Les évangiles synoptiques

4. La composition du livre

A. Le but

La première question qui se présente ici est celle du but que s’est proposé l’auteur.

Cette question est double ; elle porte, d’une part, sur l’évangile grec dans son ensemble, et de l’autre sur l’écrit araméen plus ancien, qui, comme je le pense, a été inséré en traduction dans l’évangile.

a) Le plus ancien des deux ouvrages, celui que l’on appelle, d’après le passage fameux de Papias, les Logia et qui comprenait uniquement, à ce que je suppose, les cinq grands discours, avait un but didactique, et non historique. L’auteur s’efforçait de fixer la teneur exacte des instructions du Seigneur, afin de graver dans l’esprit de l’Eglise les principes qui doivent diriger sa marche et déterminer la ligne de conduite de chacun de ses membres, si elle veut répondre à la volonté du Seigneur et continuer ici-bas son œuvre. Comme l’a dit avec raison Weizsæcker : « Les grands discours de Matthieu montrent eux-mêmes clairement qu’ils ont leur origine dans les besoins de la communauté. » Le livre des Actes (2.42) mentionne, parmi les facteurs essentiels de la vie de l’Eglise primitive, la doctrine des apôtres (ἡ διδαχὴ τῶν ἀποστόλων). Cet enseignement apostolique ne comprenait pas seulement le récit des faits saillants de l’histoire de Jésus. Le terme de doctrine désigne surtout la reproduction de ses enseignements. On dut sentir de bonne heure la nécessité de donner jour après jour un aliment sain à la foi nouvelle des fidèles qui formaient l’église de Jérusalem. Et de plus, il y avait un grand nombre d’évangélistes qui, comme Philippe en Samarie, ou les disciples réfugiés à Antioche, travaillaient à fonder des églises dans les contrées environnantes ; et, si l’on pouvait leur laisser, sans trop de danger, la liberté de reproduire sans texte précis le récit des faits qu’ils avaient souvent recueilli de la bouche des premiers narrateurs, il n’en était pas de même des paroles, des préceptes, des menaces et des promesses du Seigneur. Un sujet aussi important ne pouvait être abandonné longtemps à la libre transmission orale. « Les paroles de Jésus, dit encore Weizsæcker, ne circulaient pas dans l’Eglise d’une manière entièrement libre ; elles étaient pour elle un enseignement permanent ; elles devaient donc être constamment gravées et rafraîchies dans la mémoire ; et précisément parce qu’elles avaient force obligatoire, elles étaient fixées et constatées par la coopération des témoinsd. » Cette manière de se représenter la chose s’accorde avec ce que raconte le Fragment de Muratori sur le mode de composition du IVe évangile : « Jean, est-il dit, rédigea son récit recognoscentibus cunctis, » c’est-à-dire en le soumettant au contrôle de tous les autres apôtres et anciens disciples qui se trouvaient auprès de lui en ce moment-là.

dIbid., p. 384.

L’écrit ainsi composé devait servir de base à l’enseignement primitif de l’Eglise, et c’est sans doute son contenu que Jacques a en vue quand il parle de la loi royale, de la loi parfaite de la liberté, ainsi que de la parole plantée en vous, qui peut sauver vos âmes, expressions par lesquelles il caractérise l’enseignement nouveau et le distingue des commandements de l’ancienne alliance (Jacques 1.21, 25 ; 2.8). S’il existait un écrit renfermant déjà la formule de cette nouvelle, c’était bien certainement celui dont nous prions. Ce sont ces Logia de Jésus, qui ont imprimé une si ferme tenue à la vie morale de la chrétienté primitive.

b) Notre premier évangile s’est proposé d’abord de conserver ce document primitif, tout en le mettant à la portée des églises parlant grec ; mais son auteur a eu en vue en même temps un autre but d’une nature toute différente. Il a encadré les Logia traduits en grec dans une narration la vie de Jésus, destinée non à édifier des croyants, mais surtout à convaincre les Juifs non croyants, et leur faire comprendre la faute capitale qu’ils avaient commise, ainsi que leurs chefs, en rejetant Jésus, leur roi divin. Le but de ce livre n’était pas didactique, mais apologétique, ou même, selon un terme plus énergique employé par Hofmann, élenchtique (sévèrement convaincant). Non seulement, en effet, l’auteur condamne l’incrédulité juive en donnant, à chaque pas de l’histoire, par le moyen des prophéties, la preuve de la dignité messianique de Jésus ; mais en même temps il réduit à néant les objections les plus répandues par lesquelles les Juifs cherchaient à justifier leur attitude hostile vis-à-vis de lui : « S’il était le Messie, disait-on, il serait sorti, non de l’obscure Nazareth, mais de Bethléem, la ville royale ; il n’aurait pas été un violateur du sabbat ; il n’aurait pas refusé de faire des miracles dans le ciel, refus qui prouve bien qu’il ne chassait les démons qu’avec la complicité de Satan. Il a même ouvertement blasphémé en se disant, le Fils de Dieu. Enfin l’ignominie de la croix, à laquelle il n’a pu échapper, a montré sans réplique la fausseté de ses prétentions. La disparition de son cadavre du tombeau où il avait été déposé, s’explique tout autrement que par sa prétendue résurrection. » Le récit de notre évangile renferme la solution de toutes ces objections. Bien plus, il prend l’offensive et, tout en réfutant ces arguments, il montre les vrais motifs qui ont poussé les autorités de la nation à rejeter Jésus. Leur haine a eu pour cause la jalousie, l’ambition, la volonté obstinée de maintenir leur pouvoir usurpé au sein du peuple de Dieu. Pilate lui-même a fort bien discerné ces motifs intéressés du Sanhédrin ; son jugement sur la personne de Jésus a été plus droit que celui de ce Conseil suprême. Si l’œuvre de Jésus en Israël a échoué, si ce peuple est désormais rejeté et que le règne de Dieu passe aux païens, ce n’est pas Dieu qui a été infidèle à son alliance ; c’est Israël qui a rejeté Dieu en mettant à mort son Envoyé, son propre Fils. Comme le dit Weiss (Einl., p. 537), « l’intention de cet évangile est de montrer comment il a pu se faire que le Messie, venu pour accomplir la loi et les prophètes, n’ait pas réalisé les espérances nationales d’Israël, et cela afin fortifier en face de cette ruine les fidèles affligés et ébranlés dans leur foi. » Je suis loin de nier ce dernier motif ; mais je ne puis l’envisager que comme secondaire. Le premier évangile est à la fois la justification de la souveraineté messianique de Jésus et la sentence de condamnation du peuple de l’ancienne alliance. C’est un suprême appel à la conscience de ce peuple rebelle et en quelque sorte l’ultimatum que Dieu lui adresse avant de le frapper définitivement.

Ainsi diffèrent totalement le but du Livre des discours, adressé à la partie du peuple qui a formé le noyau de ’Eglise, et celui de la narration évangélique destinée à ouvrir les yeux à la portion incrédule du même peuple.

Mais, malgré cette différence, les deux buts sont pourtant en pleine harmonie et se confirment mutuellement, les cinq discours, en traçant l’idéal de la vraie justice qui contraste si radicalement avec la justice formaliste du pharisaïsme régnant (ch. 5 à 7), en substituant aux grands coups de théâtre que l’on attendait du ciel pour la fondation du Royaume divin, le modeste envoi de douze hommes du bas peuple, ignorants et sans nom, n’ayant pour arme que, la pacifique et lente puissance de la Parole publiquement prêchée (ch. 10 et ch. 13), en organisant une nouvelle société liée uniquement par l’amour, la fraternité, le pardon mutuel et la prière commune (ch. 18), en ouvrant enfin la glorieuse perspective du retour du Maître, qui devait laver la tache de son supplice ignominieux et consommer l’œuvre commencée par sa première venue (ch. 24 et 25), – ces cinq discours appuyaient fortement le but apologétique de l’évangile, tout comme l’évangile, d’autre part, par la démonstration prophétique dont il était rempli, donnait tout leur poids aux déclarations solennelles renfermées dans ces discours. Ainsi, malgré sa dualité, notre premier évangile n’en conserve pas moins une imposante unité, ce qui explique le rôle incomparable qu’il a rempli dès le commencement et qu’il remplit encore maintenant dans le monde.

B. Les lecteurs

Seconde question : Quels sont les lecteurs en vue desquels ont été composés le livre des Logia et le premier évangile ?

a) Les Logia étaient certainement destinés à des lecteurs d’origine juive, parlant l’araméen, habitant la Palestine, et déjà convertis à l’Evangile. Tout cela ressort des faits suivants : les lecteurs respectent la loi mosaïque, croient aux prophéties et attendent le retour du Messie et la venue de son règne comme terme de l’histoire. L’auteur ne juge pas d’ailleurs nécessaire de leur expliquer certains usages juifs dont Marc et Luc rendent compte à leurs lecteurs d’origine païenne ; ainsi à l’égard des ablutions judaïques (comparez Matthieu 15.1-2 avec Marc 7.3-4), et touchant le jour dit des pains sans levain (comparez Matthieu 26.17 avec Marc 14.12 et Luc 22.7) Il en est de même de la situation de la montagne des Oliviers par rapport au temple (Matthieu 24.3, comparez avec Marc 13.3). Ce qui prouve enfin que l’auteur envisage ses lecteurs comme des croyants, c’est la manière dont il s’adresse à eux dans les cinq discours : « Vous êtes le sel de la terre…, la lumière du monde (5.13-14)… L’Esprit de votre Père parlera par vous (10.20)… Celui qui vous reçoit, me reçoit (10.40)… A vous il est donné de connaître les mystères du Royaume ; mais aux autres cela ne leur est pas donné (13.11)… Ce que vous aurez lié…. délié sur la terre, sera lié…. délié dans le ciel…. S’il ne veut pas t’écouter, dis-le à l’Eglise…. Si deux d’entre vous s’accordent sur la terre à demander quelque chose, cela leur sera fait de par mon Père qui est aux cieux (18.15-20)… Quand vous verrez en lieu sacré l’abomination dévastatrice, alors que ceux qui sont en Judée s’enfuient aux montagnes » (24.15-16). – Toutes ces paroles avaient sans doute été adressées par Jésus à ses disciples ; mais si les apôtres les rappellent aux églises fondées par eux, c’est évidemment parce que dans leur intention elles devaient devenir la règle de conduite permanente de ceux à qui ils les rappelaient. Quand nous lisons, Actes 9.31, ces mots : « Et l’Eglise dans toute la Judée et la Galilée et la Samarie était en paix… et s’accroissait par la consolation du Saint-Esprit, » nous pouvons être assurés que ces communautés judéo-chrétiennes, déjà si nombreuses en Palestine à cette époque reculée, étaient le cercle en vue duquel fut composé le livre des Logia. Aussi cet écrit fut-il rédigé dans la langue généralement parlée par le peuple, l’araméen, comme le prouvent les mots du dialecte sémitique qui ont passé dans la traduction grecque (voir plus haut).

b) Le cercle de lecteurs auquel a été destiné l’évangile différent à plusieurs égards, comme le prouve déjà la langue dans laquelle il est écrit. Il s’agit bien encore de Juifs car ces lecteurs aussi croient aux prophéties et attendent le Messie ; mais ce sont des Juifs hellénistes, ignorant l’hébreu ; autrement il n’aurait pas été nécessaire de traduire pour eux les termes Emmanuel (1.23), Golgotha (27.33), Eloï, Eloï…. (27.46) ; de plus, ces Juifs hellénistes peuvent bien avoir été en partie des Palestiniens, mais il est naturel d’en chercher le plus grand nombre dans les synagogues parlant grec des contrées environnant Palestine, par exemple en Syrie (Antioche), en Mésopotamie (Babylone), en Egypte (Alexandrie). Ces populations juives venaient chaque année à Jérusalem aux grandes fêtez (Actes ch. 1) ; elles avaient contracté dans ces occasions préjugés hostiles à l’Evangile qui avaient déterminé la condamnation de Jésus. On leur avait rempli l’esprit des arguments et des objections de toutes sortes énumérés plus haut, et par lesquels on justifiait l’incrédulité nationale. Combien n’importait-il pas à l’Eglise de leur rappeler que Jésus était né à Bethléem, lors même qu’il avait grandi à Nazareth ; que, s’il avait enseigné, non à Jérusalem, mais en Galilée, cela répondait à la prophétie ; qu’il n’avait point violé le sabbat par ses guérisons, ni en général combattu la loi, mais seulement la fausse application qu’en faisaient les rabbins ; que, s’il s’était dit le Fils de Dieu, la sainteté de sa vie, sa sagesse et ses miracles prouvaient qu’il avait dit vrai ; que Pilate lui-même n’avait consenti qu’avec répugnance à confirmer sa condamnation ; que jusque dans son supplice il avait été signalé comme un second David ; que les précautions prises par les autorités juives prouvaient, qu’il était sorti du tombeau ressuscité et non enlevé par ses disciples ; en un mot, que, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, les prophéties avaient trouvé en lui leur plein accomplissement. C’est ainsi que, tandis que le livre des Logia travaillait à diriger et à affermir la marche des Juifs croyants, formant le noyau de l’Eglise, l’auteur de l’évangile cherchait à convaincre les Juifs non encore croyants, au dedans et au dehors de la Palestine, et à leur faire reconnaître en Jésus le Messie qu’ils attendaient.

L’ambition de l’évangéliste allait probablement plus loin encore. S’il met en saillie avec une complaisance évidente la parole de Jésus sur la place réservée à la table des patriarches pour les croyants arrivant des quatre coins de l’horizon (8.10 et suiv.) ; s’il rappelle le mot frappant : « Le champ, c’est le monde ; » s’il fait ressortir avec insistance (21.41-43) la parole par laquelle Jésus déclare que la vigne passera à de nouveaux vignerons ; s’il ordonne aux apôtres d’apporter le baptême à toutes les nations en leur enseignant à garder tout ce qu’il a commandé, – il est clair qu’un cercle d’innombrables lecteurs se découvrait à ses yeux, surtout en raison du livre des logia, où étaient consignées ces principales instructions de Jésus qui devaient, selon son ordre, être prêchées au monde entier. Transmis par les troupeaux palestiniens aux Juifs hellénistes, ce livre devait passer des mains de ceux-ci à toutes les nations chez lesquelles les Juifs croyants ou non croyants étaient déjà dispersés.

C. La date

La troisième question est celle du moment où a été imposé cet évangile. Les avis sont encore aujourd’hui partagés sur ce point. Les uns placent la composition avant la ruine de Jérusalem en l’an 70 : ce sont surtout Hug, ainsi que les autres écrivains catholiques, suivant en cela Irénée et Eusèbe ; puis Meyer, Holtzmann (Die syn. et Einl,), Keim (Leben Jesu), Keil et beaucoup d’autres. D’autre part, un grand nombre d’auteurs la place après l’an 70 ; Weiss et Harnack, immédiatement après elle (70-75) ; d’autres, après un intervalle plus ou moins long : par exemple, Réville, au temps des Flaviens (69-96) ; Jülicher, sous le règne de Domitien (81-96) ; Volkmar descend jusqu’à l’an 110, par la raison que Matthieu emploie Luc ; et Baur va même jusqu’à 130-134, sous le règne d’Adrien. Les arguments de Weiss et Harnack sont partout tirés des passages 24.29 et 22.7 que nous examinerons tout à l’heure. Ce qui décide Jülicher, c’est le grand travail de l’Eglise pour l’évangélisation du monde qu’impliquent déjà, selon lui, la parole 28.18-20, ainsi que l’annonce des persécutions de la part du monde païen (10.18 et suiv.), indices qui conduisent jusqu’au temps de Domitien. Mais ces raisons supposeraient que Jésus n’a pu connaître à l’avance la grande extension que prendrait son œuvre dans le monde païen, ni l’inimitié violente qu’elle y rencontrerait. On comprend que, pour nous, ces raisons tombent d’elles-mêmes. Quant à la date, admise par Baur, elle est universellement rejetée aujourd’hui. Comment dans ce discours la seconde ruine de Jérusalem sous Adrien serait-elle si expressément mentionnée, tandis que la première, en l’an 70, serait entièrement passée sous silence ?

Nous en venons à la date de Weiss et de Harnack et aux deux passages sur lesquels ces critiques l’appuient.

Les mots aussitôt après (εὐθέως μετά), par lesquels Matthieu commence l’annonce de la Parousie (24.29 et suiv.), rattachent étroitement selon ces savants, et par erreur, cet événement à la ruine de Jérusalem. D’autre part, ces mots ont bien souvent été employés aussi pour prouver la composition de cet évangile avant l’an 70, date qui seule expliquerait une telle erreur. Les deux écrivains dont nous parlons, disent : après, mais immédiatement après, c’est-à-dire lorsqu’on n’avait pas encore eu le temps de se convaincre de l’erreur renfermée dans ces mots. Ces deux conclusions contraires me semblent aussi erronées l’une que l’autre. Je crois en effet avoir montré par le passage de ce discours v. 23-28 et par une foule d’autres paroles du Seigneur, que, dans sa pensée, entre la ruine de Jérusalem et la Parousie se plaçait un grand intervalle, qui est même une période indispensable de l’histoire, celle que Luc appelle les temps des païens, dans laquelle doit s’accomplir l’appel successif des nations au salut, période que Jésus lui-même avait annoncée comme le temps durant lequel la vigne du règne de Dieu serait confiée à de nouveaux ouvriers. Et que deviendrait en effet l’universalisme chrétien, auquel visait tout le particularisme théocratique, s’il n’y avait pas une place dans l’histoire pour cette œuvre indispensable ! Jésus, moins que personne, ne pouvait ignorer cette nécessité, et tout prouve qu’il ne l’a pas ignorée. Par conséquent, comme nous l’avons montré, ou bien aussitôt (εὐθέως) du v. 29 a été ajouté à tort dans le compte-rendu de Matthieu, sous l’empire de la même préoccupation qui a déterminé la forme de la question adressée à Jésus au v. 3 (comp. l’omission de ce mot dans Marc) ; ou bien il ne reste qu’à étendre, comme nous l’avons proposé, le sens de l’expression « après la tribulation de ces jours-là » à tout l’état de choses qui est résulté de la ruine de Jérusalem et à donner par conséquent au mot εὐθέως le sens de subitement ou rapidement, en opposition à la sécurité dans laquelle le monde sera plongé à ce moment-là. Quant au passage 22.7, où Jésus représente le roi dont le banquet a été méprisé, Renvoyant pour punir cet acte de rébellion une armée qui brûlera la ville révoltée, une pareille parole, dit-on, suppose trop évidemment le fait déjà accompli pour n’avoir pas été écrite après lui. Mais admettons que Jésus n’eût pas lui-même le savoir prophétique ; il connaissait du moins les prophéties de l’Ancien Testament ; et comment aurait-il pu ignorer cette menace du prophète Daniel, dont il a cité une autre parole : « Jusqu’à l’entière ruine qui fondra sur le désolé » (9.27), ou ce mot foudroyant qui termine tout l’Ancien Testament : « De peur que je ne vienne et que je ne frappe la terre d’interdit » (Malachie 4.6), parole qui menace Israël de subir de la main de Dieu, en cas d’infidélité, la même destruction qu’Israël avait fait subir par son ordre aux Cananéens ! Jésus, qui voyait en esprit son règne s’étendre sur la terre entière, – qu’on se souvienne de la parole indubitablement authentique qu’il a prononcée à la suite de l’onction de Marie : « L’action de cette femme sera racontée partout où sera prêché cet Evangile, dans le monde entier (ἐν ὅλῳ τῷ κόσμῳ), » – Jésus ne pouvait pas ne pas prévoir le sort réservé au peuple qui, par son incrédulité, se mettait en travers de ce courant irrésistible. Keim dit lui-même (Leben Jesu, I, p. 49) : « On a dit que Jésus n’avait pu prévoir la ruine de Jérusalem. Mais le contraire ressort des détails transmis sur son procès et sur celui d’Etienne ; comp. Matthieu 26.61 ; Marc 14.58 ; Jean 2.19 ; Actes 6.14. Même parmi les Juifs on prévoyait cette fin tragique, et déjà sous Cumanus, en 52, l’on pensait à la destruction du temple (Josèphe, Guerre Juive, II, 125, et Antiq. XX, 6, 1)e. »

e – Les nombreuses émigrations de Juifs de familles nobles dès avant le commencement de la guerre sont attestées par Josèphe (Guerre Juive, II, 14, 2). On comparait l’état de choses à un vaisseau prêt à faire naufrage et dont on se hâte de se sauver à la nage (II, 20, l).

Remarquons enfin les termes de la déclaration de Jésus sur la destruction du temple, Matthieu 24.2 : « Je vous dis qu’il ne restera ici pierre sur pierre qui ne soit renversée. » Si la prophétie avait été faite après coup, celui qui l’a mise dans la bouche de Jésus, l’aurait fait d’une manière plus conforme à l’histoire ; car le temple a été, non pas démoli, mais incendié.

Les passages que nous venons d’examiner sont donc insuffisants pour prouver la composition de notre évangile après l’an 70. Par contre, il en est un qui me paraît décisif en faveur de l’opinion opposée. Nous partons ici de la date de l’évangile, pour revenir ensuite à celle du livre des Logia. Le passage qui me paraît prouver positivement la composition de l’évangile avant l’an 70 est 24.15-16. Après avoir rapporté l’avertissement donné à l’Eglise par Jésus lui-même, de s’enfuir de Judée au moment où la profanation dévastatrice envahirait le sol sacré, l’évangéliste interrompt tout à coup son compte-rendu pour souligner cet avertissement et introduire dans le cours cette exhortation : « Que celui qui lit, fasse attention » (ὁ ἀναγινώσκων νοείτω). Cette parenthèse due à l’évangéliste me paraît prouver trois choses :

  1. que le discours était déjà rédigé, et rédigé en grec, au moment où cet avertissement y a été inséré ;
  2. qu’il était lu, soit en privé, soit en assemblée, par le lecteur officiel (ὁ ἀναγινώσκων Apocalypse 1.3) ;
  3. que l’auteur voulait engager l’Eglise à se rendre sérieusement compte de la direction donnée par Jésus pour ce moment-là, et à en tirer la conséquence pratique en se préparant à l’émigration. Le moment approchait dont Jésus avait parlé en disant : « Priez que votre fuite n’arrive pas en un jour de sabbat, ni en hiver. » Il me semble contraire à toute vraisemblance de supposer que cette espèce de Nota-béné, par lequel l’auteur met en relief cette exhortation de Jésus à fuir de Judée, soit postérieur à la ruine de Jérusalem et même au moment de cette fuite elle-même, qui eut lieu vers l’an 66. Ce serait comme si, au moment où Paris était investi par l’armée allemande, une proclamation officielle avait invité les habitants de la ville à passer au delà de la Manche. L’avertissement de Jésus en lui-même ne prouverait peut-être rien de certain quant à la date de l’écrit où il est consigné ; mais l’énergie avec laquelle l’évangéliste insiste sur l’attention à lui donner, prouve clairement que l’exécution était encore à venir et devenait même urgente à ses yeux.

Il résulte de là que l’écrit dans lequel se trouve cet avertissement doit être quelque peu antérieur à l’an 66 où commença la guerre et où eut lieu l’émigration de l’Eglise de l’autre côté du Jourdain. Je crois, en conséquence, que l’on peut fixer comme date de la composition du premier évangile la période de 60-66.

Si de l’évangile nous remontons au Livre des Discours, nous sommes conduits à placer sa composition dans les années qui ont précédé celle de l’évangile. Or, c’est précisément à cette période que nous conduit aussi le moment de la dispersion des apôtres qui, comme nous l’avons conclu d’Actes 21.17 et suiv., doit avoir eu lieu avant l’an 59, et à l’occasion de laquelle a dû être ressentie plus vivement la nécessité d’un pareil livre pour les églises palestiniennes. Cette période est aussi celle où l’ascendant de Jacques sur l’église judéo-chrétienne atteignait son apogée, et qui, par cette raison, convient le mieux à l’envoi de sa lettre encyclique adressée aux églises judéo-chrétiennes de l’Orient, cette lettre dont les affinités avec le premier évangile sont si remarquables. Hilgenfeld assigne également cette date à la composition de l’évangile araméen, qu’il identifie avec celui des Hébreux, et dont il fait le premier anneau de la littérature synoptique.

Nous traiterons dans l’appendice qui va suivre la question de la relation entre le livre des Discours et d’autres livres du N.T. Peut-être en résultera-t-il une confirmation de la date que nous venons d’assigner à cet écrit et par conséquent aussi à l’évangile qui le renferme.

Relation des Logia avec d’autres livres du Nouveau Testament

1. Avec l’Apocalypse.

B. Weiss a cru trouver une preuve de la composition de Matthieu après l’an 70 dans l’usage qu’aurait fait l’évangéliste du livre de l’Apocalypse, composé selon lui en l’an 68. Ce n’est pas le lieu d’examiner la vérité de cette date, qui n’est plus aujourd’hui aussi généralement admise que précédemment (voir, par exemple, Harnack, Chronologie). Indépendamment de cette question, je ne crois pas, il est vrai, que l’on puisse trouver une relation de dépendance entre les deux écrits ; mais je pense que la relation est inverse de celle qu’admet Weiss ; c’est, me paraît-il, la vision apocalyptique qui repose sur le discours eschatologique renfermé dans Matthieu ch, 24 et 25. La preuve n’est pas difficile à faire : La vision des sceaux de l’Apocalypse (ch. 6) commence l’apparition d’un cavalier qui parcourt la terre sur un cheval blanc, un arc à la main en symbole de victoire (v. 2) : cette vision s’accorde avec l’ordre donné aux apôtres dans Matthieu ch. 24, de s’en aller prêcher l’Evangile « à toutes les nations et par toute la terre » (v. 14) ; pour l’emblème du cheval blanc, comp. Apocalypse 19.11 et suiv. – La vision suivante l’Apocalypse, celle du second sceau (v. 3), fait apparaître un cavalier monté sur un cheval roux, tenant une épée et déterminant la guerre : la première des calamités mentionnées dans la prophétie Matthieu 24.6, comme devant affliger la terre, ce sont les guerres (πόλεμοι)f. – Le troisième sceau dans l’Apocalypse (v. 5) fait apparaître un cavalier monté sur un cheval noir, une balance à la main, symbole de la cherté des vivres : aux guerres, dans Matthieu, succèdent (v. 7) les famines (λιμοί). – Avec le quatrième sceau apparaît dans l’Apocalypse un cavalier monté sur un cheval de couleur pâle, ayant en croupe la mort et le sépulcre ; c’est le symbole de la maladie contagieuse : il en est de même dans Matthieu ; aux famines succèdent dans le discours de Jésus les pestes (λοιμοί)g. – l’ouverture du sixième sceauh (Apocalypse 6.12 et suiv.) amène un violent tremblement de terre qui ébranle l’univers et donne aux hommes le pressentiment de la fin : dans Matthieu, le terme suivant est : des tremblements de terre en divers lieux (σεισμοὶ κατὰ τόπους). – Le cinquième sceau (Apocalypse 6.9) représente les âmes des martyrs, victimes des persécutions, soupirant après la gloire promise : le v. 9 dans Matthieu renferme l’annonce des persécutions. – Ce parallélisme continue dans la suite du tableau apocalyptique. Apocalypse 14.6, il est parlé d’un ange portant l’Evangile éternel à tous les habitants de la terre : le v. 14 dans Matthieu annonce la prédication de l’Evangile à toutes les nations avant la fin des choses. – Dans Apocalypse ch. 13 sont décrites l’apparition et la puissance de l’Antéchrist, avec le secours que lui prêtera le Faux-Prophète par toute sorte de faux prodiges : les v. 11 et 24 du discours de Matthieu signalent l’apparition de faux Christs (ψευδόχριστοι) et de faux prophètes (ψευδοπροφῆται), faisant de grands prodiges, de manière à séduire même les élus, s’il était possible. – L’Apocalypse (19.11 et suiv.) décrit, comme le fait suprême de l’histoire, l’apparition, sur un cheval blanc, de celui qui s’appelle la Parole de Dieu (κέκληται τὸ ὄνομα αὐτοῦ ὁ λόγος τοῦ θεοῦ). Matthieu 5.30 décrit également, comme dernier acte du drame eschatologique, l’apparition glorieuse du Fils de l’homme. – Enfin, 20.11 et suiv., l’Apocalypse décrit le jugement des vivants et des morts par le Christ d’après leurs œuvres : Matthieu 25.31 et suiv. annonce le jugement de toutes les nations, exercé par Christ d’après les œuvres de la charité accomplies ou omises par chacun.

f – Ces pluriels (les guerres, les famines) dans le discours de Matthieu sont remarquables ; ils prouvent qu’il ne s’agit point de quelque fait particulier, mais de toute une catégorie de calamités du même genre qui continueront à désoler l’humanité, d’époque en époque, après le départ du Christ et jusqu’à la fin des choses.

g – L’authenticité de ce mot n’est pas certaine ; sans doute il serait possible qu’un copiste eût voulu compléter le texte de l’évangile d’après celui de l’Apocalypse. Mais est-il probable que ce rapprochement ait été fait et aurait-on amplifié ainsi arbitrairement le discours de Jésus ?

h – Je passe du 4e sceau au 6e, le cinquième rentrant dans une autre catégorie.

Ce parallèle si fidèlement poursuivi peut-il laisser des doutes sur la parenté littéraire entre le tableau apocalyptique et le discours eschatologique renfermé dans les ch. 24 et 25 de Matthieu ? Il s’agit seulement de savoir auquel des deux écrits appartient la priorité. La réponse ne me paraît pas douteuse. Le mouvement littéraire va du simple au composé, mais non du composé au simple. Ce ne sont pas les riches tableaux apocalyptiques qui ont été condensés en quelques termes secs et prosaïques, comme nous les trouvons dans le discours de Jésus Matthieu ch. 24 ; ce sont bien plutôt ces quelques termes du discours de Jésus (guerres, famines, tremblements de terre, antéchrists, faux prophètes) qui ont servi de thèmes au Voyant de l’Apocalypse et ont été amplifiés par lui en des tableaux complets. Nous croyons donc pouvoir tirer de la relation entre ces deux écrits la conclusion inverse de celle qu’a tirée Weiss, et admettre que l’auteur de l’Apocalypse a eu sous les yeux, vers l’an 95 où il a écrit, le grand discours eschatologique de Jésus.

2. L’épître de Jacques.

Cet écrit ne nous offrirait-il pas un second exemple de l’influence exercée dans le domaine du N.T. par le livre des logia ? J’ai déjà fait remarquer que les expressions de Jacques : la loi royale (2.8), la loi de la liberté (2.12) et la parole plantée dans vos cœurs et qui les régénère (1.21), s’appliquent naturellement à la nouvelle règle de vie morale formulée jour la première fois dans le livre des Logia. L’interdiction du serment (5.12), qui reproduit presque littéralement la parole de Jésus (Matthieu 5.34), peut, il est vrai, être empruntée à la tradition orale. Mais on comprend mieux l’importance extraordinaire donnée par Jacques à cette défense dans les mots : Sur toutes choses, s’il s’agit d’un ordre exprès sorti de la bouche du Seigneur lui-même et consigné dans le livre contenant ses préceptes. L’insistance avec laquelle Jacques fait ressortir la loclion divine pour les pauvres et les richesses de l’héritage qui les attend (2.5-6), aussi bien que les égards qu’il réclame pour eux (2.1-4), rappellent les béatitudes du sermon sur la montagne. Enfin et surtout, la ruine terrible dont il menace les riches en Israël, qui vivent dans le luxe et dans les voluptés charnelles, qui thésaurisent follement pour les derniers jours, et qui enfin ont pour comble « condamné et mis à mort le juste qui ne leur résistait pas » (5.1-6), cette menace énoncée sur le ton des anciens prophètes n’est-elle pas l’écho de l’annonce de la ruine prochaine de l’Etat juif et de sa capitale, Matthieu 24.15 et suiv.i ?

iHarnack, dans sa Chronologie, croit pouvoir placer l’épître de Jacques au IIe siècle, entre 130 et 140, comme formant transition à la régalité catholique subséquente. Mais l’épître de Jacques me paraît représenter le christianisme apostolique sortant dans sa fraîcheur primitive du sermon sur la montagne, beaucoup plutôt qu’un paulinisme affaibli et dégénéré. Les avertissements relatifs au châtiment des riches n’auraient plus dans ce cas l’à-propos que nous venons d’indiquer ; ils ne seraient plus que d’une application vague et banale, et l’on ne conçoit pas bien ce qui aurait pu provoquer un langage si menaçant et si solennel adressé aux synagogues juives vers le milieu du second siècle. L’épître de Jacques a été adressée par ce chef de la première église judéo-chrétienne peu avant sa mort, en 62, aux communautés de judéo-chrétiens dispersées en Orient et encore plus ou moins mêlées avec les synagogues. Jacques désirait sans doute par cet écrit faire pénétrer le christianisme au sein de ces dernières.

3. Epîtres de saint Paul.

Ces écrits, du moins les plus anciens, datent (selon une chronologie que je ne crois nullement devoir échanger contre celle qu’adopte maintenant Harnack) de la période 53 à 59. Les épîtres aux Thessaloniciens, Galates, Corinthiens, Romains, seraient, selon Harnack, de cinq ans plus tôt, de 48 à 55).

Ces lettres présentent plusieurs points de contact remarquables avec le livre des Logia, ce qui n’a rien d’inadmissible si ce livre date, comme je le crois, de la période 50 à 60. Sans doute on peut penser que Paul a emprunté à la tradition orale les passages que nous allons citer. Le lecteur jugera lui-même si cette explication peut suffire. En tout cas, si on la croit suffisante, l’on devra conclure des rapprochements frappants que nous allons constater, à l’analogie complète qui existait entre la tradition apostolique recueillie par Paul et le contenu des Logia. Voici dans les cinq discours les passages dont Paul me paraît avoir fait usage :

1. Dans le sermon sur la montagne (Matthieu ch. 5 à 7). – Jésus interdit le divorce et un nouveau mariage après le divorce, s’il a eu lieu (Matthieu 5.31-32). Non seulement l’apôtre fait de même, mais il en appelle sur ce point à une ordonnance du Seigneur : « J’ordonne à ceux qui sont mariés, non pas moi, mais le Seigneur…. » (1 Corinthiens 7.10-11). La même interdiction se lit de nouveau Matthieu 19.3-9 ; mais elle se trouve là dans l’évangile qui est sans doute de date postérieure à l’épître aux Corinthiens. L’apôtre cite donc plutôt d’après les Logia. – Au sujet des procès qui avaient lieu à Corinthe, pour des questions de tien et de mien, l’apôtre écrit ces mots : « Pourquoi ne supportez-vous pas l’injustice ? Pourquoi n’acceptez-vous pas qu’on vous fasse tort ? » L’apôtre se serait-il exprimé ainsi, s’il ne s’était senti appuyé par la parole du Maître (Matthieu 5.39-41) : « Je vous dis de ne point résister au méchant ; si quelqu’un te frappe sur la joue droite…, si quelqu’un veut te disputer ton manteau…, te forcer de faire une lieue avec lui…, etc. » – Nous lisons Romains 12.14 : « Bénissez ceux qui vous persécutent (τοὺς διώκοντας ὑμᾶς) ; bénissez-les et ne les maudissez point. » N’est-ce pas là un écho de Matthieu 5.44 : « Aimez vos ennemis ; priez pour ceux qui vous persécutent (ὑπὲρ τοὺς διώκοντων ὑμᾶς). » – Enfin il me paraîtrait bien difficile de ne pas voir dans le passage 2 Corinthiens 1.19-20 une allusion à la parole de Jésus Matthieu 5.37 : « Que votre oui soit oui et votre non non (ναὶ ναί, οὒ οὔ) »

2. Dans le discours d’instruction apostolique (ch. 10). – L’ordre donné par Jésus, 5.10 : « L’ouvrier est digne de sa nourriture, » est rappelé par Paul (1 Corinthiens 9.14) en ces mots : « Le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l’Evangile vivent de l’Evangile. » Le mot vivre se rattache de très près à celui de nourriture selon la teneur évidemment tout à fait primitive du texte de Matthieu. Dans le passage Luc 10.7, où l’évangéliste rappelle aussi cet ordre, il le fait sous une forme déjà plus éloignée de la forme première, en substituant le terme de salaire à celui de nourriture. La citation de cette même règle 1 Timothée 5.18 est naturellement conforme à celle de Luc. Ce que dit Paul 1 Thessaloniciens 4.8 du châtiment qui frappera le mépris de sa parole apostolique repose sans doute sur la parole Matthieu 10.40 : « Celui qui vous reçoit, me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ; » comp. Luc 10.16.

3. Dans le discours en paraboles et l’entretien qui a suivi ch. 13). – De même que Jésus (v. 10-15) dénonce le jugement d’endurcissement qui pèse sur la majeure partie du peuple, tout en exceptant les croyants, et dit : « A vous il est est donné…, mais à ceux-là il n’est pas donné…, » de même Paul Romains 11.7) signale l’existence et la continuation de ce jugement sur les Juifs de son temps, tout en signalant aussi parmi eux une minorité, un reste élu (l’ἐκλογή) auquel il oppose – tout comme Jésus – la masse du peuple (οἰ δὲ λοιποί), « qui a des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. »

4. Dans le discours sur les rapports entre frères (ch. 18). – L’arbitrage fraternel que réclame Paul pour les conflits entre des membres de l’Eglise ( Corinthiens 6.1-6) et qui était déjà en usage chez les Juifs, est le mode que prescrit aussi le Seigneur à ses disciples (18.15 et suiv.). – Dans le passage 1 Corinthiens 5.3-5, Paul accomplit à l’égard de l’incestueux un jugement mystérieux au nom de l’église de Corinthe, qui aurait dû, selon lui, commencer par agir elle-même. La conduite de l’apôtre en cette circonstance excessivement grave rappelle d’une manière frappante la déclaration de Jésus Matthieu 18.18-20 : « Tout ce que vous lierez… délierez sur la terre, sera lié… délié dans le ciel. » L’incestueux est désormais lié par la sentence que l’apôtre a prononcée sur lui et par elle en conséquence livré à Satan. Et comment l’est-il ? Jésus avait déclaré dans le même passage que : « Là où deux ou trois seront assemblés en son nom (οὗ γάρ εἰσι δύο ἢ τρεῖς συνηγμένοι εἰς τὸ ἐμὸν ὄνομα) et s’accorderont pour demander quelque chose, cela leur sera fait ; car il sera là lui-même au milieu d’eux. » Et voici comment Paul décrit la manière dont il a procédé dans le jugement du coupable. Il n’a point agi seul, car il s’exprime ainsi : « Quoique absent de corps, mais présent en esprit, vous et mon esprit étant assemblés au nom du Seigneur Jésus, j’ai décidé de livrer cet homme à Satan par la puissance de notre Seigneur Jésus » (ἐν τῷ ὀνόματι τοῦ Κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ, συναξθέντων ὑμῶν καὶ τοῦ ἐμοῦ πνεύματος, σὺν τῇ δυνάμει τοῦ Κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ κέκρικα παραδοῦναι…) On ne saurait méconnaître dans cette description de l’acte extraordinaire accompli par Paul en communion spirituelle avec l’église de Corinthe, l’exécution de la direction donnée par Jésus, du moins autant que cette exécution était possible à la distance qui le séparait en ce moment de cette église. Un tel acte de jugement se comprendrait difficilement sans le pouvoir disciplinaire donné par Jésus à son Eglise.

5. Dans le discours eschatologique (ch. 24 et 25). – 1 Thessaloniciens 2.14-16, Paul donne essor à son indignation contre les Juifs qui, au lieu de favoriser la mission chrétienne en pays païens, soulèvent partout la haine contre l’Evangile : mais, dit-il en terminant ce morceau, la mesure est comble, « et la colère s’avance sur eux pour en finir (εἰς τέλος). » Cette menace si positive repose sans doute sur la menace expresse de Jésus, Matthieu 24.15 et suiv. et surtout v. 34 : « Cette génération ne passera point que…. » – L’apôtre donne la description de la Parousie (1 Thessaloniciens 4.15-17 ; 5.1-3) en reproduisant les principaux traits du tableau tracé par Jésus (Matthieu ch.24 et suiv.). J’en relèverai trois :

  1. L’état des choses au moment de la Parousie ; cet état sera tel que celui du monde avant le déluge ; état de sécurité charnelle et de mondanité complète (24.37-39). Il est décrit de la même manière par Paul 1 Thessaloniciens 5.1-3) : « Quand ils diront : Paix et sûreté…, une ruine subite les surprendra. »
  2. L’apparition glorieuse de Jésus. Matthieu 24.30 : « Le Fils de l’homme venant sur les nuées avec une grande puissance et une grande gloire ; » Paul de même (1 Thessaloniciens 4.16) : « Le Seigneur descendra du ciel au signal donné par la voix de l’archange et par la trompette de Dieu. »
  3. L’effet produit par cette manifestation céleste. Cet effet est double chez Matthieu et chez Paul ; Matthieu 24.30 : « Toutes les tribus de la terre se lamenteront en se frappant la poitrine ; » de même 1 Thessaloniciens 5.3 : « Une ruine subite surprendra les hommes et ils n’échapperont point. » Et, l’autre part, d’après Matthieu 24.31 et suiv., au son de la trompette les élus sont rassemblés par les anges d’un bout du ciel à l’autre ; de même, 1 Thessaloniciens 4.16- 17, les fidèles sont enlevés au devant du Seigneur qui reparaît sur les nuées ; les fidèles déjà morts, en vertu d’une résurrection ; les fidèles encore vivants, par le fait d’une glorieuse transmutation. Ce même enseignement se trouve encore 1 Corinthiens 15.51-52. Paul lui-même le donne comme une parole du Seigneur, 1 Thessaloniciens 4.15 (ἐν λόγῳ Κυρίου). Il est difficile de savoir si ce terme désigne une révélation spéciale, ou se rapporte à la parole de Jésus dans Matthieu. Mais 1 Corinthiens 15.50, cet enseignement est désigné par Paul comme un μυστήριον (un fait révélé), ce qui ferait plutôt penser au premier sens.

Toutes les coïncidences que nous venons de signaler entre Paul et Matthieu, résultaient-elles uniquement de la connaissance que possédait Paul de la tradition orale ? C’est un fait remarquable que chacun des cinq discours dont se composait le Livre des Logia renferme un ou plusieurs de ces passages dont nous trouvons l’écho dans les premières épîtres de Paul, tandis que, de tous les entretiens et les discours contenus dans le reste du premier évangile, et que l’auteur a empruntés sans doute, aussi bien que les deux autres synoptiques, à la tradition orale, il n’est pas une seule parole dont Paul ait fait usage dans ces mêmes épîtres. C’est là ce qui me paraît confirmer que les citations rappelées ci-dessus ont été puisées dans les Logia, plutôt que dans la tradition.

En résumé : L’usage qu’a fait l’auteur de l’Apocalypse du livre des Logia, montre que celui-ci existait avant le règne de Domitien ; celui qu’en a fait Jacques, qu’il existait avant 61-62 ; celui qu’en a fait Paul, qu’il était employé entre 53 et 59 et doit par conséquent remonter jusqu’aux premières années de la période 50 à 60.

Lieu de composition

A la question de la date de l’évangile se rattache celle du lieu où il a été composé. Si le livre des Logia a été écrit en araméen, comme cette langue ne prévalait plus guère sur le grec qu’en Palestine, il paraît certain qu’il fut publié dans cette contrée. C’est d’ailleurs à ce milieu primitif de l’Eglise que conduit son contenu. « Il appartient par son esprit, comme dit Weizsæcker, au cercle palestinien apostolique. » Ce savant a bien développé cette fine observation que, comme les discours tenus par Jésus et conservés dans les Logia ont servi à expliquer à ses auditeurs sa rupture avec le milieu où il enseignait, ils furent aussi, par la même raison, pour les églises palestiniennes, un soutien constant dans les douleurs de leur propre rupture avec l’ancien judaïsme. Pour aucun chrétien, en effet, la douleur de la séparation d’avec le passé ne dut être aussi cruelle que pour les Juifs croyants (Aposl. Zeitalter, p. 382).

Les Logia ne pouvant être compris sous la forme araméenne qu’en Palestine, à mesure que l’Eglise s’étendait dans les contrées grecques environnantes, il devint nécessaire de les reproduire dans cette langue alors universellement parlée ; et, comme les paroles de Jésus ne pouvaient être comprises par ceux qui n’habitaient pas dans le milieu primitif et n’avaient pas joui eux-mêmes de la tradition apostolique, sans la connaissance du ministère de Jésus dans son ensemble, la traduction grecque des Logia ne dut pas tarder à être encadrée dans un évangile grec complet. Renan pense que ce fut en Batanée, à l’orient du Jourdain, où l’église palestinienne avait cherché un refuge avant la ruine de Jérusalem, que se fit ce travail si important. Mais il est douteux qu’il eût pu s’accomplir au moment de l’émigration ou immédiatement après la catastrophe. Nous croyons d’ailleurs avoir écarté plus haut ces deux suppositions. De plus, malgré la teinte que le style grec de notre évangile a conservée de son origine sémitique, cet écrit à la langue si coulante et si ferme me paraît sortir d’un milieu de population grecque plutôt que d’une société entièrement araméenne. L’idée de Renan est aussi celle de Resch dans les Nachträge zu den Paralleltexten von Matlhæus und Marcus, 2tes Heft, p. 449-456. Cet auteur fait jouer ici un rôle considérable au presbytre Ariston de Pella (la ville où s’était réfugiée l’église de Jérusalem, en Batanée). Cet Ariston, qu’une note désormais fameuse, trouvée dans un manuscrit arménien des évangiles, désigne comme l’auteur de la conclusion inauthentique de Marc (16.9-20) et auquel Resch attribue par surcroît la formation du Canon des quatre évangiles, vers 140, serait aussi, d’après lui, l’homme qui aurait constitué le texte du premier évangile tel qu’il s’est conservé dans le Cod. D, dans plusieurs Codd. de l’Itala et dans la traduction syriaque dite de Cureton. Toute cette construction fort ingénieuse paraît bien hypothétique, d’autant plus qu’il n’est pas tout à fait certain que l’Ariston désigné dans l’exemplaire de la version arménienne ne soit pas plutôt l’Aristion d’Asie-Mineure dont a parlé Papias, ainsi que le pensent Zahn et Harnack.

B. Weiss croit pouvoir conclure de quelques passages où il est parlé de croyants vicieux, comme 7.22 ; 13.41 ; 24.12, que ce livre a été écrit dans une contrée où l’Eglise était déjà dégénérée, comme l’Asie-Mineure. Mais les paroles que l’évangéliste met dans la bouche de Jésus sont-elles donc inventées par lui ? Et celui qui avait pénétré l’infidélité de Judas n’a-t-il pas pu discerner déjà des germes d’infidélité chez plusieurs d’entre les disciples qui l’accompagnaient, aussi bien qu’il les constatait chez Judas (Jean 6.70-71) ? Weiss s’appuie encore sur l’expression : dans toute cette terre-là (9.26, 31) pour prouver que l’évangile a été écrit hors de Palestine ; mais le contexte montre que par cette expression l’auteur oppose non la Palestine à une terre étrangère, mais le district, où le fait raconté venait de se passer, au reste de la Palestine elle-même. – Après tout, la supposition la plus naturelle paraît être celle d’une contrée voisine de la Palestine, comme la Syrie, dans la capitale de laquelle se trouvait une si nombreuse chrétienté grecque.

D. L’auteur

Quatrième question : Quel a été l’auteur du Ier évangile ?

a) S’il s’agit du livre des Logia, je pense qu’à proprement parler, cet auteur n’a pas été un individu unique. Il n’y avait pas un seul homme ou même un seul apôtre, à la mémoire et à l’intelligence duquel eût pu être confiée exclusivement la composition d’un tel document. Il s’agissait de réunir pour l’Eglise les déclarations essentielles du Seigneur sur la nature et la marche du Royaume de Dieu qu’il était venu fonder ici-bas, de formuler en quelque sorte la charte de la nouvelle alliance d’une manière conforme à ses volontés. Une œuvre pareille ne pouvait être accomplie par un seul des quelques témoins qui avaient accompagné Jésus et recueilli ses pensées. Comme l’a bien dit Weizsæcker (Apost. Zeitalt., p. 384), « il fallait ici la coopération de plusieurs témoins. » Le vrai auteur du livre des Logia, tel que nous le concevons, fut donc, non pas un apôtre, mais l’apostolat.

Il est clair cependant que la tâche de la rédaction dut être remise à l’un d’eux. Si même le titre : Selon Matthieu, attaché dès le commencement au Ier évangile, ne nous indiquait pas un nom, nous supposerions avec vraisemblance que, parmi les apôtres, celui auquel fut confiée cette tâche, fut l’ancien péager Lévi, portant dans l’Eglise, comme apôtre, le nom de Matthieu. Les autres avaient l’appris à manier le filet ou à conduire la charrue ; la profession de Matthieu, comme secrétaire au bureau de péage, l’avait habitué à l’usage de la plume. Et lors même que le titre Selon Matthieu est celui de tout l’évangile, et non spécialement celui du recueil des Logia, il n’en reste pas moins que le nom de cet auteur s’applique surtout aux discours qui forment la partie essentielle du livre.

b) Pouvons-nous envisager cet auteur comme étant aussi celui de l’évangile grec ? Il faudrait admettre dans ce cas que l’apôtre, après avoir composé en araméen les Logia, avait pris de nouveau la plume pour reproduire en grec les discours et les insérer dans un évangile complet. Mais il est peu naturel, me semble-t-il, de supposer chez un apôtre le cas bien rare d’un auteur se traduisant et se republiant lui-même. D’ailleurs bien des indices s’opposent à cette manière de voir. Nous dirons un mot plus tard des petites différences entre son récit et celui des deux autres synoptiques, comme la mention de deux démoniaques guéris à Gadara ou de deux aveugles guéris à Jéricho, ou le fait de la mort de la fille de Jaïrus, placé trop tôt par Matthieu, différences pour lesquelles on peut à la rigueur trouver des explications plus ou moins plausibles. Je veux parler de faits plus graves, comme la confusion des deux premiers retours en Galilée (4.12), que commettent Matthieu et Marc (1.14), ou la liaison étroite des deux récits de l’entrée à Jérusalem et de l’expulsion des vendeurs, que Matthieu place le même jour (21.12-17), tandis que nous voyons clairement, par Marc (11.11,15), que le second de ces faits n’a eu lieu que le lendemain du jour où s’était passé le premier ; ou l’entretien sur le dessèchement du figuier, que Matthieu place immédiatement après la malédiction prononcée par Jésus (21.20), mais qui n’eut lieu que le lendemain d’après le récit plus circonstancié de Marc (11.12 et suiv.). Laissant là ces questions de détail, je m’arrête à un fait qui me paraît décisif : c’est la relation étroite qui unit la narration du premier évangile à celles du second et du troisième. Ces trois écrits appartiennent évidemment au même genre de composition : même caractère anecdotique et fragmentaire ; même choix de discours et de miracles ; une foule de phrases et de membres de phrases identiques ; surtout mêmes omissions considérables, telles que celles du premier séjour en Judée et de tous les voyages subséquents à Jérusalem ; puis enfin même manque de clarté sur le point si important du jour de la mort de Jésus.

Ce sont là autant de preuves de la parenté étroite qui existe entre la composition du premier évangile et celle des deux autres synoptiques. Il ne faut donc pas voir en lui, par contraste avec eux, une œuvre d’un jet, le produit du souvenir immédiat et personnel d’un témoin ; c’est bien plutôt une branche issue du même tronc que les deux autres synoptiques ; et si la tradition apostolique a formé le fond de ces deux derniers, elle doit être également à la base du premier. Quelle différence avec le quatrième évangile ! Celui-ci, un écrit d’un jet, ayant un style tout particulier qui ne ressemble à aucun autre, renfermant des matériaux nouveaux et originaux, étrangers à la tradition ! Cette tradition commune, l’auteur la connaît, il la domine, il la complète ; il la corrige souverainement, comme quelqu’un qui non seulement sait lieux, mais qui est sûr d’être reconnu pour tel. Nulle trace d’une élaboration antérieure du sujet traité, qui interposerait entre les faits et le récit, soit quant au fond des choses, soit quant à la manière de les raconter. Le souvenir indépendant, personnel, perce dans les moindres détails du récit (comparez par exemple 1.35-43 ou 20.1-10), et ce style si individuel reste parfaitement égal à lui-même du commencement à la fin de l’écrit. La différence entre l’écrit réellement apostolique et le Ier évangile est sensible.

Et, néanmoins, à côté de tous ces indices contraires à la rédaction de celui-ci par la main de l’apôtre Mathieu, il en est d’autres non moins parlants qui attestent ton intervention personnelle dans cette narration ; ainsi, comme nous l’avons vu, l’emploi de son nom apostolique dans le récit de sa vocation (9.9) et l’adjonction expresse de son titre de péager à son nom de Matthieu ans la liste des apôtres (10.3). Un symptôme, insignifiant en apparence et pourtant significatif, est encore la place qu’il occupe dans la quatrième paire d’apôtres ; son nom est ici placé après celui de Thomas, tandis que, dans Marc et Luc, c’est Matthieu qui occupe la première place. L’apôtre ne pouvait déplacer les paires ; mais il pouvait se déplacer lui-même dans sa paire. Il y a encore dans cet évangile deux paroles de Jésus très spéciales, qui ne sont pas entrées dans la tradition et qu’un témoin seul peut voir conservées. La première est la commission que Jésus donne à deux de ses disciples pour l’homme chez qui ils doivent préparer le repas pascal à Jérusalem : « Le Maître te fait dire : Mon temps est proche ; que je fasse la Pâque chez toi avec mes disciples » (26.18). Cette parole, qui ne se trouve que dans Matthieu, est d’autant plus frappante qu’elle déclare et qu’elle explique l’anticipation que Jésus est obligé de faire du repas pascal, en le célébrant un jour avant celui que prescrivait la loi et qu’observait tout le peuple. C’était, si je ne me trompe, le soir du 13 nisan, au moment où allait commencer le 14 (le jour où on se préparait à la fête en enlevant tout levain des maisons et en immolant dans le temple l’agneau pascal), que Jésus s’exprima ainsi, comme pour dire : « Demain soir, il serait trop tard pour moi ; car le moment de ma mort est tout proche. Que je fasse maintenant (ποιῶ, le présent) la Pâque chez toi, avec mes disciples. » C’est là la seule liaison logique possible entre les deux propositions que renferme cette parole. Les disciples pensaient au repas du lendemain ; mais Jésus, qui connaissait la trahison de Judas et qui comprenait bien que ses ennemis se hâteraient de profiter d’une opportunité si inattendue, avait en vue le soir même de ce jour où il donnait cet ordre. Il n’avait pour ce soir-là aucune concurrence à craindre quant à la salle ; et quant à l’agneau pascal, il ne devait pas y en avoir d’autre cette fois que Jésus lui-même se dévouant pour les siens et se donnant à eux dans la Sainte Cène.

Cette parole conservée par Matthieu et par lui seul renferme donc implicitement la justification de toute la narration johannique, et elle est d’autant plus remarquable qu’elle contraste avec le manque de précision de la narration synoptique. Son authenticité résulte précisément de ce désaccord apparent avec les trois récits synoptiques ; un témoin peut seul l’avoir ainsi conservée et reproduite malgré ce désaccord. L’autre parole remarquable que Matthieu seul a également conservée et dont le souvenir plique facilement par l’impression qu’elle a dû faire l’ancien péager, est celle-ci (11.28-30) : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous donnerai le repos ; prenez sur vous mon joug et laissez-vous instruire par moi, parce que je suis doux et humble de cœur. » Qui pouvait s’approprier cette parole et la graver pour jamais dans son cœur, mieux que le péager qui avait été froissé bien souvent sans doute par la morgue des pharisiens et qui pouvait si bien comparer avec leur sainteté factice la sainteté réelle, et en même temps pleine de douceur et de charité, du docteur nouveau qui parlait ainsi !

Ce qui montre surtout l’origine apostolique du Ier évangile, c’est la manière en laquelle il nous donne l’impression de la puissance de la parole de Christ. L’auteur décrit lui-même cette puissance en ces mots (7.28) : « Et les foules étaient hors d’elles à l’ouïe de sa doctrine ; car il enseignait comme ayant autorité et non comme leurs scribes. » Chez ceux-ci, des discussions subtiles sur les textes de l’Ancien Testament, dans lesquelles chaque docteur cherchait à surpasser l’autre en savoir et en perspicacité ; mais en Jésus, la vérité divine immédiatement contemplée, humainement vécue et exprimée, coulant de source, et se révélant aux consciences droites dans un langage absolument dénué d’ambages et de subtilités ! Si us pouvons encore nous faire une idée de la puissance exercée par Jésus comme orateur populaire, c’est certainement au premier évangile que nous le devons. Le meilleur moyen d’apprécier la beauté unique des paroles de Jésus, telles que le premier évangile nous les a transmises, c’est de les comparer avec les élucubrations des écrivains qui, un peu plus tard, à bonne intention parfois, ont essayé de faire parler Jésus à leur guise. Parmi cette foule de paroles attribuées à Jésus, dont Resch a réussi à réunir tant d’exemples, on est immédiatement frappé du style à la fois trivial et recherché, aussi bien que du contenu prétentieux et alambiqué. A une ou deux exceptions près, toutes ces paroles pourraient retomber dans l’oubli sans que le monde y perdît la moindre parcelle de vérité, tandis que pas un mot des discours de Jésus conservés dans les Logia de Matthieu n’est banal ou sans portée morale. « La plus grande partie d’entre ces paroles, dit Jülicher, – il eût pu dire davantage sans crainte d’exagération, – peut fort bien avoir été consignée par un apôtre, à peu près comme nous les lisons dans Matthieu » (p. 191). L’élévation soit du fond, soit de la forme, reste constamment égale à elle-même, et celui qui a ainsi reproduit ces discours ne peut guère l’avoir fait que sous la même impression dont étaient saisis les huissiers du Sanhédrin quand ils s’écriaient : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. »

Comment tenir compte d’une manière équitable de ces indices en quelque sorte opposés que nous venons de remarquer dans le premier évangile, ceux qui ne permettent pas d’attribuer la rédaction de cet écrit à la plume de l’apôtre et ceux qui prouvent son intervention dans sa composition ? Il n’y a, me paraît-il, qu’un seul moyen de concilier ces critères internes contradictoires. De même que Pierre avait avec lui, comme compagnon d’œuvre et comme secrétaire, l’évangéliste Marc, et que celui-ci nous a rendu la tradition apostolique, telle qu’il l’entendait sortir de la bouche de cet apôtre, de même que Paul était accompagné de Timothée et de Silas dans ses voyages, de même l’apôtre Matthieu, en quittant la Palestine pour se consacrer à l’évangélisation des nations grecques environnantes, n’a pas entrepris seul cette nouvelle tâche. Il s’est fait accompagner d’un disciple dévoué, qui lui avait servi jusque-là de collaborateur. Seulement le nom de ce disciple est resté ignoré. Ce fut à lui que Matthieu remit le soin de reproduire en grec le livre des Logia. C’était là une tâche de confiance que lui seul pouvait transmettre a un autre ; en même temps il confia à son disciple le loin de joindre aux Logia une narration de la vie de Jésus, telle qu’elle s’était formulée à Jérusalem (non sans coopération de Matthieu lui-même), narration qui était pour les discours un cadre indispensable. Ainsi se comprend le manque de couleur locale et de détails descriptifs qui frappe dans les récits du premier évangile ; ainsi s’expliquent aussi plus facilement les inexactitudes plus ou moins considérables que l’on y remarque en les comparant avec ceux des deux autres et surtout avec celui de Jean. Et, d’autre part, l’on se rend compte des raisons pour lesquelles le cachet personnel de Matthieu y est si profondément empreint, et le nom de cet apôtre en est resté inséparable.

Jérôme nous dit qu’on ignorait de son temps le nom de celui qui a traduit l’écrit araméen de Matthieu ; on l’ignorera certainement toujours. Le plus beau tableau peut-être du salon carré du Louvre, celui du Jeune homme inconnu plongé en méditation, est d’un artiste resté ignoré. Ainsi le livre auquel l’humanité est peut-être le plus redevable, celui qui a ouvert le monde et l’ouvre encore tous les jours au Royaume des cieux, a pour auteur un écrivain dont l’histoire n’a pas gardé le nom. On comprend que ce nom se soit, perdu entre le nom de Celui qui était l’objet le son livre et le nom de l’apôtre qui en était indirectement l’auteur.

Quant aux sources auxquelles cet auteur a puisé son récit, nous n’en avons jusqu’ici, me paraît-il, constaté que quatre :

  1. Les renseignements, oraux ou écrits, qui sont à la base des récits de l’enfance (ch. 1 et 2) ;
  2. Les Logia de Matthieu ;
  3. La tradition apostolique, spécialement sous la forme en laquelle la reproduisait Matthieu ;
  4. Quelques récits qui n’appartenaient pas à la tradition apostolique et que l’auteur doit avoir recueillis privément à Jérusalem (la résurrection de quelques morts au moment de la mort de Christ ; leur apparition après la résurrection à divers habitants de la ville ; l’ange se tenant sur la pierre roulée du sépulcre et la fuite des gardiens à cette vue ; le bruit répandu par les Juifs de l’enlèvement du corps par les disciples, etc.). Mais il faut bien se garder de confondre avec ces faits particuliers la scène finale 28.16-20, qui a eu lieu en présence des Onze et probablement de toute la foule des croyants galiléens, les 500 dont parle Paul 1 Corinthiens 15.6 ; car on pourrait difficilement assigner une autre place à cette apparition en présence d’une assemblée si nombreuse.

Parmi les sources du premier évangile jusqu’ici constatées, je ne cite pas l’évangile de Marc, envisagé comme telle par un si grand nombre de critiques. C’est là une question à examiner plus tard ; voir plus loin.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant