Les épîtres de Paul

4.
L’authenticité

Nous ne trouvons pas de citation certaine de notre épître dans les écrits des Pères apostoliques. Les échos de cette lettre que l’on a cru reconnaître dans ces ouvrages, sont si faibles qu’il vaut mieux les passer sous silence. C’est avec Marcion et Justin, vers le milieu du IIe siècle, que se montrent les premières traces positives de son existence et de son emploi dans l’Église. Chez Marcion, elle se trouvait à son rang chronologique dans le recueil des dix lettres de Paul dont cet hérétique dotait ses églises. Dans le Dialogue avec Tryphon, Justin appelle deux fois Christ πρωτότοκος πάσης κτίσεως, premier-né de toute création (ch. 85 et 138) ; une fois πρωτότοκος πάντων ποιημάτων) premier-né de toutes les œuvres (ch. 84), et enfin une fois πρωτότοκος τοῦ θεοῦ καὶ πρὸ πάντων τῶν κτισμάτων, premier-né de Dieu et antérieur à toutes les créatures (ch. 100).

Elle est restée à l’abri de tout soupçon jusqu’en 1838 où Mayerhoff prétendit que le style et les pensées différaient du style et des pensées de Paul, que l’hérésie combattue était celle de Cérinthe, postérieure au temps de l’apôtre, et enfin qu’elle n’était qu’un sommaire assez obscur de celle aux Éphésiens. — Dès 1845 commença avec Baur et Schwegler un travail critique suivi, destiné à démontrer l’inauthenticité de cet écrit. Le premier, dans son Apostel Paulus, s’efforça de prouver que l’enseignement combattu dans cette épître était le judéo-christianisme ébionite du IIe siècle et que l’auteur était pénétré lui-même de l’esprit gnostique de ce temps et employait des termes sortant de ce milieu. La christologie transcendante développée dans cet écrit n’est en aucun rapport étroit avec la doctrine propre de l’apôtre, et y est même étrangère. La doctrine des anges y est plus abondamment et systématiquement développée que dans les écrits de Paul. La marche de l’écrit n’a point ce caractère de déduction organique qui est le cachet des lettres authentiques de l’apôtre. Le faussaire a choisi pour situation la captivité parce qu’on pouvait penser que c’était à ce moment que l’apôtre avait eu le plus de loisir. Son but a été, à une époque où l’on se préoccupait de l’affaire si importante de l’unité de l’Eglise, de rapprocher les deux partis paulinien et judaïsant et de favoriser leur fusion en une seule Eglise.

Ewald (1857) chercha à concilier les indices de nature diverse que l’on prétendait découvrir dans cet écrit, en supposant que Paul, après s’être entretenu avec Timothée sur ce sujet, lui avait laissé rédiger lui-même la lettre, et Renan s’est montré disposé à accepter cette idée.

Holtzmann (1872) recourut à un autre moyen de concilier les indices selon lui favorables et défavorables à l’authenticité. Poursuivant une idée émise par Hitzig, il distingue dans notre épître un noyau vraiment paulinien, que caractérise son originalité, d’avec un grand nombre de passages dans lesquels se montrent clairement des traces d’imitation par rapport à l’épître aux Ephésiens. Il suppose, en conséquence, qu’il existait à Colosses une courte lettre de Paul et que vers le commencement du IIe siècle, dans les premiers temps de la gnose, un auteur qui favorisait cette tendance se sera servi de cette lettre pour composer celle aux Éphésiens (ce qui explique les passages où l’épître aux Éphésiens est dépendante de celle aux Colossiens) ; après quoi le même auteur a eu l’idée de remanier la lettre authentique aux Colossiens d’après sa propre épître aux Éphésiens, et de ce travail est résultée notre épître actuelle aux Colossiens ; ainsi s’expliquent les passages où cette épître dépend à son tour de celle aux Éphésiens. Ce résultat serait confirmé par une autre circonstance. Holtzmann distingue dans notre épître deux polémiques toutes différentes qui ne proviennent ni du même temps, ni du même auteur ; l’une est absolument la même que celle que nous rencontrons au ch. 14 de l’épître aux Romains qui s’adresse à des judéo-chrétiens légaux et abstinents ; c’est celle de la lettre authentique de Paul aux Colossiens ; l’autre est dirigée contre un judéo-christianisme plus exalté, d’un caractère théosophique, dans lequel le monde des esprits supérieurs, bons ou mauvais, joue un grand rôle ; elle recommande certains moyens ascétiques nécessaires pour parvenir à une illumination et à une sainteté supérieure ; elle est du continuateur de Paul.

De Soden défend aussi jusqu’à un certain point cette hypothèse d’interpolation, mais en l’appliquant à un beaucoup plus petit nombre de passages. Tandis que Holtzmann retranche de notre épître comme inauthentiques cinquante-trois versets sur quatre-vingt-quatorzee, de Soden n’en rejette que huit et demi, à savoir (1.15-20 ; 2.10, 15, 18b). Le grand passage christologique 1.15-20 est celui qui lui paraît le plus incompatible avec les idées de l’apôtre. Hilgenfeld, Pfleiderer, Weizsæcker repoussent tout cet, essai de triage comme impossible et arbitraire, et envisagent l’épître entière comme inauthentique ; Weizsæcker cependant moins résolument que les autres ; Hilgenfeld, en reconnaissant que la polémique ne s’applique exactement, ni à l’essénisme, ni à l’ébionitisme, ni au cérinthianisme, ni à aucune forme connue du gnosticisme. L’auteur a combiné la polémique ordinaire de l’apôtre avec la sienne propre, mais cette polémique n’avait pour lui qu’un intérêt secondaire. Son but essentiel était de rapporter à l’apôtre Paul l’honneur de cette conception supérieure de la personne du Christ que la plupart en Asie-Mineure attribuaient à Jean. Selon Pfleiderer, les faux docteurs étaient d’origine païenne, mais nourris de Philon et de spéculation alexandrine ; ils combinaient une notion dualiste de l’univers avec des pratiques ascétiques. L’auteur leur oppose la christologie de Paul, développée au moyen de formules philoniennes.

e – Voici les principaux passages que Holtzmann maintient comme authentiques, du moins en partie ; car ils sont aussi plus ou moins fortement interpolés : 1.1-40a ; 13 ; 19a ; 21-23 ; 25 ; 29 ; 2.1 ; 2a ; 4-6 ; 8 ; 11-14 ; 16 ; 18b ; 20-22 ; 3.3 ; 12-13 ; 17 ; 4.2-8 ; 10-14 ; 18.

L’authenticité a été défendue par Néander, Huilier, Meyer, Bleek, Reuss, Schenkel (Christus-Bild der Apostel), Klöpper, Sabatier, Mangold, Grimm, Guericke, Farrar, Salmon, Weiss, Oltramare.

Nous pouvons grouper sous trois chefs les objections ci-dessus présentées :

  1. celles qui proviennent des différences entre cette épître et les écrits précédents de l’apôtre ;
  2. celles qui se tirent des rapports entre notre épître et les sectes du second siècle ;
  3. celles que soulève sa relation avec l’épître aux Éphésiens.

Première classe d’objections

Le stylef. — On trouve dans cette épître vingt-deux mots étrangers aux épîtres de Paul et trente-quatre qui ne reparaissent nulle part dans le N. T. ; en échange un certain nombre d’expressions familières à Paul manquent dans cet écrit (δικαιοσύνη, σωτηρία, ἀποκάλυψσις, καταργεῖν, etc.). On est frappé de la rareté de certaines particules qui jouent un grand rôle dans les lettres de Paul (γάρ, οὖν, διότι, ἄρα, etc.) ; de l’usage fréquent des mots composés (ἀνταναπληροῦν, ἀποκάταλλάσσειν, πιθανολογία, ἐθελοτρησκεία, ὀφθαλμοδουλεία, etc.) ; de celui des synonymes (προσευχόμενοι καὶ αἰτούμενοι ; ἐν πάσῃ σοφίᾳ καὶ συνέσει, ψαλμοῖς καὶ ὕμνοις καὶ ᾠδαῖς, etc.) ; des accumulations de génitifs (τῷ λόγῳ τῆς ἀληθείας τοῦ εὐαγγελιου ; τῆς βασιλείαν τοῦ υἱοῦ τῆς ἀγάπης αὐτοῦ, etc.) ; de l’emploi excessif du mot πᾶς. Les constructions sont souvent lourdes et traînantes et les phrases surchargées d’appendices, etc.

f – La discussion d’Oltramare sur ce point (I, p. 72-90) me paraît solide et complète.

Mais ce qu’il y a de fondé dans ces observations, s’explique si l’on tient compte, d’abord, du fait que des phénomènes analogues se présentent déjà dans les lettres précédentes, puis des circonstances nouvelles par lesquelles passaient l’apôtre et l’église. Sur les hapax, où l’on constatera que notre épître ne présente à cet égard rien d’exceptionnel. Si plusieurs expressions nouvelles non employées dans les lettres antérieures se trouvent ici, c’est que la polémique est tout autre Paul n’a plus devant lui le même judéo-christianisme ; celui qu’il combat maintenant n’a pas pour objet la justification par les œuvres, mais une perfection supérieure à atteindre par l’ascétisme et l’extase. De ce changement résulte chez les adversaires et chez l’apôtre lui-même une terminologie toute nouvelle. L’esprit fécond de Paul, mis en éveil par des circonstances différentes, transforme aisément son vocabulaire. L’absence de certains termes fréquemment employés dans les lettres précédentes s’explique par cette même transformation de la controverse. Un faussaire n’aurait certainement pas manqué de puiser largement dans le vocabulaire connu de Paul. — La rareté de certaines particules logiques résulte de ce que dans cet écrit l’apôtre expose plus qu’il ne discute (Weiss) et de ce que sa polémique est moins vive et moins personnelle (Oltramare). En effet, il ne lutte pas corps à corps avec un adversaire qui en veut au principe même de son évangile et de la vie chrétienne, comme lorsqu’il combattait la justice des œuvres ; il ne défend pas à proprement parler son foyer menacé. L’ennemi est moins pressant et moins redoutable. — L’accumulation des synonymes et des génitifs se retrouve dans les autres lettres, dans une mesure un peu moindre peut-être (synonymes : 19 dans Colossiens ; 22 dans Philippiens ; 12 dans 2 Thessaloniciens) ; quant aux génitifs, comparez 1 Thessaloniciens 1.3 ; 2 Corinthiens 4.6 (φωτισμόν τῆς γνώσεος τῆς δόξης τοῦ θεοῦ) ; Romains 1.23 ; 5.17 (τὴν περισσείαν τῆς χάριτος καὶ τῆς δωρεᾶς τῆς δικαιοσύνης, etc. — Le mot πᾶς joue sans doute un grand rôle dans notre épître, dont l’une des idées principales est la réunion de tous les êtres composant l’univers moral sous le pouvoir de Jésus-Christ ; mais si l’on se rappelle que cet adjectif, qui revient 38 fois dans notre épître, se trouve 15 fois dans le seul ch. 10, 14 fois dans le ch. 13, 18 fois dans le ch. 15 de la 1re aux Corinthiens, enfin 30 fois dans l’épître aux Philippiens, on ne songera pas un instant à voir là un indice suspect. — Quant aux mots composés et à la longueur des phrases, on retrouve plus ou moins ces caractères dans toutes les autres lettres ; et l’on sait que le style du même écrivain prend souvent une teinte un peu différente avec les années et les changements de situation. Nous le constatons chez Paul lui-même en passant de chacune de ses lettres à l’autre. Mais l’on ne peut dire que ce changement atteigne l’élément permanent du style, la contexture grammaticale.

Les pensées. — C’est surtout de la christologie et de l’angélologie qu’il s’agit. La vérité à l’égard de ces deux points me paraît avoir été très nettement exprimée par Renan, quand il a dit (Saint Paul, p. 275) : « Les formules plus avancées que nous trouvons dans l’épître aux Colossiens existent déjà en germe dans les épîtres les plus anciennes. » Au fond Baur lui-même n’est pas sans avoir conscience du même fait. Il reconnaît (II, p. 9) que dans les homologoumènes de l’apôtre se trouvent déjà des indications (Andeutungen du même genre, mais qui ne sont pourtant que des indications » ; et (p. 12) « que le nouveau cercle d’idées transcendantes ouvert dans nos lettres aux Colossiens et aux Éphésiens est une région dans laquelle Paul avait déjà jeté un regard, mais qu’il n’avait point encore fixée. » Et en effet l’acte divin de la création de l’univers n’était-il pas déjà attribué à Christ dans 1 Corinthiens 8.6, comme le reconnaît Reuss quand il dit (Ep. paulin. à 1 Corinthiens 8.6) : « La création physique dont le Christ est l’organe dans sa préexistence, » et dans 2 Corinthiens 8.9 : « Lui qui étant riche s’est fait pauvre pour nous, » parole que Reuss paraphrase ainsi : « Lui qui s’est dépouillé de la gloire divine et qui est descendu dans l’humble sphère de notre existence terrestre. » On voit donc que l’idée non seulement de la préexistence, mais de la préexistence divine de Christ, était déjà auparavant celle de Paul ; car comment aurait-il attribué la création de l’univers à un homme, fut-ce même un homme céleste (d’après l’école de Baur) ? Holtzmann et Pfleiderer font ressortir cette différence entre les affirmations de la 1re épître aux Corinthiens et de celle aux Colossiens : que dans la première le εἰς αὐτόν, pour lui, est appliqué à Dieu (1 Corinthiens 8.6; comparez Romains 11.36), tandis que dans la seconde ce terme est appliqué à Christ. Mais cette différence se résout d’elle-même si l’on se rappelle qu’aux yeux de l’apôtre Christ, n’est le centre de tout que pour tout remettre à Dieu (1 Corinthiens 15.28).

Paul développe expressément 1.15 et suivants, la notion de la divinité de Christ qu’il n’avait fait qu’indiquer auparavant ; c’est qu’il y était maintenant appelé pour faire rentrer dans l’ombre ces médiateurs célestes que l’on mettait à côté, peut-être même (en tant qu’esprits purs) au-dessus de Christ. Voilà pourquoi il insiste sur l’identité de celui qui nous a sauvés, en livrant son corps de chair, avec celui par qui tout a été créé et au-dessus ou à côté duquel nul être créé ne peut être placé ; ce qui ne contredit nullement, comme le prétend Holtzmann, la subordination de Christ par rapport à Dieu partout enseignée par Paul et si bien affirmée dans ce passage même par les expressions d’image de Dieu et de premier-né. — Que si Pfleiderer prétend que le terme de πρωτότοκος est emprunté à Philon, il ne faut pas oublier qu’il se lit déjà Romains 8.29 et que Philon et Paul le trouvaient tous deux dans l’A. T.

Quant à l’angélologie, nous lisons déjà des énumérations semblables d’êtres célestes dans les épîtres aux Romains (8.38) et aux Corinthiens (1 Corinthiens 15.24). La seule différence est que celles-ci n’ont que deux ou trois termes (ἀρχαις, ἐξουσίαι, δυνάμεις), tandis que celles des Colossiens et des Éphésiens en présentent quatre, soit en ajoutant les κυριότητες (Éphésiens 1.21) ou en substituant θρόνοι et κυριότητες ; à δυνάμεις (Colossiens 1.16). Ces adjonctions s’expliquent naturellement par le rôle donné à ces différents ordres de créatures célestes dans l’enseignement des faux docteurs. Le fait que les trônes, qui occupent la première place dans l’épître aux Colossiens, ne se retrouvent pas dans celle aux Éphésiens, montre qu’il n’y a rien ici de systématique.

Une seule conception distingue réellement l’enseignement de l’épître aux Colosssiens de celui des épîtres antérieures, c’est l’application de l’idée de la réconciliation par la mort de la croix aux puissances angéliques (1.20). On comprend bien le but de cet enseignement dans un écrit destiné à écarter une doctrine qui attribuait à ces êtres subordonnés un rôle médiateur et rédempteur. Mais Paul l’aurait-il imaginé à l’usage de cette réfutation ? C’est là une supposition inadmissible. L’hérésie combattue lui a simplement donné l’occasion de l’appliquer. Nous avons cherché dans l’exposé du contenu de l’épître à jeter quelque jour sur cette pensée. Origène l’appliquait aux anges déchus ; Gess et Franke pensent à une classe d’anges intermédiaires entre les démons et les anges déjà parvenus à la sainteté parfaite. Peut-être sera-ce Paul lui-même qui nous en fournira la clef. Il appelle Romains 3.25 la propitiation par le sang de Christ une démonstration de la justice divine, ἔνδειξις δικαιοσύνης. A qui cette démonstration était-elle destinée ? A la conscience humaine ? Assurément. Mais à elle seulement ? N’aurait-elle point eu en vue l’univers moral tout entier ? Tous les êtres, hommes et anges, sont témoins, d’après Paul, des souffrances des serviteurs (1 Corinthiens 4.9) ; ne l’auraient-ils pas été de celles du Maître ? Ce spectacle inouï n’avait-il pas aussi quelque chose à apprendre à ces intelligences supérieures ? Ne devait-il pas faire retentir aussi dans leur cœur, que la sainteté divine tenait peut-être à distance (comparez Ésaïe 6.2-3), cette parole : Dieu est amour, et marquer désormais du sceau filial leur relation avec Dieu qui avait été uniquement celle de serviteurs fidèles ? Ainsi tombait la dernière barrière entre les anges et Dieu ; comparez Éphésiens 3.10-11.

Si l’on répond que cette idée n’en reste pas moins un unicum dans les écrits de Paul, n’en est-il pas ainsi de bien d’autres dans ses lettres reconnues comme authentiques ; ainsi celle du jugement des anges par les fidèles (1 Corinthiens 6.3), ou celle de la remise du royaume divin par le Fils au Père (1 Corinthiens 15.28). On ne révoque pas en doute pour cela la 1re aux Corinthiens.

Ni le style, ni les enseignements de cette épître n’offrent donc de sérieux motifs de suspecter son authenticité, quand on la compare aux lettres généralement admises.

Seconde classe d’objections

Le système que combat l’auteur appartient, dit-on, à un temps postérieur à l’époque de Paul, et lui-même n’écrit pas sans en avoir jusqu’à un certain point subi l’influence.

On a cherché et on cherche encore la forme de gnosticisme que le faux Paul a eue en vue et qu’il a voulu combattre sous l’autorité de ce nom.

Etait-ce le cérinthianisme (Mayerhoff) ? Selon Cérinthe, un principe divin s’était uni au Juif Jésus, et lui avait communiqué la sagesse et le pouvoir extraordinaires dont il a joui. Cérinthe tenait à la circoncision et à la loi juive ; il attribuait aux anges, selon Épiphane, la création du monde. Lui-même prétendait devoir à des communications angéliques sa connaissance supérieure de l’Évangile. — Il y a là des points de contact, il est vrai, avec les hérétiques de Colosses ; mais le trait de ressemblance essentiel manque, l’ascétisme ; et comment l’auteur omettrait-il de faire allusion à la distinction si tranchée entre Jésus et le Christ céleste ainsi qu’à l’opposition du démiurge ou dieu inférieur au Dieu suprême ?

L’adversaire serait-il le judéo-christianisme ébionite et gnostique du IIe siècle ? Baur a bien fait voir les divers traits qui les rapprochent : Jésus, envisagé comme une créature, comme le premier archange ; les termes de πλήρωμα, γνῶσις, etc., qu’emploie l’auteur et qui ne se comprendraient bien que dans le milieu gnostique où ils étaient familiers.

Mais pour démontrer l’origine postérieure de notre épître, il ne suffit pas de prouver qu’un système analogue à l’enseignement combattu a existé au IIe siècle ; il faut établir qu’une tendance pareille n’a pu exister au premier. Et comment y parvenir, en face du ch. 14 de l’épître aux Romains, où nous rencontrons en Italie un judéo-christianisme ascétique et abstinent, tout semblable à celui des docteurs qui troublaient l’église de Colosses ? Sans doute ce dernier avait des traits plus accentués et une tournure plus mystique ; il reposait sur une spéculation dualiste plus réfléchie. Mais si, déjà en 58, l’apôtre avait eu à combattre un enseignement de ce genre dans l’église de Rome, comment être surpris que plusieurs années plus tard, dans une église phrygienne, sur un terrain bien plus ouvert à l’influence des idées orientales répandues alors en Asie-Mineure, se soit rencontré un judéo-christianisme de même nature au fond, seulement plus accentué sur certains points ?

Les termes de γνῶσις, de πλήρωμα etc., ne sont nullement l’indice d’un temps postérieur. Ils ont dans notre épître le sens ordinaire et naturel qu’ils ont dans les autres lettres de Paul, tandis que dans la terminologie gnostique. d’où on prétend que le faussaire les a tirés, ils avaient pris un sens en quelque sorte technique : Ainsi le mot πλήρωμα, plénitude, désignait chez Basilide, Valentin, etc., la totalité des émanations célestes dans lesquelles l’Être absolu se réalise d’une manière concrète. Rien de pareil dans notre épître. Quand il est dit que « tout le πλήρωμα de la divinité habite en Christ » (2.9), cela ne signifie pas le moins du monde que Christ joue à lui seul vis-à-vis de Dieu le rôle que jouait chez les gnostiques la série des émanations divines, en d’autres termes que c’est en Christ que le Dieu infini, mais abstrait, devient un être réel, concret (Baur) ; car, selon l’auteur des Colossiens, Dieu est lui-même un être concret, la réalité suprême ; c’est le Père, plein d’amour, qui nous a transportés dans le royaume de son Fils (1.13) ; c’est lui qui, dans la plénitude de sa libre volonté, a décrété (εὐδόκησε) de faire habiter en ce Fils la totalité de l’univers (1.18-19). L’auteur a voulu dire que toute la richesse de vie inhérente à l’être divin habite dans le Christ, de même que toute la richesse de vie qui est en Christ remplit l’Église, son organe, ainsi qu’il est dit Éphésiens 1.23, avec une légère modification du sens du mot πλήρωμα. (désignant ici l’agent dépositaire de la plénitude au lieu de la plénitude elle-même). Pas plus l’Eglise ne peut être appelée la plénitude concrète dans laquelle un Christ purement abstrait se réalise, pas plus le Christ n’est présenté par l’auteur comme l’existence concrète dans laquelle l’être abstrait devient réel.

Le rapprochement établi par Baur et son école au sujet du mol πλήρωμα est donc fictif. Hilgenfeld lui-même a reconnu qu’il faut renoncer à indiquer, dans l’époque qui a suivi le temps des apôtres, une secte qui réponde à l’idée que nous devons nous faire des docteurs de Colosses ; Weizsæcker déclare la même chose. Et quand on viendrait à découvrir une telle secte, cela ne prouverait rien encore, puisqu’il faudrait montrer de plus que l’origine de cette tendance ne remonte pas au temps de l’apôtre. Reuss dit avec raison (Gesch. § 72) : « La circonstance que le gnosticisme, qui a si richement fleuri dans la génération subséquente, ne peut être dérivé d’aucun endroit et d’aucun nom déterminés, est la preuve qu’il n’est pas la création d’un individu, d’une province, ni d’un moment spécial, mais qu’il est le fruit d’une évolution lente et nécessaire de l’esprit du temps. » Or qui pourrait mesurer par dizaines ou vingtaines d’années un développement de cette nature ? M. Renan n’est-il pas complètement dans le vrai quand il déclare « qu’au lieu de rejeter l’authenticité des passages du N. T. où l’on a trouvé des traces de gnosticisme, il faut quelquefois raisonner à l’inverse et chercher dans ces passages l’origine des idées gnostiques qui prévalurent au IIe siècle » ? C’est évidemment le cas quant à Valentin et à son école par rapport au IVe évangile.

Plusieurs ont prétendu que les faux docteurs de Colosses appartenaient aux anciens Esséniens qui ont passé en masse au christianisme à la suite de la ruine de Jérusalem ; cette opinion serait incompatible avec l’authenticité de l’épître. Mais il serait difficile de prouver qu’avant cette grande catastrophe des faits isolés de ce genre n’eussent pas pu se produire ; voir sur ce point l’Introduction du Commentaire de Klöpper. Holtzmann dit lui-même (p. 291) : « Des éléments esséniens dans les communautés chrétiennes ne sont en tout cas que des apparitions sporadiques. » C’est accorder ce que nous disons ici.

Holtzmann combat l’authenticité d’une portion considérable de notre épître par la raison qu’on se trouve en présence de deux stages différents d’hérésie, dont l’un est certainement postérieur à l’autre. Le premier est le judéo-christianisme légal et abstinent que Paul combat déjà Romains ch. 14 ; il ne s’agissait pas là de la question de la personne du Christ. Le second est un judéo-christianisme plus compliqué, se présentant sous la forme toute nouvelle d’une théosophie transcendante et mystique, théorétiquement dualiste ; d’après elle l’homme terrestre a besoin des esprits célestes pour consommer son salut, et le Seigneur Jésus est envisagé comme un simple homme ou comme un ange. Le premier stage appartient sans doute au temps apostolique ; mais le second forme la transition de l’essénisme au gnosticisme et ne peut se concevoir avant le commencement du second siècle. Dans notre épître nous trouvons la polémique de l’apôtre relative à la première forme combinée avec celle de l’auteur subséquent relative à la seconde ; elle ne peut par conséquent dater que d’un temps postérieur à Paul. — Cette argumentation repose, d’abord, sur une erreur quant à la doctrine de Paul sur la personne de Christ. Nous avons vu que la révélation de la divinité du Sauveur était renfermée dans l’illumination générale qui l’avait jeté aux pieds du Christ (Galates 1.16). Depuis la 1re épître aux Thessaloniciens jusqu’à celle aux Romains, il n’en est pas une qui ne repose sur cette convictiong. Quant au culte des anges enseigné par les hérétiques, il y a entre cette pratique et le judéo-christianisme légal une relation qu’il ne faut pas méconnaître. Les anges ayant été au point de vue juif les promulgateurs de la loi, c’est les honorer que de respecter celle-ci ; c’est les outrager que de la transgresser ; c’est donc se priver de leur assistance contre les mauvais esprits et attirer sur soi leur colère. Voici ce que dit Weber dans son remarquable ouvrage System, der altsynagogalen palästinens. Théologie, p. 166 : « Dans Tanchuma il est dit : Quand un homme a accompli un commandement, on le confie à un ange ; quand il en a accompli deux, on le confie à deux anges ; quand il les a tous accomplis, on le confie à plusieurs anges. Car il est écrit : Il te confiera à ses anges. Et que sont ces anges ? Ce sont ses protecteurs contre les massikin (mauvais esprits). Car tout le monde est plein d’esprits et de démons. » « Celui qui entre dans un lieu impur doit invoquer la protection des anges » (Berachoth). « Celui qui viole un commandement tombe par là sous le pouvoir des démons » (Debarim rabba. — Ces déclarations empruntées aux plus anciens enseignements rabbiniques montrent combien étaient intimement liés dans l’esprit des Juifs pieux les deux traits du respect de la loi et du culte des anges par qui elle leur avait été donnée ; culte de dulie et non de latrie, auraient-ils répondu sans doute à celui qui leur aurait rappelé les exigences du monothéisme. Il n’y a donc pas de raison fondée qui empêche d’admettre que les deux degrés que Holtzmann déclare séparés par un demi-siècle d’intervalle ne se soient déjà trouvés réunis dans le temps apostolique.

g1 Thessaloniciens 1.10 ; 2 Thessaloniciens ;1.2, 12 ; Galates 4.4 ; 1 Corinthiens 8.6 ; 10.4 ; 2 Corinthiens 4.6 ; 8.9 ; Romains 1.4 ; 8.3,32 ; 9.5.

La proposition d’élimination faite par de Soden ne se justifie pas mieux que celle de Holtzmann. Elle est d’ailleurs si réduite qu’elle rentre à peine dans la question d’authenticité. Elle porte uniquement sur quelques paroles christologiques et angélologiques.

L’arbitraire sur lequel reposent ces diverses hypothèses ressort d’ailleurs du fait suivant : D’après Holtzmann, c’est un seul et même auteur qui a composé l’épître aux Éphésiens et interpolé celle aux Colossiens. D’après de Soden, l’interpolateur de la lettre aux Colossiens est différent de l’auteur de celle aux Éphésiens. D’après Pfleiderer, les deux lettres ont été composées de toutes pièces par deux auteurs différents. D’après Baur, c’est le même auteur qui les a composées les deux.

Troisième classe d’objections

Quant au troisième groupe d’objections, celles qui proviennent de la relation entre notre épître et celle aux Éphésiens, nous en renvoyons l’examen à la suite de l’étude de cette dernière.

Nous ne faisons plus mention que de quelques objections spéciales. Baur a découvert dans les salutations de Marc, judéo-chrétien, et de Luc, paulinien, un indice de la tendance à la conciliation propre au second siècle. Weizsæcker trouve cette même tendance dans la distinction marquée qu’établit l’auteur entre les collaborateurs de Paul judéo-chrétiens et pagano-chrétiens (4.10-12 et 12-14). Mais les salutations de Marc et de Luc sont séparées par plusieurs autres, et il ne peut venir à l’esprit d’aucun lecteur de les rapprocher pour y trouver l’intention que suppose Baur, sans parler de la grave erreur que l’on sait être l’idée fixe de ce savant, et qui est partagée aussi jusqu’à un certain point par Weizsæcker. Celui-ci n’a pas compris que l’auteur, en faisant ressortir le petit nombre de ses collaborateurs parmi les judéo-chrétiens de Rome, avait le même but que dans ces mots : « Souvenez-vous de mes liens, » celui de réchauffer la sympathie des Colossiens et de stimuler leur intercession. – Hilgenfeld relève cette différence : que Paul accorde toujours la priorité aux Juifs (Juifs et païens, Romains 10.2 ; 1 Corinthiens 10.32 ; 12.13 ; Galates 3.28), tandis que notre auteur fait le contraire (Grecs et Juifs, Colossiens 3.11). Comme si le même auteur ne pouvait pas alterner entre ces deux formes : « Juif aussi bien que Grec » et « Grec aussi bien que Juif. » C’est tellement le cas que Paul lui-même continue immédiatement Colossiens 3.11 en disant : circoncis et incirconcis. — Hilgenfeld (Einl). p. 669) pense qu’en attribuant à Paul le dogme de la préexistence divine du Christ l’auteur de l’épître aux Colossiens a voulu remettre en honneur cet apôtre qu’on oubliait un peu dans les églises de Phrygie, éclipsé qu’il était par l’éclat grandissant de Jean. Mais le critique s’égare ici à la recherche de motifs absolument étrangers à la composition de nos livres sacrés. Il n’y a qu’un regard faussé qui puisse trouver dans ces écrits la recherche d’une autre gloire que celle de Dieu et de Christ.

L’hypothèse d’Ewald et de Renan, qui attribuent la rédaction de l’épître à Timothée, est généralement rejetée. Elle repose sur l’appréciation subjective de la construction un peu compliquée de certaines phrases ; mais combien n’est-il pas invraisemblable que Paul eût remis à son disciple, même après s’en être entendu avec lui, la tractation d’une matière aussi grave ! Et comment s’expliquer la hardiesse avec laquelle Timothée aurait écrit ces mots : « Paul, apôtre de Jésus-Christ » (1.1) ; « l’Évangile dont j’ai été fait, moi Paul, le serviteur » (1.23), et tant d’autres paroles où, sans se nommer, l’auteur parle de sa position et de ses sentiments personnels (1.29-2.1 ; 4.3-4,7-11) ?

Les passages nombreux que nous venons de rappeler, font de la lettre entière un acte de faux si l’apôtre Paul n’en est pas l’auteur. Et s’il en eût été ainsi, comment expliquer la réussite d’une fraude aussi hardie ? Dans toute l’antiquité chrétienne il ne s’est pas élevé une voix pour la démasquer. Marcion s’en serait fait le propagateur ; et pourtant l’on attribue à cette lettre l’intention d’unir les deux partis que tous les efforts de cet hérétique ne tendaient qu’à séparer plus profondément ! Reuss n’est-il pas fondé à demander comment un écrit adressé, non au public chrétien en général, mais à une église existante qui pouvait protester n’avoir jamais reçu rien de semblable du vivant de l’apôtre, n’a été l’objet du moindre démenti ? Selon l’hypothèse de Holtzmann, les archives de l’église de Colosses auraient bien possédé pendant un temps l’embryon de cette lettre. Mais un habile faussaire se serait approprié momentanément ce billet apostolique pour composer avec son aide l’épître aux Éphésiens ; puis il l’aurait remis en place après l’avoir transformé et amplifié à sa façon d’après cette dernière. Et toute cette manipulation se serait opérée sans que personne s’en fût douté ! L’église aurait repris cette nouvelle lettre pour en faire lecture sans que personne eût remarqué la différence entre elle et le billet primitif ! Nul n’aurait dit : Voilà bien la condamnation d’un parti qui existe maintenant sous nos yeux, mais qui n’a surgi chez nous que récemment, et dont l’apôtre ne peut avoir eu connaissance !

Nous possédons des échantillons d’écrits fabriqués sous le nom de l’apôtre Paul, une épître aux Corinthiens en arménien, et ses prétendues lettres à Sénèque. Ces écrits sont tellement au-dessous de ceux de l’apôtre que leur origine bâtarde saute aux yeux. Quelle distance entre eux et notre épître, dont l’originalité créatrice ne le cède en rien à celle des écrits les plus puissants de saint Paul !

Nous verrons plus tard en étudiant l’épître à Philémon ce qui résulte de cette lettre en faveur de l’authenticité de notre épître.

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