Les évangiles synoptiques

6. Données traditionnelles

Dans le premier chapitre, j’ai exposé la manière dont s’est formé le recueil de nos quatre évangiles, et dans ce but j’ai indiqué les traces de l’emploi progressif de ces écrits, telles qu’elles sont renfermées dans les déclarations patristiques. Dans le présent chapitre, qui concerne spécialement le premier évangile, j’ai commencé par traiter les questions relatives à la composition de cet écrit en parlant des indices contenus dans le livre lui-même, avant de consulter les données de la tradition. Mais il importe, avant de terminer, de relever encore rapidement les déclarations des Pères sur ce sujet.

En formulant le résultat de la période qui s’est écoulée jusqu’à l’apparition du recueil évangélique tout formé chez Justin et Tatien, j’ai évité d’employer le terme de canonisation, parce que, comme je l’ai expliqué, ce mot me paraît suggérer l’idée fausse d’une décision ecclésiastique qui aurait conféré à ces quatre livres l’autorité spéciale dont ils jouissent dans l’Eglise. Si une décision de cette importance avait eu lieu, l’histoire en aurait conservé quelque trace. Or ni Irénée, ni Clément d’Alexandrie, ni Origène, ni Eusèbe n’insistent sur une autre source d’autorité pour ces écrits que la tradition qui les a transmis à l’Eglise comme provenant du cercle apostolique. La distinction si tranchée entre ces quatre écrits et les nombreux écrits analogues n’a donc point été l’effet d’un acte officiel ; elle est résultée naturellement de la considération croissante que l’Eglise a accordée à ces écrits, tant en raison de leur origine apostolique connue et traditionnellement attestée que par le sentiment immédiat de leur valeur propre. Ce sentiment était puissamment fortifié par la comparaison que l’on faisait de ces écrits avec les récits rivaux, procédant de sources en général inconnues et si peu dignes de leur sujet. Ce qu’on a appelé la canonisation de nos évangiles, leur admission à l’autorité exclusive qui leur a été conférée dans l’Eglise, a moins été une réelle élévation que leur maintien à la hauteur de leur dignité primitive, tandis que tous les autres perdaient de plus en plus le crédit dont ils avaient joui momentanément dans quelques églises, jusqu’à être enfin presque totalement oubliés.

Nous ne mentionnerons ici qu’un certain nombre de données traditionnelles concernant spécialement le premier évangile.

La première trace de l’emploi du Livre des Logia me paraît se trouver dans les épîtres de Paul, et cela dans une des épîtres du premier groupe (1 Thessaloniciens) aussi bien que dans deux de celles du second (1 Corinthiens, Romains) ; toutes écrites, selon moi, de l’an 52 à l’an 59 (d’après la Chronologie de Harnack, de l’an 48 à l’an 53).

Nous avons trouvé, en second lieu, cet écrit employé dans l’épître de Jacques, vers 62 (d’après Harnack, entre 120 et 130 ou 140).

En troisième lieu, dans l’Apocalypse, vers 95 (selon Harnack, de 93 à 96).

Notre premier évangile canonique me paraît être cité pour la première fois (conjointement avec Luc) dans l’épître de Clément Romain, vers 95 (Harnack, de 93-97).

Il est cité également dans l’épître dite de Barnabas, écrite probablement à Alexandrie (vers 95 selon Hilgenfeld ; de 130-131 d’après Harnack). – Matthieu est cité un grand nombre de fois dans la didaché, composée vers l’an 100 à l’extrémité orientale de l’Eglise, si je ne me trompe (Harnack, 131 à 160).

Un évangile semblable à notre Matthieu était celui dont faisaient usage exclusivement les anciennes communautés judéo-chrétiennes, qui le possédaient sous le titre d’évangile selon les Hébreux. D’après Epiphane, le gnostique judéo-chrétien Cérinthe (Hær. XXVIII) a été leur principal représentant. Adversaire de l’apôtre Pierre à Jérusalem, il doit avoir vécu et travaillé plus tard en Asie (ibid., c. 1), comme adversaire de l’apôtre Jean à Ephèse. Il se servait du commencement de notre évangile pour prouver, au moyen de la généalogie, que Jésus était né naturellement de Joseph et de Marie. C’est l’opinion qu’Epiphane attribue également au judéo-chrétien égyptien Carpocrate, qui vécut un peu plus tard. Cependant d’autres membres du même parti paraissent avoir employé un moyen plus simple pour se défaire de la naissance miraculeuse de Jésus. C’était de faire commencer l’évangile avec 3.1 (le récit de l’avènement de Jean-Baptiste), en supprimant les deux premiers chapitres.

Ignace, entre 107 et 115 Harnack, de 110-117), cite plusieurs fois notre évangile.

Polycarpe également ; voici les passages de Matthieu cités par lui : 5.3,7,10 ; 7.1-2 ; 26.41.

Toutes ces citations témoignent uniquement de l’existence et de l’emploi général de notre évangile, ainsi que de l’autorité dont il jouissait dans les églises dès la première moitié du IIme siècle ; mais elles ne nous apprennent rien sur ses origines. Il en est autrement du passage suivant :

Papias, vers l’an 120 (Harnack dit : entre 145 et 160), raconte, probablement sur le témoignage du presbytre Jean, que « Matthieu composa les Logia en langue hébraïque (ἑβραΐδι διαλέκτῳ). » Par cette expression entendait-il l’hébreu au sens propre du mot, comme le pense Resch, ou la langue populaire palestinienne, l’araméen, selon l’opinion plus généralement admise ? Puis le terme de Logia désignait-il dans sa pensée un évangile complet, comme l’Eglise l’a en général compris, ou seulement les discours de Jésus, comme plusieurs l’admettent depuis Schleiermacher, et comme je le pense ? Ces questions sont en ce moment soulevées plutôt que résolues.

Basilide, à Alexandrie, vers 125, fait usage de notre évangile. Le premier, il applique à nos écrits canoniques le nom d’évangiles (εὐαγγέλια). Il les cite avec la formule : Ce qui est dit (τὸ λεγόμενον).

Valentin, à Rome (selon Harnack, de 145-185), emploie Matthieu ainsi que les autres évangiles.

Le philosophe athénien Aristide (d’après Harnack, entre 138 et 147), sans nommer expressément aucun des évangiles, parle de ces livres comme d’un recueil déjà formé et connu.

Enfin, notre recueil canonique apparaît positivement chez Justin, qui en parle comme d’un ouvrage connu sous le nom de Mémoires des apôtres. Il ne l’emploie pas exclusivement, sans doute ; mais l’usage qu’il en fait, est tel qu’il est impossible de méconnaître son identité avec nos quatre évangiles canoniques. Du reste, Justin a si peu la prétention d’avoir formé lui-même ce recueil qu’il déclare l’avoir trouvé répandu et lu publiquement dans les villes et dans les campagnes, sans doute en se rendant de Naplouse, sa patrie, à Rome (vers l’an 140).

Après lui, Tatien, son disciple, appose en quelque sorte le sceau sur le recueil évangélique, en combinant les quatre récits en une narration unique et suivie. Il appelle son écrit Diatessaron, titre qui signifie « composé au moyen de quatre. » – Il écrivait vers 170.

Les Homélies Clémentines, roman gnostico-judaïsant, datant à peu près du même temps, citent fréquemment Matthieu, lors même que le parti hérétique d’où provient ce livre, était fortement opposé à la doctrine de l’Eglise.

Le Fragment de Muratori, qui date probablement de la même époque et renferme la plus ancienne liste connue des écrits du Nouveau Testament, présente au commencement une lacune, d’où résulte l’omission de l’indication des évangiles de Matthieu et de Marc ; mais leur mention est évidemment supposée par tout ce qui suit.

Jusqu’ici la tradition ne nous a parlé que de l’auteur et de la langue originale de notre évangile ; avec Irénée elle fait un pas de plus et nous indique approximativement la date de sa composition.

Pour Irénée (vers 185 ; Harnack, 181-189), la question du quadruple évangile est définitivement close. Ce Père atteste, comme tous ses devanciers, la composition de notre premier évangile en langue hébraïque ; puis il en fixe la composition à l’époque du séjour de Paul et de Pierre à Rome, ce qui conduit à l’an 64. Cette date coïncide avec celle qui nous a paru ressortir de l’évangile lui-même, en particulier du passage 24.15.

Eusèbe, en mentionnant (H. E., VI, 17) parmi les traducteurs de l’A.T. un certain Symmaque, judéo-chrétien ébionite, lui attribue un ouvrage intitulé Mémoires, dans lequel il traitait spécialement de l’évangile de Matthieu. L’expression dont se sert Eusèbe (ἀποτείνεσθαι πρός) a été parfois comprise dans ce sens que Symmaque aurait combattu notre évangile. Mais cette explication me paraît assez invraisemblable, puisque l’évangile de Matthieu était le seul admis par les judéo-chrétiens. Et il faudrait, si c’était là le sens, que Jérôme eût bien mal compris l’expression d’Eusèbe, puisqu’il dit (De Vir M., c. 54) que Symmaque a écrit des Commentaires sur l’évangile de Matthieu par lequel (de quo) il cherche à confirmer sa propre doctrine. Ce passage prouve que notre premier évangile était particulièrement en honneur à cette époque dans les communautés judéo-chrétiennesb.

b – Comp. Resch, Paralleltexte zu den Evangelien, 2tes Heft, 1894, p. 5 et 6.

Vers 190, Sérapion, évêque d’Antioche, interdit dans la paroisse de Rhossus l’usage du prétendu évangile de Pierre, par la raison « qu’il n’est pas au nombre des évangiles qui nous ont été transmis, » et, vers 200, Clément d’Alexandrie ne pense pas pouvoir attribuer l’autorité à l’évangile des Egyptiens, « vu qu’il n’est pas au nombre des quatre qui nous ont été transmis. ». Ces expressions dont se servent les deux Pères me paraissent confirmer ce que j’ai dit tout à l’heure sur la spontanéité du mode de canonisation des évangiles.

Vers 230, Origène déclare (Eus., H. E., VI, 25) ce qu’il a appris par tradition, c’est que « l’ancien péager Matthieu, devenu apôtre, a publié le premier l’évangile en langue hébraïque (γράμμασιν ἑβραΐκοῖς) pour ceux qui avaient cru du sein du judaïsme. »

Nous retrouvons cette même affirmation sur la langue originale dans laquelle fut composé le premier évangile, chez tous les Pères subséquents ; et d’abord, en 325, chez Eusèbe (H. E., III, 24), qui dit en outre, quant au moment de la composition, qu’elle eut lieu « lorsque Matthieu, après avoir prêché aux Hébreux, se disposa à aller prêcher à d’autres peuples, afin de laisser à ceux qu’il quittait un dédommagement de son absence. » Cette indication conduirait aux années qui ont précédé l’an 59, où la dispersion des apôtres était d’après les Actes (ch. 21) un fait accompli. Cette date serait un peu antérieure à celle d’Irénée (en 64) ; elle se rapporterait plutôt au Livre des Logia, ainsi que l’indication de l’hébreu comme langue originale de l’écrit de Matthieu.

Cyrille de Jérusalem, en 348, dans son écrit catéchétique ; Epiphane, vers 374 (Hær. XXX, 3) ; Augustin, en 400, dans le Consensus evangel., c. 1-4, s’accordent tous à affirmer la composition du premier évangile en langue hébraïque.

Nous arrivons enfin à Jérôme, qui a écrit avant et après l’an 400 et dont le rapport est de beaucoup le plus important ; car il ne répète pas seulement, comme ses prédécesseurs, ce qui lui a été transmis, mais il prétend avoir eu lui-même en mains l’original araméen de notre Matthieu canonique, et même l’avoir copié et traduit en grec et en latin.

Durant un séjour solitaire que fit ce Père à Chalcis, en Coelésyrie, ou Syrie creuse (nom de la grande vallée qui sépare les deux chaînes du Liban au nord de la Palestine), dans les années 374-379, il eut connaissance d’un exemplaire de l’évangile araméen employé par une communauté de judéo-chrétiens appelés Nazaréens et habitant à Béroé, aujourd’hui Alep, à une journée au nord de Chalcis. Ce nom de Nazaréens, qui désignait primitivement tous les chrétiens, est resté attaché à la portion judéo-chrétienne de l’église la plus rapprochée du christianisme apostolique. « Ils diffèrent, dit Epiphane (Hær. XXIX, 1), et des Juifs et des chrétiens, des Juifs en ce qu’ils croient en Christ, des chrétiens en ce qu’ils restent attachés aux rites judaïques, comme la circoncision, le sabbat et les autres cérémonies. Leur siège principal est la ville de Béroé ; ils habitent aussi dans la Décapolis, aux environs de Pella, et dans la Batanée et le Chocab. Leur origine date de leur départ de Jérusalem, lorsque les croyants quittèrent cette ville avant le siège, conformément à l’avertissement du Seigneur. Ainsi a commencé leur séjour en Pérée. » Ce qui les distinguait d’autres judéo-chrétiens plus rigides, c’est que, tout en observant la loi, ils ne prétendaient pas plus que les apôtres l’imposer aux païens croyants. Voici comment Jérôme s’exprime sur la trouvaille qu’il fit chez eux, dans son écrit De Vir. ill., 3 (en 392) : « Matthieu composa le premier en Judée un évangile en lettres et mots hébreux (litteris verbisque hebraeis) pour ceux de la circoncision qui avaient cru. On ignore qui l’a traduit en grec. L’écrit hébreu lui-même (ipsum hebraïcum) est conservé jusqu’à aujourd’hui dans la bibliothèque de Césarée qu’a formée avec grand soin le martyr Pamphile. Avec la permission des Nazaréens qui habitent Béroé, en Syrie, et qui se servent de cet écrit, j’ai pu en prendre copie mihi describendi facultas fuit). » Dans son Commentaire sur Matthieu (XII, 13), écrit en 398, il parle même de la traduction grecque et latine qu’il a faite récemment de cet écrit qui, dit-il, « est appelé par la plupart le Matthieu authentique. » Enfin, dans son écrit contre les Pélagiens, en 415, il s’exprime ainsi (III, 1) : « Dans l’évangile selon les Hébreux, qui est écrit en langue chaldéenne et syrienne, mais en caractères hébraïques (chaldaïco quidem syroque sermone, sed hebraïcis litteris), évangile dont, se servent jusqu’à aujourd’hui les Nazaréens, qui est l’évangile selon les apôtres, ou, comme la plupart le présument (sicut plerique autumant), selon Matthieu, qui se trouve encore dans la bibliothèque de Césarée, l’histoire porte… » Le bruit de cette découverte importante se répandit aussitôt et fit sensation. Mais la nouvelle ne fut point favorablement accueillie par tous, et plusieurs, parmi eux surtout Théodore de Mopsueste, accusaient Jérôme de vouloir introduire url cinquième évangile.

La question est de savoir quelle est la vraie relation entre notre premier évangile et cet évangile que Jérôme dit tantôt être écrit en hébreu, tantôt l’être en langue chaldéenne et syriaque, mais en caractères hébreux. Ce problème est tellement obscur que Zahn ne l’aborde qu’en disant « qu’il faut pour cela quelque courage » (p. 642), et que Harnack s’exprime ainsi : « J’avoue que je ne sais rien dire sur cette question, parce que tout y est obscur pour moi » (Chronol., p. 694). L’opinion de Jérôme lui-même n’est rien moins que ferme. Dans les premiers temps après sa trouvaille, sa manière de voir n’est pas douteuse ; il envisage l’écrit qu’il vient de découvrir comme l’ouvrage même de Matthieu écrit en araméen, d’où il résulte que notre premier évangile n’est à ses yeux qu’une traduction. Il ne doute pas de ce fait, tout en avouant qu’il ignore, ainsi que tout le monde, le nom du traducteur. Mais, d’autre part, il semble qu’il contredise lui-même cette assertion par sa manière d’agir à l’égard de ce livre. Pourquoi le copier ? Pourquoi le traduire en grec et en latin, si c’était réellement l’évangile de Matthieu, qui depuis deux siècles au moins circulait traduit en ces deux langues dans toutes les églises ? Il paraît que Jérôme, en étudiant de plus près cet écrit, n’avait pas tardé à y découvrir de plus grandes différences avec notre Matthieu grec, qu’il ne l’avait reconnu d’abord. De là son désir d’en conserver le texte, comme propre à intéresser l’Eglise. En effet, lorsqu’on parcourt les nombreux fragments de l’évangile des Hébreux qui sont cités par les Pères et par Jérôme lui-même, on est vivement frappé de ces différences. Aussi, comme nous venons de le voir, Jérôme s’exprime-t-il plus tard moins résolument : « qui est appelé par la plupart, » dit-il maintenant, ou : « comme le présument la plupart. » Il est possible, sans doute, qu’il ait voulu apaiser un peu par là les rumeurs qu’avait d’abord soulevées son assertion trop absolue ; mais il est surtout, probable que, tout en continuant à constater une certaine identité entre les deux écrits, il avait de plus en plus reconnu les différences qui les distinguent, et qui ne lui permettaient plus d’y voir un seul et même ouvrage.

L’évangile des Hébreux serait-il réellement l’écrit original d’où est provenu notre Matthieu canonique ? On en jugera par les quelques exemples suivants : A ses frères qui l’invitent à venir se faire baptiser par Jean, Jésus répond : « En quoi ai-je péché, que j’aille me faire baptiser par lui, à moins que cette parole que je dis né soit elle-même affaire [péché ?] d’ignorance ? » Après cette réponse ambiguë, il finit par se joindre à eux, à l’instigation de sa mère. – Un feu s’allume dans le Jourdain lorsque Jésus sort de l’eau, et, à la fin de la scène seulement, Jean lui demande de le baptiser. – Jésus dit, à l’occasion de la tentation (ou de la transfiguration) : « Ma mère, le Saint-Esprit, me prit par l’un de mes cheveux et me transporta sur la grande montagne appelée Thabor. » – Voici comment l’homme à la main sèche guéri par Jésus raconte son histoire : « J’étais maçon, gagnant ma vie de mes mains ; je te prie que tu me rendes la santé, afin que je ne mendie pas honteusement ma subsistance. » – Le jeune homme riche qui vient vers Jésus, en entendant ce que celui-ci réclame de lui, commença, est-il dit, à se gratter la tête, parce que cela ne lui plaisait pas ; alors Jésus lui rappelle : « que beaucoup de ses frères, fils d’Abraham, sont mal vêtus et mourant de faim, tandis que sa maison à lui regorge de biens et qu’il n’en sort rien pour eux. » – Jacques, le frère de Jésus, qui aurait, paraît-il, assisté à la Sainte-Cène avec les disciples, avait juré « qu’il ne mangerait plus depuis le moment où il avait bu la coupe du Seigneur (on a essayé, mais à tort, d’entendre : depuis le moment où le Seigneur aurait bu la coupe de la mort), jusqu’au moment où il le verrait ressuscité. » Après sa résurrection, Jésus commence par remettre le linceul entre les mains du serviteur du sacrificateur, puis va droit à Jacques. « Après quoi Jésus prit du pain et le bénit, et le rompit, et le donna à Jacques le Juste, et lui dit : Mon frère, mange ton pain, parce que le Fils de l’homme est ressuscité des morts. » – En lisant de tels passages, peut-on réellement, comme le font Hilgenfeld et jusqu’à un certain point Zahn (Gesch. des Kan., II, p. 707) et Harnack (Chronol., p. 648-50), se figurer que l’écrit qui les renfermait a été la source première de notre évangile canonique ? Ce serait dire, à l’inverse de ce qu’enseigne l’histoire, que la narration a marché de l’artificiel au simple, du grotesque au noble, du surnaturel magique au surnaturel vraiment moral, et que plus elle s’est éloignée de sa source, plus elle est revenue à une sainte sobriété. Sans doute on ne peut disputer des goûts ; mais le sens commun peut-il vraiment hésiter ? Comment ne pas acquiescer au jugement de Hollzmann : « Les fragments encore existants de cet écrit (l’évangile selon les Hébreux) portent un caractère incontestablement apocryphe. »

Hilgenfeld allègue, pour prouver l’antériorité de l’évangile des Hébreux, les deux passages suivants : Dans l’oraison dominicale, cet évangile fait dire à Jésus : « Donne-nous aujourd’hui le pain de demain (en hébreu machar) ; » et il pense que c’est là la véritable explication du terme grec ἐπιούσιος (traduit à tort dans nos versions par le mot quotidien). Ce mot grec serait dérivé de ἡ ἐπιοῦσια (ἡμέρα), le jour qui survient, et signifierait « le pain du lendemain. » Mais ce contraste entre aujourd’hui et demain dans cette prière a quelque chose de recherché, et, quoiqu’on en dise, cette préoccupation du pain de demain ne s’accorde pas avec l’esprit de la recommandation : « Ne vous inquiétez pas du lendemain. » Il est plus naturel de faire la supposition inverse et de voir dans le machar de l’évangile hébreu un essai de rendre le sens du mot grec ἐπιούσιος, qui, étant un terme inusité, pouvait aisément, être mal compris. Comme le fait remarquer Zahn lui-même, on ne comprendrait pas, si le mot machar était l’original, comment le traducteur grec, au lieu de le rendre tout simplement par τοῦ αὔριον, de demain, aurait été chercher un terme aussi obscur et inusité que celui d’ἐπιούσιος – L’autre passage allégué par Hilgenfeld est celui où notre évangile désigne par erreur le Zacharie, tué dans le parvis, comme le fils de Barachie (Matthieu 23.35). L’évangile des Hébreux, au contraire, l’appelle plus directement fils de Jojada ; comparez 2 Chroniques 24.20-22. Hilgenfeld pense que l’auteur de notre Matthieu grec a prétendu à tort corriger son modèle, l’évangile hébreu, d’après Zacharie 1.1, où le prophète de ce nom, le Zacharie d’après l’exil, est désigné comme fils de Barachie. Mais où est-il parlé du meurtre de ce second Zacharie, et cela « entre le temple et l’autel » ? Il est bien plus naturel de penser que c’est l’auteur de l’évangile des Hébreux qui a corrigé la faute commise par Matthieu ou qui l’a évitée, s’il ne la connaissait pas.

L’opinion tout opposée, celle d’après laquelle l’évangile des Hébreux serait une reproduction libre ou même une traduction de notre Matthieu canonique, a été soutenue par les nombreux et éminents critiques qui défendent l’originalité de notre évangile canonique ; ainsi Hug, Reuss, Harless, Ritschl, etc. Seulement il est difficile, dans ce cas, d’expliquer le témoignage unanime des Pères qui déclarent tous que Matthieu a écrit en hébreu (araméen). On répond, il est vrai, qu’ils ne font que répéter. l’affirmation de Papias. Mais ce Père jouissait-il d’un tel crédit qu’une ligne de lui eût déterminé l’opinion générale, y compris les Alexandrins eux-mêmes, qui ne devaient pas être disposés à beaucoup de crédulité envers un chiliaste tel que Papias ? Il est d’ailleurs peu vraisemblable que les enseignements de Jésus aient été rédigés en premier lieu dans une langue différente de celle dans laquelle il les avait prononcés lui-même. Et de plus, il se trouve dans les témoignages postérieurs des traits qui dépassent le rapport de Papias ; ainsi la date de la composition de Matthieu chez Irénée et le récit de la trouvaille de cet écrit dans l’Asie méridionale par Pantène. De pareils faits sont indépendants du récit de Papias.

Mais comment, si l’évangile des Hébreux n’est pas la source de notre Matthieu grec et si néanmoins la tradition affirme que celui-ci est provenu d’un écrit araméen, comment, dis-je, expliquer la relation étroite qui, d’après le témoignage de Jérôme, doit avoir existé entre l’évangile des Hébreux et notre Matthieu canonique ? Plusieurs critiques ont recours à l’hypothèse d’une source commune.

Aainsi Zahn pense que, conformément à la tradition, l’apôtre Matthieu a rédigé un évangile araméen complet (non pas seulement un recueil de Logia), et que cet écrit, après avoir subi de nombreuses transformations, est devenu l’évangile des Hébreux adopté par les communautés judéo-chrétiennes et trouvé à Béroé par Jérôme, tandis que, d’autre part, le même écrit apostolique se serait maintenu d’une manière beaucoup plus fidèle dans l’Eglise et nous a été conservé dans la traduction grecque que présente notre Matthieu canonique.

Meyer, qui pense, comme nous, que l’écrit araméen de Matthieu a été, non un évangile complet, mais un recueil de Logia, admet que cet écrit, adopté par les communautés judéo-chrétiennes, y a été bientôt complété par une narration évangélique complète, écrite dans la même langue araméenne, qu’il a subi de nombreuses altérations par retranchements ou additions, conformément aux idées particulières de ces églises, tandis que, d’autre part, fidèlement traduit en grec, il devenait notre premier évangile canonique.

Dans ces deux suppositions, ce serait donc toujours l’évangile araméen qui, antérieurement à ses altérations subséquentes, aurait servi de source première à notre Matthieu.

Harnack renonce à formuler un résultat positif ; il se borne à relever quelques points qui lui paraissent comme les limites de l’obscurité dont ce sujet est encore enveloppé (Chronol., p. 694) :

  1. L’antiquité ne connaît pas deux évangiles hébreux, mais un seul ;
  2. Notre Matthieu canonique, sans être la traduction d’un original araméen, provient d’une source dont l’origine hébraïque peut être démontrée probable ;
  3. Notre Matthieu grec touche de beaucoup plus près que les deux autres synoptiques à l’évangile des Hébreux, lequel, malgré cette ressemblance, reste par rapport à Matthieu un écrit indépendant, nullement secondaire ;
  4. Les fragments de l’évangile des Hébreux que nous possédons n’excluent point la possibilité que cet écrit soit la source de notre évangile canonique.

Il date la composition de l’évangile des Hébreux de la période 70-100.

Comme Harnack reconnaît que c’est ici en grande partie une affaire d’impression, je dirai hardiment celle qui, à mesure que j’ai considéré cette question, s’est affermie en moi toujours davantage : c’est que l’évangile des Hébreux, tel que nous le connaissons par les fragments cités par les Pères, doit avoir été, non la source de notre Matthieu, mais au contraire un remaniement et une reproduction libre, en langue araméenne et en caractères hébraïques, de notre Matthieu canonique. Celui-ci, avons-nous vu, doit avoir été composé entre 60 et 66. C’était à peu près l’époque de l’émigration de l’église judéo-chrétienne à l’est du Jourdain, dans les contrées de la Batanée et de la Pérée. Les chrétiens d’origine juive purent fort bien emporter avec eux soit le recueil des Logia, composé avant 60, soit même le Matthieu grec, datant d’avant 66. Mais ce dernier écrit, dont la langue leur était plus ou moins étrangère, ne pouvait longtemps leur suffire. On dut donc bientôt le reproduire en araméen, en y faisant entrer les Logia déjà écrits en cette langue. Ce travail dut se faire, me paraît-il, à l’époque indiquée par Harnack, entre 70 et 100. Mais il est dans la nature des choses que l’antique église judéo-chrétienne, le noyau de la chrétienté primitive, ne voulut pas se mettre sous la dépendance absolue et immédiate d’un écrit grec, comme notre premier évangile. Ceux qui prirent la tâche de le reproduire en araméen, cherchèrent donc à se montrer indépendants de ce modèle et à insérer dans leur ouvrage des traits nouveaux, propres à en attester l’originalité. Il s’agissait d’ailleurs pour eux d’approprier l’écrit grec à leurs idées particulières et d’en faire disparaître plusieurs choses qui leur paraissaient choquantes, puis de donner à certains personnages, comme les frères de Jésus, qui avaient parmi eux une haute position, en particulier à Jacques le Juste, leur vénéré conducteur, plus de relief qu’ils n’en avaient dans notre évangile, où ils ne jouaient qu’un rôle effacé. Si l’on tient compte de ces intentions naturelles, on comprendra aisément les diverses particularités qui distinguent les récits de l’évangile des Hébreux de ceux de Matthieu, et qui produisent sur quelques critiques modernes l’impression trompeuse de l’originalité. Examinons de plus près quelques-uns des fragments cités ci-dessus.

Et d’abord le récit du baptême. Remarquons :

  1. Le rôle attribué aux frères de Jésus, qui cherchent à entraîner avec eux leur frère au baptême de Jean ; puis la réponse équivoque de Jésus, qui est un simple échappatoire et qui ne ressemble en rien à son vrai langage, toujours franc et net. L’auteur n’ose lui faire affirmer ouvertement ni sa sainteté absolue, ni son péché. De plus, qui peut croire que ce soit Marie qui ait déterminé Jésus à une démarche aussi décisive que celle d’aller au baptême de Jean-Baptiste ?
  2. La petite leçon de théologie biblique que Dieu juge nécessaire de donner à Jésus sur l’action du Saint-Esprit chez tous les prophètes, au moment où il lui révèle ce qu’il est pour lui, me paraît absolument déplacée.
  3. La transposition après le baptême de l’entretien de Jean avec Jésus et de sa demande d’être baptisé par lui est évidemment un essai de résoudre la difficulté que présente la demande de Jean, placée, comme elle l’est dans Matthieu, avant la manifestation divine.
  4. Les derniers mots dans l’évangile des Hébreux : « C’est ainsi qu’il convient que tout soit accompli, » sont certainement une imitation libre de ces mots du récit de Matthieu : « C’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. »

Etait-ce à la tentation, ou à la transfiguration, que se rapportait la parole de Jésus : « Ma mère, le Saint-Esprit, me prit par un de mes cheveux et me transporta sur la montagne appelée Thabor » Quoi qu’il en soit, comment méconnaître le caractère fantastique et légendaire de cette intuition : Jésus suspendu en l’air par un cheveu à la main du Saint-Esprit, sa mère ! On a voulu sans doute corriger ainsi Matthieu 4.8 : « Le diable l’emmena sur une haute montagne… » Etait-il possible de le faire d’une manière plus ridicule ?

Nous avons déjà parlé de la forme de la IVe demande de l’oraison dominicale : « Donne-nous aujourd’hui le pain de demain. » Qui ne sent ce qu’il y a de maniéré dans cette opposition entre les termes aujourd’hui et demain, et combien est peu conforme à l’esprit et à la parole de Jésus cette préoccupation du lendemain !

Le petit discours mis dans la bouche de l’homme paralysé de la main droite et dont l’auteur veut se donner l’air d’avoir connu la profession, fait l’effet d’une paraphrase assez niaise, introduite à bon marché dans le simple récit évangélique.

Le reproche que Jésus adresse au jeune homme riche, comme s’il eût été un mauvais riche à la façon de celui de la parabole, n’est nullement motivé, et l’homélie sur la charité qu’il lui adresse est tout à fait déplacée. Comment Jésus pourrait-il affirmer que rien n’est jamais sorti de la maison de ce jeune riche pour le soulagement des pauvres ? Il lui concède au contraire d’avoir rempli jusqu’ici tout ce que prescrit la loi, par conséquent aussi le devoir de la bienfaisance. D’après Marc, après avoir entendu l’affirmation naïve du jeune homme, il le contemple même d’un regard plein d’amour ; et il n’aurait vu en lui en même temps qu’un vil égoïste !

Dans la parabole des talents, l’auteur, trouvant sans doute trop sévère la peine dont est frappé, d’après Matthieu, le serviteur qui a enfoui son talent, le transforme en un dissipateur qui a dépensé la somme à lui confiée en vivant dans la débauche. Il croit ainsi renforcer l’application de la parabole, et il l’affaiblit. Il ne comprend pas que, pour un homme qui pèche par le détestable emploi de ses dons, il y en a dix qui les inutilisent fort honnêtement et par simple indifférence ! Et cette classe la plus nombreuse serait oubliée !

Le récit de l’apparition à Jacques est remarquable sous plusieurs rapports. D’abord, en faisant intervenir le serviteur du sacrificateur, auquel Jésus remet le linceul dont il est couvert, au sortir du sépulcre, ce récit suppose évidemment la présence au tombeau des gardiens dont parle Matthieu et Matthieu seul. Puis, le récit implique un fait absolument faux, la présence de Jacques dans le dernier repas et sa participation à la Sainte-Cène, comme s’il était l’un des apôtres. Enfin cette apparition à Jacques est placée avant toutes les autres, au moment même de la résurrection, tandis que Paul, qui énumère les apparitions dans leur ordre précis, assigne à celle-ci la quatrième place (1 Corinthiens 15.7) et que les autres synoptiques n’en parlent même pas. On voit dans tous ces traits l’intention très claire de l’évangile des Hébreux, de glorifier Jacques et de montrer que Jésus lui a accordé une place prépondérante ; aussi Jésus rappelle-t-il (certainement avec anticipation) son surnom de Jacques le Juste, et lui adresse-t-il l’allocution honorifique : « Jacques, mon frère ! » Il fallait bien relever le chef reconnu de l’église judéo-chrétienne, laissé à l’arrière-plan dans l’évangile.

Nous avons parlé plus haut du brisement de la poutre, substitué au déchirement du voile, et croyons avoir indiqué la raison calculée de ce changement.

J’omets d’autres traits qui conduisent au même résultat : et je ne relève plus qu’une parole importante qui, d’après Hilgenfeld (Adnotationes ad evang. secundum Hebræos, p. 22)c, était citée dans le traité Schabbath du Talmud comme parole de l’Evangile, et que Hilgenfeld et d’autres pensent avoir appartenu à l’évangile des Hébreux : « Je ne suis point venu pour citer quelque chose de la loi de Moïse, mais je suis venu pour ajouter quelque chose à la loi de Moïse. » C’était bien là la pensée des judéo-chrétiens modérés qui portaient spécialement le nom de Nazaréens. L’Evangile était pour eux un simple perfectionnement de la loi par l’adjonction des préceptes évangéliques aux commandements mosaïques. C’est ainsi qu’ils expliquaient l’expression employée par Jésus (Matthieu 5.47) : accomplir (πληρῶσαι) la loi, prenant ce mot dans le sens de compléter. La forme : « Je ne suis pas venu…, mais je suis venu…, » paraît bien prouver que c’est cette parole de Jésus que l’évangile judéo-chrétien s’appropriait à sa manière.

c – Dans son Novum Testamentum extra canonem receptum.

Je ne saurais m’empêcher de signaler ici une circonstance assez curieuse : Le mot mais (ἀλλά), dans le passage de Matthieu, se retrouve dans le passage araméen cité dans le Talmud sous la forme אלא (ala), qui paraît être une imitation du terme grec. Je ne sais ni l’araméen, ni l’hébreu talmudique, et ne puis par conséquent juger de la valeur de ce fait ; je dois me borner à le signaler. En tout cas, si ce passage est tiré de l’évangile nazaréen, il ne me paraît pas laisser de doute sur le caractère secondaire de cet écrit.

Cette revue rapide des fragments connus de cet évangile rend à mes yeux complètement impossible la prétendue priorité de cet écrit relativement à notre Matthieu canonique. Qu’on parle d’une certaine indépendance relative du premier, cela se conçoit, quoique difficilement ; mais pour moi je ne vois dans ce que l’on allègue pour motiver ce jugement qu’une certaine habileté de l’auteur, qui a cherché à donner à son écrit une apparence d’originalité. Loin de réussir, il n’a fait, dans tous les exemples cités, que trahir à chaque fois son rôle d’amplificateur, parfois fort niais, parfois assez habile à servir les intérêts de son parti. L’opinion que j’exprime ici est celle qu’ont défendue de Wette, Delitzsch, Bleek et bien d’autres ; j’ai déjà cité Holtzmann. Anger estime que « dans les choses dans lesquelles l’évangile des Hébreux diffère de Matthieu, il offre le plus souvent une forme indubitablement dérivée. » Volkmar, dans Religion Jesu, etc., p. 407, s’exprime ainsi : « Tous les fragments de l’évangile des Hébreux que nous possédons trahissent leur origine secondaire par rapport à l’évangile de Matthieu. » Strauss, dans Das Leben Jesu für das deutsche Volk, 1864, porte ce jugement : « On voit par ces passages, portant en grande partie l’empreinte d’une tradition postérieure, que l’évangile des Hébreux, bien loin d’être le Matthieu primitif, en est plutôt un remaniement postérieur. » (Voir dans Hilgenfeld lui-même, ouvrage cité, p. 13).

S’il en est réellement ainsi, c’est à l’évangile des Hébreux, et non à celui de Matthieu, qu’il faut appliquer les intéressants chapitres de Renan sur la composition de l’évangile araméen primitif (Les Evangiles, ch. IV, V, VI).

Avant de quitter ce sujet, il convient d’ajouter un mot sur un autre évangile judéo-chrétien dont rend compte Epiphane (Hær. XXX), sous le nom d’évangile des Ebionites, et qui portait aussi le nom d’évangile de Matthieu. Il doit donc avoir eu quelques rapports avec l’évangile des Nazaréens dont a parlé Jérôme. Il est facile de constater que celui-ci ne connaissait pas cet écrit, pas plus qu’Epiphane ne connaissait celui de Jérôme. Ces deux évangiles, malgré quelque relation ; se distinguaient l’un de l’autre par bien des traits. Le nom d’Ebionites, par lequel Epiphane désigne le parti qui employait ce dernier, était pour lui celui d’un parti de chrétiens juifs très différents de ceux que Jérôme appelle Nazaréens. Ils ne se contentaient pas d’observer pour eux-mêmes la loi, la circoncision, le sabbat, etc. ; ils prétendaient aussi l’imposer aux païens croyants. Leur doctrine était en partie gnostique, assez semblable à celle de l’auteur des Homélies Clémentines, à Rome. Leur Christ était un archange descendant de temps en temps du ciel ; c’était lui qui était apparu en Adam, puis de nouveau en Jésus avec le corps d’Adam dans lequel il avait été crucifié. Ils employaient, outre l’évangile de Matthieu, celui de Luc : car ils parlaient de l’âge de trente ans comme du moment où Jésus avait commencé son ministère ; ils envisageaient Jean-Baptiste comme étant de la race d’Aaron, ayant pour parents Zacharie et Elisabeth (Epiph., XXX, 13). Ils se rapprochaient à plusieurs égards des Esséniens, condamnant, comme eux, les sacrifices sanglants et la nourriture animale et exigeant l’emploi fréquent du bain. C’est sans doute en conséquence de leur végétarianisme qu’en mentionnant la nourriture de Jean-Baptiste, leur évangile substituait aux sauterelles dont parle Matthieu (ἀκρίδες) les beignets au miel (ἐγκρίδες) d’Exode 16.31. Epiphane cite cette parole que leur évangile mettait dans la bouche de Jésus : « Je suis venu pour abolir les sacrifices, et, si vous ne cessez de sacrifier, la colère ne se retirera point. » Cet évangile était écrit en grec. Les apôtres, et en particulier Matthieu, y racontaient en parlant à la première personne, comme Pierre dans les Homélies Clémentines et dans l’évangile de Pierre. C’est sans doute de cette circonstance que provient le nom d’Evangile des douze apôtres qui lui est donné chez quelques Pères et que Jérôme lui-même applique une fois à l’évangile des Nazaréens. Cet écrit paraît avoir été composé seulement vers la fin du IIme siècle (voir Harnack, Chronologie). Il ne joue donc aucun rôle dans la question de l’origine de notre premier évangile.

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