Les évangiles synoptiques

1. L’apôtre Matthieu

Notre premier évangile est placé en tête du recueil évangélique et de tout le N.T., comme formant la transition des écrits de l’ancienne alliance à ceux de la nouvelle. A lui s’applique tout particulièrement le mot de saint Augustin : « Le Nouveau Testament caché dans l’Ancien ; l’Ancien dévoilé dans le Nouveau. »

L’auteur auquel la tradition unanime de l’Église primitive l’attribue, l’apôtre Matthieu, est l’un d’entre les Douze qui sont restés à l’arrière-plan durant la vie terrestre du Sauveur. Il n’est nommé que deux fois dans l’évangile qui porte son nom, dans le récit de sa vocation (Matthieu 9.9) et dans la liste des apôtres (Matthieu 10.3). Son nom ne paraît que trois fois dans les autres écrits du N.T., et cela uniquement dans les listes apostoliques (Marc 3.18 ; Luc 6.15 ; Actes 1.13). Malgré ce rôle si effacé, Matthieu s’est trouvé être l’un des deux apôtres qui ont exercé la plus grande influence sur le développement de l’œuvre du Christ dans le monde jusqu’à nos jours.

Son nom est écrit de deux manières dans les documents grecs. Les plus anciens Mss. (אBD) l’écrivent avec deux θ (Μαθθαῖος) ; cette forme a été conservée dans beaucoup d’éditions modernes (Lachmann, Tischendorf, Tregelles, Westcott et Hort, etc.). Mais la forme Μαθαῖος se trouve dans les Mss. majuscules plus récents (GEKL, etc.) ; elle a été adoptée par Griesbach, et elle se lit en général dans les éditions du texte reçu. Cette différence orthographique n’est pas tout à fait sans importance. Si on lit ce nom avec deux θθ, il provient évidemment de l’hébreu, car on trouve dans l’A.T. les noms Maththan (don) et Maththanja (don de Jéhova). Ce dernier, abrégé en Maththija, est rendu parfois en grec sous la forme Μαθθίας (Actes 1.23, 26). Mais il peut avoir été reproduit aussi avec la terminaison αῖος. Il y a beaucoup d’exemples de cette forme. Hilgenfeld (Einl., p. 453) cite en particulier Jehoudi, Kenaani, rendus dans le N.T. sous les formes Ἰουδαῖος et Χαναναῖος. Keil cite aussi Zabdi, rendu 3 Esdras 9.21 par Ζαβδαῖος. L’exemple de ce genre le plus conforme au cas actuel est celui du nom hébreu Chalphaï (Alphée), qui se trouve rendu en grec sous les deux formes Κλωπᾶς et Ἀλφαῖος. Si c’est bien là l’étymologie du nom de Matthieu, on doit en conclure à l’origine juive de cet apôtre. Il n’en serait pas tout à fait de même si l’on acceptait la forme Ματθαῖος ; comme sont disposés à le faire Blass (Grammatik d. N.Tchen Griechisch, 1896, § III, 11) et Schmiedel (Grammatik des N. Tchen Sprachidioms, 8e éd. de Winer). Selon le premier, si je le comprends bien, la vraie forme grecque serait τθ et la leçon θθ proviendrait d’une assimilation du τ par le θ suivant, comme dans Βάκχος devenu Βάχχος, Ἀτθίς devenu Ἀθθίς, Ζαπφώ devenu Ζαφφώ. Je penserais plutôt avec Curtius (Grundzüge der griechischen Etymologie, p. 418) que l’orthographe primitive a bien été celle des deux θ, mais que, comme la langue grecque cherche toujours à adoucir, les deux aspirées consécutives ont paru trop dures, ce qui a amené le changement de la première en une sourde (tenuis). Dans ce cas la forme Μαθθαῖος serait plus conforme à l’étymologie et la forme Μαθαῖος ; à la prononciation, ce qui s’accorde bien avec l’origine vraisemblablement hébraïque du nom et de la personne de l’apôtre, ainsi qu’avec les caractères de tout son écritb. – Deux autres étymologies également tirées de l’hébreu ont été proposées ; l’une par Ewald, qui verrait dans ce nom la reproduction du nom Amitthaï (Jonas 1.1), Vautre par Grimm, qui le fait venir de Matthim, pluriel du singulier inusité Math (vir). Ce nom signifierait dans le premier cas, le fidèle ; dans le second, le viril ; mais ces suppositions n’ont pas eu de succès.

b – J'exprime ici mes remerciements à MM. J. Lecoultre et G. Attinger, professeurs à Neuchâtel, pour les renseignements qu'ils ont bien voulu me procurer sur ce sujet.

Une autre question plus importante est soulevée par les récits parallèles de Luc et de Marc qui, tout en racontant à peu près dans les mêmes termes la vocation d’un péager à Capernaüm, le nomment tous deux Lévi. Clément d’Alexandrie (Strom. IV, 9, 73) rapporte que le valentinien Héracléon envisageait ce Lévi comme un personnage différent, de l’apôtre Matthieu, le premier n’étant qu’un péager quelconque devenu chrétien. Cette distinction a été admise par beaucoup de critiques modernes, Grotius, Neander, Sieffert, Hilgenfeld, Reuss, etc. Clément lui-même paraît partager cette opinion ; car parmi les apôtres qui n’ont pas subi le martyre, il nomme Matthieu, Philippe, Thomas, Lévi (à moins que ce dernier nom ne désigne Lebbée). Origène également ; car il signale comme ayant été péagers Matthieu et Lévi (Contra Cels. I, 62). Selon Sieffert, la tradition aurait appliqué à l’apôtre Matthieu les circonstances qui avaient signalé l’appel du péager Lévi. Mais si l’explication qui statue deux personnages différents n’est pas impossible, elle est très invraisemblable. Car :

  1. Les trois récits ont une parfaite similitude de fond et de forme, sauf le nom du péager.
  2. Dans les trois récits cet appel est placé à la suite du même miracle, la guérison du paralytique.
  3. Dans tous les trois il est suivi également d’un seul et même récit, celui du banquet offert, par le nouvel appelé, à Jésus, aux apôtres et à ses amis, les péagers du lieu, avec les mêmes entretiens à la suite du repas (le jeûne, l’Époux ôté, les vêtements vieux et neuf, le vin nouveau et les vieilles outres).

Il s’agit donc bien dans les trois récits d’un seul et même fait ; et il faut admettre que le nom de Matthieu fut un surnom donné à ce péager par Jésus lui-même au moment de sa vocation. En le surnommant don de Dieu, Jésus aurait signalé le prix qu’il attachait à cette soudaine adhésion si promptement obtenue ; comparez de nombreux exemples de doubles noms (Simon = Pierre ; Lebbée = Thaddée ; Thomas = Didyme ; Joseph = Barnabas ; Jude = Barsabas). Seulement il me paraît qu’il n’est pas nécessaire de rapporter le mot λεγόμενον (nommé, Matthieu 9.9) au moment où eut lieu l’appel du péager ; l’auteur peut désigner ainsi l’apôtre d’après le nom sous lequel il était connu dans l’Église au moment où il écrivait (comparez l’emploi de ce participe Matthieu 1.16 ; 10.2 ; 27.17, 22 ; Éphésiens 2.11) : « l’homme connu sous le nom de … »

On a admis souvent que cet appel de Matthieu était une vocation à l’apostolat. Je ne le pense pas. L’apostolat, comme tel, n’a existé que plus tard. Jésus l’invitait seulement, en ce moment, à l’accompagner habituellement comme l’un de ses familiers, comme son disciple permanent ; c’était une permission qu’il lui donnait de prendre place dans le cercle privilégié dans lequel il choisit plus tard ses apôtres. Un scrupule de délicatesse a sans doute engagé Marc et Luc à ne pas rappeler expressément le passé de l’apôtre qui avait quelque chose de dégradant ; ils ont préféré le voiler en reprenant son nom primitif, généralement oubliéc. Matthieu, au contraire, ne craignait pas, dans son évangélisation, d’afficher à la gloire de la grâce de son Maître sa profession de péager (Matthieu 9.9), et se désignait franchement par son nom en disant : ἄνθρωπον Μαθθαῖον λεγόμενον et Μαθθαῖος ὁ τελώνης (Matthieu 10.3).

c – Qu'on se rappelle comment l'auteur de l'épître dite de Barnabas tire de la vocation de Matthieu la preuve que Jésus est venu appeler des pécheurs, plus pécheurs encore que tous les autres pécheurs (ὑπὲρ πᾶσαν ἁμαρτίαν ἀνομωτέρους).

Le caractère de Matthieu doit avoir été ferme et décidé ; c’est ce que fait ressortir le récit de Luc : « Et abandonnant tout, il se leva et le suivit. » On comprend ainsi peut-être pourquoi Jésus l’avait associé au scrupuleux et sceptique Thomas, qui formait avec lui la quatrième paire d’apôtres.

Resch, dans les Aussercanonische Paralleltexte su den Evangelien (Matth., Marc, 2tes Heft, 1894) a émis l’opinion de l’identité de l’apôtre Matthieu avec Nathanaël (Jean 1.44 et suiv.) ; et en effet le récit de Jean est certainement celui de l’appel d’un futur apôtre (v. 51 et 52) ; comparez Jean 21.1. Or le nom de Nathanaël ne se lit dans aucune des listes apostoliques et doit par conséquent se retrouver dans celui de l’un des Douze ; et, comme les noms de Nathanaël et de Matthieu ont absolument le même sens (Matthieu : don de Jah [abréviation de Jahvé], et Nathanaël : Dieu [El] a donné ; comparez les noms de Théodore et Dosithée), on comprend ce qui a engagé Resch à voir en eux une seule et même personne. Cependant cette opinion ne me paraît pas soutenable. La scène de la vocation de Nathanaël (Jean 1) n’a rien de commun avec celle de la vocation de Matthieu (Matthieu 9.9), ni pour le lieu, ni pour le temps, ni pour le mode. La première appartient au premier voyage de retour de Judée en Galilée ; l’autre se passe à Capernaüm, et par conséquent un certain temps après ce retour en Galilée, lorsque déjà Jésus avait transporté son domicile de Nazareth à Capernaüm (Matthieu 4.13) et qu’il était en pleine activité. Puis, Nathanaël fait des objections ; Matthieu au contraire obéit au premier appel. Ajoutons que les deux inexactitudes, la confusion des deux premiers retours en Galilée et l’omission du long séjour en Judée qui les a séparés (Matthieu 4.12 ; comparez Jean 3.22-24), s’expliquent plus difficilement si Matthieu était présent au premier retour que s’il n’a été appelé que plus tard. Je pense donc plutôt avec la plupart des interprètes que Nathanaël doit être identifié avec Barthélemi (fils de Tholmaï), nom patronymique qui suppose chez celui qui le portait un autre nom personnel. Ce dernier nom est celui qu’emploie Jean (ch. 1 et 21) comme celui sous lequel il avait d’abord connu Nathanaël, puis continué à le désigner familièrement, tandis que celui de Barthélemi était le nom par lequel on le désignait comme apôtre, ainsi qu’on le voit dans les listes apostoliques et dans le récit d’Eusèbe sur Pantène où il paraît sous ce nom en tant qu’apôtre de l’Arabie méridionale (proprement des Indes). Comp. Eus., H. E. V, 10, 3.

Immédiatement l’appel de Jésus accepté, Matthieu accomplit son premier acte missionnaire. Il offre à Jésus dans sa maison un repas auquel il invite ses anciens collègues, les péagers du lieu, sans doute afin de les mettre en relation avec son nouveau Maître. C’est là le seul sens possible du récit de Luc 5.29. C’est aussi certainement celui du récit de Marc 2.15, où la reprise expresse du nom de Jésus, à la suite des mots dans sa maison, force à rapporter le pronom αὐτοῦ (sa) à Matthieu, et non à Jésus. Dans Matthieu 9.10 Meyer-Weiss rapporte les mots dans sa maison à la maison de Jésus lui-même. Mais pourquoi statuer ici une différence avec les autres synoptiques ? Jésus avait-il donc une demeure à lui, où il pût offrir un banquet ? Ce jour de fête, où Matthieu fit son entrée dans le royaume divin, fut, comme l’observe Schaff, celui de son adieu au monde et à ses occupations terrestres.

Après l’élection des Douze, que le premier évangile n’a pas racontée, – nous ignorons pourquoi, – Matthieu appartint au second des trois groupes de quatre dont se composait, le collège apostolique, et dont il formait avec Thomas la première paire. D’après Clément d’Alex. (Paedag. II, 16), il aurait pratiqué un genre de vie ascétique, s’abstenant des boissons fermentées et de toute nourriture animale. C’est le même genre de vie qu’Hégésippe attribue à Jacques, le frère de Jésus, et que saint Paul mentionne chez certains chrétiens juifs de l’église de Rome qu’il appelle les faibles (ch. 14). Sans se ranger de leur côté, l’apôtre protège leur liberté ; c’est ce qu’il aurait fait assurément à l’égard de ces deux hommes. Comme le premier évangile rappelle expressément le principe de Jésus, d’après lequel ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui souille l’homme (Matthieu 15.16 et suiv.), on ne saurait voir dans cette pratique une preuve d’esprit légal. On a voulu y trouver aussi une trace d’essénisme. Mais l’essénisme comportait bien d’autres pratiques et abstinences qui avaient dans ce système un caractère religieux, obligatoire, et qui n’auraient pas été compatibles avec la vie apostolique. On peut penser que ces deux hommes agissaient en cela comme le font nos végétariens actuels. On attribue parfois à Matthieu la mention d’une parole prétendue de Jésus : « Si le voisin d’un élu pèche, l’élu a péché ; car s’il se fût conduit comme le prescrit la Parole, son voisin eût été rempli d’un tel respect pour sa vie qu’il aurait été conduit à ne pas pécher. » Mais elle provenait d’un livre extra-canonique, les Traditions de l’apôtre Matthias (Clément, Strom. Vil, 13, 82, éd. Klotz). Nous retrouvons dans cette parole le caractère recherché et alambiqué de presque toutes celles que les écrits extracanoniques prêtent à Jésus.

Dans l’ouvrage intitulé la Prédication de Pierre, il était dit que Matthieu était resté en Palestine encore douze ans après l’Ascension, ce qui conduirait à l’an 42. Ce qui est certain, c’est qu’en 59 Paul ne trouva plus aucun apôtre à Jérusalem (Actes 21.17 et suiv.). Harnack, dans sa Chronologie, essaie même de prouver que la dispersion des apôtres en général eut lieu dès l’an 42, mais d’après des données peu solides, à ce qu’il me paraîtd. D’après Eusèbe (H. E. III, 24, 6) ce serait à l’occasion de son départ que Matthieu aurait composé son évangile araméen pour dédommager ses concitoyens de Palestine de son éloignement.

d – D'après Kerygma Petri, Acta Petri, Pistis-Sophia et autres sources extra-canoniques.

Où se rendit alors Matthieu ? En Ethiopie, selon l’historien Socrate (19, 2) ; d’après d’autres, chez les Parthes ou en Macédoine ou en Inde. Des légendes postérieures le représentent prêchant avec André chez les Anthropophages, probablement les peuples à demi-barbares habitant les contrées voisines de la mer Noire (Lipsius, Die apocryphen Apostelgeschichten, etc., 1883, I, p. 28, 545 et 598).

Le martyrologe romain fixe le martyre de Matthieu au 24 septembre ; l’Eglise grecque le célèbre le 16 novembre (Credner, Einl., § 35). Mais Clément (Strom. IV, 9, 73), voulant prouver qu’on peut être sauvé sans avoir été martyr, cite les noms de Matthieu, Philippe, Thomas, Lévi (Lebbée ?).

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