Les évangiles synoptiques

3. Traits caractéristiques de la narration

A. Au point de vue historique

Si ce récit diffère dans la marche de celui de Matthieu, n'en est pas de même quant à la matière, au moins en ce qui concerne les faits. Marc ne possède qu’un bien petit nombre d’événements qui ne soient pas racontés par Mathieu ; ce sont les quatre suivants : la guérison du démoniaque de Capernaüm, celles du sourd-muet en Décapolis et de l’aveugle de Bethsaïda, et le trait du jeune homme qui s’enfuit nu à Gethsémané. De plus, les guérisons de démoniaques sont plus fortement et plus fréquemment relevées que dans les autres évangiles. Mais c’est à l’égard des discours que la différence entre Marc et Matthieu est de beaucoup la plus considérable ; Marc ou omet ou ne présente que partiellement les grands discours de Mathieu (sauf le dernier).

On a formulé récemment le contraste entre les deux évangiles à l’égard des paroles de Jésus, de la manière suivanted :

d – Hadorn, Die Entstehung des Markus-Evangeliums, 898, voir p. 155-186.

Dans l’évangile de Matthieu Jésus se met surtout en relation avec le peuple entier ; ce sont les péchés d’Israël qu’il signale et qu’il condamne ; c’est de son endurcissement qu’il s’afflige ; tandis que dans Marc ses enseignements se rapportent plutôt à ses disciples, qu’il instruit et qu’il reprend, cherchant occasionnellement à les élever à la vraie foi. Dans Matthieu Jésus agit surtout sur le peuple dans son ensemble, dans Marc il concentre plutôt son travail sur la petite communauté des croyants qui se sont groupés autour de lui. – Le contraste ainsi signalé ne manque certainement pas de justesse, mais il est loin d’être absolument vrai. Cette manière de voir résulte surtout de l’omission chez Marc du sermon sur la montagne. Mais elle est infirmée par le fait que plusieurs discours ayant trait à la vie du peuple entier sont aussi conservés par lui ; par exemple, au ch. 3, celui dans lequel Jésus se justifie de la complicité avec Béelzébub dans ses guérisons de possédés ; au ch. 4, la parabole du semeur ; au ch. 7, l’enseignement sur la purification ; au ch. 12, la parabole des vignerons. Tous ces enseignements n’ont aucun rapport particulier avec la personne des disciples.

Ce qu’il y a de fondé dans l’opposition signalée, c’est que Marc fait tout particulièrement ressortir le travail éducatif de Jésus sur ses disciples. Il relève avec force et franchise leurs erreurs, leurs malentendus, leurs bévues, leurs torts même, soit envers Jésus, soit entre eux. ; il rappelle avec instance les reproches parfois très sévères par lesquels Jésus cherche à les remettre dans la bonne voie, ainsi que les instructions plus intimes par lesquelles il s’efforce de les élever au vrai point de vue touchant le règne de Dieu ; en un mot il décrit avec soin le travail spécial auquel Jésus s’est livré pour faire d’eux des hommes nouveaux, capables de devenir les porteurs du salut au sein de l’humanité. D’un bout à l’autre de cet évangile, la relation familière de Jésus avec les disciples est mise en lumière sous toutes ses faces. Dès le premier jour ceux-ci veulent le tenir fixé à Capernaüm, et il leur dévoile le vaste horizon de son œuvre (1.45). – 5.31 ils veulent être plus sages que lui, lorsqu’il cherche dans la foule celui qui l’a touché, et Jésus répond par un silence significatif à la remontrance indiscrète qu’ils lui adressent. – Il leur donne dans des entretiens particuliers l’explication des paraboles (4.10-11). – Il prend affectueusement soin d’eux, se préoccupant de leur procurer du repos quand il les voit fatigués (6.31). – Par le sens ridicule qu’ils attachent à l’une de ses paroles, ils s’attirent de sa part un reproche humiliant que Marc rapporte plus complètement (8.16 et suiv.) que Matthieu (16.7). – Leur manque de foi lui arrache une plainte qui semble indiquer un sentiment voisin de l’impatience (9.19). – L’annonce répétée de ses prochaines souffrances les trouve obstinément sourds et inintelligents (9.32). – Ils se disputent sur leurs droits respectifs à la première place ; et quand Jésus les interroge au sujet de cette altercation, ils restent la bouche close, comme des enfants pris en flagrant délit (9.33-34 οἱ δὲ ἐσιώπων). – Ils empêchent des parents qui demandent IJésus sa bénédiction pour leurs enfants, et Jésus s’indigne de cette manière d’agir (10.14 ἠγανάκτησε). – Jésus monte hardiment à Jérusalem, tandis que les disciples tout craintifs le suivent à distance (10.32 ἐθαμβοῦντοἐφοβοῦντο) – Ils affligent par leurs critiques malveillantes la femme qui a oint, la tête du Seigneur d’un parfum précieux, et celui-ci est obligé de prendre contre eux sa défense (14.4-6). – A Gethsémané, au lieu de prier avec lui, ils s’endorment, et bientôt s’enfuient en voyant son arrestation (14.37, 50). – Enfin dans le morceau final, ajouté peut-être par une main étrangère, mais dans l’esprit du livre entier, la nouvelle de la Résurrection rencontre chez eux par trois fois une incrédulité persistante (16.11, 13, 14). – On le voit : le récit de Marc ne ménage pas les apôtres et fait ressortir franchement les traits les plus humiliants pour eux. C’est là un fait qui imprime à toute la narration un sceau frappant de vérité historique. Un tel récit ne peut provenir que du souvenir des apôtres eux-mêmes, car la légende ecclésiastique n’a pas cherché à dénigrer les apôtres, mais plutôt à les glorifier.

D’entre les disciples, c’est surtout Pierre qui figure, soit en bien, soit en mal, dans le récit de Marc. C’est sa maison qui est le point de départ de l’évangélisation de la Galilée (1.29-39). – Pierre est placé en tête des Douze (3.16). – C’est lui qui, ne sachant pas ce qu’il dit, propose d’élever trois tentes sur la montagne de la Transfiguration (9.5). – C’est Pierre qui à la question de Jésus : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » répond au nom de tous en proclamant la foi à laquelle ils sont arrivés : « Tu es le Christ » (8.29). – C’est lui qui rappelle à Jésus la malédiction du figuier prononcée le jour précédent (11.21). – Il affirme avec insistance, et malgré la déclaration contraire de Jésus, sa fidélité inébranlable (14.29). – Jésus le réveille en l’appelant par son nom à Gethsémané (14.37). – Les deux chants du coq, qui aggravent sa responsabilité, sont mentionnés par Marc seul (14.68,72). – Et ainsi jusqu’au dernier moment (16.7). – Nous devons relever ici particulièrement une circonstance significative. Il s’agit de la relation entre le récit de Marc et celui de Matthieu dans la scène de Césarée de Philipp. Marc, après avoir rapporté la profession de foi de Pierre, omet totalement la déclaration honorifique que prononce Jésus sur la personne de ce disciple et par laquelle il lui confie la direction de la grande œuvre qui va commencer. Évidemment, si Marc nous a transmis les récits de Pierre, cette omission s’explique par l’humilité de ce dernier qui se faisait scrupule de rapporter ce qui était à son propre honneur. En échange, Pierre ne manquait pas de mentionner sincèrement son imprudente opposition à la déclaration que faisait le Seigneur de sa prochaine Passion et de rapporter l’accablante réponse dans laquelle Jésus l’avait traité de tentateur, de Satan. Et cette parole-là se retrouve en effet dans le récit de Marc aussi bien que dans celui de Matthieu. C’est peut-être par la même raison, provenant de l’humilité de Pierre dans ses prédications, que nous ne trouvons pas, dans le récit de la tempête chez Marc (6.50), la mention du privilège extraordinaire accordé à Pierre, lorsque Jésus l’associa, comme on le lit dans Matthieu, à sa propre marche sur les eaux (Matthieu 14.28 et suiv.).

La différence la plus marquante par laquelle Marc se distingue de Matthieu, est, comme nous l’avons vu, l’omission, au moins partielle, des grands discours conservés dans le livre des Logia. Le seul que nous trouvions à peu près complet chez Marc est le discours eschatologique du chapitre 13. Marc nous a conservé le commencement, au moins (6.7-11), de l’instruction apostolique, puis quelques-unes des paraboles et une partie de l’explication donnée par Jésus sur le but de cette forme d’enseignement. En échange, nous trouvons chez lui, et chez lui seul, un certain nombre déclarations particulières prononcées occasionnellement, comme les paroles suivantes : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (2.27). « La folie vient du cœur » (7.22). « Toute offrande doit être salée de feu » (9.4-9). « Quant à ce jour-là, personne ne le connaît, ni les anges du ciel, ni même le Fils » (13.32) ; enfin l’appel filial, en quelque sorte désespéré, à la tendresse paternelle : « Père, toutes choses te sont possibles » (14.36). Nous trouvons aussi chez Marc deux petites paraboles que seul il a conservées, celle de l’épi (4.26) et celle du portier (13.34-36).

Quant à la manière de rapporter les faits, le trait caractéristique du récit de Marc, comparé à celui de Matthieu, est, comme on l’a remarqué de tout temps, la multitude des petits traits de détail, de ces légers coups de pinceaux qui rendent vivantes pour le lecteur les scènes qu’il raconte. Ce mode de récit est l’opposé de celui de Matthieu qui est extrêmement sommaire et manque de tout ce qui pourrait lui donner un caractère dramatique. La narration de Marc peut être comparée à une galerie de tableaux de genre. Citons quelques exemples de ces traits de détail :

Voilà une foule de petits détails qui donnent un cachet tout particulier aux récits de Marc et dont la plupart sont étrangers aux deux autres synoptiques. La critique discute fur leur origine et sur leur valeur. Les écrivains qui font Marc une compilation abrégée de Matthieu et de Luc l’y voient naturellement que d’innocentes décorations dues l’imagination de l’auteur (Bleek, de Wette). Ceux, au contraire, qui font de Marc une des sources de Matthieu et Luc pensent que les auteurs de ces évangiles plus récents ont supprimé ces petits détails à cause de leur peu de valeur ou de certitude. Enfin il en est qui, comme Du Buisson et d’autres, pensent que la plupart n’ont été ajoutés que postérieurement par le rédacteur final, qui a publié notre Marc canonique d’après un écrit plus ancien moins détaillé. Nous aurons à examiner plus tard ces hypothèses.

A l’amour de la couleur locale se rattache chez Marc le soin de décrire les impressions produites sur les témoins bienveillants ou hostiles des scènes qu’il décrit, ainsi que celles éprouvées par Jésus lui-même.

Dès le premier récit, celui de la guérison du possédé dans la synagogue de Capernaüm, il peint la stupéfaction de l’assemblée à l’ouïe des enseignements de Jésus (1.22) et, après la guérison du possédé, la surprise de toute la Galilée au bruit de ce miracle (v. 28). Le soir même, la ville entière est rassemblée à la porte de sa demeure (v. 33). Le lendemain, dès le grand matin, Pierre le cherche dans la solitude où il s’était retiré, en lui disant ; « Tous te cherchent » (v. 37). Jésus s’éloigne de Capernaüm pour laisser se calmer cette effervescence et pour prêcher aussi dans les bourgades du voisinage. Après la guérison du lépreux et par l’effet de sa désobéissance, l’affluence autour de Jésus devient telle qu’il doit éviter les villes et se tenir dans les lieux écartés, où néanmoins tous viennent le chercher (v. 45). Rentré à Capernaüm il est tellement assiégé que l’on ne peut pénétrer dans sa demeure ; le paralytique ne parvient à lui que par le toit (2.3 et suiv.). Tous les témoins sont hors d’eux (v. 12). On se presse sur lui pour le toucher (3.10) ; quand il sort, la foule est telle qu’il doit faire tenir à sa portée un bateau pour s’y retirer (v. 3, 9), et à la maison il ne trouve pas le temps de manger (3.20). A Nazareth même, les auditeurs sont stupéfaits (ἐξεπλήσσοντο 6.2). Après la mission des Douze, l’affluence est telle que Jésus doit les emmener à l’écart en traversant la mer pour leur procurer quelque repos (6.30-33). Mais son intention échoue, car les foules arrivent à pied de tous les lieux circonvoisins, ce qui occasionne la multiplication des pains (6.33). Au retour, dans la plaine de Génézareth, les malades se pressent pour toucher le bord de son vêtement (6.55 et suiv.), etc., etc.

D’autre part, Marc décrit aussi avec soin l’impression de haine croissante qui s’empare des adversaires. 2.6-7, ils reprochent à Jésus de blasphémer ; 3.2, ils lui dressent un piège pour voir s’il guérira en un jour de sabbat ; 3.6, les Pharisiens complotent avec les Hérodiens pour trouver le moyen de le faire mourir ; 3.22, 30, ne pouvant nier les guérisons de possédés, ils l’accusent d’être possédé lui-même et de guérir par le pouvoir de Béelzébub. Le moment arrive enfin où Jésus se transporte avec les siens à Jérusalem, et comme il prend là ouvertement les allures d’un réformateur, le Sanhédrin décide d’en finir avec lui, malgré la crainte qu’il a du peuple, qui est comme suspendu aux lèvres de Jésus (11.18).

Ce sont surtout les impressions de Jésus lui-même que l’auteur cherche à rendre aussi fidèlement que possible, discernant dans une synagogue le piège qui lui est tendu (3.5), Jésus promène sur le cercle de ceux qui l’épient un regard d’indignation (ὀργή) et en même temps de profonde douleur (συλλυπούμενος) ; il a constaté l’endurcissement de leur cœur. – Il contemple avec une tendre compassion les foules qui sont là devant lui, comme un troupeau sans berger (6.34). – Il répond en poussant profond soupir à ses adversaires qui réclament un signe dans le ciel (8.12). – Il s’indigne contre les apôtres qui empêchent ceux qui veulent lui amener des petits enfants (10.14). – Il monte hardiment à Jérusalem, devançant ses disciples (10.32). De tous ces détails sur les impressions de Jésus, le plus frappant me paraît être le mot de Marc dans le récit du jeune homme riche (10.21) : « Jésus, l’ayant regardé, l’aima. » Ce trait ne peut évidemment revenir que d’un témoin très rapproché de Jésus, qui observait sa physionomie, et qui surprit au passage l’expression de vif et tendre intérêt qui se peignit sur son visage en entendant la déclaration de ce jeune Israélite sans fraude. Ce témoin doit avoir été le même que celui qui avait remarqué l’impression d’indignation et de douleur que causait à Jésus la perfidie de ses adversaires dans la synagogue (3.5). Comment admettre un seul instant que nous n’ayons ici que des enjolivements dus à l’imagination de l’auteur, ou, selon l’expression admise aujourd’hui en critique, « un procédé littéraire » ? Le simple respect pour la personne du Seigneur n’eût-il pas interdit de lui prêter ainsi des impressions imaginaires ?

Nous devons relever encore un trait qui caractérise la narration de Marc, à savoir certaines coïncidences de détail avec le récit de Jean. Les disciples parlent (6.37) de deux cents deniers, comme de la somme qui serait nécessaire pour acheter des vivres en suffisance pour une telle foule, détail qui concorde avec ce que Philippe dit à Jésus dans Jean 6.7 : « Pour deux cents deniers de pain ne suffirait pas pour que chacun en eût un morceau. » – Marc 6.39, Jésus ordonne aux disciples de faire asseoir la foule par troupes sur l’herbe verte (ἐπὶ τῷ χλωρῷ χόρτῳ) ; Jean 6.10, Jésus dit : « Faites asseoir les hommes », sur quoi Jean ajoute : « Or, il y avait là beaucoup d’herbe (χόρτος πολύς). » – Dans le récit de l’onction de Marie (Marc 14.5) quelques-uns disent : « Ne pouvait-on pas vendre ce parfum, pour plus de trois cents deniers ? » Jean (12.4) fait dire à Judas : « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu pour trois cents deniers et donné aux pauvres ? » Marc (14.3) désigne le vase de parfum comme « un flacon d’albâtre de parfum de nard pur très précieux (ἀλάβαστρον μύρον νάρδου πιστικῆς πολυτελοῦς) » ; Jean (12.3) dit : « Un litre de parfum de nard pur très précieux (λίτραν μύρου νάρδου πιστικῆς πολυτίμου) » ; un peu plus loin (Marc 14.6), Jésus dit, parlant à quelques disciples : Laissez-la… (ἄφετε αὐτήv) ; d’après Jean (12.7), Jésus dit, parlant à Judas seul : « Laisse-la… (ἄφες αὐτήν) ». – Dans ces divers cas, Marc n’a pas puisé dans Jean ; autrement son récit serait plus précis ; dans le récit de la multiplication des pains, il parlerait des entretiens de Jésus avec Philippe et André, et non avec les disciples en général. Dans celui du repas de Béthanie, il nommerait positivement Judas, et ne dirait pas vaguement quelques-uns (τινές). Et s’il eût connu le récit de Jean, il n’aurait pas commis l’erreur que nous avons constatée chez lui, comme chez Matthieu, de faire dépendre le commencement de l’œuvre de Jésus en Galilée de l’emprisonnement de Jean-Baptiste (1.14). Jean n’a pas davantage tiré son récit de celui de Marc ; car l’on retrouve précisément chez lui, dans les récits cités plus haut, ce que Renan appelle : « Les vives arêtes du souvenir personnel. » Il y a donc plutôt ici des réminiscences qui ont coïncidé, à moins que Marc, qui avait certainement connu Jean à Jérusalem, n’eût appris de sa bouche ces petits détails. Des coïncidences non moins remarquables se trouvent aussi assez souvent entre les narrations de Luc et celles Jean ; comparez, par exemple, le récit de la visite de Jésus chez Marthe et Marie (Luc ch. 10) avec celui de la résurrection Lazare (Jean ch. 11). Or ici encore tout peut s’expliquer par des communications personnelles, sans avoir recours à une reproduction de textes plus ou moins littérale. Que l’on croyait ne pas pouvoir se passer de ce moyen, ce serait en tout cas à Jean qu’il faudrait attribuer l’emploi de Marc, non l’inverse ; car Jean est certainement postérieur à Marc.

B. Au point de vue littéraire

Si le récit de Marc diffère de celui de Matthieu pour le mode de narration, il en diffère encore plus, si possible, par le style. Sans doute, sous cette différence apparaît constamment un fond commun dû, d’un côté, à l’identité des faits racontés et, de l’autre, à la forme sous laquelle avaient été reproduits dès le commencement par les premiers narrateurs. Mais, tandis que le style de Matthieu toujours sobre, précis, calme et ferme, comme celui d’un Montesquieu (si j’ose faire une-telle comparaison), le caractère particulier de celui de Marc est un abandon naïf, un laisser-aller sans prétention et même négligé, tel celui d’un homme illettré racontant avec une émotion communicative, non sans quelque prolixité et emphase, un fait saillant dont il a été témoin et qui est devenu l’événement décisif de sa vie. Renan caractérise ainsi la forme de cet écrit : « Une sorte de réalisme qui rend le trait pesant et dur… » Mais il ajoute : « La netteté, la précision de détail, l’originalité, le pittoresque, la vie de ce premier récit ne furent pas dans la suite égalés… La forte impression laissée par Jésus s’y retrouve tout entière. On l’y voit réellement vivant et agissant… Tout est pris sur le vif ; on sent qu’on est en présence de souvenirs » (Les Evangiles, p. 116 et 118).

On ne saurait mieux définir le caractère général du style de cet écrit. Essayons d’en indiquer les traits plus particuliers : les uns sont des qualités ; les autres, des défauts, littérairement parlante.

e – Voir pour la caractéristique plus complète du style de Marc l’excellent travail de Holtzmann, Synopt. Evang., p. 280-292.

1. Nous remarquons d’abord la vivacité des tournures : l’emploi fréquent du présent historique servant à fixer la situation et suivi des aoristes qui développent la scène ; le brusque passage, par un simple ὄτι, du récit de l’auteur lui-même au discours des interlocuteurs ; la succession rapide des scènes liées par le simple καὶ et très souvent par καὶ εὐθύς (ou εὐθέως).

2. L’abondance des termes énergiques et pittoresques, la plupart entièrement propres à Marc :

3. L’énergie du style de Marc le fait parfois tomber dans la prolixité ou les répétitions. Ainsi dans les passages 1.32, 35, 42 ; 2.19 ; 12.23 ; 13.19, non qu’une certaine nuance ne distingue pourtant, même dans ces cas-là, les termes en apparence synonymes.

4. Marc trahit fréquemment une prédilection pour les diminutifs (πλοιάριον, θυγάτριον, κοράσιον, κυνάριον, παιδίον).

5. Doubles négations : 11.14 ; 14.25 ; 15.5 ; verbes doublés de leurs propres substantifs : φωνεῖν φωνῇ, βλασφημίαν βλασφημεῖν.

6. Les hébraïsmes ne sont pas assez nombreux pour faire supposer que cet écrit soit la traduction d’un original sémitique. Il y en a pourtant quelques-uns, mais qui paraissent provenir simplement du langage populaire palestinien ou de la lecture de la traduction des LXX, soit dans le culte public, soit dans l’usage privé, de la part d’un écrivain qui n’avait point été en contact avec le grec classique ; ainsi la liaison ordinaire des morceaux par le simple καὶ ; parfois même cette particule servant à marquer l’apodose. On trouve aussi la simple juxtaposition de deux verbes finis (ἐγένετο… ἦλθεν) ; une seule fois la liaison par δέ ; des formes telles que celles-ci : δύο δύο, πρασιαὶ πρασιαί, συμπόσια συμπόσια; le pronom démonstratif faisant double emploi avec le pronom relatif comme οὖ… αὐτοῦ (1.7) ; ἧς… αὐτῆς (7.25) ; l’expression εἶναι ἐνour désigner l’état physique ou moral.

C’est à cette catégorie que nous croyons pouvoir rattacher les nombreux passages où Marc cite les paroles du Seigneur dans leur teneur originale (araméenne) ; par exemple, Ephphata (ouvre-toi), dans la guérison du sourd-muet ; Thalita Koumi (petite-fille, lève-toi), dans la résurrection de la fille de Jaïrus ; Abba, Père, dans la prière de Gethsémané ; Eloï, Eloï, lema sabachtani, sur la croixf. Ces citations des paroles de Jésus dans la langue originale ne sont pas de la part de Marc un simple « procédé littéraire » ; elles proviennent du besoin de couleur locale qui se fait sentir dans tout son récit.

f – Matthieu reproduit aussi ces mots en araméen ; mais ce fait, exceptionnel chez lui, est ici nécessaire pour expliquer le malentendu des soldats auquel ce cri donne lieu : « Il appelle Elie. »

7. L’abondance des latinismes a toujours frappé dans l’écrit de Marc. Depuis les conquêtes d’Alexandre le grec était devenu la langue la plus répandue en Orient et même en Occident, et depuis les conquêtes romaines le latin avait généralement déteint sur le grec usuel. Aussi trouvons-nous dans tous nos évangiles quelques termes latinisants. Dans Matthieu κοδράνης, κῆνσος, φραγελλοῦν, λεγέων ; ce dernier terme aussi dans Luc ; dans Luc et Jean, πραιτώριον, δηνάριον. Mais ce phénomène est beaucoup plus fréquent encore chez Marc. Nous trouvons chez lui, et chez lui seul, les termes σπεκουλάτωρ, 6.27 ; κεντυρίων, 15.39,44 (Matthieu dit ἑκατόνταρχος ; Luc ἑκατοντἁρχης) ; ξέστης, 7.4 (sextarius, mesure romaine de liquides) ; ἐσχάτως ἔχειν, in extremis esse, 5.23 ; τὸ ἱκανὸν ποιῆσαι, satisfacere 15.15 ; peut-être aussi ῥαπίσμασι λαμβάνειν, 14.65. Cette plus grande fréquence d’expressions latines semble indiquer que cet ouvrage a été écrit soit dans le cours, soit au sortir d’un séjour dans un milieu latin.

8. Un assez grand nombre d’irrégularités grammaticales et de négligences de style, comparez : 2.26 ; 4.22, 26-31 ; 6.52 ; 7.4, 19 ; 10.18 ; 11.32 ; 13.34 ; 14.60, etc.

9. Je dois enfin rendre attentif à une forme étrange, absolument propre à Marc, dont le principal échantillon se trouve 5.25 et suiv. Je veux parler d’une accumulation de participes successifs – il n’y en a pas moins de sept dans le passage cité – destinés à expliquer toutes les circonstances qui ont décidé la femme malade d’une perte de sang à la démarche hardie à laquelle elle finit par avoir recours, l’attouchement du vêtement de Jésus : οὖσα ἐν ρύσει… πολλὰ παθοῦσα… δαπανήσασα τὰ παρ’ αὐτῆς… μηδὲν ὠφεληθεῖσα … εἰς τὸ χεῖρον ἐλθοῦσα … ἀκούσασα … ἐλθοῦσα … et enfin, à la suite de cette accumulation d’efforts vains, douloureux et ruineux, l’acte final qui résulte : ἥψατο, elle toucha. Cette forme, lourde, gauche même, si l’on veut, est loin dans sa naïveté d’être sans charme ; on croit voir une masse qui, grossissant peu peu, reste un certain temps suspendue, se détache enfin et tombe de son propre poids. Le v. 33 du même chapitre offre un second exemple du même genre, quoique moins saillant.

Somme toute, malgré quelques imperfections littéraires, peut-être même en partie à cause d’elles, l’écrit de Marc, grâce à sa vivacité d’allure, grâce à l’énergie de ses termes pittoresques et plastiques, grâce à la succession rapide des scènes dans lesquelles Jésus apparaît à chaque fois comme « le maître de la situation », ainsi que dit bien Jülicher, grâce à l’heureux mélange des choses dites et des choses faites (ἢ λεχθέντα ἢ πραχθέντα, selon l’expression de Papias), grâce enfin au ton du récit toujours parfaitement naturel en plein milieu surnaturel, l’ouvrage de Marc exerce un charme tout particulier sur le lecteur, enchaîne son attention du commencement à la fin et lui laisse l’impression exprimée par le jugement de Renan cité plus haut : celle de la pure et vivante réalité.

C. Au point de vue religieux

Le second évangile a été sous ce rapport l’objet d’appréciations très différentes. Il y a un demi-siècle, lorsque s’ouvrit la crise actuelle de la critique, le chef de l’école de Tubingue, Ferdinand-Christian Baur, qui trouvait dans Matthieu le représentant du christianisme judaïsant de Jésus et des apôtres, et dans Luc, le manifeste du christianisme antilégal, heureusement substitué par Paul au premier, Baur, dis-je, ne discernant chez Marc ni l’une ni l’autre de ces deux tendances, jugea que cet écrit était un essai d’en neutraliser le contraste. La tendance de Marc était de n’en point avoir. Baur était soutenu dans cette appréciation par la théorie critique de Griesbach, fort répandue à ce moment-là, d’après laquelle Marc serait une simple compilation des deux autres synoptiques. On en trouvait la preuve évidente dans quelques passages de Marc qui semblaient présenter une combinaison des textes parallèles des deux autres synoptiques. Cependant, dans l’école même de Tubingue, quelques esprits se montrèrent rebelles à l’opinion du maître. Hilgenfeld se permit de placer Marc, non après Matthieu et Luc, mais entre les deux ; cet auteur envisagea Marc comme une transition du point de vue du premier à celui du second, due à l’influence conciliante de Pierre. Volkmar alla même jusqu’à trouver dans Marc une prépondérance décidée de l’esprit de Paul. Le second évangile serait, selon lui, la réponse du parti paulinien au manifeste violemment judéo-chrétien paru peu d’années auparavant dans l’Apocalypse de Jean. En effet, Jésus n’est pas appelé dans Marc (Fils de David (excepté 10.48). Les apôtres y sont blâmés (9.38-40) pour avoir imposé silence à un homme qui chassait les démons, tout en étant étranger à leur cercle, leçon sévère à l’adresse d’un judéo-christianisme étroit et intolérant. Le nom de l’aveugle Bartimée, qu’il faut traduire par fils de l’impur (Bartamé), doit indiquer que l’aveuglement païen est aussi destiné à être guéri par l’Evangile ; les autres preuves sont de cette force ! On peut alléguer avec plus d’apparence, en faveur d’une tendance plutôt paulinienne de Marc, l’omission de la parole qui se trouve dans Matthieu (15.24) : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais la même pensée se retrouve en réalité, quoique sous une forme moins absolue, dans la parole suivante que Marc a conservée aussi bien que Matthieu (7.27) : « Laisse d’abord πρῶτον) se rassasier les enfants ; car il ne faut pas prendre pain des enfants et le jeter aux petits chiens. » S’il y avait : chez Marc préjugé dogmatique, il aurait retranché celle-ci aussi bien que l’autre. Car la prérogative israélite est nettement affirmée, il est vrai seulement comme temporaire (πρῶτον). Mais c’était là sans aucun doute la pensée de Jésus, comme on peut le reconnaître par le plutôt (μᾶλλον) de Matthieu 10.6. Du reste tout ce récit de l’exaucement accordé à la femme cananéenne montre clairement que pour lui le privilège théocratique était subordonné au principe supérieur de la foi, telle qu’elle éclate exceptionnellement chez cette païenne. M. Du Buisson lui-même, en face des grandes différences qui distingue ici les deux récits de Marc et de Matthieu, reconnaît qu’il y a là une différence de sources, non de tendance. Comment reconnaître une tendance légale dans un écrit qui a conservé ce mot de Jésus (11.28) : « Le fils de l’homme est maître même du sabbat, » dont le chapitre 7 abolit en principe tout le système de la réglementation lévitique, et qui enseigne que le vieil habit ne comporte pas une pièce de drap neuf ! La ruine prochaine du temple annoncée 13.2, implique également la fin de tout le culte cérémonial.

Si l’évangile de Marc ne renferme pas la moindre trace de contraste entre le christianisme légal et le paulinisme, par la simple raison que la tradition, dont il est la fidèle rédaction, a été formulée antérieurement à ce conflit. Ritschl énonce en ces termes son jugement sur ce pointg : « On voit par Marc que Jésus a distingué dans la loi ceux des éléments qui se rapportent au but suprême de l’homme (l’amour de Dieu et du prochain) et ceux d’entre eux qui ne sont que des moyens en vue de ce but (le repos sabbatique, les purifications, le culte cérémonial, etc.). Mais cette distinction, il ne la jette pas aux yeux du public comme un ferment révolutionnaire ; il n’expose pas même ces principes dans le cercle de ses disciples ; il renonce à les appliquer dans sa propre conduite… On ne peut déduire de l’évangile de Marc aucune formule systématique confirmant la loi morale en soi, et abrogeant en même temps la loi mosaïque cérémoniale… » Il n’en est pas moins vrai cependant que tacitement le principe de l’abolition de la loi mosaïque a été posé par Jésus cette conduite si sagement mesurée est expliquée par lui-même quand il parle de ces points sur lesquels l’Esprit saint devait plus tard répandre la lumière. Ainsi la neutralité à l’égard du maintien de la loi chez Marc, bien loin d’être un essai de concilier le conflit qui a postérieurement surgi entre le judéo-christianisme légal et le paulinisme, est antérieure à ce conflit, et reste le monument fidèle de l’attitude et de l’enseignement de Jésus durant son ministère terrestre. Une ligne de conduite aussi délicate et aussi prudente ne peut lui avoir été attribuée postérieurement à l’explosion du conflit ; elle doit avoir été celle qu’il avait observée lui-même.

gEntstehung der Altkatholischen Kirche, p. 33 et 34.

En face de l’opinion de Baur, rejetée déjà par ses propres disciples, sur la neutralité religieuse calculée de Marc, a surgi dès 1838 une théorie tout opposée, due aux travaux séparés de deux savants, Wilke et Weisse, qui furent simultanément conduits par une étude détaillée des textes à la conviction que notre Marc canonique, loin d’être une compilation de Matthieu et de Luc, avait plutôt été la source ou l’une des sources de ces deux écrits, ce coupait court à l’intention qu’on lui avait supposée de concilier les deux autres synoptiques. Une appréciation toute différente du point de vue religieux de Marc devenait ainsi possible.

Il y avait néanmoins du vrai, comme nous venons de le voir, dans le caractère de neutralité doctrinale qu’avait si vigoureusement signalé le savant de Tubingue. Seulement cette neutralité était, comme dit Schaff, « sans calcul. » Elle était le résultat, non de la réflexion, mais de l’impression toute simple laissée par l’enseignement et l’exemple de Jésus ; ce qui, une fois constaté, ne laisse subsister chez Marc aucune autre tendance que celle de la narration purement historique.

Nous avons vu, en étudiant le premier évangile, en ce qui concernait la question du maintien de la loi, d’un côté, que Jésus ne devait rien faire ou dire qui pût porter atteinte à l’autorité de cette institution reconnue divine ; mais, de l’autre côté, qu’il devait en préparer l’abolition, du moins quant aux éléments qui appartenaient uniquement à l’époque judaïque préparatoire. Nous avons constaté la sagesse parfaite de la conduite et de l’enseignement de Jésus dans cette position difficile, sagesse dont témoigne fidèlement le tableau tracé par le premier évangile, et que nous retrouvons la même dans le second : Jésus respecte le sabbat ; il dit au lépreux guéri (1.44) : « Va, montre-toi au sacrificateur et offre le sacrifice prescrit par Moïse, afin que cela leur serve de témoignage ; » il déclare la femme cananéenne (7.27) qu’il n’est pas juste de jeter aux, petits chiens le pain des enfants avant que ceux-ci soient rassasiés ; d’autre part, il se déclare le maître du sabbat ; il refuse toute valeur morale au régime alimentaire ; il accorde à la foi de la Cananéenne ce qu’elle attend de sa grâce. – C’est ainsi que dans cet évangile, comme dans le premier, les deux points de vue sont momentanément juxtaposés, en attendant que la mort de Jésus ait en droit aboli la loi et que la ruine du temple en ait commencé en fait l’abolition.

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