Les évangiles synoptiques

1. L’évangéliste Marc

L’antiquité chrétienne attribue d’un accord unanime la composition de notre second évangile à un chrétien de Jérusalem, du nom de Jean, surnommé Marc, soit qu’on voulût par là le distinguer d’autres personnages du même nom, soit en conformité de l’usage répandu alors chez les Juifs, d’ajouter à leur nom israélite un nom grec ou romain ; voir Introduction aux Epîtres de Paul, et Actes 13.9. Ce Jean-Marc n’est nulle part mentionné dans les évangiles ; il n’était donc ni apôtre, ni l’un des personnages qui ont joué un rôle considérable dans l’histoire de Jésus. Mais il est mentionné six fois dans le livre des Actes. D’après 12.12 il était fils d’une Marie, propriétaire d’une maison à Jérusalem ; cette demeure, où l’Eglise se réunissait en temps de persécution, était probablement située dans un lieu écarté. Au v. 25 du même chapitre nous lisons que, lorsque Paul et Barnabas délégués à Jérusalem par l’église d’Antioche, s’en retournèrent en Syrie, ils emmenèrent avec eux le jeune Jean, sans doute avec l’intention de l’initier au ministère de la prédication. Dans ces deux premiers passages, il est désigné tout au long comme « Jean, surnommé Marc, » afin de l’introduire sans équivoque possible sur la scène. Actes 13.5, Paul et Barnabas le prennent avec eux en partant pour leur première mission dans le monde païen. Il est appelé ici Jean tout court, comme étant déjà connu ; mais, chose singulière, il n’est point mentionné dès le moment du départ comme associé à la mission ; ce n’est que plus tard, au v. 5, après que la mission est déjà en plein cours d’exécution, et à l’occasion de la première prédication à Salamine, dans l’île de Chypre, que le narrateur ajoute cette remarque : « Or ils avaient aussi Jean comme aide. » Serait-ce à tort que Baumgarten ou Klostermann ont conclu de cette remarque ainsi placée, que Jean ne les accompagnait pas seulement comme une sorte de serviteur, mais comme missionnaire, prenant part, lui aussi, à l’œuvre de la prédication ? En effet, comme nous le verrons tout à l’heure, le jeune Marc possédait une qualité qui manquait peut-être à ses compagnons plus âgés et qui était d’une grande importance pour l’œuvre commune, celle du témoignage de visu, s’il est vrai que, comme le pensent aujourd’hui la plupart des critiques, le jeune homme qui, d’après Marc 14.51-52, fut témoin de l’arrestation de Jésus à Gethsémané, n’était autre que Marc lui-même. S’il en est ainsi, au témoignage biblique et prophétique sur lequel s’appuyait la prédication de Paul et de Barnabas, Marc pouvait ajouter ce qui produit encore plus d’effet, et dire : « J’ai vu, vu de mes yeux ! J’ai été témoin du baiser de Judas, de l’arrestation de Jésus ; j’ai vu comment on lui a garrotté les mains ; j’ai vu les disciples s’enfuir tous et le laisser seul au pouvoir de ses ennemis. » Au v. 13 l’auteur raconte, en le nommant de nouveau Jean tout court, comment il déserta bientôt son poste si honorable, pour s’en retourner à Jérusalem (Actes 13.13) ; puis 15.37, 39, passage où son double nom est encore une fois relevé, nous voyons comment il devint un sujet de dissentiment entre Paul et Barnabas au moment où ils se disposaient à partir de nouveau en mission et comment Paul, se séparant de Marc et Barnabas, partit avec Silas, tandis que Barnabas et Marc suivaient un autre chemin. Marc est encore désigné ici (15.37) par son double nom ; puis il est appelé Marc tout court (v. 39). C’est sous ce nom qu’il a été désigné plus tard dans l’Eglise, comme nous le voyons par les quatre passages des épîtres où il est parlé de lui : Colossiens 4.10, où, tout en saluant l’église de la part de Marc, Paul lui rappelle une recommandation qu’elle a déjà reçue précédemment à son sujet en vue de la prochaine visite qu’il doit lui faire. Paul mentionne ici Marc comme l’un de ses collaborateurs d’origine juive et le désigne en passant comme « le cousin de Barnabas », ce qui peut servir à expliquer le dissentiment que nous venons de rappeler, mais ce qui montre en même temps que ce conflit n’avait pas laissé de trace durable. Dans l’épître à Philémon, v. 24, Paul salue de nouveau de la part de Marc, qu’il place en tête de ses autres collaborateurs. Dans 2 Timothée 4.11, il demande à son disciple de lui ramener Marc à Rome « comme lui étant fort utile pour l’œuvre du ministère. (εὔχρηστος εἰς διακονίαν). » Enfin nous lisons (1 Pierre 5.13) ce mot : « Marc, mon fils, vous salue. » On sait que les Pères entendent ordinairement le nom de Babylone, dans les paroles qui précèdent, comme désignant Rome. Ce sens figuré conviendrait mieux, me paraît-il, dans un livre poétique ou prophétique que dans un texte prosaïque, comme celui d’une lettre ; il est en soi peu naturel ; et, comme Pierre avait reçu pour domaine de sa mission tout le peuple juif et qu’une très nombreuse portion de ce peuple habitait la Mésopotamie, il n’y a rien que de vraisemblable à ce qu’après avoir visité les églises d’Asie-Mineure, fondées par Paul, auxquelles il adresse sa lettre, il ait poussé son voyage avec Marc, devenu son compagnon, plus à l’orient, jusque sur les bords de l’Euphrate. Ce voyage devrait se placer entre l’an 53-54, où Pierre s’était rencontré à Antioche avec Paul et Barnabas (Galates 2.11 et suiv. ; voir mon Introduction aux Epîtres de Paul, et la composition de 1 Pierre après l’an 60. Si l’apôtre appelle Marc son fils, c’est évidemment, quoiqu’en aient pensé Bengel, Credner, Néander et d’autres, dans le même sens spirituel dans lequel Paul appelle Timothée et Tite ses enfants (τέκνα).

L’expression de Pierre : Marc, mon fils, nous rappelle le premier incident mentionné plus haut, lorsque, après sa sortie de la prison, cet apôtre vint à la maison de Marie, la mère de Marc, et que la domestique le reconnut au son de sa voix (Actes 12.14). Il est évident que c’était par Pierre que cette famille, et par conséquent aussi le jeune Jean, avaient été amenés à la foi.

Ces quelques données bibliques nous fournissent un cadre suffisant pour y faire rentrer sans difficulté les données patristiques qui les complètent. Quelques-uns des Pères attribuent à Marc la fondation de l’église d’Egypte (Eusèbe, Epiphane, Jérôme). Sans doute cette tradition est passablement tardive ; ni Clément, ni Origène n’en font mention. Mais un fait remarquable me paraît la confirmer : c’est la déclaration de Paul Romains 15.18-23, où l’apôtre explique aux Romains que, s’il n’est pas allé plus tôt les visiter, ce qui peut les avoir étonnés, c’est qu’il avait pris pour règle d’annoncer l’Evangile là où il était encore inconnu. Mais maintenant que le fondement a été posé partout en Orient, il peut se livrer à son désir d’évangéliser aussi l’Occident. En parlant ainsi, oubliait-il la grande et importante colonie juive établie en Egypte, en particulier à Alexandrie, et la nation égyptienne en général, cette branche si importante de l’humanité ancienne ? Cela n’est pas possible. Il fallait bien, pour parler comme il le fait ici, qu’il possédât l’assurance que cette contrée n’avait point été négligée par les prédicateurs de l’Evangile. Or à qui attribuer cette mission ? L’histoire ne fait mention d’aucune autre prédication en Egypte, que celle de Marc. Nous avons vu plus haut le moment où pourrait dans ce cas se placer naturellement cette mission ; elle aurait suivi la séparation de Paul et de Barnabas (Actes 15.39-40). C’est en raison de la conviction généralement répandue de la fondation de l’église d’Alexandrie par Marc, qu’en 827, lorsque les Vénitiens voulurent déposer les cendres de cet évangéliste dans la cathédrale magnifique qu’ils lui avaient dédiée, ils allèrent les chercher à Alexandrie. Dès le IVe siècle nous trouvons cette opinion énoncée dans un décret attribué au pape Damase (366 à 384) où nous lisons : Est prima Petri apostoli sedes Romana ecclesia… ; secunda autem sedes apud Alexandriam Petri nomine a Marco ejus discipulo atque evangelista consecrata est ; ipse directus in Aegyptum a Petro apostolo verbum veritatis prædicavit… Voir Hilgenfeld (Einl, p. 132). Nicéphore a conservé la même tradition (Encycl. des sc. rel. VIII, p. 646).

Un trait assez intéressant conservé par la tradition est l’épithète de κολοβοδάκτυλος, au doigt coupé, que donne à Marc Hippolyte dans les Philosophumena (Ed. Duncker VII, 30) : « Ni l’apôtre Paul, dit-il, ni Marc au doigt coupé n’ont rien dit de semblable. » Et l’explication de cette épithète singulière est donnée dans le C. Amiatinus de la Vulgate conformément à la remarque suivante de Jérôme : « On prétend qu’après avoir cru, il s’était amputé le doigt afin de se rendre inhabile au sacerdoce. » La même explication se trouve dans un manuscrit arabe publié par Fleischer (Hilgenfeld, Einl., p. 498). Il résulterait de là que Marc était de race sacerdotale ou du moins lévitique, ce qui, d’après la légalité juive, l’assujettissait au service du temple jusqu’à l’âge de cinquante ans ; or une imperfection physique quelconque devait, d’après la loi, le dispenser de cette obligation. Cette donnée s’accorde bien avec le fait de sa parenté avec Barnabas signalé en passant par Paul Colossiens ch. 4 ; car d’après Actes 4.36, Barnabas aussi était lévite. On a supposé encore que cette épithète s’appliquait à la fin en quelque sorte mutilée du second évangile. Trégelles enfin a vu là l’emploi d’un terme méprisant que l’on appliquait à ceux qui se faisaient exempter du service, en allusion au lâche abandon dont Marc s’était rendu coupable à l’égard de Paul et de Barnabas. Je crois la première explication seule naturelle et vraiment admissible.

Parlant de l’origine lévitique ou sacerdotale de Marc, Suppe, pasteur à Leipzig, a supposé que c’était lui que désignait Jean (18.15) par l’expression « cet autre disciple- » appliquée à celui qui introduisit Pierre chez le souverain sacrificateur. Cette hypothèse n’a rien qui la rende probable.

Enfin les Pères sont unanimes à mettre Marc en relation intime avec Pierre ; ils l’appellent son interprète (ἑρμηνευτής), terme que l’on a entendu souvent dans le sens de trucheman, comme si Marc avait traduit les prédications hébraïques de Pierre en grec (Eichhorn) ou en latin (Bleek) ou même dans ces deux langues (Schenkel). Mais Pierre devait plus ou moins bien savoir le grec, qui était très usité en Galilée, et, s’il connaissait cette langue, elle pouvait lui suffire auprès de ses auditeurs romains. D’autres ont pris ce terme dans le sens de secrétaire, pensant que Marc était chargé des commissions et de la correspondance de l’apôtre (Jérôme, Meyer, etc.) ; des troisièmes (Klostermann, Weiss, Zahn), s’appuyant sur l’expression ἑρμηνευτὴς γενόμενοςἔγραψε (étant devenu… il écrivit), dans le témoignage de Papias, expliquent ce terme uniquement par le fait de la rédaction du second évangile d’après les récits de Pierre ; ce sens paraît en effet résulter naturellement de la relation entre le participe γενόμενος et le verbe ἔγραψε.

Si nous réunissons toutes ces données bibliques et patristiques, voici comment se présente à nous la carrière de Marc. Il accompagne Paul et Barnabas dans leur mission dès l’année 45 ; il se rend en Chypre d’abord, avec Barnabas, puis en Egypte (dans les années 52 et suiv.). Il devient ensuite l’assistant de Pierre, se rendant avec lui à Antioche en 54, puis en Asie-Mineure et en Mésopotamie (54 et suiv.) ; en 63 il se trouve à Rome où il travaille dans la société de Paul ; de là, encore en 63, il retourne en Asie-Mineure, recommandé aux Colossiens par Paul ; au commencement de 64 il revient à Rome avec Pierre ; après la mort de cet apôtre (en juillet 64), il retourne en Orient d’où Paul le rappelle avec Timothée dans sa seconde captivité (vers 66 ou 67). Peul-être a-t-il enfin terminé cette active carrière en se rendant encore une fois en Egypte pour y achever l’œuvre précédemment commencée (La tradition).

Marc n’avait eu une place ni parmi les apôtres, ni parmi ceux qui ont joué un rôle important durant le ministère de Jésus. Aussi Papias dit-il de lui, d’après le presbytre Jean : « Car Marc n’avait point entendu, ni accompagné le Seigneur, mais seulement Pierre. » Ce jugement est cependant exagéré, car il est bien probable que, domicilié à Jérusalem dans sa jeunesse, il a dû chercher à voir Jésus occasionnellement. Et cette supposition est confirmée par le trait que nous rappelions tout à l’heure, celui de ce jeune homme qui, d’après Marc (14.51-52), quitta au milieu de la nuit sa demeure, sans doute voisine de Gethsémané, et accourut pour voir la cause du bruit produit par l’arrivée de la troupe qui venait arrêter Jésus. Il était enveloppé d’un simple drap qu’il laissa entre les mains des huissiers, lorsque ceux-ci voulurent le saisir. Ce fait, absolument insignifiant en lui-même, n’avait d’intérêt qu’au point de vue de celui qui en avait été l’acteur et qui ne peut avoir été que Marc lui-même, dans l’écrit duquel seul il est d’ailleurs mentionné ; c’était l’un des souvenirs les plus émouvants et les plus ineffaçables de sa vie. Quel autre que lui pouvait tenir à l’intercaler dans un récit tel que celui de la Passion du Seigneur ? Cette opinion est aujourd’hui assez généralement admise. Renan dit lui-même : « Marc avait vu étant enfant quelque chose des faits évangéliques ; on peut croire qu’il avait été à Gethsémané. »

Il résulte de ce qui précède que Marc aurait fait trois voyages d’Orient en Occident. En 62 ou 63, il se trouve à Rome en même temps que Paul, au commencement, de la première captivité de l’apôtre (Colossiens 4.14) ; puis en 64, il y accompagne Pierre ; enfin il est probable qu’il y revint vers 66 à l’appel de Paul dans sa seconde captivité. Mais n’est-ce pas là supposer trop de voyages ? Quelques critiques se sont demandé si tous ces faits pouvaient bien se rapporter à une seule et même personne. Grotius et, à sa suite, Schleiermacher, Kienlen, Néander et d’autres ont pour ce motif admis l’existence de deux personnages du nom de Marc, appartenant l’un à l’entourage de Pierre, l’autre à celui de Paul. A l’un ils attribuent les voyages en Mésopotamie et plus tard à Rome, avec Pierre, ainsi que la composition du second évangile ; à l’autre, le premier voyage avec Paul et Barnabas et les missions subséquentes avec ce dernier. Mais cette hypothèse n’a aucun appui dans la tradition ; les Pères ne connaissent qu’un seul évangéliste du nom de Marc. D’ailleurs le Marc que Pierre appelle son fils (1 Pierre 5.13) ne peut être autre que celui dont cet apôtre connaissait si bien la famille (Actes 12.12-14) ; or celui-ci est évidemment (d’après Actes 12.25 et 13.5) le même que celui qui accompagna Paul et Barnabas dans leur mission commune. – Renan (L’Antéchrist, page 567) rappelle l’exemple d’un négociant de Hiérapolis, nommé Abercius, qui, dans son épitaphe, raconte qu’il avait fait soixante-douze fois le voyage d’Asie-Mineure en Italie, et cela en doublant le cap Malée (généralement si redouté). Ce qu’Abercius avait fait tant de fois pour ses affaires, Marc a bien pu le faire trois fois, au service de l’Evangile.

Marc n’a pas été un acteur de premier ordre dans la fondation de l’Eglise ; mais il a eu l’honneur et le privilège de servir de lien entre les trois premières sphères missionnaires, celle de Paul, celle de Pierre et celle de Barnabas, c’est-à-dire celle d’Europe, celle d’Asie et celle d’Afrique. Il a été un intermédiaire entre les trois œuvres par lesquelles le christianisme a conquis l’ancien monde.

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