Les épîtres de Paul

2.
Circonstances de la composition

Indépendamment même de toutes les coïncidences que nous constatons entre notre lettre et l’épître aux Colossiens, il résulte de son contenu qu’elle a été écrite durant une des deux captivités de Paul (v. 1 et 9) ; que cette captivité était celle de Rome — Paul jouit d’une liberté telle qu’il peut recevoir un étranger comme un esclave fugitif d’Asie-Mineure — et enfin que cette situation doit être cherchée plutôt dans la première partie de la captivité romaine car Aristarque et Luc, venus avec Paul à Rome, sont encore auprès de lui, tandis que plus tard ils sont absents (épître aux Philippiens). Tous ces indices nous conduisent donc à la même date que celle de l’épître aux Colossiens : Rome, fin de l’an 62 ou commencement de l’an 63. Ce résultat s’accorde bien avec Colossiens 4.7-9, où nous trouvons qu’Onésime est nommé avec Tychique comme porteur de la lettre à cette église. L’accord de toutes ces notices, énoncées sans la moindre trace d’intention spéciale, ne saurait provenir d’un agencement factice.

Dans l’antiquité, jamais aucun doute ne s’est fait jour au sujet de l’authenticité de ces lignes. Si les Pères apostoliques ne les citent pas, cela s’explique aisément par le manque de tout contenu didactique. Cette lettre se trouvait dans le recueil de Marcion, où elle occupait, d’après Épiphane, l’avant-dernière place, après les épîtres aux Colossiens et aux Laodicéens (Éphésiens) et avant celle aux Philippiens, tandis que, d’après Tertullien, elle venait après celle-ci, comme la dernière. Marcion venait d’Asie-Mineure ; il avait mis un soin particulier à l’arrangement de son recueil, dans lequel on retrouve presque complètement l’ordre chronologique que la critique actuelle assigne généralement aux épîtres ; enfin il n’y avait rien dans cette lettre qui pût le moins du monde favoriser l’enseignement de cet hérétique. Elle est également mentionnée dans le Fragment de Muratori, où elle est associée aux trois épîtres Pastorales. L’auteur reconnaît que ces quatre lettres n’appartiennent pas au nombre de celles que Paul a adressées aux sept églises auxquelles il a écrit (ainsi que Jean) ; ce sont, dit-il, de simples témoignages d’affection ; néanmoins l’Église les a canonisées en vue des services qu’elles peuvent rendre à l’administration ecclésiastique.

A ces deux témoignages importants s’ajoutent ceux des anciennes versions, syriaque et latine ; ceux d’Irénée, de Tertullien (qui pense que la brièveté seule de cet écrit l’a préservé des falsifications de Marcion) et de Clément d’Alexandrie; enfin ceux d’Origène et d’Eusèbe.

Dans le préambule de son commentaire sur cette épître, Jérôme mentionne l’opinion de gens qui ne la croyaient pas écrite par l’apôtre ou qui, si elle était de lui, estimaient qu’il ne l’avait pas écrite dans un moment où Christ parlait par lui, vu qu’elle ne contenait rien de propre à édifier ; ils alléguaient en outre qu’elle était rejetée par la plupart des anciens, parce que c’était une lettre de recommandation et non d’enseignement. Jérôme répond à la première raison que l’on trouve dans toutes les lettres de Paul des choses qui se rapportent à cette vie terrestre, par exemple 2 Timothée 4.13 (l’ordre de lui rapporter son manteau et ses livres), et à la seconde, que jamais cette lettre n’aurait été reçue par toutes les églises du monde, si elle n’était pas réellement de Paul.

Ce qui ressort de cette antique discussion, c’est que le rejet de ce livre par plusieurs se rapportait, non à son origine apostolique, mais à sa dignité canonique, et que, si l’authenticité était mise en question, c’était uniquement parce qu’elle paraissait par son objet au-dessous de la dignité du grand apôtre. En raisonnant ainsi, dit Jérôme, ces gens ne font que « trahir leur impéritie. »

La seule attaque sérieuse qu’ait eu à subir l’authenticité de cette lettre, est celle de Baur. Avant de la développer, ce savant a senti le besoin de se défendre contre l’accusation d’hypercritique, et cela se comprend. Il fallait pour cela le courage d’une conséquence logique que rien n’arrête. C’est, dit-il franchement, l’inauthenticité démontrée des épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens qui a motivé sa défiance à l’égard de celle à Philémon. Ne trouverions-nous point dans cet écrit, l’embryon d’un roman chrétien, semblable à celui des Reconnaissances clémentines, et qui aurait été destiné à illustrer, par le moyen d’un exemple fictif, la belle idée chrétienne que chaque fidèle se retrouve lui-même dans chacun de ses frères, Paul dans Onésime, Onésime dans Philémon, Philémon dans Paul ? Weizsæcker et Pfleiderer appuient, quoique mollement, l’opinion de Baur en alléguant le nom allégorique d’Onésime. Le dernier pense que ce billet « a pu être donné comme compagnon de voyage à l’épître aux Colossiens pour illustrer par un exemple fictif les préceptes sociaux renfermés dans cette lettre. » Holtzmann penche à en admettre l’authenticité (à l’exception des v. 4-6). — Mais tout le talent de Baur n’a pas réussi « à élever cette explication à la hauteur de la vraisemblance » (Hilgenfeld). « Peu de pages, dit Renan, ont un accent de sincérité aussi prononcé. Paul seul, ajoute-t-il, a pu écrire ce petit chef-d’œuvre. » Reuss stigmatise la critique de Baur. De Soden voit dans cet écrit un témoignage, plein de charme, de la délicatesse et de l’humour de l’apôtre, ainsi que de l’élévation de sentiment et de langage avec laquelle il savait traiter les choses concrètes de la vie. Tout le monde a lu le chapitre exquis de M. Sabatier sur cette lettre (L’apôtre Paul, 2e éd., p. 201-205). On peut dire avec une espèce de certitude que si l’authenticité de ce petit écrit n’entraînait pas presque nécessairement celle de l’épître aux Colossiens, il ne serait venu à l’idée d’aucun critique moderne de la révoquer en doute.

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