Les épîtres de Paul

4.
Circonstances de la composition

L’analyse détaillée que nous venons de faire du contenu de cet écrit nous fournit aisément les moyens de déterminer la situation dans laquelle il a été composé. 16.8, Paul dit : « Je demeure à Éphèse jusqu’à la Pentecôte. » Cette lettre a donc été composée durant son séjour à Éphèse et dans les derniers temps de ce séjour. Seulement, comme nous le constaterons, le séjour de l’apôtre dans cette ville a été partagé en deux parties fort inégales : la première a duré deux ans et trois mois ; ce temps écoulé, Paul forma le projet de visiter les églises de Grèce, puis de se rendre à Jérusalem et de là à Rome (Actes 19.8, 10, 21), projet dont il prépara l’exécution en envoyant en Grèce devant lui Timothée et Eraste (v. 22). L’autre partie n’a duré que quelques mois ; Paul revint de son voyage en Grèce et reprit momentanément son travail à Éphèse, auquel mit fin brusquement le soulèvement provoqué par Démétrius (Actes 19.23 et suiv.). Ces deux parties ne sont pas expressément distinguées par Luc, pas plus que les deux parties du séjour de Paul à Damas (Actes 9.23) ; il emploie seulement une expression singulière qui fait soupçonner une prolongation inattendue du séjour d’Asie et implique quelque chose de sous-entendu dans le récit : « Et après cela, il prolongea encore pendant un temps son séjour en Asie » (ἐπέσχε χρόνον εἰς τῆν Ἀσίαν, Actes 19.22). Nous verrons, en étudiant la seconde épître aux Corinthiens, tout ce que renferme cette expression abrégée.

C’est certainement au terme de la première et plus longue moitié du séjour d’Éphèse que se rapporte la parole citée 1 Corinthiens 16.8. Car l’envoi de Timothée en Grèce, que les Actes placent à ce moment-là (Actes 19.22), est évidemment le même que celui dont parle deux fois la 1re aux Corinthiens comme d’un fait tout récent (4.17 et 16.10-11). Ce qui le confirme, c’est que, d’après les deux écrits, cette visite de Timothée devait être suivie de près de celle de Paul lui-même ; comparez Actes 19.21-22, la relation entre les deux versets, avec celle de 1 Corinthiens 4.17-18, puis 16.5, 8, 10. Bleek a conclu de cette corrélation évidente que Timothée était lui-même chargé de porter notre 1re aux Corinthiens. Mais cette idée n’est pas soutenable. Car, d’abord, il n’était pas certain que Timothée eût le temps, après avoir achevé l’œuvre qu’il avait à faire en Macédoine, de se rendre encore à Corinthe (comparez le ἐὰν δὲ ἐλθῃ, s’il vient chez vous, 1 Corinthiens 16.10) ; et ensuite, d’après le même verset, cette lettre devait préparer le bon accueil que Paul désirait qui lui fût fait à Corinthe ; elle devait donc précéder son arrivée. Paul l’avait écrite sans doute après le départ de Timothée ; mais il l’avait expédiée directement par mer, de sorte qu’elle devait arriver encore avant les deux envoyés qui faisaient le tour par la Macédoine.

Il résulte de là que ce fut après deux ans et trois mois de séjour à Éphèse que Paul écrivit notre épître. Ce séjour avait commencé à la fin de l’an 54 ou au commencement de l’an 55 ; ce qui nous conduit pour la composition de cette lettre au printemps de l’an 57, un peu avant la Pentecôte (16.8) et vraisemblablement à l’époque de la fête de Pâques ; comparez 1 Corinthiens 5.7-8.

La situation morale de l’église n’est pas plus difficile à déterminer. Elle résulte, d’une part, du caractère de la population au sein de laquelle cette église avait été fondée, de l’autre, des différentes circonstances qui avaient marqué le cours des trois années écoulées depuis sa fondation. C’est par l’énumération de ces circonstances que nous commencerons.

1. La première fut l’arrivée d’Apollos. Cette arrivée eut lieu tôt après le départ de Paul ; car ce jeune prédicateur, converti et instruit à Éphèse par Aquilas et Priscille, était déjà parti pour Corinthe lorsque Paul vint retrouver ses amis à Éphèse et s’y établir avec eux. L’influence d’Apollos à Corinthe fut considérable, comme en font foi et notre épître et le récit des Actes (19.27-28). Elle contribua à modifier l’esprit de l’église. D’un côté, elle renforça l’élément juif ; car Apollos démontrait avec beaucoup de puissance la messianité de Jésus ; et de l’autre, elle s’étendit à des personnes d’une classe très différente de celles que le ministère de Paul avait gagnées. Des hommes plus cultivés, mais moins sérieux peut-être, embrassèrent l’Évangile dans lequel ils trouvaient, par l’enseignement d’Apollos, un élément intellectuel et un charme nouveau ; et cette circonstance contribua, sans la volonté d’Apollos, à diminuer le prestige de Paul et à ébranler dans les esprits sa position apostolique.

2. Bientôt après arrivèrent à Corinthe, ainsi que précédemment à Antioche, des émissaires judaïsants dont les uns parlaient de Pierre avec enthousiasme, comme de l’apôtre par excellence, tandis que d’autres se vantaient de posséder un christianisme supérieur à celui de Paul et même à celui des apôtres et de Pierre lui-même. Ces nouveaux éléments ébranlèrent davantage encore l’autorité de Paul qui, à l’origine de l’église, s’était naturellement seule fait valoir.

3. Nous constatons, en outre, qu’un échange de lettres avait déjà eu lieu entre Paul et l’église. A l’occasion de certains vicieux qui croyaient pouvoir faire marcher ensemble leurs anciennes habitudes de péché et la profession chrétienne, Paul avait écrit à l’église pour combattre sa lâche tolérance et recommander aux fidèles de rompre toute relation personnelle avec de telles gens. L’église lui avait répondu, en attribuant à cette injonction une portée plus générale que le bon sens ne permettait de le faire. Elle avait de plus interrogé l’apôtre sur divers sujets, tels que le mariage et le célibat, (7.1), le manger des viandes sacrifiées (8.1), l’exercice de la prophétie et de la glossolalie (12.1). Paul répond à toutes ces questions dans notre lettre.

4. Une députation de trois personnes était, arrivée de Corinthe. Peut-être avait-elle été chargée de porter la lettre de l’église, dont nous venons de parler. Il est probable qu’elle était en même temps chargée par la portion attachée à Paul de s’entretenir avec lui sur divers sujets qui préoccupaient les membres fidèles (les procès, la tenue des femmes, les désordres dans la Cène, la négation de la résurrection, et peut-être le cas de l’incestueux).

5. Les gens d’une maison corinthienne ou éphésienne avaient fait rapport à Paul sur les divers partis qui s’étaient formés dans l’église.

6. Enfin Paul lui-même avait pris une mesure grave, celle d’envoyer Timothée à Corinthe, pour appuyer les exhortations renfermées dans notre 1re aux Corinthiens ; il attendait en ce moment même avec les trois députés le retour de Timothée qui devait l’instruire de l’effet produit par cette lettre et le renseigner sur l’état présent de l’église. Il lui importait certainement de pouvoir s’entretenir sur ce point avec ces députés avant leur retour à Corinthe.

Parmi les circonstances qui ont précédé notre lettre, plusieurs (Bleek, Néander, Reuss, Schmiedel, etc.) placent une visite que Paul aurait faite à Corinthe soit immédiatement avant de venir s’établir à Éphèse (Néander), soit plus tard depuis Éphèse même. Plusieurs passages de la seconde aux Corinthiens supposent, en effet, qu’il avait fait deux séjours au milieu d’eux avant celui qu’il leur annonce dans cette épître (2 Corinthiens 2.1 ; 12.14, 21 ; 13.1-2). Baur, Hilgenfeld et d’autres expliquent, il est vrai, ces passages tout différemment, faisant de ces deux séjours prétendus deux simples projets de visite. Nous discuterons cette question l’occasion de la seconde épître. Mais si nous l’envisageons provisoirement comme résolue dans le sens de deux séjours antérieurs à la rédaction de la seconde lettre, il reste la question de savoir si le second séjour doit se placer avant notre première lettre ou si sa place n’est pas plutôt entre nos deux lettres. Cette seconde manière de voir a été soutenue par Bleek, Ewald, Eylau, Mangold, Weizsæcker, Pfleiderer, etc. Pour moi, elle me paraît tout à fait fondée. Comment, demande avec raison Hilgenfeld, si Paul avait visité si récemment Corinthe, aurait-on pu répandre le bruit qu’il renvoyait toujours son arrivée, parce qu’il n’osait pas y revenir (1 Corinthiens 4.18) ? Comment se ferait-il que, tandis que la première épître est pleine d’allusions au séjour dans lequel Paul avait fondé l’église (1.10, 17-26 et suiv. ; 2.1 et suiv. ; 3.1, 10-11 ; 4.5, 15 ; 9.1-2 ; 15.1-2) et n’en contient pas une seule qui ait trait à un second séjour, la seconde, au contraire, soit écrite tout entière sous le coup des impressions que lui ont laissées cette seconde visite ainsi que les circonstances qui l’ont suivie (1.8-9 ; 1.23-2.1, 12-13 ; 12.14, 21) ? On a répondu que les souvenirs du second séjour avaient trouvé place dans la lettre perdue qui avait précédé 1 Corinthiens. Mais pourquoi, dans ce cas, la 1re aux Corinthiens, venue plus tard, est-elle de nouveau remplie de ceux du premier séjour sans qu’il soit possible d’y découvrir une trace du second dont elle était pourtant plus rapprochée ? Quant au passage que Reuss allègue principalement, 16.7 : « Je ne veux pas vous voir maintenant en passant, » nous avons montré, , qu’il ne prouve absolument rien en faveur d’un second séjour antérieur à cette lettreg.

gMeyer dit avec raison ad. h. I. : « Dans le sens de Reuss, Paul aurait dû dire : οὐ θέλω ὑμᾶς πάλιν (et non ἄρτι) ἐν παρόδῳ ἰδεῖν »

On insiste aussi sur le changement de plan de voyage indiqué dans la première lettre (16.7) et auquel Paul revient dans la seconde (1.15 et suiv.) ; par là on croit pouvoir prouver l’étroite relation entre les deux lettres et l’impossibilité d’un séjour de l’apôtre à Corinthe entre les deux, puisque c’est alors que Paul aurait donné de bouche l’explication renfermée dans 2 Corinthiens ch. 1. La preuve serait décisive, s’il s’agissait du même changement de plan ; mais nous verrons qu’il n’en est rien, et nous pouvons le démontrer dès maintenant ; en effet, la raison que Paul donne de ce changement est différente dans les deux cas. Paul dit, dans le premier, qu’il ne veut pas voir l’église seulement « en passant ; » dans le second, que c’est « pour l’épargner » qu’il n’est pas revenu, afin de ne pas l’attrister et s’attrister lui-même (2 Corinthiens 1.23 ; 2.1).

Tout en reconnaissant donc la réalité d’une seconde visite de Paul à Corinthe avant 2 Corinthiens, nous ne pouvons placer ce fait qu’après 1  Corinthiens. Par conséquent, il ne faut point le ranger parmi les facteurs qui ont influé sur la composition de cette lettre.

A cette situation, telle qu’elle résulte naturellement des circonstances énumérées, se rattachent parfaitement les données qui se tirent de l’épître elle-même.

1. La légèreté grecque avait, dans une partie du troupeau, repris le dessus. Beaucoup de nouveaux convertis, qui n’avaient été changés que superficiellement, retombaient peu à peu dans leurs habitudes païennes. L’impureté surtout, que les Grecs envisageaient à peine comme une faute, infectait l’église et y produisait même des scandales notoires à l’égard desquels elle se montrait indifférente. Ce même esprit léger et profane se faisait sentir dans la célébration de la sainte Cène que l’on transformait en un de ces joyeux symposia philica dans lesquels se complaisaient les Grecs. Il poussait même à l’émancipation des femmes, qui se prévalaient de la liberté chrétienne pour s’affranchir de la retenue naturelle imposée à leur sexe.

2. A côté de cela, une grande abondance de dons se manifestait dans l’église. La fécondité hellénique de parole et de pensée y éclatait avec une remarquable richesse sous la nouvelle forme chrétienne. Mais le développement de la charité était loin de marcher de pair avec cet épanouissement des dons, et un esprit de vanité et de présomption gâtait cette belle explosion spirituelle, comme le gel qui frappe une brillante végétation printanière.

Voilà le tableau qui ressort de notre lettre. Il n’est pas seulement mélangé d’ombre et de lumière ; un œil pénétrant y pourra déjà discerner les signes précurseurs d’un orage. Que l’élément juif, qui a commencé à se faire valoir, sache se déguiser assez habilement pour entraîner dans une coalition avec lui le dilettantisme moral et religieux du caractère grec, à ce moment une crise sérieuse éclatera et l’apôtre devra s’attendre à une lutte plus périlleuse encore que celle qu’il avait dû soutenir en Galatie.

On sent dans tout le cours de notre lettre, comme l’a admirablement fait ressortir Weizsæcker, que le pressentiment, de ce danger menaçant le préoccupe vivement ; bien des fois il est sur le point de donner essor à son émotion, à son indignation même ; mais aussitôt il se contient et son ton reprend le calme et la dignité qui conviennent à une situation encore indécise.

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