Les évangiles synoptiques

Témoignages (Irénée, Clément d’Alexandrie)

Irénée

Je connais bien l’espèce de dédain avec lequel on traite aujourd’hui les rapports des Pères sur de pareilles questions. Il n’en est pas moins vrai qu’Irénée, Clément d’Alexandrie et les Pères qui les ont suivis, n’étaient pas des hommes légers et désireux de se faire valoir, mais qu’ils avaient réellement reçu de devanciers qui leur paraissaient dignes de confiance, ce qu’ils nous ont transmis. Les deux, en particulier, que je viens de nommer et dont je vais rapporter les témoignages sur le fait qui nous occupe, étaient, personne ne le niera, des hommes instruits et dont la vie a démontré le sérieux caractère. Sans doute ils n’ont écrit que vers la fin du second siècle, Irénée vers 185, Clément quelques années plus tard, et leur témoignage est ainsi séparé par tout un siècle des faits qu’ils rapportent. Que de chaînons, semble-t-il, entre ces faits et leurs récits ! Mais, quant à Irénée, ces chaînons ne sont pas si nombreux qu’il paraît au premier coup d’œil. En réalité ils se réduisent à un seul, Polycarpe, le maître d’Irénée, d’une part, et, d’autre part, le disciple et l’ami de l’apôtre Jean. Pour Clément, les chaînons sont plus nombreux, sans doute, mais ils ne sont pas dénués de solidité. Clément affirme tenir les traditions qu’il consigne, de la série « des presbytres qui se sont succédé dès le commencement (τῶν ἀνέκαθεν πρεσβυτέρων). » La tradition de pareils hommes n’est pas infaillible, sans doute, mais ne doit pas-être légèrement traitée.

Voici le rapport d’Irénée sur l’origine de nos quatre évangiles canoniques (Hær. III, 1, 1), rapport d’où nous pourrons tirer une induction sur le lieu et sur l’époque où, dans la pensée de ce Père, ces quatre écrits ont été réunis :

Matthieu publia son écrit évangélique chez les Hébreux dans leur propre langue, lorsque Pierre et Paul prêchaient l’Évangile à Rome et fondaient l’Église. Après leur départ (ἔξοδος ; sortie ; sans doute pour Pierre, la mort ; pour Paul, le départ de Rome à la suite de son acquittement) Marc, le disciple et secrétaire de Pierre, ayant mis par écrit les choses annoncées par Pierre, nous les a transmises. Puis Luc, le compagnon de Paul, consigna dans un ouvrage l’Évangile annoncé par lui. Ensuite Jean, le disciple du Seigneur qui avait reposé la tête sur son sein, publia, lui aussi, l’Évangile, pendant qu’il demeurait à Éphèse en Asie.

Ce rapport, bref, sobre et précis, qui ne donne place à aucune amplification légendaire, doit être pesé avec soin. Il a été sévèrement critiqué et même dédaigneusement écarté par plusieurs, en particulier par Reuss (Hist. évang., p. 91), qui le donne pour exemple « des hypothèses en l’air ou des combinaisons sans fondement par lesquelles des écrivains postérieurs ont cherché à suppléer au manque de renseignements positifs. » Ce jugement singulièrement hautain du critique moderne à l’égard du rapport du pieux et savant évêque de Lyon se justifie-t-il par les faits ? Voici les considérants de Reuss : « Que dire de ce prétendu renseignement d’Irénée, qui déclare que Matthieu a écrit son évangile à l’époque où Pierre et Paul ont fondé ensemble l’église de Rome, quand nous savons, nous, que ni Pierre, ni Paul n’a fondé l’église de Rome, et surtout qu’ils ne l’ont pas fondée ensemble ! » A cela nous répondons :

1°) Qu’Irénée ne peut avoir cru un seul instant que Paul avait été le fondateur de l’église de Rome. Il connaissait l’épître aux Romains qu’il cite fréquemment, jusqu’à cinq fois dans une seule page, et dont il discute les expressions. Or, dans cette lettre écrite à une église assurément déjà existante quand il lui écrit, il déclare deux fois, expressément (1.13 et 15.22), qu’il n’a point encore visité Rome, et il s’en excuse avec soin. En lisant ces lignes, un enfant de dix ans serait-il assez borné pour s’imaginer que Paul ait pu être le fondateur de cette église, dont il n’avait pas encore fait la connaissance personnelle ? Il faut nécessairement appliquer l’expression du rapport d’Irénée, qui semble affirmer ce fait, à un moment de la vie de l’apôtre qui a suivi la composition de l’épître aux Romains (en 59), et même la première arrivée de Paul à Rome (en (62). Irénée, en parlant de la fondation de l’Eglise, entendait donc par là l’immense accroissement que prit le christianisme dans la ville de Rome pendant la captivité de cet apôtre (du printemps 62 au printemps 64). Paul a décrit lui-même les effets puissants de son travail à cette époque dans le premier chapitre de l’épître aux Philippiens.

2°) Il est également impossible qu’Irénée ait attribué à Pierre, dans une mesure quelconque, la fondation de l’église de Rome. Il faudrait pour cela que, selon lui, cet apôtre eût, séjourné à Rome avant l’an 59, époque où Paul adressait à cette église l’épître aux Romains. Or il n’y a rien, dans l’ouvrage d’Irénée, qui implique de sa part l’adhésion à la légende d’après laquelle Pierre aurait visité Rome sous l’empereur Claude, en 42. Ni les Actes, ni les épîtres de Paul adressées à Rome ou de Rome, ne permettent d’admettre un séjour de Pierre dans cette ville antérieur au moment où Paul en partit après sa libération (printemps de l’an 64). Irénée connaissait ces écrits aussi bien que nous et ne peut en avoir jugé autrement. Le séjour de Pierre à Rome, auquel ce Père fait allusion, ne peut donc être que celui qui suivit de près la libération de Paul et qui aboutit à son martyre en juillet de l’an 64.

3°) Mais, dira-t-on, avec tout cela nous n’arrivons qu’à deux séjours successifs, et non à un séjour simultané des deux apôtres à Rome, comme celui qu’indique le mot ensemble. La réponse n’est pas difficile ; ce mot qui constitue la charge la plus forte que Reuss fasse peser sur Irénée, n’appartient nullement à celui-ci, mais a été ajouté au texte d’Irénée par Reuss lui-même. Ce critique a commis là, involontairement sans nul doute, une inexactitude dont la cause est peut-être la réminiscence d’une parole analogue de Denys de Corinthe sur Pierre et Paul, où se trouve réellement le mot ὁμόσε, ensemble. Irénée s’est gardé de commettre une telle erreur. Il est assez curieux de voir toute la sévérité du juge tomber sur une faute dont il est lui-même seul responsable.

4°) Reuss a fait une autre addition au texte qu’il critique. Irénée a écrit : « Lorsqu’ils fondaient l’Église ; » Reuss lui fait, dire : « L’église de Rome. » Cette addition paraît juste au premier coup d’œil. Je crois cependant qu’elle dépasse la pensée d’Irénée et que par ce mot l’Église il entendait ici l’Église en général. Le siècle apostolique tout entier était aux yeux des chrétiens du second siècle l’ère des fondations. Si Irénée eût pensé spécialement à l’église de Rome, il eût dit : « Et qu’ils fondaient (ἐκεῖ) l’Église, » ou bien : « Et qu’ils fondaient cette Église. » Aux yeux, d’Irénée, tant que l’Évangile n’avait pas été prêché à Rome, la capitale universelle, l’Église n’était pas vraiment fondée ; elle ne le fût décidément que par l’établissement du christianisme à Rome, par Paul d’abord, puis par Pierre.

Ainsi s’évanouissent les bévues reprochées par Reuss à Irénée, et l’on est tenté de sourire en lisant cette parole de propre satisfaction : « Nous savons, nous, » par laquelle le critique oppose sa science moderne à l’ignorance prétendue du vieux Père de l’Eglise.

L’explication que nous avons donnée des paroles d’Irénée, comme se rapportant aux derniers temps de l’activité des deux apôtres, dont leur travail à Rome fut le faîte, s’accorde très naturellement avec les premiers mots du rapport de ce Père sur l’évangile de Marc : Après leur départ (Μετὰ δὲ τὴν τούτων ἔξοδον), c’est-à-dire pour Pierre, par son martyre, pour Paul, par son éloignement de Rome.

Il importe de remarquer que par ces mots Irénée place la composition de l’écrit de Marc après la mort de Pierre et nie ainsi expressément toute participation de l’apôtre à cet acte. Le rapport, de ce Père est donc entièrement exempt de la tendance qui se manifeste dans les traditions subséquentes, celle de placer cet écrit sous la garantie et l’autorité de l’apôtre.

On peut observer une différence analogue entre le récit d’Irénée sur la composition de Luc et les assertions de quelques-uns de ses successeurs. Chez, ceux-ci perce la tendance à identifier ce que Paul appelle son évangile dans un sens tout spirituel, avec l’écrit de Luc, tandis que, d’après Irénée, l’enseignement évangélique oral de Paul a tout simplement été consigné dans l’écrit de Luc. Encore ici l’on constate la parfaite sobriété de la tradition primitive, formulée par ce Père.

Le rapport d’Irénée sur le quatrième évangile a donné lieu à des objections plus nombreuses et plus graves. D’après ce Père et une foule d’autres récits concordants, l’apôtre Jean a fini sa vie et composé son évangile en Asie Mineure. Mais on allègue certains faits qui semblent contredire cette tradition si généralement répandue. Ainsi : premièrement Jülicher (Einl. in d. N.T., § 31) prétend que le Fragment de Muratori y est contraire ; car il est parlé dans ce document d’une société de condisciples (condiscipuli) au sein de laquelle l’apôtre aurait écrit son évangile ; or ces condisciples ne pouvaient être que les autres apôtres, et les apôtres habitaient à Jérusalem, et non à Éphèse. La nullité de cet argument est aisée à démontrer. Il ressort du chapitre 21 des Actes que dès l’an 59 les apôtres avaient quitté Jérusalem, puisque Paul qui, en 51, avait conféré avec eux, n’y en rencontre plus un seul à son arrivée en 59, et ne confère qu’avec Jacques et, les Anciens, dont Jacques est le président. Si donc les condisciples, qui se trouvaient avec Jean quand il écrivit son évangile, étaient les apôtres et les apôtres siégeant à Jérusalem, ce fait devrait s’être passé avant l’an 59. Mais qui prétendra placer la composition de Jean avant l’an 59 ? Ce n’est pas Jülicher, qui la date de 100 à 125. Les condisciples, dont parle le Fragment, qui ne sauraient, être cherchés à Jérusalem, se trouvent au contraire très aisément en Asie-Mineure. Il y avait là l’évangéliste (ou apôtre) Philippe ; de plus, d’après le Fragment lui-même, l’apôtre André, et, au rapport de Papias, deux disciples personnels de Jésus, Aristion et le presbytre Jean, qui pouvaient bien être appelés condisciples de l’apôtre. Enfin Irénée(Haer. II, 22, 5) parle des presbytres « qui ont connu en Asie non seulement Jean, mais encore d’autres apôtres. » Irénée racontait encore (comp. Eus. H. E. V, 24, 16) qu’Anicet, l’évêque de Rome, lorsque Polycarpe le visita dans cette capitale, ne put convaincre celui-ci, qui « avait célébré la Pâque avec Jean le disciple du Seigneur et les autres apôtres. » Cela suffit, me semble-t-il, pour prouver que l’auteur du Fragment de Muratori a pu sans invraisemblance parler de condisciples de Jean en Asie-Mineure, dans le Fragment, Éphèse n’est pas nommée comme lieu de la composition, c’est que cela n’était pas nécessaire, le fait étant de notoriété universelle non seulement en Orient, mais même en Occident, comme le prouvent les détails de la rencontre de Polycarpe et d’Anicet à Rome.

Un second fait que Jülicher, après Keim, Hollzmann et d’autres, oppose au séjour de Jean en Asie, c’est l’assertion qu’attribue à Papias le moine grec Georges Hamartôlos (IXe siècle) dans sa Chronique : que Jean ; aussi bien que son frère Jacques, a été tué par des Juifs ; ce qui ne peut, dit-on, avoir eu lieu qu’à Jérusalem. D’après cela, Jean aurait vécu en Palestine jusqu’à sa mort et son séjour en Asie Mineure ne serait qu’une fable. Pour juger sûrement de cette question, il faut relire le passage entier du moine grec. Il a été publié pour la première fois en 1862 par Nolte dans la Theol. Quartalschrift. Le voici in extenso. : « Après Domitien régna Nerva pendant un an ; ayant rappelé Jean de l’île, il le libéra, lui permettant d’habiter à Éphèse (ἀπέλυσεν οἰκεῖν ἐν Ἐφέσῳ). Jean seul était encore vivant d’entre les douze apôtres. Ayant composé son évangile, il fut jugé digne du martyre, car Papias, l’évêque d’Hiérapolis, qui a été témoin du fait (αὐτόπτης τούτου γενόμενος), dit, dans le second livre de ses Explications des discours du Seigneur, qu’il fut tué par des Juifs (ὅτι ὑπὸ Ἰουδαίων ἀνηρέθη), accomplissant ainsi, comme son frère, la prophétie que le Christ avait faite sur lui… Car le Seigneur leur avait dit : Vous boirez la coupe que je bois… et vous serez baptisés du baptême dont je suis baptisé. (Matthieu 20.22-23 ; Marc 10.38-39.) Et en effet il est impossible que Dieu mente, et ainsi le savant Origène, dans son explication de Matthieu, affirme aussi que Jean a subi le martyre, déclarant l’avoir appris des successeurs des apôtres. Enfin, Eusèbe dit, dans son Histoire ecclésiastique : Thomas occupa la Parthie, Jean l’Asie, et ayant vécu là, il mourut à Éphèse. »

Les adversaires du séjour de Jean en Asie se sont empressés de trouver dans ce passage une preuve en faveur de leur manière de voir. Keim en particulier a poussé ce cri de triomphe : « Un témoignage nouvellement découvert, qui met fin à toutes les illusions ! » En effet, si Jean a été mis à mort par des Juifs, comment ce meurtre aurait-il eu lieu ailleurs qu’en Palestine ? Il faut donc rayer de l’histoire la tradition du séjour et de la mort de Jean en Asie Mineure. Mais oublie-t-on qu’il y avait aussi des Juifs en Asie Mineure, qu’à Ephèse ils avaient autrefois poussé en avant leur compatriote Alexandre dans l’émeute soulevée contre Paul, pour l’accuser devant l’assemblée du peuple (Actes 19.33) ; que ce furent des Juifs d’Asie qui mirent la vie de Paul en danger à Jérusalem (Actes 21.27) ? Oublie-t-on le rôle actif que jouèrent les Juifs de Smyrne dans le martyre de Polycarpe et qu’ils furent les plus empressés à amasser le bois du bûcher et firent leur possible pour empêcher que le corps du martyr ne fût remis à ses amis (Eusèbe H. E. IV, 45,41) ? Il n’y aurait donc rien d’impossible à ce que l’apôtre Jean eût aussi subi la mort par la main de ces nombreux Juifs habitant l’Asie Mineure. Cependant l’authenticité de cette notice prétendue de Papias fut, au moment où elle parut, généralement révoquée en doute. On supposa qu’Hamartôlos avait eu en mains un Papias faux ou interpolé, ou qu’il avait appliqué à Jean ce qui était vrai seulement de son frère Jacques (Actes 12.2). Car la tradition d’Asie Mineure était unanime à affirmer sa longévité et sa mort paisible et naturelle, à Éphèse, conformément à l’expression de Jérôme affirmant que Jean mourut, accablé de vieillesse (senio confectus). Cependant une nouvelle découverte, survenue depuis peu, ne permet guère de douter de la justesse de la citation de Papias par Hamartôlos. C. D. de Boor a publié dernièrement dans les Texte und Untersuchungen de Gebhardt et Harnack (1888) un passage d’une Histoire du christianisme, écrite en 430 par un presbytre d’Asie Mineure, Philippe de Sidé, passage qui renferme cette même citation de Papias. « Papias, dit-il, raconte, dans le second livre de son Explication des Logia, que Jean le théologien et Jacques son frère furent mis à mort par des Juifs (ὑπὸ Ἰουδαίων ἀνῃρέθησαν) » Après cette double citation on ne peut guère révoquer en doute que le fait mentionné se trouvât dans l’ouvrage de Papias, et l’on se demande s’il est possible d’écarter purement et simplement un témoignage aussi antique. Il est à remarquer sans doute que, comme le signale de Boor lui-même, dans beaucoup de manuscrits de la Chronique d’Hamartôlos, ces mots : « Jean fut jugé digne du martyre, » sont remplacés par ceux-ci : « Et ayant composé son évangile il mourut en paix. » Mais n’est-ce point là une correction de copiste, due à l’opinion généralement reçue sur la fin de l’apôtre ? Admettons donc que le moine grec ait vraiment cité un passage de Papias qui attribuait la mort de Jean à la haine des Juifs, que résulte-t-il de là quant au lieu où le fait s’est passé ? Hamartôlos dit qu’il fut permis à Jean par le successeur de Domitien de sortir de l’île ; quelle île ? assurément celle de Patmos. Il ajoute qu’il lui fut permis d’habiter à Éphèse. C’était donc l’interdiction de l’habitation dans cette ville, qui était maintenant révoquée. De plus, si Papias, évêque de Hiérapolis, avait été témoin oculaire du fait, comme le dit Hamartôlos, sans doute d’après le récit de Papias lui-même, le fait devait s’être passé en Asie ; et c’est tellement sa pensée qu’il termine ce passage en rappelant ces mots d’Eusèbe : « Thomas occupa la Parthie et Jean l’Asie ; ayant vécu là, il mourut à Éphèse. » Ce qui restera certainement comme l’une des plus incroyables hardiesses de la critique actuelle, c’est d’avoir pu essayer de tirer de ce passage la preuve que Jean avait fini sa vie en Palestine, et non en Asie Mineure. Ne suffit-il pas de la mention de l’île, de celle de là présence de Papias, enfin des noms mêmes d’Éphèse et d’Asie, pour constater qu’il s’agit de l’Asie Mineure, non de la Palestine ? L’usage fait par les critiques nommés ci-dessus des mots par des Juifs, pour écarter tous ces indices, appartient à la méthode : Hoc volo, sic jubeo. En général il ne saurait, me paraît-il, être question d’une mort violente de l’apôtre Jean ni en Asie Mineure, comme doit l’avoir rapporté Papias, ni à Jérusalem, comme le veulent les critiques sus-nommés. Dans le premier cas il serait impossible que ni Irénée, ni Polycrate (dans sa lettre à Victor, ni Eusèbe qui raconte avec tant de détails le martyre de Polycarpe, homme cependant bien moins important que l’apôtre Jean, n’eussent fait aucune mention de cet événement tragique. Dans le second cas on comprendrait encore moins comment un pareil événement, surtout s’il était arrivé avant l’an 64, comme le pense Jülicher, serait complètement passé sous silence dans le livre des Actes où est raconté le martyre de Jacques, frère de Jean (ch. 12), puis aussi chez Eusèbe, qui reproduit avec tant de détails le récit de la mort de Jacques, le frère de Jésus, et le martyre de Siméon, son cousin, successeur de Jacques dans la direction de l’Église judéo-chrétienne, qui fut crucifié en l’an 107 à l’âge de 120 ans. Comment Eusèbe, qui a soin de donner des détails si précis sur le martyre, survenu en Palestine, de ces deux personnages, secondaires pourtant (H. E. II, 23, et III, 32), n’eût-il pas eu une ligne pour mentionner le martyre du disciple bien-aimé, s’il eût vraiment eu lieu sur le même théâtre ? – Grimm, dans la Zeitschrifl de Hilgenfeld, 1875, n° 2, a fait ressortir avec raison la parole adressée par Jésus à Jean, dans laquelle il semble lui promettre qu’il ne mourra pas avant sa venue. Comme que l’on comprenne cette parole, une telle promesse, opposée, comme elle l’est, à l’annonce qui précède immédiatement de la mort violente de Pierre, implique l’assurance ou même le fait d’une longévité exceptionnelle de l’apôtre Jean.

Mais comment expliquer dans ce cas le rapport de Papias ? Cela n’est pas si difficile qu’il paraît au premier coup d’œil. Le livre de ce Père était une explication des Discours ou Paroles du Seigneur. C’est dans ce but qu’il racontait sans doute la mort affreuse de Judas, afin d’expliquer la malédiction prononcée contre lui ; le pardon accordé à la femme adultère, à l’occasion de quelque promesse de grâce ou même de la déclaration de Jésus, Jean 8.15 ; la coupe de poison bue impunément par Barsabas, en confirmation de Marc 16.18 ; le tableau des ceps et des épis du Règne de mille ans, en explication du vin nouveau : que Jésus promettait, à ses disciples de boire avec eux dans le royaume céleste. Mais il y avait une parole du Seigneur que l’on ne réussissait pas à expliquer : l’annonce faite aux deux fils de Zébédée d’une mort semblable à celle de Jésus (Marc 10.39 ; Matthieu 20.23). « Or, dit Hamartôlos, Dieu ne peut mentir. » Il fallait donc un fait propre à justifier la parole de Jésus. En face de cette parole, Papias devait être sérieusement embarrassé, non quant à Jacques, mais quant à Jean. Il me paraît donc probable qu’il s’empressa de profiter de quelque accident arrivé à Jean et causé par des Juifs, qui avait hâté la fin du vieil apôtre, pour y voir l’accomplissement de la prophétie de Jésus, qu’il avait tant de peine à justifier. C’est à peu près là, me paraît-il, l’opinion de Hilgenfeld (p. 259 du numéro de son journal, que nous venons de citer). Origène appelait l’exil de Jean à Patmos un martyre. Papias use de la même exagération. Il a peut-être été suivi en cela par l’écrivain persan Aphraates (IVe siècle) qui énumère comme apôtres-martyrs Etienne, Pierre, Paul, Jacques et Jean (Homél. 21).

Quoi qu’il en soit de la manière dont s’est terminée la vie de Jean, les critiques qui nient son séjour final en Asie Mineure sont tenus d’expliquer l’opinion unanime qui existait dans les églises de cette contrée, que c’était à Ephèse que Jean était mort, au temps de Trajari (98-117), dans une extrême vieillesse. Keim avait cherché à expliquer cette conviction si générale par une confusion qu’il attribuait à Irénée. Comme Papias, dans la préface de son livre, parlait d’un personnage nommé Jean, qui avait été disciple personnel du Seigneur, Irénée se serait imaginé que ce Jean, dont lui avait souvent parlé Polycarpe, était l’apôtre du même nom. Ce serait donc à ce simple chrétien, homonyme de l’apôtre, qu’il faudrait appliquer tous les traits racontés par Irénée comme se rapportant à ce dernier, lequel n’aurait jamais paru en Asie. Mais comment serait-il possible d’expliquer une tradition aussi unanime au IIe siècle, que celle de la présence et de l’activité de l’apôtre Jean en Asie Mineure, par le malentendu de ce Père qui écrivait en Gaule, vers 185, ou, selon Keim lui-même, vers 190 ? Comment déjà en 150, soit trente ans au moins avant Irénée, Justin, qui venait d’Asie Mineure et qui avait lui-même séjourné à Éphèse, parlerait-il à Rome de l’Apocalypse comme d’un écrit composé par l’apôtre Jeanf, s’il n’avait pas entendu là que l’apôtre avait vécu au milieu des églises d’Asie et présidé à leur marche ? Comp. Apocalypse ch. 1 à 3. En 180, l’écrivain anti-montaniste Apollonius, homme versé dans les affaires de la province d’Asie, écrit que Jean a ressuscité un mort à Éphèse. Il ne peut avoir appris cela d’Irénée qui écrivait en Gaule cinq à dix ans plus tard. On connaît le récit touchant relatif au jeune homme sauvé par Jean d’une vie de brigandage. Clément d’Alexandrie qui nous l’a conservé dans son traité Quis dives salvus ? c. 42, le commence en ces termes : « Écoute ce que l’on raconte, une histoire vraie et non pas un conte. Lorsqu’après la mort du tyran, Jean fut de retour de Patmos à Éphèse, il visitait les contrées environnantes pour établir des évêques et organiser les églises. » Ce récit de Clément n’a aucun point d’attache dans Irénée. Clément l’avait reçu à Alexandrie, comme les autres qu’il rapporte, par le témoignage des anciens presbytres. Parmi eux se trouvait Pantène, son maître et prédécesseur dans la direction de l’école catéchétique de cette ville, qui admettait par conséquent en Egypte, aussi bien qu’Irénée en Gaule, le séjour final de Jean en Asie Mineure.

fDial. c. 81 : « Un homme nommé Jean, l’un des apôtres du Christ, dans la révélation qui lui a été accordée, a prédit que… »

Il faut que Jülicher ait jugé bien inadmissible l’explication de Keim pour avoir tenté de lui en substituer une autre, plus risquée encore, s’il est possible. Suivant lui, la confusion de l’apôtre avec le presbytre Jean serait le fait, non d’Irénée, mais de Polycarpe. Voici comment il expose cette manière de voir (Einleit. § 31) : « Nous avons connaissance d’un Jean, surnommé le presbytre, disciple du Seigneur et témoin oculaire, qui a vécu en Asie Mineure et atteint un âge extraordinairement avancé, tellement que Papias et Polycarpe ont pu encore communiquer avec lui. Comme le titre et les circonstances de la vie de ce Jean sont remarquablement semblables à ceux de l’apôtre, tel que nous le décrit la tradition- ecclésiastique, le soupçon naît naturellement que le fils de Zébédée. a été substitué par un changement de rôle à son homonyme, et cela tout à fait bona fide. » – Mais, à l’exception de sa longévité, que connaissons-nous de la vie de ce Jean, si ce n’est qu’il avait le titre de presbytre (« ancien »), et qu’il passait pour avoir été disciple personnel du Seigneur, ce qui est très différent d’avoir été l’un des Douze ? Il n’est du reste nulle part parlé de lui en dehors du passage de Papias bien connu, et il ne paraît avoir joué aucun rôle marquant. Quand Polycrate, huitième évêque d’Éphèse, qui avait eu pour prédécesseurs sept de ses parents, dans sa lettre officielle écrite au nom des églises d’Asie (Eus. III, 31) à Victor, évêque de Rome, parle des grands astres (μεγάλα στοιχεῖα) qui ont illustré l’église d’Asie et y reposent attendant la résurrection, à savoir, Philippe, l’un des Douze, enterré à Hiérapolis, et de plus Jean qui a reposé sa tête sur le sein du Seigneur, qui a été en Asie comme un souverain sacrificateur portant la tiare (de la sainteté et de l’autorité) et qui a été témoin et docteur (dans son évangile et dans son épître), serait-il possible qu’un si glorieux souvenir se rapportât à un simple disciple de Jésus que Papias place de pair avec Aristion, cet homme si peu marquant que Polycrate ne le nomme pas même parmi les personnages secondaires, mentionnés ensuite par lui, à savoir : Polycarpe de Smyrne, Thraséas d’Euménie, Sagaris de Laodicée, Papirius et Méliton de Sardes ?

Admettre la confusion d’un simple disciple avec l’apôtre Jean, n’est-ce pas heurter toutes les lois de la vraisemblance ? Jérôme raconte que les frères transportaient le vieil apôtre dans les assemblées de l’Église pour entendre ses dernières exhortations ; et le vieillard qui se serait ainsi laissé honorer comme l’apôtre Jean, n’aurait été en réalité que cet obscur homonyme qui gardait avec soin le silence sur sa condition réelle ! Irénée raconte (Eus. III, 28 et IV, 14), d’après le récit de Polycarpe et d’autres personnes (οἱ ἀκηκοότες αὐτοῦς), que Jean, se rendant un jour au bain à Éphèse, apprit que Cérinthe se trouvait dans la maison et qu’aussitôt il se retira en s’écriant qu’il craignait que la maison ne vînt à s’écrouler. Sans vouloir garantir l’authenticité de cette parole attribuée à l’apôtre, on doit supposer qu’un fait quelconque se trouve à la base d’un tel récit. Or il est impossible que ceux qui accompagnaient le prétendu apôtre ne s’entretinssent pas avec lui, et qu’en s’adressant à lui il ne lui laissassent pas voir pour qui ils le prenaient ; et il les aurait laissés dans leur erreur ! En tout cas, ce ne serait pas à lui que pourrait s’appliquer le bona fide de Jülicher. La mystification s’ajouterait ici au malentendu. Que si la méprise de Polycarpe qui, comme le reconnaît Jülicher, communiquait personnellement avec cet autre Jean, avait pu résister à une relation tant soit peu prolongée avec cet étrange Sosie, il y avait là quelqu’un qui devait nécessairement dissiper cette confusion. C’était Philippe, demeurant à Hiérapolis, où Papias était évêque. Soit que par ce Philippe, dont parlent Papias et Polycrate, il faille entendre l’apôtre de ce nom, collègue de Jean, ou Philippe le diacre et évangéliste, membre considéré de la communauté primitive de Jérusalem (Actes 6.5 ; 21.8), il devait connaître personnellement le vrai Jean et dissiper bien vite l’erreur dans laquelle il voyait tomber Polycarpe et avec lui toutes les églises d’Asie (αἱ κατὰ τὴν Ἀσίαν ἐκκλησίαι πᾶσαι) qui témoignaient de la relation qu’avait soutenue Polycarpe « avec Jean et d’autres apôtres » (Eus. IV, 14).

Mais ce qu’il y a de plus fort, c’est que Papias, dont le rapport a été employé pour supposer cette confusion, nous fournit lui-même le moyen d’en constater la fausseté. Il est nécessaire pour le prouver de reproduire ici le passage si discuté de ce Père, que nous a conservé Eusèbe (III, 39). Papias y expliquait, dans la préface de son livre, les moyens dont il s’était servi pour le composer et pour donner une saine explication des Discours du Seigneur. Ces moyens étaient de trois sortes.

1°) Les choses qu’il avait autrefois entendues lui-même par la bouche des anciens (παρὰ τῶν πρεσβύτερων) :

Je ne me lasserai point de joindre à mes explications (συηκατάξαι ταῖς ἑρμηνείαις) toutes les choses que j’ai autrefois apprises sûrement de la bouche des anciens et que j’ai exactement retenues.

Ces anciens ne pouvaient être, dans la pensée de Papias, les Anciens officiels des églises d’Asie ; car ces chrétiens, simples croyants, n’avaient pas été témoins oculaires des faits du ministère de Jésus qu’il voulait joindre à ses explications pour les illustrer. Les anciens désignent en général, dans la bouche des Pères, les chrétiens éminents de la génération précédente ; pour Irénée, ce sont Polycarpe, Papias, etc. ; pour ces derniers, nés vers l’an 70, ce sont non seulement les apôtres, mais encore tous les autres témoins oculaires des faits et gestes de Jésus. La suite va montrer que, dans la pensée de Papias, les apôtres y sont certainement compris. Papias s’attribue donc ici des relations personnelles (παρὰ) avec plusieurs de ces chrétiens de la première génération, mais en les plaçant dans un lointain assez reculé par le mot τότε, alors qui fait penser au temps de sa jeunesseg.

g – Eusèbe tire à tort de ce passage la conclusion opposée, à savoir que Papias déclare n’avoir pas parlé lui-même avec les apôtres.

2°) Le second moyen indiqué par Papias, ce sont les renseignements qu’il a recueillis occasionnellement de la bouche de ceux qui plus tard l’ont visité à Hiérapolis, et qui, ayant accompagné (εἰ δέ που καὶ παρακολουθηκώς τις) les anciens (les apôtres et les témoins oculaires), avaient eu l’occasion de converser plus fréquemment que lui avec eux.

Il me paraît évident, malgré les essais d’explication différents qui ont été avancés, que cette liste est simplement destinée à énumérer les noms de ces anciens dont Papius cherchait à recueillir indirectement les paroles, et que les mots : « ce qu’a dit, » sont la paraphrase explicative de τοῦς λόγους, objet d’ἀνέκρινον (je m’informais de) : « Je m’informais des paroles…, je veux dire : de ce qu’a dit André, etc. » Les noms suivants sont donc ceux de ces anciens, dont Papias cherchait à recueillir les récits, c’est-à-dire d’un certain nombre d’entre les Douze.

Le nom de Jean paraît dans cette liste comme celui d’un apôtre, aussi bien que ceux de tous les autres personnages énumérés. S’il est joint à celui de Matthieu, c’est sans doute parce qu’ils sont tous deux les auteurs d’un évangile. « Papias, dit Eusèbe, désigne clairement par là l’évangélisteh. »

h – Voici les propres expressions d’Eusèbe : « Par où l’on peut voir qu’il (Papias) compte deux fois le nom de Jean, la première fois en le joignant à ceux de Pierre, de Jacques, de Matthieu et des autres apôtres, indiquant clairement, par là, l’évangéliste. Quant à l’autre Jean (τὸν δευτερον Ἰωάννην), il le met en dehors du nombre des apôtres, plaçant Aristion avant lui et le nommant presbytre. »

3°) Le dernier moyen dont Papias déclare s’être servi, c’est, selon son expression :

Plusieurs traits distinguent ce Jean du précédent, d’abord sa réunion avec Aristion, qui n’était point l’un des Douze, mais seulement un ancien disciple de Jésusi ; puis l’expression « ce que disent, » verbe au présent, évidemment opposé au verbe passé εἶπεν, a dit, que vient d’employer Papias en parlant d’André ou de Pierre, etc. ; enfin l’épithète de disciple du Seigneur, qui serait oiseuse s’il s’agissait du même homme qui vient d’être rangé parmi les apôtres. L’opposition de disent et a dit prouve qu’Aristion et Jean étaient vivants lorsque Papias écrivait sa préface, tandis que les apôtres nommés plus haut n’étaient plus là (Jean et Philippe compris). Remarquons qu’Eusèbe commet ici une seconde erreur en faisant dire à Papias qu’il communiquait lui-même avec ces deux hommes encore vivants. Papias dit simplement qu’il recueillait aussi leurs récits par le moyen des frères qui venaient le visiter. Les mots : « ce que disent », tout comme les précédents, dépendent du verbe : « je m’informais de … (ἀνέκινον). » La seule différence, c’est qu’à l’égard d’Aristion et du presbytre, il s’informait de leurs paroles comme provenant de gens qui parlent encore, tandis qu’à l’égard des apôtres qu’il vient d’énumérer, il recueillait leurs paroles comme celles de gens qui ont cessé de parler.

i – Le titre de πρεσβύτερος, donné à ce Jean, désigne pour les hommes de la génération de Papias et d’Irénée, tous les croyants de la première génération, apôtres ou non apôtres. Aristion dans ce sens est presbytre, aussi bien que Jean ; seulement Jean est plus spécialement désigné ainsi, afin de le distinguer de l’autre Jean, qui était plus et mieux que cela.

Si quelque chose ressort clairement de ce passage, c’est qu’aux yeux de Papias, quoi qu’en aient pu dire Riggenbach et Zahn, Jean le presbytre est un personnage différent de Jean l’apôtre, aussi différent de lui qu’un compagnon d’Aristion diffère d’un collègue d’André et de Pierre ou qu’un mort diffère d’un vivant. Et ce n’est pas seulement Papias qui juge de la sorte ; Eusèbe est sur ce point parfaitement d’accord avec son devancier, dont il commente les paroles. C’est un fait singulier que, tandis que nos critiques modernes, Keim, Holtzmann, Jülicher, s’efforcent d’identifier ces deux Jean, dont a parlé Papias, afin de se défaire de la présence de l’apôtre de ce nom en Asie et par là même de l’authenticité de son évangile, Eusèbe a grand soin, au contraire, de les distinguer, afin d’obtenir on tout autre résultat, c’est-à-dire un Jean non apôtre, sur le compte duquel il puisse mettre l’Apocalypse, parce que ce livre ne lui plaît point. D’après Denys d’Alexandrie, qui était également antipathique à l’Apocalypse, on montrait à Éphèse deux tombeaux de Jean, par où il prétendait aussi prouver qu’il avait vécu dans cette ville un autre Jean que l’apôtre de ce nom. – Ainsi chacun identifie ou distingue selon son intérêt particulier.

Il me paraît, somme toute, que le vrai mot sur cette question du séjour de Jean en Asie Mineure a été prononcé par Weizsæcker Apost. Zeitalt., p. 499), quand il a dit du presbytre Jean : « Ce clou est trop faible pour y suspendre toute la tradition johannique. » Je suis, quant à moi, convaincu que, quand la fièvre anti-johannique, qui règne maintenant dans l’école qui s’attribue exclusivement le titre de critique, sera tombée, on aura de la peine à comprendre qu’il ait été possible de recourir à des expédients aussi invraisemblables que ceux que nous venons de réfuter.

Ajoutons enfin que le professeur hollandais Scholten a proposé une autre manière d’expliquer la tradition du séjour de Jean en Asie. Cette erreur serait due, selon lui, au fait que l’on attribuait à cet apôtre la composition de l’Apocalypse, qui ne pouvait avoir eu lieu qu’en Asie. Mangold a répondu avec justesse que c’est au contraire la certitude du séjour de Jean en Asie, qui seule a pu porter les églises de ce pays à attribuer ce livre à l’apôtre Jeanj. Holtzmann (Einl., p. 435) pose cette alternative : « Ou bien l’apôtre Jean est l’auteur de l’Apocalypse, ou bien il n’a jamais été à Éphèse ; car, lui présent, en Asie, nul autre n’aurait pu prendre vis-à-vis des églises de cette contrée la position que prend l’auteur de cet écrit. » Mais on peut sans peine retourner le dilemme et dire. Ou bien le Jean, qui se nomme comme l’auteur de l’Apocalypse, est vraiment l’apôtre, et dans ce cas son séjour en Asie est certain, ou bien c’est un faussaire, et dans ce cas il n’aurait pas commis la maladresse de fonder sa fiction sur un fait qui n’aurait jamais eu lieu. Ce n’est pas le moment d’examiner laquelle de ces alternatives est la vraie. Mais en tout cas l’on voit que l’on ne peut tirer du livre de l’Apocalypse aucun argument solide contre le séjour de Jean à Éphèse.

jBleek’s Einl, 3e éd. publiée par Mangold, p. 167-168.

On a allégué encore le silence des épîtres aux Golossiens et aux Éphésiens touchant la présence de Jean à Éphèse. Mais si ces lettres sont authentiques, elles sont antérieures à ce séjour. On objecte l’absence de toute mention de Jean dans l’épître d’Ignace aux Éphésiens, tandis qu’il leur parle de Paul. Mais Ignace, ch. 11, appelle les Ephésiens des chrétiens qui ont toujours été (πἁντοτε συνῆσαν) ou qui ont toujours marché d’accord (συνῄνεσαν) avec les apôtres (τοῖς ἀποστόλοις). Ce pluriel en suppose d’autres que Paul, et s’il parle seulement de Paul au chapitre suivant, c’est, comme il le dit lui-même, à cause de l’analogie que présente le sort de l’apôtre avec le sien propre. « Vous servez de lieu de passage (πάροδός ἐστε) à ceux qui sont enlevés auprès de Dieu, » c’est-à-dire : Je passe par chez vous sur le chemin du martyre, comme l’a fait Paul. Comp. Actes 20.17 ; 22-24. Jean, lui, n’a pas marché sur la voie du martyre.

Après ce long examen, nous pouvons donc revenir au rapport clair et concis d’Irénée comme à un témoignage digne de tout respect, et cela d’autant plus qu’il est confirmé par un autre qui, malgré quelques différences, s’accorde avec le sien sur les points essentiels, celui de Clément d’Alexandrie (Eus. VI, 14, 5-7).

Clément d’Alexandrie

Le rapport de Clément provient évidemment d’une source différente de celui d’Irénée. A Alexandrie, Clément avait recueilli la tradition des anciens presbytres de cette église ; de plus il affirme dans les Stromates que dans le cours de ses voyages, il avait consulté des membres distingués de plusieurs églises. Voici le rapport qu’il donnait sur la composition des évangiles, tel que le mentionne Eusèbe (VI, 14), et qu’il le tire des Hypotyposes, ouvrage écrit vers l’an 200. « Dans le même livre, dit Eusèbe, Clément expose la tradition des presbytres qui se sont succédé dès le commencement. Ce rapport contient sur l’ordre des évangiles ce qui suit :

On sent bien que ce rapport est moins simple que celui d’Irénée ; il a sans doute passé par un plus grand nombre de bouches. Il en diffère surtout par deux points : 1. Matthieu et Luc ont été composés avant Marc, tandis que l’ordre dans Irénée est : Matthieu, Marc, Luc. 2. D’après Clément, Marc aurait été composé durant la vie et sous les yeux de l’apôtre Pierre, qui ne se serait point opposé à sa publication ; Irénée au contraire dit nettement : « Après le départ (la mort) de Pierre. » A l’égard de Jean il y a accord complet. Clément, il est vrai, ne nomme pas dans ce passage Éphèse comme lieu de la composition, mais il le fait ailleurs ; ainsi dans le passage du Quis dives salvus ? que nous avons cité plus haut : « Après que le tyran fut mort, Jean revint de Palmos à Éphèse. » Les deux écrivains s’accordent également à placer la composition de Jean après celle des trois autres. Seulement Clément ajoute ici ce trait important que Jean a composé après avoir pris connaissance des écrits de ses devanciers et pour les compléter sur un point essentiel. Reuss, qui avait précédemment vivement combattu cette manière de voir, en reconnaît maintenant la justesse. Il dit lui-même : « Dans mes ouvrages précédents, j’avais cru pouvoir soutenir l’indépendance du quatrième évangile à l’égard des textes synoptiques ; j’ai dû me ranger à l’avis contraire. » (La Bible ; Théologie johannique, p. 76.)

D’après Clément, ce ne fut pas seulement Jean qui fut frappé de la lacune qu’offraient les synoptiques. Les notables de son église et des églises voisines lui demandèrent de rédiger les discours de Jésus qu’ils étaient habitués à entendre de sa bouche et qu’ils ne retrouvaient pas dans les synoptiques, et Jean, sous l’impulsion de l’Esprit, sentant qu’il devait à l’Église entière ces trésors dont il avait seul conservé le dépôt, les mit par écrit. Clément appelle ce contenu particulier du quatrième évangile les choses spirituelles (τὰ πνευματικά), en opposition aux choses corporelles (τὰ σωματικά), les faits extérieurs de la vie de Jésus, que les trois premiers avaient racontés en détail et que pour cette raison Jean crut pouvoir omettre. De là ce nom d’évangile spirituel qu’il lui donne spécialement. Jülicher (p. 254.) croit pouvoir interpréter ce terme par celui d’Idealevangelium, et il arrive ainsi à la conclusion que l’auteur d’un pareil écrit pourrait bien n’être lui-même aussi qu’un disciple pneumatique, « un apôtre idéal, » qui a inventé le disciple bien-aimé pour lui prêter son évangile, aussi bona fide sans doute. L’apôtre Jean avait disparu pour faire place au presbytre, et voici maintenant le presbytre lui-même qui n’est plus qu’une ombre de presbytre et doit faire place à un auteur idéal ! Une telle méthode peut-elle être considérée comme sérieuse ? La pensée de Clément est toute simple et très réaliste. A ses yeux, le contenu élevé des paroles de Jésus dans le quatrième évangile, tout en étant pneumatique, n’est pas moins réel que tous les autres faits de sa vie qu’il raconte aussi et avec lesquels ces discours sont toujours en relation étroite. Clément n’a pas songé un instant à reléguer ce qu’il appelle « les choses spirituelles » prononcées par Christ, dans la région nébuleuse de l’idéal.

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