Les épîtres de Paul

3.
L’authenticité

Il est étrange que cette épître, la plus attaquée de toutes celles de Paul, soit précisément celle qui possède les plus fortes garanties dans la tradition ecclésiastique.

Le premier et le plus important témoignage est celui d’Ignace d’Antioche (au commencement du IIme siècle) qui dit aux Éphésiens (ad Eph. XII, 3) : « Vous êtes le lieu de passage de ceux qui sont enlevés à Dieu, les co-initiés de Paul, le sanctifié… qui dans toute la lettre se souvient de vous en Christ. » Si ce sens est exact, l’expression grecque est incorrecte ; car le texte porte littéralement : dans chaque lettre, ἐν πάσῃ ἐπιστολῇ. Si l’on s’en tient, d’autre part, à ce sens littéral, cette parole n’a pas de sens, puisque Paul ne mentionne pas les Éphésiens dans chacune de ses lettres. Il me paraît probable qu’il faut lire avec le rédacteur de la récension amplifiée : πάντοτε ἐν ταῖς δεήσεσιν αὐτοῦ « incessamment dans ses prières, » comme Éphésiens 1.16 ; à moins qu’en adoptant la première traduction, on ne trouve là une allusion à 1.16, puis à 3.14, où Paul parle de ses prières pour les lecteurs, au commencement et au milieu de l’épître. Quoi qu’il en soit, en appelant les Éphésiens les co-initiés (συμμύσται) de Paul, Ignace fait bien probablement allusion à Ephésiens 3.3, où l’apôtre parle du mystère qui lui a été révélé et qu’à son tour il révèle aux églises. Ces mots, joints à ceux-ci : « Vous êtes le lieu de passage de ceux qui vont au martyre » (dans lesquels Ignace fait allusion au passage de Paul et au sien propre), prouvent que déjà de son temps on envisageait l’église d’Éphèse comme celle à laquelle notre épître avait été adressée. Il n’y a rien là, je crois, qui soit incompatible avec l’explication que j’ai donnée de cette tradition. — Dans la lettre à Polycarpe (V, 1), Ignace lui dit : « Recommande aux frères, au nom du Seigneur Jésus, d’aimer leurs compagnes, comme le Seigneur aime l’Église, » par où il rappelle sans doute Éphésiens 5.25-29.

Polycarpe, un peu plus tard, écrit aux Philippiens (1.3) : « Sachant que vous êtes sauvés par grâce (χάριτι σεσωσμένοι), non par les œuvres (οὐκ ἐξ ἔργων), mais par la volonté de Dieu en Jésus-Christ. » Ces mots rappellent incontestablement Éphésiens 2.8-9. La manière dont le même Père cite (ad Phil. XII, 1) la parole de Psaumes 4.4 : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas, » en la combinant, comme elle l’est Éphésiens 4.26, avec cette recommandation : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère, » ne permet pas de douter, comme le reconnaît Von Soden, que ce ne soit ici une réelle citation.

Nous avons vu que Marcion, vers l’an 140, plaçait dans son Canon notre épître à son rang chronologique ; il venait du Pont. En Orient aussi, la traduction syriaque et, en Occident, l’ancienne version latine et le Fragment de Muratori la reconnaissent également comme apostolique. L’école de Valentin en faisait grand usage, citant, au dire d’Irénée (I, 8, 5), Éphésiens 5.13, comme parole de Paul. D’après les Philosophumena (VI, 34. 35) la prière Éphésiens 3.16-18 était citée par elle avec cette formule : « C’est ici ce qui est écrit dans l’Écriture » (τὸ γεγγραμένον), et Éphésiens 3.5 : « Le mystère qui n’a pas été. révélé aux générations précédentes, » avec cette formule : « L’apôtre dit. » Nous constatons enfin que notre épître a été employée, sans la moindre indication d’un doute sur son origine, par Irénée, Clément et Tertullien, ainsi que par Origène et Eusèbe. Renan dit nettement : « Parmi les lettres qui portent le nom de Paul, l’épître aux Éphésiens est peut-être celle qui a été le plus anciennement citée comme une composition de l’apôtre des Gentils. »

Erasme déjà avait exprimé son étonnement de la différence de style entre cette lettre et les précédentes. Des doutes positifs furent énoncés en premier lieu par Usteri, dans son Entwickelung des paulinischen Lehrbegriffs, 1824. Disciple de Schleiermacher, il était en cela sous l’influence de ce maître. D’après les leçons de ce dernier, en effet, publiées après sa mort(Einl. ins N. T. 1845), de grands doutes résultaient pour lui de l’absence, dans l’adresse, du nom de Timothée, pourtant présent alors auprès de Paul (Colossiens 1.1), de la prolixité du préambule, du manque de tenue et de la forme rhétorique dans le développement des idées, de l’absence de tout ce qui rappellerait les relations personnelles de l’apôtre avec l’église d’Éphèse, de l’ignorance de sa mission d’apôtre des Gentils, supposée chez les lecteurs ; enfin de cette reproduction dans une seconde lettre du contenu d’une lettre précédente. L’idée d’une circulaire ne le satisfaisait pas. Tout cela le conduisait à supposer que Tychique ou quelque autre avait rédigé cette lettre aux églises qu’il devait visiter et qu’elle fut signée par Paul, après avoir été relue par lui.

Ces motifs de doute furent plus énergiquement accentués par de Wette (Einl., 1826, et dans son Commentaire, 184-3). Notre épître n’était guère qu’ « une amplification verbeuse » de celle aux Colossiens, dénuée de toute consistance par suite du retranchement de la polémique, qui était l’âme de celle qui avait servi de modèle. C’est un disciple bien doué de l’apôtre qui l’a composée, encore dans le temps apostolique et dans un but irénique.

L’attaque la plus sérieuse est provenue, ici comme dans tant d’autres cas, de Baur et de son école (Schwegler, Köstlin, Hilgenfeld, Hausrath, etc.). Ce savant crut reconnaître dans notre épître les traces d’influences gnostiques et même montanistes, d’où il résulte qu’elle est due, aussi bien que celle aux Colossiens, à un auteur vivant vers le milieu du second siècle ; le but de l’écrit, but étranger à l’apôtre Paul, mais semblable à celui de l’évangile de Jean, a été de réunir en une grande unité les éléments divers de l’Église de ce temps. L’auteur a jugé utile de développer dans un second écrit le contenu plus général (non polémique) du premier, « sans doute parce qu’il croyait que ce qui était dit deux fois de la même manière dans deux lettres ferait plus d’impression que si cela n’était dit que dans une seule. »

Ewald se rattacha à la critique de de Wette ; Renan également, mais tout en subissant l’influence de celle de Baur. Paul a-t-il pu passer son temps à contrefaire lui-même un de ses ouvrages, à faire une lettre banale avec une lettre topique et particulière ? Il y a d’ailleurs dans l’épître aux Éphésiens des mots étrangers à la langue ordinaire de Paul ; la phrase est diffuse, molle, chargée de mots inutiles, enchevêtrée d’incidentes parasites. Les idées aussi diffèrent en bien des points. Le gnosticisme est dans cette épître tout à fait manifeste. L’Eglise est conçue comme un organisme vivant, ce qui reporte la pensée aux années 75 ou 80, — ici l’auteur se sépare de Baur ; — la théorie du mariage est différente de celle de Paul. Peut-être l’apôtre avait-il chargé Tychique ou Timothée de composer la circulaire, en la calquant sur l’épître aux Colossiens, tout, en écartant ce qui avait un caractère topique.

Le rejet de l’authenticité a trouvé dès lors toujours plus de partisans : en Angleterre Davidson ; en Hollande Scholten, Hækstra, Blom et d’autres ; en Allemagne Hönig, Hitzig, Holtzmann, qui fait de la partie authentique de l’épître aux Colossiens le noyau amplifié par l’auteur de celle aux Ephésiens (au moyen de celle aux Hébreux et de l’Apocalypse), Ritschl, Pfleiderer, qui attribue cet écrit à un judéo-chrétien différent de l’auteur des Colossiens et déjà plus rapproché du montanisme, Weizæcker, qui découvre déjà le faussaire dans la manière dont il fait parler Paul de lui-même (Éphésiens 3.1 et suiv.), mais qui trouve néanmoins dans cette lettre des parties pleines de vie, de vifs éclairs de pensée et parfois une langage qui rappelle le vrai Paul. Mangold, Schmiedel, enfin Von Soden, le défenseur de l’épître aux Colossiens contre Holtzmann, et Klöpper, qui du camp des défenseurs a passé maintenant à celui des attaquants. Il est particulièrement intéressant de connaître les motifs qui ont déterminé la conviction de ces deux savants. Ce sont, pour de Soden, les différences de style, la manière nouvelle de comprendre l’Église et de parler des douze apôtres, une conception différente de la rédemption, l’habitation spirituelle de Christ dans l’Église substituée à l’attente de la Parousie, etc. L’auteur serait un Juif de la Diaspora, vivant peut-être à Rome, d’après l’emploi qu’il fait de 1 Pierre et de l’épître aux Hébreux, ou en Asie-Mineure, d’après l’adresse à Éphèse et l’emploi qu’il fait de l’épître aux Colossiens, de l’évangile de Luc et de l’Apocalypse.

Pour Klöpper, les différences de style ne seraient pas un motif décisif. Mais le vrai Paul ne peut avoir parlé des apôtres comme ayant été associés avec lui à la révélation du mystère de la vocation des païens (3.3-9 ; comparez 2.20-22). La rédemption est dans cette épître due à Christ, non plus à Dieu ; la réconciliation a lieu entre Juifs et païens, non plus entre Dieu et les hommes (2.11-19). Chez Paul la Parousie forme la clôture prochaine du présent siècle, tandis que dans cette épître le développement de l’Église a encore de nombreux siècles en perspective (αἰῶνες ἐπερχόμενοι, 2.7). Quelques autres différences signalées me paraissent artificielles et sans portée.

Nous avons à examiner maintenant la valeur de toutes ces objections.

Remarquons d’abord que toutes celles qu’on a tirées du manque de salutations, ainsi que des paroles qui prouvent que les lecteurs n’étaient pas encore connus de l’auteur, tombent d’elles-mêmes dès que la lettre est envisagée comme une encyclique adressée aux églises phrygiennes, situées à l’intérieur de l’Asie-Mineure. Nous constatons ensuite que, quant aux prétendus rapports soit d’opposition, soit d’affinité, avec le gnosticisme et avec le montanisme, les derniers critiques n’en tiennent plus aucun compte. Nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons dit à l’égard du gnosticisme en étudiant l’épître aux Colossiens. Quant au montanisme, il ne peut en être question, quand il s’agit d’un écrit qui ne mentionne pas même la Parousie, qui parle fort peu de l’Esprit (πνεῦμα), employant de préférence la formule dans le Seigneur (ἐν Κυρίῳ), et qui voit dans les prophètes non les révélateurs de faits à venir, mais les interprètes de l’œuvre accomplie présentement dans le monde par l’Évangile. — La notion de l’Église comme unité organique embrassant toutes les églises locales, n’est nullement, étrangère à l’esprit de Paul. Il dit Galates 1.13 qu’il a persécuté « l’Église de Dieu. » 1 Corinthiens 10.32, il oppose aux Juifs et aux Grecs « l’Église de Dieu. » Selon 1 Corinthiens 12.28, « Dieu a établi dans l’Eglise en premier lieu les apôtres. » Que si cette notion d’unité est particulièrement relevée dans notre épître, comme elle l’est aussi, quoique à un moindre degré, dans celle aux Colossiens, cela tient à la nature des sujets traités dans ces deux écrits, sujets dont ce grand fait est un élément important. L’on ne peut qu’admirer la perspicacité de M. Renan qui sait dire en quelle année, ou à peu près, cette idée a surgi dans la pensée chrétienne et qui croit pouvoir dater par ce moyen, à quatre ou cinq années près, la composition de notre épître.

Relativement aux apôtres, le vrai Paul ne les traite pas autrement qu’ils ne le sont dans notre épître, quand 1 Corinthiens 12.28-29 il leur assigne la première place (« en premier lieu les apôtres, en second lieu les prophètes… ») dans l’énumération des dons et charges établis par Dieu dans l’Église ; quand 1 Corinthiens 15.9,11 il met leur témoignage sur la même ligne que le sien propre dans l’œuvre de la fondation de l’Eglise ; quand il associe étroitement leur sort au sien, 1 Corinthiens 4.9 ; quand Romains 16.25 il fait rentrer son évangile dans le témoignage général rendu à Christ, par qui, si ce n’est par eux ? Et n’a-t-il pas toute raison de parler ainsi, en pensant à la vision de Pierre à Joppe (Actes 10.10 et suiv.) et en se souvenant du rôle de ces Douze, élus spécialement pour fonder l’Eglise (Luc 6.13 et suiv. ; Marc 3.13 et suiv.) et qui ont entendu et reproduit publiquement des paroles telles que celles-ci : « Le champ, c’est le monde ; » « En vérité, je vous dis qu’il en viendra d’Orient et d’Occident qui seront assis à table dans le royaume des cieux, avec les patriarches, tandis que les enfants du royaume seront jetés dehors. » Il faut bien remarquer en effet que ce n’est pas le fait de la vocation des païens en lui-même qui a été l’objet de la révélation particulière accordée à Paul, mais la simplicité de la condition d’entrée exigée d’eux, la foi seule.

Quant à l’épithète de saints donnée aux apôtres et prophètes (3.5), elle est appelée ici par la notion de révélation qui domine tout le passage. Les prophètes de l’ancienne alliance sont appelés saints, Luc 1.70 (« selon que Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes »), en raison du contact immédiat avec le Dieu saint que supposait chez eux l’acte révélateur ; c’est par la même raison que Romains 1.2 leurs écrits sont mentionnés avec cette même épithète (« ce qu’il a promis par ses prophètes dans de saints écrits »). De même encore 1 Corinthiens 16.1 ; 2 Corinthiens 8.4 ; 9.1, Paul parle de la collecte faite pour les saints, par où il entend les judéo-chrétiens de Palestine, non qu’il les envisage comme moralement meilleurs que les croyants d’entre les païens, mais parce qu’ils appartiennent à un peuple spécialement rapproché de Dieu par la révélation qu’il a reçue de lui. L’homme à qui Dieu se communique pour qu’il puisse communiquer le message divin à ses frères, reçoit le titre de saint, non parce qu’il est plus pur qu’eux, mais parce que Dieu l’a jugé digne de lui servir d’organe. Il n’est donc pas besoin de recourir, comme le fait Reuss, à la supposition d’une interpolation pour expliquer cette épithète donnée ici aux organes de la nouvelle révélation.

Y a-t-il réellement de l’inconvenance dans la manière dont Paul parle, 3.1 et suiv., de son apostolat et de son intelligence du mystère de Christ ? Vis-à-vis de lecteurs inconnus il doit revendiquer une autorité plus que simplement humaine pour l’œuvre qu’il fait en leur faveur et pour l’enseignement qu’il leur donne. N’est-ce pas de leur salut qu’il s’agit ? Quant à lui personnellement, on peut lire v. 8 la manière dont il se taxe.

La notion de la descente aux enfers (Éphésiens 4.9), que l’on dit étrangère à Paul, est-elle réellement renfermée dans ce passage, et ne faut-il pas voir dans les mots τῆς γῆς un complément d’apposition : « les lieux inférieurs, qui sont la terre elle-même » ? C’est une question. Quoi qu’il en soit, comment pourrait-on expliquer Romains 14.9 sans faire intervenir l’idée de la descente de Christ dans le séjour des morts ? — Il est faux de prétendre que la notion du mariage diffère dans notre épître de celle qu’énonçait Paul dans la 1re aux Corinthiens. Il suffit pour s’en convaincre de relire 1 Corinthiens 11.3 et 7.

Il est faux également que l’universalisme de notre épître soit différent de celui de Paul, qu’il consiste uniquement dans l’incorporation des païens au peuple juif qui reste le vrai, l’unique peuple de Dieu, que la rédemption enfin ne consiste, d’après notre auteur, que dans l’abolition du mur mitoyen qui séparait Juifs et païens. La réconciliation des Juifs et des païens est sans doute, conformément, au contexte, le premier fait relevé 2.13-15 ; mais dès le v. 16 l’auteur s’élève au fait de nature supérieure dont dépend le premier. Si les Juifs et les païens ont été réunis en une seule humanité nouvelle, ce n’est pas que les seconds aient été purement et simplement agrégés aux premiers. Comme le dit bien Oltramare, « la réconciliation n’a pas lieu sur le terrain juif. » En Christ, les uns et les autres ont été élevés par la réconciliation commune avec Dieu à un niveau supérieur (v. 16, τῶ θεῷ), et c’est dans cette sphère commune du salut divin qu’ils se sont rencontrés et unis et qu’en commun ils ont accès au même Père, en un même Esprit (v. 18).

Si l’on voulait presser l’expression de concitoyens des saints au point d’en conclure qu’aux yeux de l’auteur le christianisme n’est que le judaïsme perfectionné et que par conséquent les païens deviennent réellement juifs en se faisant chrétiens, il faudrait à plus forte raison tirer cette conclusion du passage de Romains ch. 11 où Paul représente les païens convertis comme des branches d’olivier sauvage entées sur le tronc de l’olivier franc.

En donnant à l’expression αἰῶνες ἐπερχόμενοι le sens de siècles futurs sur cette terre, comme si l’idée de la Parousie était remplacée ici par celle d’un lent développement de l’Eglise, il est clair que l’on arrive à une intuition toute différente de celle de l’apôtre. Mais où est le droit de cette interprétation ? De Soden dit lui-même : « Expression désignant le siècle messianique qui commence avec la Parousie » ; comparez Marc 10.30 et Luc 18.30 (ὁ αἰὼν ὁ ἐρχόμενος).

Hollzmann dit qu’une épître qui ne discute plus le droit des païens, qui se contente de l’affirmer et d’en célébrer le triomphe, dépasse par là même le temps de Paul qui a été celui de la lutte. Mais qui nous dit que la victoire, une victoire relative, n’ait pu appartenir encore à l’époque de Paul ? Les épîtres aux Galates et aux Romains n’avaient pas été écrites en vain ; le ton de la seconde est déjà tout autre que celui de la première. Dix ans de lutte énergique comme celle qu’a soutenue personnellement l’apôtre pour cette grande cause de la vocation et de l’affranchissement des païens, et surtout l’apparition sur le théâtre de l’histoire, en Asie, en Grèce, en Italie, d’églises innombrables au sein de la gentilité, n’observant plus la loi de Moïse, ces faits-là n’avaient certes pas manqué d’apporter la lumière dans les esprits. Mais ce qui est plus remarquable, c’est que cette victoire est pour l’auteur de notre épître l’objet d’une contemplation pleine d’étonnement. Il la célèbre comme un fait nouveau et tout récent. Ce qui était inconnu dans les âges précédents est enfin présentement révélé et réalisé. Ceci nous reporte précisément au temps où, vers la fin de sa carrière, l’apôtre, jetant un regard en arrière sur la grande œuvre de sa vie, y reconnaissait avec adoration l’accomplissement du plan éternel de Dieue.

e – Voir les admirables réflexions de Salmon sur ce sujet, Introd., p. 428-431.

Arrivons aux objections les plus sérieuses. C’est d’abord la dépendance où notre épître doit être de celle aux Colossiens. Paul peut-il avoir contrefait son propre écrit, s’être copié lui-même ? Les tables de parallèles dressées par de Wette et Holtzmann ne laissent aucun doute sur la relation littéraire qui existe entre les deux écrits. C’est dans l’explication du fait qu’on diffère. Mayerhoff, avec quelques autres, admettant l’authenticité de l’épître aux Ephésiens, pense que l’auteur de celle aux Colossiens a voulu en faire un extrait. De Wette et d’autres croient au contraire que l’épître aux Colossiens est l’original que l’auteur de celle aux Ephésiens a amplifié. Holtzmann, dans un écrit qui est un chef-d’œuvre d’exactitude, de patient labeur et de sagacité, a reconnu à la fois les caractères d’originalité et de dépendance des deux lettres et fondé là-dessus l’hypothèse que nous avons exposée. Toutes ces opinions méconnaissent un fait capital dans cette question, c’est, malgré ces coïncidences partielles, l’originalité complète des deux écrits quant à leur idée centrale, quant à leur but et, quant à leur marche. L’œil est frappé d’abord par les parties dans lesquelles les deux circonférences coïncident ; mais à la longue il reconnaît la distance qui sépare les deux écrits.

L’idée centrale de l’épître aux Colossiens est ce que la personne de Christ est pour l’Église ; celle de l’épître aux Ephésiens, ce que l’Église est et doit être pour Christ. Ce que Christ est pour l’Église dépend naturellement de ce qu’il est lui-même en vertu de la relation qu’il soutient avec Dieu ; de là le morceau christologique qui est le point de départ de l’épître aux Colossiens et que de Soden a la malheureuse idée de vouloir éliminer. — Ce que l’Église est pour Christ dépend aussi naturellement de ce qu’elle est dans la pensée et dans le dessein de Dieu ; de là le morceau sur l’Église qui forme le point de départ de l’épître aux Ephésiens et où elle est présentée comme l’Élue éternelle de Dieu destinée à devenir le corps, c’est-à-dire la demeure et l’organe du Christ. — Le but des deux lettres n’est pas moins différent que leur point de départ. La première tend à montrer à l’Église qu’elle ne doit chercher aucun moyen de sanctification en dehors de Christ, vu qu’elle a tout pleinement en lui ; la seconde veut lui faire sentir ce qu’elle doit être pour répondre à sa glorieuse destination d’organe parfait du Christ glorifié. — La marche suivie dans l’un et l’autre écrit répond à cette double différence de but et de point de départ. Dans l’un, l’auteur commence par exposer la plénitude du salut qui est renfermée dans la personne et l’œuvre de Christ, puis il écarte les méthodes qui prétendent employer d’autres moyens. La voie suivie dans l’autre est d’exposer d’abord la grandeur incommensurable de la grâce faite aux païens, appelés à former en commun avec les Juifs le corps de Christ ; puis de tracer le tableau de ce que doit être l’Église de la gentilité pour se montrer digne de cette glorieuse position.

L’on voit ainsi la différence des deux sphères dans lesquelles se meuvent ces deux épîtres et des deux centres qui en dominent le mouvement : pour l’une le Christ ; pour l’autre l’Église. Mais on comprend aussi par là qu’elles doivent coïncider sur une partie de leur surface : l’exposé de ce que Christ est pour l’Église touche de trop près à l’exposé de ce que l’Église est pour Christ, pour qu’un auteur, traitant successivement ces deux sujets, pût sans pédanterie ne pas se répéter dans les parties homogènes. « Ce qui serait surprenant, dit M. Renan lui-même, c’est qu’il en fût autrement. » Paul a eu le bon esprit de ne pas craindre cette répétition. C’est pour n’avoir pu admettre ce procédé si simple et si naturel que Holtzmann s’est jeté dans l’inextricable complication et l’arbitraire sans bornes qui ont frappé de nullité son immense travail.

Outre l’imitation de l’épître aux Colossiens, on objecte celle de la 1re de Pierre, de l’épître aux Hébreux et de l’Apocalypse. Mais pourquoi envisager comme preuves d’une dépendance littéraire des coïncidences qui peuvent provenir du fonds commun des idées chrétiennes et des relations personnelles qu’ont dû avoir entr’eux les auteurs de ces écrits ? Se représente-t-on celui d’un écrit aussi original et — dirai-je ? — aussi compacte que l’épître aux Éphésiens, le composant en copiant successivement ici une phrase, là un membre de phrase ou bien un mot de l’un, puis de l’autre des écrits susnommés ? La 1re de Pierre est écrite tout entière dans le but de préparer l’Église à la persécution qui paraît imminente, et c’est de cet écrit que dépendrait l’épître aux Éphésiens qui n’aborde pas un instant l’idée de la souffrance en général, encore moins celle de la persécution ! On cite le terme de mauvais jour (6.13) ; mais cette expression très vague a, d’après le contexte, un sens moral et purement individuel ; et ce terme qui seul rappellerait, l’idée de l’épître de Pierre est étranger à celle-ci. Les rapports avec les deux autres écrits existent bien quant au fond, mais non quant à la forme. Et en tout cas, il faudrait prouver que, s’il y a eu imitation, ce procédé n’a pas eu lieu en sens inverse de celui qu’on admet.

La réelle, la sérieuse objection contre l’authenticité de notre épître, celle qui, je l’avoue, n’a pas été sans provoquer bien souvent chez moi des doutes, c’est celle que soulève le style de cet écrit ; non pas les 78 hapax (par rapport aux autres épîtres de Paul) ou les 34 (par rapport au reste du N.T.) que l’on allègue ; — nous renvoyons à ce sujet à ce qui a été dit. On parle de verbosité, de lourdeur, d’enchevêtrement. Je crois que c’est forcer la note. On signale dans cet écrit une abondance d’épithètes, une richesse de compléments ou de synonymes, des séries de propositions incidentes, qui, nonobstant la grandeur et la variété des idées, contrastent avec la vigoureuse sobriété qui caractérise en général le style de Paul. Peut-on admettre que la pensée de l’apôtre ait jamais pu revêtir une forme aussi oratoire ? Je ne le crois pas impossible. Le ton d’un hymne n’est pas celui d’un traité. Un chant de triomphe ne ressemble pas à un cri de guerre. Le génie de Paul était assez souple pour adapter sa manière d’écrire à des genres de composition fort différents. Il rappelle aux Corinthiens (1 Corinthiens 14.18) « qu’il parle en langue plus qu’eux tous. » Nous savons plus ou moins ce que signifiait ce terme de langue : un discours dans lequel l’exubérance du sentiment l’emportait sur l’exercice des facultés rationnelles. Paul réclame pour cette raison de celui qui veut parler en langue dans l’assemblée, qu’il interprète le contenu de l’extase à laquelle son âme vient de se livrer. Un pareil discours était, d’après le v. 6, tout différent d’un enseignement et même d’une prophétie. Son caractère dominant d’après le v. 18 était l’action de grâces, l’εὐχαριστία. Or c’est précisément, là aussi le caractère de notre épître, surtout dans la première partie où se font le plus remarquer les traits particuliers qui ont été signalés ; voir surtout les passages 1.3-14 ; 15-11, 10 ; 19-22 ; 3.13-21. Je ne dis point que ces morceaux aient été la traduction d’une langue ; je constate seulement que l’esprit de l’apôtre était apte à les produire. Le désir qu’éprouvait Paul de faire sentir aux chrétiens d’Asie, jadis plongés dans le paganisme le plus grossier, la grandeur de l’œuvre de grâce accomplie en leur faveur conformément au plan éternel, et cela par son ministère, a bien pu faire déployer les ailes à sa parole et lui inspirer ces accents nouveaux.

Si nous éprouvons quelque difficulté à réaliser cette pensée, que l’on songe d’autre part aux difficultés bien plus grandes qu’il y aurait à admettre qu’une épître qui aurait surgi 10, 30, 60 années après la mort de l’apôtre, une épître qui aurait trahi sa composition factice par des phrases entières empruntées telles quelles à l’épître aux Colossiens, eût été acceptée par toutes les églises, par celles d’Asie, en particulier celle d’Éphèse elle-même, sans l’ombre d’une contradiction ! Que l’on songe à l’impudence inouïe de celui qui, des années après la mort de l’apôtre, aurait osé écrire cette phrase : « Afin que vous sachiez, vous aussi, ce qui me concerne et ce que je fais, Tychique, mon frère bien-aimé, vous en informera. » Je demanderai encore comment il se ferait qu’en terminant sa composition un auteur si peu scrupuleux n’eût pas imité la salutation ordinaire de Paul et transcrit de l’épître qu’il exploitait ces mots (Colossiens 4.18) : « La salutation, de ma propre main, à moi, Paul. » Cette différence s’explique au contraire tout naturellement si l’une de ces lettres était adressée directement par Paul à une église particulière, tandis que les exemplaires de l’autre devaient être copiés, et cela peut-être à distance de l’auteur. Enfin il n’est pas aisé de comprendre comment un écrit composé à l’une des époques postérieures supposées ne ferait aucune allusion aux souffrances des chrétiens et au drame sanglant des persécutions impériales inauguré par Néron.

Le résultat de toutes ces considérations ne nous paraît pas douteux. Les raisons en faveur de l’authenticité, malgré les quelques difficultés que nous avons reconnues, sont à nos yeux non seulement prépondérantes, mais décisives.

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