Les évangiles synoptiques

Publication, diffusion, lecture publique, réunion des trois premiers évangiles (Clément Romain, Barnabas)

Mais quelqu’un demandera peut-être si entre le moment de la composition des synoptiques et la dernière dizaine d’années du Ier siècle il y a un intervalle suffisant pour que les trois synoptiques fussent parvenus de l’Orient et de l’Occident jusqu’en Asie Mineure, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous à Éphèse, pour s’y rencontrer sous les yeux de Jean et recevoir là de lui à la fois leur couronnement et leur consécration finale. Cette question nous fait remonter plus haut, jusqu’à celle de la publication et de la dissémination de nos évangiles. Nous ne devons pas penser que ces écrits aient été publiés et répandus par les procédés ordinaires de librairie. Ils n’ont pas été confiés primitivement à un marchand de livres pour être offerts à des acheteurs. Leurs auteurs les composèrent en vue et, comme il est dit positivement de deux d’entre eux, à la demande des églises qu’ils travaillaient à édifier. Ces écrits terminés, ils les remirent aux directeurs de ces églises qu’ils connaissaient, qui les connaissaient personnellement et qui devaient pourvoir à leur lecture dans les assemblées de culte, Irénée désigne cette remise, par rapport à Marc, par le terme παραδέδωκε et Clément par celui de (μεταδοῦναι). Par rapport à Jean, Irénée emploie le terme ἐξέδωκε qui indique simplement le fait de la publication, sans en préciser le mode. Mais il résulte des deux derniers versets de cet évangile (Jean 21.24-25) et de l’expression : afin que vous croyiez, où l’auteur interrompt son récit pour s’adresser à l’Église (19.35), que sa publication eut lieu aussi par la remise de l’écrit entre les mains de ceux qui le lui avaient demandé et qui devaient pourvoir à ce qu’il fût communiqué à l’assemblée de l’Église. Une expression semblable ne se trouve pas dans les rapports sur Matthieu ; mais il est clair que l’auteur, écrivant parmi les judéo-chrétiens et dans la langue des pères, le faisait pour que son ouvrage fût lu chez eux, non pas individuellement, seulement, mais en commun, dans les assemblées de culte, comme cela avait encore lieu plus tard à Béroé (aujourd’hui Alep) au temps de Jérôme. Quant à Luc, il fait sans doute exception à cet égard. L’auteur n’exerçant point son ministère dans une église spéciale et dédiant son livre à un ami d’un rang élevé et vraisemblablement assez riche pour le publier à ses frais, il est possible que cet écrit ait suivi une marche plus conforme à la voie ordinaire.

On peut naturellement présumer qu’à cette époque avancée la narration orale, dont s’était longtemps nourrie l’Église, avait perdu beaucoup de sa fraîcheur, et même peut-être de sa pureté primitives. L’alimentation spirituelle des églises exigeait maintenant quelque chose de plus ferme et de plus vivant, et à mesure qu’approchait le moment où disparaîtraient les derniers témoins de l’histoire, qui étaient aussi les auteurs de la tradition primitive, on devait toujours plus vivement sentir le besoin de conserver inaltérés leurs récits personnels, ce qui ne pouvait se faire que par la lecture publique, dans les assemblées de l’Église, de ces récits consignés par eux-mêmes ou par leurs aides. Reuss a prétendu qu’une lecture régulière des écrits des apôtres ne commença qu’un demi-siècle après la ruine de Jérusalem et après leur mort, ainsi vers 120k. Je crois que le besoin de lectures évangéliques ajoutées à celles de l’Ancien Testament, qui, selon Reuss lui-même, avaient eu lieu dès le commencement, dut se faire sentir beaucoup plus tôt. Quand Matthieu dit 24.15, en parlant de l’ordre de Jésus à l’église judéo-chrétienne de fuir de Palestine à un moment donné : « Que celui qui lit fasse attention (ὁ ἀνα γινώσκων νοείτω, » il est possible, sans doute, qu’il s’agisse d’un lecteur lisant privément ; mais combien de lecteurs pouvaient posséder en propre un tel ouvrage ? Chaque communauté avait bien plutôt un exemplaire commun, et c’est pourquoi il me paraît plus naturel de voir dans ce terme : celui qui lit, le lecteur public que l’auteur exhorte à souligner cet avertissement important par sa manière de l’accentuer en le lisant à l’assemblée. Il en est de même du parallèle Marc 13.14. Comme nous venons de le voir, Jean aussi s’adresse directement à l’Église comme telle. Il lui arrive même d’interrompre dans ce but son récit, attendant évidemment que ce qu’il écrit sera lu et relu par ceux à qui il s’adresse ainsi. Mais il est un autre passage plus décisif, si possible, c’est Apocalypse 1.3 : « Heureux celui qui lit (ὁ ἀναγινώσκων) et ceux qui écoutent (οἱ ἀκοῦοντες) les paroles de cette prophétie. » L’opposition entre le singulier celui qui lit et le pluriel ceux qui écoutent, ne permet de penser qu’à une lecture publique, et ces deux verbes au présent s’appliquent naturellement à une lecture répétée et périodique. Ainsi donc Reuss, qui date l’Apocalypse de l’an 68, se trouve en contradiction manifeste avec sa propre affirmation que je viens de citer. Pour moi, qui place la composition de l’Apocalypse au temps de Domitien, à la fin du premier siècle, je crois pouvoir conclure de cette parole qu’à ce moment-là, vers la fin de la vie de Jean, il y avait déjà lecture publique de ceux d’entre les écrits apostoliques que possédaient les églises, à côté de celle de l’Ancien Testament.

kHistoire du Canon, p. 19

Une prompte dissémination des écrits apostoliques a dû résulter du besoin toujours plus pressant des églises de posséder ces moyens seuls assurés d’édification. Ainsi l’une des églises d’Italie venait à entendre par l’un de ses membres, qui avait visité celle de Rome, qu’on y lisait dans le culte un évangile composé par Marc, compagnon de Pierre, et aussitôt cette église se mettait en communication avec celle de Rome pour en obtenir un exemplaire. Tertullien, qui vivait encore tout près du moment où s’accomplissait entre les églises cette communication, l’a décrite de cette manière, en s’adressant à Marcion, qui prétendait n’admettre que l’évangile de Luc (Adv. Marc. IV, 5) : « La même autorité des églises apostoliques [qui patronne Luc], garantit également les autres évangiles que nous possédons », « per illas et secundum illas, » c’est-à-dire par elles et selon elles, ce qui signifie : par les copies de l’original déposé dans leurs archives, copies qu’elles font elles-mêmes confectionner pour les autres églises ; et selon elles, en ce sens qu’elles ont soin que ces copies soient exactement conformes à l’original apostolique.

Nous avons vu que le mode de publication de nos évangiles, tel que nous l’avons indiqué plus haut, écarte tout soupçon de fraude ; le mode de propagation que nous venons de décrire, sans exclure toute possibilité d’altération du texte, ne permet pas de s’attendre à des changements graves et atteignant le fond même de l’histoire et de l’enseignement de Jésus.

Si l’on tient compte des relations incessantes et multipliées qui existaient entre les églises des différentes contrées de l’Orient et de l’Occident, relations dont rendent témoignage L’Histoire d’Eusèbe et déjà les lettres de Paul de la captivité romaine (Colossiens 4.7 et suiv. ; Philippiens 2.19 et suiv.), on comprendra que rien d’important ne pouvait se passer dans une église sans que les autres en fussent bientôt informées et qu’en particulier, par un effet du besoin pressant de renseignements sûrs et authentiques sur la vie de Jésus qui se faisait de plus en plus sentir à cette époque, le bruit de l’existence d’un écrit apostolique ou semi-apostolique sur ce sujet devait se répandre immédiatement de proche en proche dans toutes les églises et amener des demandes fréquentes adressées à celle que l’on savait dépositaire de ce trésor. Ainsi dut s’opérer promptement la dissémination de nos évangiles.

Un peu avant la fin du premier siècle, nous constatons chez Clément de Rome l’emploi des deux évangiles de Matthieu et Luc, dont les textes respectifs du sermon sur la montagne se trouvent mélangés dans sa lettre à l’église de Corinthe (ch. 5), sans doute parce qu’il cite de mémoire. Nous constations également l’emploi de Matthieu, probablement aussi avant la fin du premier siècle, vers 95, dans l’épître dite de Barnabas, composée vraisemblablement à Alexandrie : « De peur, y est-il dit (4, 14), que, comme il est écrit (ὡς γέγραπται), il ne se trouve parmi nous beaucoup d’appelés et peu d’élus. » Cette parole de Jésus se lit Matthieu 22.14. Wolkmar (Ursprung unserer Evangelien), p. 110-112), d’après l’exemple de quelques anciens, préfère voir ici une imitation d’un livre apocryphe, le IVe d’Esdras, où il est dit : « Il y en a beaucoup de créés, mais peu seront sauvés (multi sunt creati, pauci autem salvabuntur). » Cette préférence fait peu d’honneur à l’impartialité du critique, non seulement il n’est point certain que ce livre apocryphe soit antérieur à l’épître de Barnabas ; mais encore l’opposition entre appelés et élus, qui est la notion essentielle du passage de Barnabas et de celui de Matthieu, présente un tout autre contraste que celui de créés et de sauvés. Hilgenfeld, lui, dit franchement en parlant de ce γέγραπται de Barnabas Der Kanon, p. 40) : « C’est ici la première application du terme d’Écriture à une parole évangélique. » Il faut remarquer encore qu’il est bien difficile de ne pas voir dans Barn. c. 5, 9 une allusion à Matthieu 9.13. Quant à nous, nous ne concluons de ces citations qu’une chose, c’est que déjà, avant l’an 100, l’évangile de Matthieu était parvenu en Egypte, tout comme ceux de Matthieu et de Luc étaient parvenus à Rome. Il n’y a dès lors rien d’impossible à ce que dans la dernière dizaine d’années du premier siècle ils fussent également parvenus à Éphèse. Il en a probablement été ainsi de celui de Marc, quoique nous n’en ayons pas de preuve écrite. Les relations incessantes entre Rome et Éphèse autorisent à le penser, et peu après, vers 120, nous trouvons cet écrit entre les mains de Papias à Hiérapolis. Éphèse occupait à ce moment une position centrale pour le reste de l’Église, et cela religieusement aussi bien que géographiquement. « Après avoir passé de Jérusalem à Antioche, le centre de gravité de l’Église s’était transporté d’Antioche à Éphèse, » a dit avec raison Thiersch. C’était le résultat du travail de Paul d’abord, puis du séjour de Jean, le dernier des apôtres, qui était venu arroser ce que Paul avait planté. Nous avons vu par une parole de l’Apocalypse, livre écrit selon Irénée au temps de Domitien (8.1-96), qu’à cette époque existait déjà une lecture régulière, dans les assemblées de culte, non seulement de l’Ancien Testament, mais aussi d’écrits chrétiens.

Il y a par conséquent toute raison de penser que les trois synoptiques se trouvaient aussi en la possession de l’église d’Éphèse et qu’ils étaient lus dans son culte avant la fin du premier siècle. Ce fut alors que dut devenir sensible la différence entre le caractère populaire et plus extérieur de la narration traditionnelle, conservée dans les synoptiques, et celui plus élevé, plus intime et plus personnel des récits de Jean. Ce contraste, vivement perçu dès l’abord, d’après le récit de Clément, par les collègues et auditeurs ordinaires de Jean et par Jean lui-même, dut naturellement provoquer de la part des premiers la demande dont parle Clément et que nous retrouvons plus tard amplifiée dans le Fragment de Muratori et chez Jérôme (Comment, in Matth. Proœm.) Quelque chose dans le cœur de Jean dut correspondre à cette invitation. « Divinement poussé, » comme dit Clément, il sentit le devoir de consigner avant sa mort les choses les plus élevées qu’avait prononcées le Seigneur sur sa relation avec le Père, avec les croyants et avec le monde. Telle fut l’origine, à la fois naturelle et divine, du quatrième évangile, par lequel fut complété le saint quadrige, comme les Pères appellent le recueil évangélique. Arrivés à Éphèse de Palestine, d’Italie et de Grèce (ou de Syrie), pendant les trente années qui séparèrent l’an 70 de l’an 100, les synoptiques reçurent par la main de Jean, dans cette église qui était alors le foyer de la chrétienté, leur couronnement, et sans doute en même temps leur réunion en un seul volume.

Ce que nous disons ici, nous paraît résulter naturellement des deux témoignages d’Irénée et de Clément, lors même que ni l’un ni l’autre ne pousse son rapport jusqu’à mentionner la réunion des quatre en un seul tout. Ils s’en sont tenus aux quelques détails qu’ils avaient reçus par la tradition sur la composition de ces quatre écrits isolément. Mais il me paraît que l’on est conduit à penser qu’il ne s’écoula pas longtemps entre, la composition du quatrième évangile et sa réunion en un seul tout avec les trois autres. C’étaient les documents apostoliques de l’événement qui sert de fondement à l’existence et à la conservation de l’Église. Comment n’aurait-on pas senti bien vite ce qu’il y avait d’incomplet et de partiel, non seulement dans chacun d’eux, mais encore chez les trois premiers sans le quatrième ? On l’avait remarqué à Éphèse dès la première lecture des synoptiques. Le simple respect de la vérité sur la personne de Jésus devait obliger moralement ceux qui les connaissaient et les possédaient tous quatre, à ne plus les séparer, mais à réunir ces documents si différents, pour donner à l’Église la plénitude de la connaissance de son Christ. Il y avait, de plus, un fait qui devait y conduire directement ; c’était que le dernier de ces écrits avait été composé en relation directe avec les trois autres et n’était compréhensible que par ce rapport, comme aussi lui seul jetait le plein jour sur la personne et l’enseignement de Celui dont les autres racontaient en détail la vie et les paroles. On ne peut méconnaître, en effet, que tout l’évangile de Jean, du commencement à la fin, suppose chez ses lecteurs la connaissance de la narration synoptique. Non seulement Jean remplit plusieurs lacunes laissées par les évangiles précédents : ainsi, la première année du ministère de Jésus, en Judée ; ses trois séjours à Jérusalem, avant celui de la Passion ; et le miracle, si influent sur la catastrophe finale, de la résurrection de Lazare. Mais son propre récit offre plusieurs détails, qui ne s’expliquent que pour qui connaît la narration synoptique : ainsi, l’allusion à l’élection des Douze (Jean 6.70) dont il n’avait pas été question plus haut ; la désignation de Béthanie comme « le bourg de Marie et de Marthe » (Jean 11.1), quoique ces deux femmes n’eussent pas encore été nommées ; l’omission des scènes de Gethsémané et de l’institution de la sainte Cène, supposées connues des lecteurs, et surtout le résumé si bref de toute l’activité galiléenne dans ce seul et unique verset (6.2) : « Une foule nombreuse l’accompagnait parce qu’elle voyait les miracles qu’il faisait, sur les malades. » On trouve même chez Jean des rectifications expresses et intentionnelles de certains traits du récit synoptique : par exemple, lorsque (3.24) il redresse l’erreur commise par Matthieu et Marc, qui font commencer le ministère public de Jésus après l’emprisonnement de Jean-Baptiste (Matthieu 4.12 ; Marc 1.14), ou lorsqu’à plusieurs reprises (13.1 ; 18.28 ; 19.42) il relève dans l’histoire de la Passion des détails destinés à préciser le vrai jour de la mort de Christ, obscurci dans le récit synoptique. Avec une pareille corrélation entre Jean et les autres évangiles, continuer à répandre ceux-ci non réunis au dernier, c’eût été, de la part de quiconque les connaissait et les possédait tous les quatre, une sorte d’infidélité.

Sans doute les trois synoptiques continuèrent à se répandre isolément dans les diverses contrées de l’Église à côté des exemplaires renfermant les quatre réunis. Quant à ces derniers il me paraît probable, comme l’a pensé Zahn, qu’ils avaient en tête, comme titre général le seul mot : τὸ Εὐαγγέλιον, l’Évangile, tandis que chacun des quatre écrits dont se composait le recueil, portait en tête, comme titre spécial, les simples mots : Κατὰ Μαθθαῖον, Κάτα Μάρκον etc. Nous trouvons encore aujourd’hui dans les plus anciens manuscrits la trace de cette forme la plus antique. Ainsi dans א, B, dans D (au haut des pages), dans F (pour Luc et Marc) et dans plusieurs manuscrits de l’ancienne traduction latine et de la Vulgate, ce titre abrégé est même devenu une sorte de substantif, comme dans ces expressions : « Ici finit Selon Matthieu (explicit Secundum Matthaeum). Ici commence Selon Jean (Incipit Secundum Joannem), » ou encore dans D : « Ici commence Selon Marc (Incipit Secundum Marcum ; (Ἄρχεται Κατὰ Μάρκον), etc. etc. »

Toutes ces considérations me font supposer que la réunion de nos quatre évangiles en un volume unique doit avoir eu lieu, sinon sous les yeux et avec la participation de Jean, du moins peu de temps après son départ et avec la certitude de son assentiment. Il est même difficile de croire que plus tard cette réunion eût pu s’accomplir sans discussion ni opposition ; car les désaccords multiples que présentent les synoptiques sur une foule de points particuliers et la différence générale si frappante qui règne entre eux et l’évangile de Jean eussent certainement mis obstacle à leur réunion pacifique en un seul livre qui, selon une expression de Celse, « se transpercerait de sa propre épée ! »

On peut à certains égards rapprocher le résultat auquel nous avons été conduits par la tradition primitive, consignée dans les rapports d’Irénée et de Clément, de la conclusion à laquelle est arrivé un écrivain bien au coupant de tous les travaux modernes et auquel on ne peut reprocher un respect exagéré de la tradition. Renan (Vie de Jésus, 1re éd., p. XXXVII) résume ainsi son point de vue sur la question : « En somme, j’admets comme authentiques les quatre évangiles canoniques. Tous, selon moi, remontent au Ier siècle, et ils sont à peu près des auteurs à qui on les attribue. » Ce à peu près se rapporte à l’opinion d’après laquelle les évangiles de Matthieu et de Jean auraient été composés par les disciples de ces deux apôtres.

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