatier reconnaît (L’apôtre Paul, p. 53) que « dès le commencement le Christ qui est entré dans l’âme de Paul a été le Christ mort et ressuscité, que toute la vie chrétienne de Paul a dépendu dès lors de ces deux faits, que le pharisien a par là été tué chez lui et que toutes choses ont été faites nouvelles » ; seulement il fait une réserve quant à la théologie de l’apôtre. Celle-ci ne s’est formée que lentement, « sous la puissante pression de la dialectique. » Bien lentement en effet, et sous une pression très médiocre, puisque cette théologie n’existait pas encore dans son esprit seize ans après sa conversion, au moment où il écrivait sa première épître ! Quoi ! « cet esprit entier, tout d’une pièce, dont le premier besoin était la logique, qui voyait toutes les conséquences dans leur principe et retrouvait chaque principe dans chacune de ses diverses conséquences », ce Paul, tel que le décrit M. Sabatier lui-même, aurait possédé dès l’an 37 dans sa vie intérieure toutes les prémisses de sa conception chrétienne, et en l’an 53 la fleur ne serait pas encore sortie du bouton ! M. Sabatier sent la difficulté et cherche à y échapper par des tournures vagues telles que celles-ci : « la forme très générale » sous laquelle se présente dans notre épître la doctrine de la justification, « la manière extérieure dont la rédemption est rattachée à la mort de Jésus », le manque de liaison interne entre la mort et la résurrection de Christ, qui sont simplement placées à côté l’une de l’autre (p. 90). De telles expressions ne font que trahir l’embarras de celui qui y a recours. Elles rappellent la réponse de Baur qui, lorsqu’on lui montrait la divinité du Christ clairement enseignée dans l’Apocalypse, répliquait que les attributs divins n’étaient appliqués à Jésus dans le livre que « d’une manière extérieure. »

M. Sabatier croit trouver une confirmation de sa manière de voir dans les premières prédications missionnaires de Paul qui nous sont rapportées dans le récit des Actes. Mais des prédications adressées pour la première fois à des auditeurs encore païens peuvent-elles donner la mesure de la connaissance chrétienne du missionnaire qui annonce l’Evangile ? Prendrions-nous dans les allocutions adressées par un de nos missionnaires aux Barotsis du Zambèze la mesure de sa théologie ?

Quand on veut apprécier justement le contenu de la 1re aux Thessaloniciens, il faut tenir compte de la différence totale entre la situation de cette épître et celle des grandes épîtres subséquentes. Au moment où Paul l’écrivait, le judaïsme était totalement en dehors de l’église de Thessalonique ; il ne cherchait encore en aucune façon à s’infiltrer dans l’Évangile. Il s’élevait contre lui en brutal persécuteur. A cet état de choses convient parfaitement l’absence dans cette épître de toute digression sur la loi et sur son rapport au salut par la foi. Mais ce qui serait entièrement inconcevable, c’est qu’un faussaire eût plus tard ressaisi si délicatement cette situation passagère et n’eût pas cherché à imprimer à son œuvre le cachet des enseignements renfermés dans les épîtres subséquentesl.

l – A comparer, sur le vrai contenu dogmatique de la 1re aux Thessaloniciens, Gess, Das apostolische Zeugniss, p. 31-55.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant