Les évangiles synoptiques

4. Les circonstances de la composition

A. Le but

Il n’est pas précisément exact de parler de but quand il s’agit de la composition du second évangile. Cet écrit, en effet, est tout autant l’expression spontanée d’un sentiment qu’un moyen réfléchi en vue d’obtenir un certain résultat. Ce récit ressemble à un cri de surprise et d’admiration ; il n’a rien de commun avec une dissertation rationnelle destinée à démontrer une thèse, comme l’évangile de Matthieu, ou une calme narration, comme celui de Luc. En donnant essor à une vive impression reçue, l’auteur n’a qu’un souci : la faire partager à ceux qui n’ont pas eu, comme lui, le bonheur d’être témoins des événements qu’il rapporte. La première phrase du livre est une sorte d’exclamation, et toute la suite du récit un perpétuel hommage à la figure divine de celui qui en forme le centre. La mention toujours répétée de l’étonnement joyeux des foules en présence du Christ parlant et agissant, comme aussi celle de la haine qui grandissait chaque jour dans le cœur des adversaires, sont la preuve de l’émotion immense causée par cette vie. Il faut donc renoncer à chercher dans cet écrit la moindre intention spéculative ou dogmatique. L’évangéliste s’efforce uniquement d’éveiller dans le cœur des lecteurs le sentiment d’admiration enthousiaste dont était pénétré le narrateur lui-même.

Ce que je dis ici, ne m’empêche pas cependant d’adhérer pleinement à la détermination plus précise que donne (Klostermann, p. 324, du besoin des lecteurs, auquel Marc désiré répondre. Selon lui, « ces lecteurs, qui étaient des Romains amenés à la foi en l’Evangile de Jésus Messie et Fils de Dieu, devaient, afin de s’assurer de la vérité de leur croyance nouvelle, désirer, par dessus tout connaître l’origine de cette bonne nouvelle qui, émanée du sein du peuple juif, se répandait de proche en proche dans le monde entier. » Or Marc ne pouvait mieux répondre à ce besoin qu’en racontant simplement l’histoire et l’œuvre de Jésus et la sensation immédiate produite par cette apparition sans pareille sur ceux qui en avaient été les témoins.

B. Les lecteurs

Quels sont les lecteurs auxquels a été destiné cet écrit ?

Ce sont en tout cas des lecteurs d’origine païenne. Ecrivant pour des Juifs, l’auteur ne se serait pas abstenu tout du long, comme il le fait, à l’exception d’un seul cas (1.2-3), de toute citation prophétique ; il n’aurait pas pris la peine de traduire tous les termes araméens qu’il croit devoir citer, par exemple : Boanerges (3.17), Talitha Koumi (5.41), Corban (7.11), Ephphata (7.34), Bartimée (10.46), Abba (14.36). Il ne croirait pas non plus nécessaire d’expliquer certaines choses connues de chaque Israélite, comme les fréquentes lustrations en usage chez les Juifs, 7.3-4 (comparez Matthieu 15.2), ou le sens de l’expression le premier jour des pains sans levain, 14.12 (comparez Matthieu 26.17), ou le moment de la maturité des figues en Palestine (11.13), ou la situation de la montagne des Oliviers par rapport au temple (13.3), etc.

Il y a, de plus, lieu de croire que ces lecteurs païens étaient latins et romains ; cela résulte déjà assez naturellement des nombreux latinismes que présente cet écrit, mais plus particulièrement de la traduction du terme λεπτὰ δύο en monnaie romaine (κοδράντης, quadrans), 12.42. Un autre fait conduit à la même conclusion ; c’est la remarque 15.21 par laquelle Simon de Cyrène, qui porta la croix de Jésus, est désigné dans cet évangile comme le père d’Alexandre et de Rufus. Cette dénomination montre que ces deux hommes étaient des personnages connus non seulement de l’auteur, mais aussi de ses lecteurs. Or il paraît ressortir de Romains 16.13, où Paul salue un frère. du nom de Rufus, ainsi que sa mère, qui, ajoute-t-il, est aussi la mienne, que cette famille avait ci-devant habité à Jérusalem, quand Paul y vivait lui-même, et qu’elle faisait maintenant partie de l’église de Rome à laquelle écrivait l’apôtrea De ce que notre évangile était destiné à des lecteurs romains, on ne peut pas conclure sans doute avec certitude qu’il ait été composé à Rome. L’auteur peut l’avoir écrit ou achevé après un séjour fait dans cette ville et pour les lecteurs romains au milieu desquels il avait vécu et qui le lui avaient demandé. La question du lieu de la composition reste indépendante de celle des lecteurs.

a – Je crois avoir démontré dans mon Commentaire sur l’épître aux Romains combien sont peu solides les raisons qui engagent de nombreux critiques actuels à voir dans les salutations de Romains ch. 16 le fragment d’une lettre adressée à l’église d’Ephèse, et combien sont décisifs au contraire les indices qui prouvent sa destination à l’église de Rome.

C. Le moment et le lieu de la composition

Nous retrouvons dans le discours de Jésus, Marc 13.14, le même avertissement de l’évangéliste que nous avons lu Matthieu 24.15 : « Que celui qui lit, comprenne » ou « fasse attention. » Il s’agit de l’avertissement donné par Jésus à l’église palestinienne de quitter la Judée au moment de l’envahissement du pays par l’armée ennemie. Nous avons vu, en traitant de Matthieu 24.15, que ce Nota béné spécial que l’évangéliste ajoute à l’ordre de Jésus, est un fait décisif pour la fixation du moment où le premier évangile a été rédigé. Une telle recommandation de la part de l’évangéliste eût été sans objet si déjà la catastrophe avait été consommée. Mais en est-il de même de Marc ? Cet avertissement spécial avait-il le même intérêt pour l’église de Rome en vue de laquelle il écrivait ? Evidemment non. On pourrait premier coup d’œil conclure de là que Marc, se servant de Matthieu, a copié son texte sans réfléchir à la différence des deux situations ; ou bien serait-ce au contraire Matthieu qui aurait copié Marc ? La première supposition ferait de Marc un écrivain bien léger, tel que ne nous le fait pas connaître le reste de son écrit. La seconde est encore plus improbable, car c’est naturellement pour les églises de Judée, et non pour celle de Rome, que cet avertissement a dû être introduit en premier lieu dans discours de Jésus. Voici, me paraît-il, la manière plus naturelle de se représenter le cours des choses : lorsque l’on vit en Palestine approcher la guerre et son issue fatale prédites par Jésus, l’église sentit le devoir d’insister auprès des apôtres et des évangélistes pour leur rappeler de faire ressortir par une observation spéciale, la reproduction orale de ce discours telle qu’elle avait lieu au sein des communautés de Jérusalem et de Palestine, le grave avertissement donné par le Maître pour ce moment-là. Mais ce qui avait été jugé nécessaire pour les chrétiens de Palestine pouvait avoir son utilité pour ceux de Rome. N’importait-il pas aussi à ceux-ci de constater, par la prophétie de Jésus et l’avertissement qui le soulignait, la certitude avec laquelle avait été prévue et annoncée la catastrophe imminente ? Ne devaient-ils pas conclure de là que la victoire de Rome n’était pas due à des causes simplement humaines, mais qu’elle provenait d’une volonté supérieure ? La raison de ce châtiment divin qui frappait Israël, Paul l’avait exposée aux Romains eux-mêmes au ch. 11 de son épître : Israël, attaché, comme il l’était, à ses observances légales, devait disparaître pour un temps, afin de laisser libre cours à l’Evangile de la grâce dans le monde païen. Marc, qui avait plus d’une fois assisté dans les églises palestiniennes à la reproduction du discours de Jésus et qui n’ignorait pas l’injonction dont on avait pris l’habitude de l’accompagner, jugea sans doute que cette remarque pouvait avoir son utilité pour le peuple exécuteur du jugement aussi bien que pour celui qui devait en être la victime.

Nous sommes conduits par cet indice à placer la composition de notre évangile à la même époque, ou à peu près, que celle de Matthieu, un peu avant l’an 66. On conclut ordinairement de l’omission du mot εὐθέως, aussitôt, qui se trouve dans Matthieu 24.29, que l’auteur de notre second évangile a voulu par ce retranchement donner à la prophétie une forme plus vague, parce que, écrivant après la ruine de Jérusalem, il voyait s’agrandir l’intervalle entre cet événement et la Parousie. Mais l’auteur de Marc a-t-il réellement eu sous les yeux le texte de Matthieu, et la différence qui les distingue provient-elle d’une suppression réfléchie de la part de Marc ? C’est ce qu’il faudrait d’abord prouver. Cette différence ne provient-elle pas simplement d’une modification dans la teneur de cette parole de Jésus, remontant à sa transmission orale ? Que de différences semblables et même plus considérables dans une foule de paroles mentionnées dans nos évangiles, sans qu’on puisse leur assigner une cause pareille à celle que l’on suppose ici ! Quant au sens général de ce passage, je crois pouvoir, renvoyer aux explications que j’ai données du passage parallèle de Matthieu. Tout s’explique si dans Matthieu nous comprenons la θλίψις non pas seulement du fait initial, mais de l’état de calamité qui en est résulté dès lors pour Israël. – La mention des deux fils de Simon de Cyrène (15.21), comme de deux personnages connus dans l’Eglise, prouve que l’auteur écrivait à une époque qui était encore celle des témoins immédiats de l’histoire évangélique. « L’auteur, dit Renan (Les Evangiles, p. 114 et suiv.), connaissait personnellement ceux qui avaient joué un rôle dans le drame des derniers jours de Jésus. » Le même écrivain relève encore un autre fait : « Marc désigne par leurs noms (Salomé) et avec certains détails les saintes femmes qui suivaient Jésus » (15.40 et 16.1). Je ne saurais en échange trouver avec Nösgen dans la parole 2.26 un indice du temps où écrivait Marc, comme si ce passage prouvait qu’au moment de la composition « les pains sans levain étaient encore exposés dans le temple. » Le présent οὐκ ἔξεστι, il n’est pas permis, appartient au discours de Jésus et non au récit de Marc, et par conséquent ne prouve rien pour le moment de la composition de celui-ci.

Quand on se rappelle la foule de petits traits frappants et pris sur le fait qui distinguent les récits de Marc et qui en démontrent l’originalité, on ne peut s’empêcher de faire remonter la composition d’un tel écrit à une époque où la narration évangélique qui y est consignée possédait encore toute la fraîcheur et toute la précision des récits primitifs. On peut, me paraît-il, tirer la même conclusion de l’omission de la généalogie et des récits de l’enfance ; car ces éléments n’ont certainement pas fait partie de la tradition absolument primitive ; ils sont dus à des informations un peu postérieures et n’ont été introduits que plus tard dans la narration orale.

Marc a-t-il rédigé les narrations de Pierre avant ou après la mort de cet apôtre ? Les rapports des Pères diffèrent sur ce point, section sur la tradition). La tradition et le texte de l’évangile ne renferment aucun indice qui autorise une réponse à cette question. Mais une vraisemblance naturelle conduit à penser que Marc écrivit sans beaucoup tarder les récits détachés qu’il entendait sortir de la bouche de l’apôtre et que plus tard, peut-être seulement après la mort de Pierre, il les coordonna et les réunit en une narration suivie, telle que nous la trouvons dans notre second évangile.

Hitzig et Schenkel ont placé la composition de Marc entre 50 et 60 ; de trop bonne heure sans doute, car Pierre et Marc ne sont-arrivés que plus tard à Rome. B. Weiss, qui admet une influence du Matthieu primitif sur les récits de notre évangile et qui fixe la composition du premier de ces écrits en 67, place celle de Marc peu avant 70. Zahn date la composition de 64-67 et la publication de 67 (après la mort de Pierre et de Paul). Harnack dans Chronologie, etc., dit (p. 653) : « Nous ne nous égarerons pas en affirmant que cet évangile a été composé entre 65 et 85. » Dans le résumé chronologique il dit : « Vraisemblablement de 65-70. » Page 653, il dit encore (note 1) : « Je ne puis trouver dans les passages du ch. 13 aucune preuve qui place la composition après la ruine de Jérusalem ; l’impression qu’il est antérieur à cet événement est chez moi plus forte. » Volkmar dit : en 73 ; Hilgenfeld va jusqu’à l’avènement de Domitien, en 81 ; Keim parle de 115-120 ; Baur de 130-170. Ces trois derniers auteurs sont dominés par l’opinion qui fait procéder Marc soit de Matthieu (Hilgenfeld), soit de Matthieu et de Luc (Baur, Keim).

Quant au lieu de la composition, après ce que nous avons constaté relativement aux lecteurs certainement romains auxquels cet écrit était destiné, la supposition la plus naturelle est que l’auteur a écrit à Rome. C’est aussi, comme nous le verrons, la tradition la plus répandue. Harnack, Chronologie, etc., p. 653, s’exprime ainsi : « Il n’y a pas de raison solide à alléguer contre la tradition que cet évangile a été écrit à Rome. » Une tradition parle de l’Egypte. Hadorn pense à l’Asie Mineure, par la raison que Marc et Jean se complètent, l’un racontant surtout les faits, l’autre des discours ; raison tout à fait insuffisante.

D. L’auteur

Que nous apprennent sur ce point les indices tirés du livre lui-même ou du reste du Nouveau Testament ? En analysant le second évangile nous y avons trouvé un certain nombre de traits particulièrement dramatiques et complètement originaux, étrangers aux deux autres synoptiques et qui, s’ils ne sont pas dus à l’imagination de l’auteur, ne peuvent provenir que du souvenir d’un témoin.

Et ce qui prouve bien que ce témoin était l’un des apôtres, c’est la franchise et la rudesse avec lesquelles sont traités ceux-ci dans tout le cours du récit. La tradition ne visait pas à rabaisser les fondateurs de l’Eglise ; on n’a pas tardé, au contraire, à exalter leur personne. Eux seuls, avec leur véracité, pouvaient ne pas craindre, dans le récit de leur relation avec Jésus, de se rabaisser eux-mêmes, en mettant en relief les preuves de leur inintelligence, leurs ridicules questions, leurs étranges bévues et même, comme s’exprime Marc, leur endurcissement de cœur, enfin leurs chutes honteuses, comme le reniement de Pierre et la fuite d’eux tous à Gethsémané. L’évangile de Marc se distingue particulièrement par le récit de traits de ce genre.

Le souffle dominant qui pénètre tout le récit de Marc, est, comme nous l’avons vu, celui d’une admiration enthousiaste pour Jésus. Or, parmi les apôtres, quel est celui qui s’est distingué par la vivacité de ce sentiment et qui l’a le plus hautement professé ? D’après toute l’histoire évangélique, c’est certainement Pierre. Jean a peut-être aimé Jésus plus tendrement que Pierre, mais Pierre est certainement celui qui l’a le plus admiré. De là la vivacité de ses allures à son service et l’énergie de son dévouement.

Un autre trait qui distingue spécialement l’écrit de Marc, c’est la prépondérance marquée de l’élément des faits sur celui des discours. Ce trait est bien en harmonie avec l’esprit de Pierre, l’homme d’action plutôt que de parole. « C’était bien là, dit Renan, caractérisant l’écrit de Marc, la façon dont Pierre avait coutume de raconter la vie de Jésus ; cet écrit est en un sens l’œuvre de Pierre. » Nous avons constaté nous-mêmes que les souvenirs personnels de cet apôtre percent dans le récit de Marc depuis le commencement jusqu’à la fin. C’est sous son toit que Jésus passe la première nuit à Capernaüm (1.29). C’est lui qui le lendemain découvre Jésus dans le lieu écarté où il s’était retiré et qui le ramène auprès de la foule déjà rassemblée (1.35-37). C’est lui qui, après avoir été appelé le premier comme disciple (1.16), est mis à la tête des Douze (3.16). Seul, avec Jacques et Jean, il est admis à entrer dans l’appartement où repose, déjà morte, la fille de Jaïrus (5.37). Nous avons fait ressortir plus haut le contraste entre le récit de Marc et celui de Matthieu dans la scène de Césarée de Philippe, Marc, omettant ce qui tendait à glorifier Pierre, faisant ressortir contraire ce qui était propre à l’humilier. C’est bien ainsi que Pierre lui-même devait raconter. Dans la prédiction et dans le récit du reniement de Pierre, Marc mentionne deux chants du coq, et non pas un, comme les autres évangélistes, circonstance qui aggrave la culpabilité de sa chute. Les autres, en parlant de la sortie de Pierre après son reniement, disent : « Et il pleura amèrement ἔκλαυσεν) ; » Marc, peut-être encore sous l’influence du récit de Pierre, dit : « Et, se jetant dehors, il pleurait (ἔκλαιεν), pleurait toujours. » Dans le récit de la Résurrection l’ange dit aux femmes (16.7) : « Allez, dites aux disciplcs et à Pierre ; » rien de semblable dans le récit parallèle, du reste littéralement semblable, Matthieu 28.7. Cette marque du souvenir personnel et du pardon de Jésus était demeurée gravée dans le cœur du disciple infidèle.

Nous devons enfin signaler dans le récit de Marc deux irrégularités frappantes qu’a discernées et fait ressortir pour la première fois la perspicacité de Klostermann et qui, si elles sont bien expliquées par ce critique, impriment décidément au récit de Marc le sceau de l’apôtre Pierre.

Après la scène de la guérison du possédé dans la synagogue de Capernaüm (Marc 1.23-28), le récit de Marc continue ainsi : « Et aussitôt, sortant de la synagogue, ils vont dans la maison de Simon et d’André, avec Jacques et Jean. » Qui sont ces ils ? D’après les v. 20 et 21, ce ne peuvent, être que les quatre disciples qui étaient entrés avec Jésus dans la synagogue et dont Jacques et Jean faisaient partie. Comment donc Marc peut-il dire : « Ils vinrent avec Jacques et Jean » ? Voici, selon Klostermann, l’explication toute simple de cette inexactitude, et je ne pense pas qu’il y en ait d’autre possible. En racontant le fait, Pierre disait : « En sortant de la synagogue, nous vînmes (par ce nous, il entendait Jésus, lui-même et son frère André) chez moi avec Jacques et Jean. » C’est cette forme primitive du récit de Pierre qui s’est maintenue dans celui de Marc. – Il en est de même du passage 3.13 et suiv., où Marc raconte l’élection des Douze. Il commence ainsi : « Et il en établit douze pour être avec lui, et pour les envoyer prêcher et pour avoir le pouvoir de chasser les démons » (v. 14 et 15). Puis il continue : « Et il donna à Simon le surnom de Pierre (v. 16) ; et Jacques, le fils de Zébédée, et Jean, frère de Jacques, et il leur donna le nom de Boanerges, qui signifie fils du tonnerre (v. 17), et André et Philippe… » Enfin la série des autres noms (v. 18 et suiv.). Il y a là deux irrégularités évidentes : d’abord, l’omission du fait de l’élection de Pierre ; le don de son surnom apostolique est seul mentionné ; ensuite, la reprise du récit par les accusatifs Ἰάκωβον et Ἰωάννηv, comme objets du verbe ἐπέθηκεν (v. 14), dont ils ont été séparés par une proposition intercalée, objets suivis de la série des autres accusatifs. Ces deux irrégularités ne s’expliquent-elles pas aisément si nous nous représentons Pierre racontant ainsi la chose : « Il nous établit, nous douze, » (ce nous renfermant naturellement l’élection de Pierre lui-même, ce qui ne lui laissait plus autre chose à mentionner que son surnom apostolique) ; puis la reprise de rémunération commencée au v. 14 et qu’achèvent les noms des autres apôtres, comme objets du verbe initial ἐπέθηκε ?

On peut sourire, sans doute, de ces fines observations ; mais il n’en reste pas moins certain, par tous les traits signalés précédemment, que, dès le commencement (1.16 et suiv.) jusqu’à la fin (16.7), le récit du ministère de Jésus dans Marc est en relation étroite avec le groupe des disciples en général et spécialement avec la personne de leur chef, Pierre. Aux deux exemples cités par Klostermann, Zahn ajoute le suivant (Einl. II, p. 245) : Marc 9.14 raconte le retour de Jésus et des trois apôtres de la montagne de la Transfiguration auprès des autres disciples restés dans la plaine, et voici comment : « En arrivant vers les disciples ils virent (ἐλθόντες… εἶδον, vraie leçon) une grande foule autour d’eux et des scribes qui disputaient avec eux. » Il saute aux yeux que le fait est ainsi raconté au point de vue de ceux qui arrivent et qui observent l’agitation régnante dans cette foule. Ramené à sa forme primitive le récit serait donc : « En approchant nous vîmes une grande foule entourant les disciples, » etc.

La relation de l’écrit de Marc avec les récits de Pierre, affirmée jadis par Papias, est aujourd’hui reconnue par la grande majorité des critiques (Weiss, Klostermann, Morison, Nösgen, Zahn, etc.). Quelques écrivains seulement la contestent, mais par des raisons dont l’importance me paraît douteuse. D’après Schleiermacher, il y aurait contradiction entre Marc 3.16, où Jésus donne à Simon le surnom de Pierre au moment de l’élection des douze, et Jean 1.43, passage d’après lequel ce surnom lui aurait été donné beaucoup plus tôt. Mais il est faux que l’expression de Marc : « Il lui donna le surnom de Pierre, » doive se rapporter au moment de l’élection des apôtres. L’aoriste ἐπέθηκε désigne le fait en lui-même, sans aucun rapport avec le moment où il eut lieu. – Holtzmann ne nie pas précisément qu’une relation existe entre l’écrit de Marc et les récits de Pierre ; mais il se refuse à admettre que notre Marc canonique soit la simple rédaction de ces récits ; car il porte selon lui les traces d’un remaniement postérieur. En effet, la suite des matières chez Marc est souvent incompatible avec le vrai ordre historique et doit par conséquent être mise au compte du rédacteur ; ainsi la réunion des deux scènes sabbatiques et beaucoup d’autres faits ou paroles arbitrairement liés ensemble ; comparez, dit cet auteur, 4.21-25 ; 9.33-50 ; 10.2-31 ; 11.23-26 ; puis de nombreux doublets (la même histoire ou parole deux fois rapportée), par exemple, les deux multiplications des pains ; enfin certaines traces d’influence paulinienne. Quant au premier point, les inversions des différents récits du ministère galiléen dans les trois synoptiques sont tellement habituelles et nombreuses qu’il est impossible de rien conclure de l’ordre des faits dans chacun d’eux ; d’ailleurs, parmi les passages cités, le seul qui pourrait avoir une valeur (la réunion des deux scènes sabbatiques) est si naturel, même dans toute hypothèse quelconque, qu’il ne prouve absolument rien ; à plus forte raison, tous les autres passages, tellement qu’il est impossible de comprendre pour quel motif Holtzmann croit pouvoir les citer ici. Je crois avoir prouvé que le récit de la seconde multiplication n’est nullement un doublet de la première ; et même les doublets réels que l’on peut citer peuvent parfaitement provenir de répétitions dans les récits mêmes de Pierre. Quant aux traces prétendues de paulinisme que l’on découvre dans notre Marc, le lecteur jugera de leur valeur par les suivantes alléguées par Holtzmann. 1.15 : « Le temps est accompli. » Cette parole serait tirée de Galates 4.4 : « Lorsque l’accomplissement du temps fut arrivé. » Les deux faits de la Transfiguration (Marc 9.2 et suiv.) et du déchirement du voile (15.37) seraient attribuables aux paroles 2 Corinthiens 3.7-12, 18 ; le premier au v. 18, où Paul parle de la gloire de Jésus reflétée dans l’âme du croyant, le second au v. 12, où il parle du voile couvrant l’esprit d’Israël incrédule. Il faudrait donc admettre que ce sont ces paroles de Paul qui ont suggéré à Marc l’idée de ces deux faits, la Transfiguration et le déchirement du voile du temple ! On n’en croit pas ses yeux quand on lit de telles assertions ; mais, fussent-elles même fondées, que prouveraient-elles ? Marc, en 64, à Rome, ne pouvait-il pas connaître la 2e au Corinthiens, écrite en tout cas avant 60 ? Ajoutons pourtant que, malgré ces observations, Holtzmann lui-même rappelle franchement une foule de traits « qui peuvent sans effort (ungezwungen) provenir de Pierre » et qu’il cite cette parole de Weizsæcker dans Apost. Zeitalter : « Marc témoigne d’un coup d’œil si juste sur la marche de l’ensemble que l’idée de l’attribution de cet écrit au disciple de Pierre ne peut que se recommander. »

Harnack (Chronol. etc., p. 652), après s’être prononcé ainsi : « On ne peut prouver directement par l’évangile de Marc qu’il ait pour base les récits de Pierre, » – je pense avoir précisément montré le contraire, – ajoute néanmoins aussitôt : « Si on le compare avec les deux autres synoptiques, on ne peut méconnaître qu’il possède le meilleur ordre » – cet ordre, à qui le doit-il ? – « et qu’il provient d’une tradition de premier rang » – pouvait-il y avoir une tradition d’un rang supérieur à celle de Pierre ?

Pfleidererb s’appuie sur la grande différence qu’il y a entre les nombreux et minutieux détails qui caractérisent le récit de Marc et les prédications très sommaires de Pierre rapportées dans le livre des Actes. Mais ces dernières sont de solennels témoignages rendus aux faits du salut, les faits les plus essentiels de l’histoire de Jésus, sa mort, sa résurrection, son ascension, tandis que les récits de Pierre, par lesquels il accomplissait son œuvre d’évangélisation chez les païens, pouvaient et devaient être remplis de détails tels que ceux que renferme notre Marc. Le seul discours de Pierre qui dans les Actes se rapproche de l’évangélisation proprement dite, est celui du ch. 10, où Pierre évangélise Corneille et sa famille ; or, la relation entre ce discours et notre second évangile est si frappante qu’on a pu appeler le premier « un évangile de Marc in nuce » (Thiersch). Au reste la vraie raison de Pfleiderer n’est pas là, car il ajoute : « Il est impossible que les miracles légendaires que nous trouvons dans ce plus ancien évangile reposent sur le récit immédiat, encore moins sur la dictée d’un témoin. » On voit que le jugement de ce savant est tout simplement dicté par un a priori dogmatique. Renan, qui a d’autres expédients à son usage, dit plus impartialement : « L’esprit qui domine dans ce livre est bien celui de Pierre. » (Les Evangiles, p. 116 et 117.)

bDas Urchristenthum p. 414.

Et pourtant il est difficile de penser qu’un homme tel que Pierre, peu habitué à manier la plume, se soit, au cours même de son activité apostolique, livré à un travail littéraire, comme la composition de notre évangile. Puis, si cet écrit eût été l’ouvrage d’un apôtre, comment l’aurait-on généralement attribué à un simple disciple et précisément à un disciple peu favorablement connu en raison de son infidélité envers Paul et Barnabas ? Les nombreux latinismes qui nous ont frappés dans cet écrit s’expliqueraient malaisément chez un apôtre qui avait exercé son ministère plutôt dans les contrées de l’Orient (Babylone) qu’en Occident, à moins qu’on ne consente à accepter la fiction de l’épiscopat de Pierre à Rome depuis l’an 42 ou que l’on n’entende par Babylone (1 Pierre 5.13) Rome elle-même.

Nous avons cherché à expliquer dans le chapitre précédent l’omission des séjours à Jérusalem dans nos synoptiques par les circonstances dans lesquelles s’est formée la tradition orale. Mais il ne serait guère concevable que Pierre, écrivant lui-même librement et dans un milieu différent, eût entièrement omis tous les séjours dans la capitale. Nous sommes donc conduits à admettre que, malgré la part qu’il a certainement prise à ce récit, ce n’est pas lui qui l’a rédigé, mais qu’il est dû la plume de quelqu’un de ses collaborateurs, qui l’avait souvent entendu raconter les scènes de la vie de Jésus et qui en même temps restait encore lui-même sous l’influence de la forme donnée à cette histoire par la tradition générale, dont il avait été nourri avant de suivre Pierre.

S’il en est ainsi, notre pensée se porte naturellement sur celui au sujet duquel Pierre, dans sa 1re épître (5.13), exprime en ces termes : « Marc, mon fils, vous salue. » En l’appelant son fils, Pierre l’instituait en quelque sorte son héritier spirituel. Marc dès sa jeunesse devait avoir en relation avec Pierre qui était si bien connu dans la maison de sa mère (Actes 12.14). C’était certainement Pierre qui avait amené Marc à la foi et qui l’avait introduit dans l’Eglise par le baptême. Comme nous l’avons vu, il est très probable que le petit trait raconté dans notre évangile (14.51-52) se rapporte à Marc lui-même. Quel autre aurait connu cette petite circonstance, tous les disciples étant alors en fuite ? Marc devait, d’après ce récit, habiter dans le voisinage de Gethsémané.

E. L’intégrité du texte

Indépendamment de l’hypothèse d’un Proto-Marc, selon les uns plus bref, selon d’autres plus riche que notre Marc canonique, question que nous ne pouvons traiter ici, plusieurs auteurs ont été amenés à suspecter l’authenticité de certains passages dans notre Marc canonique.

Wilke avait déjà admis plusieurs interpolations dans le Marc actuel. Plus récemment, d’autres ont suivi cet exemple par des raisons diverses. Ainsi Du Buisson dans son écrit sur l’évangile de Marcc ; Paul Ewald également, au sujet de 1.2-3d. Mais ces questions sont du domaine de l’exégèse autant pour le moins que de celui de l’Introduction. Quant à la question du Proto-Marc, je me borne à citer ici deux observations de plumes compétentes qui me paraissent suffisantes pour le moment. Jülicher (Einl p. 201) déclare que selon lui « jamais l’étude de l’évangile de Marc n’aurait par elle-même provoqué l’idée de l’existence d’un Proto-Marc, vu que l’on n’a nulle part l’impression de l’omission d’un morceau considérable ou celle de l’adjonction d’un texte étranger. En réalité les hypothèses qui se rapportent à un Proto-Marc ne sont provenues que de la recherche d’un moyen de solution du problème synoptique. Rien ne conduit à supposer que le texte de Marc ait subi un développement varié. » Harnack en juge de même, car il déclare (Chronologie, etc., p. 652) « qu’il est impossible de mettre en question l’identité de notre évangile de Marc avec l’écrit évangélique que la tradition, par la plume de Papias, attribue à Marc qui avait été secrétaire de Pierre. » Je crois pouvoir me contenter, pour le moment, du jugement de ces deux savantse.

cThe Origin and peculiar characteristics of the Gospel of S. Mark, 1896.

dDas Hauptproblem der Evangelienfrage, 1890.

e – Chacun sait d’ailleurs que Holtzmann, le principal défenseur de cette hypothèse, s’est converti à une autre solution.

La seule question réelle et vraiment importante à l’égard texte de Marc est celle que soulève l’authenticité du morceau final 16. 9-20, qui manque dans quelques-uns des plus anciens documents.

Quant à ce morceau, quatre possibilités se présentent :

  1. ou bien cette conclusion est la fin normale de l’écrit, due à la main de l’auteur lui-même ;
  2. ou bien elle doit être remplacée par l’une ou l’autre des conclusions différentes que nous trouvons dans quelques documents ;
  3. ou bien toutes ces conclusions sont également inauthentiques et la conclusion réelle s’est perdue ;
  4. ou enfin une conclusion authentique n’a jamais existé et l’écrit a été transmis incomplet à l’Eglise dès le moment de sa publication.

Examinons ces diverses solutions.

1. La conclusion canonique actuelle ne semble pas pouvoir être attribuée à l’auteur de l’évangile. Chaque lecteur, en passant du v. 8 au v. 9 du ch. 16, éprouve immédiatement l’impression d’une solution de continuité. C’est comme un autre récit qui commence. Marie-Madeleine, qui avait été déjà nommée plusieurs fois (15.40-47), est introduite comme une personne inconnue (par cette remarque tirée de Luc 8.2 : « de laquelle il avait chassé sept démons »). On a supposé, il est vrai, que l’auteur avait été interrompu ce point de son travail (v. 8), et qu’il n’avait repris la plume que plus tard, au v. 9. Mais d’autres raisons encore s’élèvent contre cette solution. D’abord, la conclusion canonique ne répond pas à ce que fait attendre le récit précédent. Après avoir laissé les femmes sous l’impression de peur qui leur fermait la bouche (v. 8), le récit devrait nécessairement expliquer comment elles avaient recouvré la parole et rapporté enfin aux apôtres le message de l’ange. Au lieu de cela, le récit recommence au v. 9 par l’apparition de Jésus à Marie-Madeleine, et au v. 10 seulement, à propos de cette dernière, est mentionné le message de l’ange, mais comme adressé à elle seule. Un fait plus grave encore, c’est que l’apparition du ressuscité, qui avait été promise aux apôtres par Jésus comme devant avoir lieu en Galilée (14.28), promesse qui venait d’être renouvelée par l’ange (16.7), n’est point racontée. Car dans l’apparition mentionnée au v. 14, le fait n’est mis en aucun rapport avec la Galilée. Cette apparition est bien plutôt celle racontée par Luc 24.36 et suiv. et par Jean 20.19 et suiv., qui a eu lieu à Jérusalem. Ajoutez à cela quelques dissonances de style qui trahissent une plume différente de celle de Marc. L’indication de bon matin (πρωΐ 16.9) fait double emploi avec celle du v. 2 de très bon matin (λίαν πρωΐ). Il en est de même de la date πρώτῃ σαββατού (v. 9), répétition inutile de celle du v. 2 (τῇ μιᾷ τῶν σαββάτων). De plus dans celle-ci nous trouvons la forme hébraïque pure, tandis que la date du v. 9 présente une forme plus propre à la langue grecque. Le titre de Κύριος, Seigneur, par lequel est désigné Jésus v. 19 et 20, n’est nulle part employé par Marc dans son propre récit ; pas une fois non plus chez Matthieu (seulement 10 fois chez Luc et 8 fois chez Jean). En général, la narration de Marc est toujours originale et indépendante, tandis que, dès le v. 9, le récit paraît n’être qu’une juxtaposition de pièces rapportées, empruntées aux autres évangiles : les v. 9-11 sont un extrait de Jean 20.1-10 (avec un emprunt à Luc 8.2) ; les v. 12 et 13 sont le court résumé de Luc 24.13 et suiv. ; de plus, le mode de narration très sommaire contraste ici fortement avec la manière de raconter ordinaire de Marc, qui aime à entrer dans les petits détails ; le v. 14 reproduit les récits de Luc 24.36 et suiv. et de Jean 20.19 et suiv.  ; le v. 15 (l’ordre de prêcher dans tout le monde) résume les discours Luc 24.47-49 ; Jean 20.21-23 ; Matthieu 28.19-20 ; sur le v. 16 comparez Matthieu 28.19 ; Luc 24.49 ; Jean 3.5, 18 ; les v. 17 et 18 (indiquant les signes miraculeux qui accompagneront la prédication de l’Évangile) me paraissent être une amplification de la promesse Luc 10.18-19 ; enfin les v. 19 et 20 sont un sommaire de la fin de Luc, de celle de Matthieu et du ch. premier des Actes.

Malgré tout cela, cependant, on ne peut s’empêcher de reconnaître que ce morceau forme un tout bien lié et habilement gradué. Trois fois les disciples sont mis à même de croire à la résurrection et trois fois ils s’y refusent ; ils s’attirent par là de la part du Seigneur une sévère réprimande. Et ce n’est qu’après qu’ils sont enfin arrivés à la foi qu’ils sont appelés à l’exécution du mandat apostolique. L’on doit conclure de là, avec Ewald, Meyer, Harnack, que, si ce morceau n’est pas de Marc, il n’est pas non plus une compilation quelconque, mais qu’il fait l’effet d’un tout complet qui a appartenu à un écrit déjà existant, et qui a été tiré de son contexte et placé ici pour suppléer à la conclusion qui faisait défautf.

fWestcott et Hort terminent ainsi un travail approfondi sur la matière : « Un scribe qui ne voulait rien ajouter de son propre chef paraît avoir incorporé ici une narration des apparitions de Christ Ressuscité, tirée d’une relation secondaire, provenant de la seconde génération » (The New Testament, notes, p. 54).

Quelle lumière jette sur cette question ce que nous connaissons de l’histoire du texte ?

Quant aux traces de l’existence de ce passage, on en prouve peut-être déjà quelques-unes chez Justin (Apol. I, 39.45.49, etc.), vers 150 ; Irénée cite certainement le verset 20 (Haer. III, 10,6), vers 185, car il fait précéder cette citation de ces mots : in fine evangelii ait Marcus. Le Diatessaron de Tatien, vers 170, reproduit le contenu de ce morceau. On commence à le lire textuellement dans le C. Alexandrinus et dans le C. d’Ephrem, tous deux du Ve s. ; il se trouve dès lors dans tous les majuscules des siècles suivants (D E, etc.). Il se lit aussi dans les mss. de l’itala, sauf un seul du Ve s. (k, Bobbiensis) ; Jérôme lui-même l’a fait entrer dans le texte de la Vulgate, d’où il a passé dans nos traductions modernes ; il se lit dans deux anciennes traductions syriaques, celle de Cureton et la Peschito (mais non dans celle découverte récemment au couvent du Sinaï par Mme Lewis), dans une des versions égyptiennes, et enfin dans tous les minuscules depuis le Xe s. En sa faveur on peut citer, parmi les Pères (outre Justin, Tatien et Irénée), Epiphane, Chrysostome, Ambroise, Augustin.

En échange, tout ce morceau paraît manquer dans les plus anciens mss. que nous possédions, le Vaticanus et le Sinaïticus (le premier, et peut-être aussi le second, du IVe s.). Cette absence dans ces deux documents s’expliquerait difficilement si ces deux morceaux appartenaient réellement à la teneur primitive de notre évangile. On a allégué, il est vrai, que, comme l’a prouvé Tischendorf, c’est le même copiste qui a écrit le Vaticanus et les dernières feuilles du Sinaïticus, ce qui paraît réduire ici ces deux témoins à un seul, et que dans le Vaticanus le passage 16.8 est suivi d’un blanc comprenant la fin de la colonne et toute la colonne suivante, ce qui semble prouver que le copiste avait connaissance d’une portion de texte qu’il a jugé bon de ne pas transcrire. Mais quelle était dans ce cas la raison pour laquelle il croyait devoir la supprimer ? De plus la question est de savoir si l’espace laissé en blanc aurait été suffisant pour contenir une conclusion aussi longue que celle de la leçon reçue. Enfin le fait est que ces deux mss. ne paraissent point avoir été copiés sur le même prototype. Le Sinaïticus ne présente point un blanc semblable et il paraît bien être un second témoin à côté du Vaticanus. Les autorités citées plus haut en faveur de ce passage prouvent seulement qu’il se lisait déjà dans plusieurs documents de notre évangile vers le milieu du IIe s., ce qui ne peut suffire à démontrer sûrement son authenticité.

A tous les faits déjà cités s’en ajoutent d’autres plus ou moins importants : D’abord les déclarations d’Eusèbe et de Jérôme. Le premier s’exprime ainsi en répondant aux questions d’un certain Marinus : « Ce morceau ne se trouve pas dans tous les manuscrits de l’évangile selon Marc ; en effet les manuscrits exacts terminent cet évangile avec le récit du jeune homme apparu aux femmes et qui leur a dit : Ne craignez pas… (v. 6) ; morceau à la suite duquel se trouvent ces mots : Elles s’enfuirent…, etc., v. 8 ; en cet endroit du texte, presque dans tous les manuscrits de l’évangile de Marc, est marqué : la fin. Ce qui est écrit de plus, ne se trouve que rarement, dans quelques-uns, mais non dans tous. »

Ces derniers mots : « mais non dans tous », ont paru aux défenseurs de l’authenticité une sorte de rétractation l’affirmation précédente. Mais c’est là presser beaucoup trop les termes ; Eusèbe se serait-il contredit dans un seul et même paragraphe ? Jérôme, dans une lettre à Hédibia, une dame chrétienne résidant en Gaule), écrit que ce passage se trouve dans de rares exemplaires (in raris fertur evangeliis, et que presque tous les manuscrits grecs ne renferment pas cette fin. Cependant, ce Père a lui-même reçu ce passage dans la Vulgate. Il s’exprime ainsi dans Dial. II contre les Pélagiens : « Dans quelques exemplaires, particulièrement les documents grecs, il est écrit à la fin de l’évangile de Marc (suit la citation du v. 14). » Ce témoignage est en somme moins défavorable que celui d’Eusèbe à l’authenticité de cette conclusion, et il serait assez difficile de prouver que les paroles de Jérôme citées ci-dessus ne soient pas une simple répétition de celles d’Eusèbe.

Un second fait à signaler, c’est le témoignage négatif de plusieurs Pères chez lesquels, d’après Zahn, on ne peut découvrir aucune trace de la connaissance de ce morceau, à savoir Tertullien, Cyprien, Clément d’Alexandrie, Origène, Cyrille de Jérusalem et Athanase.

On a cru pouvoir expliquer ces faits par le retranchement qui aurait été fait de ce morceau en raison des différences qu’il présente avec les autres récits des apparitions qui ont suivi la Résurrection, ou bien aussi par le fait de la disparition dans l’Eglise des dons miraculeux promis dans les versets 17 et 18. Quant au premier point, que d’autres retranchements n’auraient pas eu lieu, si l’on s’était permis de procéder d’après cette méthode ! On recourait plutôt dans de tels cas à des explications plus ou moins forcées. La seconde raison serait plus plausible ; ainsi dans un passage de l’ouvrage de Macarius de Magnésie intitulé Apocriticus (vers 400), cet auteur cherche à répondre au sarcasme d’un païen (Porphyre ?) qui demandait s’il y avait beaucoup de chrétiens qui, sur la foi de cette promesse, avaleraient une coupe de poison. Mais si cette difficulté était la cause du retranchement, combien d’autres changements semblables n’aurait-on pas fait subir au texte des évangiles, par exemple, à la parole Luc 10.18-19 sur laquelle me paraît reposer la promesse v. 17-18 chez Marc, et surtout aux paroles impliquant la proximité de la Parousie !

Nous avons parlé plus haut d’une autre conclusion, rivale de la conclusion canonique.

2. Cette conclusion se lit dans les deux Mjj. L et ψ et dans le min. k. Le premier, du VIIIe s., représente en général avec le Vaticanus le texte dit alexandrin de la manière la plus conséquente ; le second date des VIIIe ou XIe s. il a été récemment découvert au mont Athos ; le troisième, du Ve s., renferme l’ancienne traduction latine ; un témoin du texte reçu dans l’église d’Afrique, à cette époque.

Dans L, le v. 8 est suivi d’une ligne de crochets qui indique la fin du livre ; puis dans la colonne suivante on lit cette remarque : Φέρεταί που καὶ ταῦτα. (« On trouve aussi parfois ce qui ce qui suit. ») Cette manière de parler prouve, comme le remarque bien Zahn, que le copiste ne tirait pas la finale suivante du manuscrit qu’il copiait, mais bien de quelque autre document. Voici cette finale : « Et elles [les femmes] rapportèrent sommairement à Pierre et à ceux qui étaient avec lui tout ce qui leur avait été ordonné ; après cela Jésus lui-même [d’après ψ : apparut et] envoya eux d’Orient en Occident la sainte et incorruptible prédication du salut éternel. Amen. » Après cette courte finale se trouve dans L cette remarque : Ἔστι καὶ ταῦτα φερόμενα μετὰ τό; ἐφοβοῦντο γάρ (« ceci se trouve aussi après le : car elles craignaient ») ; et après cela suit la conclusion canonique v. 9-20 avec le « Amen », et la souscription εὐαγγ. κατὰ Μάρκον, indiquant la fin du livre. Dans ψ la courte finale présentée par L n’est séparée du v. 8 que par la lettre τ (τέλος) qui indique, selon Gregory, non la fin du livre, mais celle de la lecture liturgique. Après la courte finale contenue dans L, suivent ces mots : ἔστιν καὶ ταῦτα φερόμενα μετὰ τό; ἐφοβοῦντο γάρ (ceci se trouve aussi après le : car elles craignaient)g.

g – Ainsi, dans ces deux manuscrits, d’abord la courte conclusion donnée ; comme texte ; puis supplémentairement, la conclusion canonique (les deux finales en quelque sorte, à choix) ; voir Gregory, Prolegomena, p. 445).

Il paraît donc certain qu’au jugement des copistes de L et de ψ l’évangile finissait avec le v. 8, mais que, comme dit Zahn, ils ont estimé qu’une conclusion aussi généralement répandue que le passage v. 9-20 du texte reçu appartenait en tous cas à la rédaction d’un manuscrit complet.

Le ms. k présente de plus un changement résultant évidemment d’un procédé réfléchi. Il modifie comme suit la fin du v. 8 : « Mais les femmes en sortant du sépulcre s’enfuirent ; car la crainte les avait saisies de tremblement et de frisson ; et elles racontèrent sommairement à Pierre et à ceux qui étaient avec lui, tout ce qui leur avait été commandé. » Puis ce manuscrit termine en disant : « Et Jésus apparut lui-même et envoya par eux d’Orient en Occident la sainte et incorruptible prédication du salut éternel. » Ce texte supprime le silence des femmes à la fin du v. 8 et de la sorte le récit peut continuer au v. 9 sans contradiction flagrante, comme nous venons de le reproduire.

Il est impossible de défendre l’authenticité de la brève conclusion renfermée dans ces manuscrits. Personne, je crois, n’a essayé de le faire. Le récit détaillé v. 1-8 ne comportait pas une fin aussi brusque, et d’ailleurs chacun comprend à première vue que les expressions de sainte et incorruptible prédication appartiennent au langage ecclésiastique postérieur.

Nous devons encore mentionner ici un étrange récit qui se trouve dans le livre intitulé Actes de Pilate, au ch. 14. Les plus anciennes parties de ce livre datent peut-être du commencement du IIe s., mais de nombreuses additions y ont été faites dont plusieurs ne paraissent pas antérieures au IIIe s. Dans ce récit trois témoins racontent qu’ils ont vu le Seigneur s’asseoir avec ses disciples sur le mont Mamilch (variantes : Mabrech, Malek, etc.). S’agit-il d’une montagne de Galilée ? ou bien est-ce là un surnom donné au mont des Oliviers, comme le feraient penser les mss. latins qui lisent ici Mons Olivetti ? Puis le récit dit qu’ils qu’ils ont entendu Jésus adresser aux disciples ces paroles (suivent les versets 15-19 littéralement), et que, tandis qu’il leur parlait ainsi, il fut enlevé au ciel. Le caractère artificiel de cette conclusion saute aux yeux. Il en est de même d’une autre que rapporte Jérôme dans son ouvrage Contre les Pélagiens (II, 15). Il écrit que quelques exemplaires, des grecs surtout, racontaient que, lorsque les onze se furent mis à table, Jésus leur apparut et leur reprocha leur incrédulité et leur dureté de cœur (ἀπιστίαν καὶ σκληροκαρδίαν) parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité, et qu’eux-mêmes s’excusaient en disant : « Ce siècle d’iniquité et d’incrédulité est sous la puissance de Satan, qui ne permet pas que la vraie vertu de Dieu soit comprise par des esprits impurs. C’est pourquoi révèle maintenant ta justice. » Il n’est pas possible de croire qu’en parlant ainsi de la corruption du monde et du pouvoir de Satan, les disciples voulussent excuser leur propre incrédulité à l’égard de la Résurrection, quoique soit là le sens qui résulterait le plus naturellement de la liaison avec ce qui précède. Dans leur pensée il s’agirait plutôt, d’après les derniers mots : « Montre maintenant ta justice, » comme d’après tout ce qui suit, de la mission que Jésus leur donnait de convertir le monde à l’Evangile. Cette mission, les disciples la déclarent irréalisable ; ou bien elle ne pourra réussir, selon eux, qu’au moyen de manifestations éclatantes de la justice divine. Mais, même avec cet essai d’explication, je ne saurais comprendre la satisfaction relative que cause à Zahn ce singulier passage. Il est original sans doute, mais d’une originalité très propre à fournir un échantillon instructif de ce que serait devenue l’histoire évangélique livrée à la fantaisie humaine. La seule parole apostolique qui se rapprocherait de l’idée ainsi comprise, – mais avec quelle différence ! – serait, à ce qu’il me paraît, la question de Jude, Jean 14.22 : « Pourquoi te révéleras-tu à nous et non pas au monde ? » – Evidemment toutes ces diverses finales peuvent encore moins prétendre à l’authenticité que la conclusion canonique. Et leur principale importance est la preuve négative qu’elles paraissent donner de l’absence d’une conclusion authentique.

3. Qu’est donc devenue la vraie conclusion due à l’auteur ? Car enfin celui-ci ne peut avoir terminé intentionnellement son écrit par les mots : ἐφοβοῦτο γάρ (« car elles craignaient »). Il était tenu d’expliquer ce qui avait enfin porté les femmes à rompre le silence à l’égard du tombeau trouvé vide et du message de l’ange aux apôtres. Mais surtout Marc ne pouvait guère manquer de dire comment Jésus avait tenu sa promesse 14.28, que l’ange venait de répéter aux femmes (v. 7), de les revoir en Galilée, elles et les apôtres.

La dernière feuille de l’écrit de Marc se serait-elle perdue ?

Un tel fait ne serait pas sans exemple. Cette feuille était la plus extérieure dans les rouleaux antiques ; elle était ainsi plus exposée que les autres aux accidents. Mais si ce malheur était arrivé à l’autographe pendant la vie de l’auteur, il eût pu aisément le réparer, et s’il avait eu lieu après sa mort, l’écrit devant exister dans plus d’un exemplaire, il eût été possible de réparer cette perte. Michaëlis a supposé que Marc, ayant composé son livre à Rome, avait été subitement interrompu par la persécution de Néron, dans laquelle avait péri Pierre ; que le manuscrit resté incomplet avait, été copié ; que ces exemplaires inachevés s’étaient répandus, et que plus tard seulement Marc avait achevé son livre à Alexandrie, où il avait été publié avec la conclusion canonique. Mais, dans ce cas, il faut admettre aussi que la finale canonique est de la main de Mare. Si l’on pouvait prouver que Marc a péri à Rome en même temps que Pierre, la difficulté tomberait : le travail de Marc serait resté inachevé à la suite de son martyre et l’origine du morceau 16.9-20 resterait un mystère. Mais il n’existe aucune tradition semblable ; au contraire, le nombreux Pères, Eusèbe, Epiphane, Jérôme, déclarent que Marc, soit avant, soit après la mort de Pierre, s’en alla travailler en Egypte à la formation de l’église d’Alexandrie. Bien plus, dans la seconde épître à Timothée, qui date probablement de l’an 67, Paul invite son disciple venir le trouver à Rome en ramenant Marc avec lui, pour l’aider dans son travail d’évangélisation (4.11). Marc était donc encore non seulement vivant, mais plein de force ; il pouvait être âgé alors de cinquante et quelques années, s’il est vrai qu’en l’an 30 il eût assisté, comme jeune homme de 15 à 20 ans (νεανίσκος) à la scène de Gethsémané. On pourrait supposer, il est vrai, que la demande de l’apôtre n’a point pu se réaliser, Marc étant mort peut-être pendant le voyage de Paul en Espagne ; mais il ressort de l’épître à Tite et de la 1re à Timothée que Paul, après son retour, venait de visiter lui-même l’Orient en passant par la Crète et probablement aussi par Ephèse (1 Timothée 1.3, peu avant d’écrire la seconde à Timothée ; comment donc eût-il ignoré la mort de Marc si elle avait eu lieu avant ce moment ? Voici comment Zahn se représente le cours des choses : « Si, dit-il, Marc a commencé à composer son livre avant la mort de Pierre en 64, et s’il l’a publié après la mort de Paul en 67, on peut indiquer assez de circonstances qui ont fait tomber la plume de la main du fils spirituel de Pierre et du compagnon de Paul, dans la cité où ont péri ces deux apôtres, et qui ne lui ont pas permis d’achever son ouvrage » (Einl. II, p. 234). Ce savant pense à une maladie, un accident quelconque, au martyre peut-être qui après l’arrivée de Marc à Rome auprès de Paul aurait mis fin à sa vie ; mais il n’y a pas trace chez les Pères d’un tel événement. Si Marc a répondu à l’appel de Paul et l’a rejoint à Rome durant sa seconde captivité, il est difficile de comprendre comment il n’aurait pas trouvé le temps de compléter son ouvrage laissé en dépôt entre les mains de ceux qui le lui avaient demandé d’une manière si pressante. Si la dernière feuille avait péri dans le trouble de la persécution, comment ne l’aurait il pas alors remplacée ? Et si l’ouvrage était resté inachevé, comment ne l’aurait-il pas alors complété ? De toute manière, si le passage cité de la 2de à Timothée est authentique, on se trouve enfermé comme dans une impasse, et l’on en vient à se demander s’il ne conviendrait pas de rebrousser chemin et de chercher une voie qui conduise à un résultat plus acceptable, en d’autres termes, s’il n’y aurait pas lieu de reprendre à nouveau la question de la composition du morceau final par Marc lui-même.

Serait-il possible de résoudre les difficultés alléguées plus haut, qui, selon l’avis de la plupart des critiques actuels, s’opposent à la composition de ce morceau par l’auteur de l’évangile ?

L’on demande quelle est la circonstance non-mentionnée qui a mis fin au silence que les femmes avaient d’abord observé à leur retour du tombeau (v. 8). Mais cette circonstance ne se trouve-t-elle pas précisément dans le fait raconté au v. 9, l’arrivée de Marie-Madeleine revenant du tombeau et rapportant la nouvelle de l’apparition de Jésus le message adressé par lui aux apôtres ? Il était clair, sans qu’il fût besoin de le dire, qu’après cela les autres femmes n’avaient plus de sujet de se taire. Il est vrai que le v. 9 a tout l’aspect d’un nouveau commencement de récit ; mais après une longue interruption de rédaction dont nous indiquerons tout à l’heure la raison, cette forme n’aurait plus rien d’étonnant. On se rendrait compte également par cette interruption de la double indication du jour de la Résurrection (v. 2 et v. 9), ainsi que de la forme différente de ces deux dates, la première tout à fait hébraïque, conservant encore l’ancienne forme du récit traditionnel ; la seconde, plus purement grecque, résultant d’un séjour prolongé dans un milieu où le parlait cette langue. – Le titre de Seigneur donné exceptionnellement à Jésus dans le récit de Marc v. 19 et 20 provient tout naturellement de la nature du fait mentionné dans ces versets, l’élévation de Jésus à la souveraineté universelle.

L’énumération sommaire des faits rapportés dans le morceau v. 9-20, paraît sans doute, ainsi que nous l’avons exposé nous-même, provenir d’une juxtaposition servile de divers récits tirés des autres évangiles, de celui de Jean (v. 9-11), de celui de Luc (v. 12-13), de ceux de Luc et de Jean(v. 14), de celui de Matthieu (v. 15-16), de celui de Luc (v. 17 et 18), enfin de celui de Matthieu (v. 19 et 20). Cette explication rencontre pourtant une difficulté. Serait-il bien exact et même équitable de reprocher aux deux apôtres, Pierre et Jean, comme le ferait l’auteur, par le : ils ne crurent pas (ἠπίστησαν), du v. 11, de n’avoir pas cru au rapport de Marie-Madeleine ? Aussitôt après l’avoir entendue ne courent-ils pas tous deux au tombeau ? Et puis ne serait-il pas encore plus inexact de représenter Jésus comme taxant d’incrédulité et de dureté de cœur la joyeuse surprise qui, d’après le récit de Luc et de Jean, remplissait au moment de l’apparition le cœur des disciples ? En face de ces différences, peut-on croire que l’auteur de ce morceau l’ait rédigé ayant sous les yeux le texte même des autres évangiles ? Ne peut-on pas supposer plutôt que, de même que tout l’écrit de Marc reproduit la tradition apostolique sous sa forme la plus primitive, ainsi dans cette conclusion l’auteur a réuni librement et brièvement, comme par une espèce d’harmonie évangélique, les divers récits oraux des faits par lui mentionnés, qu’il avait gardés depuis un certain temps dans sa mémoire d’une manière plus ou moins vague ? Si cet auteur était réellement Marc, le fait s’expliquerait aisément. Marc ne devait-il pas en effet avoir conversé sur ces choses à Jérusalem dans sa jeunesse avec Matthieu et Jean, puis avec Pierre, et enfin à Rome avec Luc, quand ils s’y trouvaient tous deux en 62 et 63 auprès de l’apôtre Paul ? Ce seraient ces récits entendus précédemment qu’il aurait combinés dans ce tableau sommaire destiné à donner une brève conclusion à son évangile. Il l’aurait rédigé après la mort de Pierre, d’une manière plus indépendante de sa personne et de ses récits que le reste de l’évangile et en s’inspirant des narrations que nous possédons aujourd’hui plus complètes et plus exactes, telles qu’elles sont consignées dans les autres évangiles.

Si le travail de Marc a réellement été interrompu entre les v. 8 et 9 du ch. 16 par suite du martyre de Pierre et de la dispersion de l’église de Rome, il est vraisemblable que Marc n’aura rédigé ce morceau final que dans une autre contrée où il s’était réfugié à la suite de cette grande catastrophe, en Egypte ou en Asie Mineure où il se trouvait avec Timothée lors de la seconde captivité de Paul à Rome après sa mission en Espagneh. Ce serait là que Marc aurait, après une interruption plus ou moins longue, composé ce morceau final, et de là qu’il l’aurait envoyé à Rome après la reconstitution de l’église, pour le joindre au manuscrit de l’évangile resté entre les mains de quelqu’un de ceux qui lui avaient si ardemment demandé cet ouvrage. Dans l’intervalle, des copies du manuscrit inachevé avaient pu commencer à circuler et se répandre déjà dans les églises. La conclusion supplémentaire, envoyée par Marc, put être jointe à l’un ou l’autre des exemplaires demeurés à Rome et se répandre aussi partiellement ; mais elle ne fit jamais complètement corps avec l’ensemble du livre. Il en fut de cette feuille à peu près comme de l’épître aux Romains parmi les épîtres d’Ignace. Envoyée seule d’Asie Mineure en Italie, elle resta toujours plus ou moins isolée du groupe de celles qu’Ignace avait adressées aux églises d’Asie.

h – Le témoignage d’Irénée, d’après lequel Marc a écrit après l’ἔξοδος de Paul, ne me paraît pas se rapporter à la mort de Paul, mais à son départ de Rome pour l’Espagne. C’était évidemment là la tradition romaine, comme on peut le constater par le Fragment de Muratori.

Mais, objectera-t-on encore, la promesse de Jésus 14.28, répétée par l’ange 16.7, d’après laquelle Jésus devait précéder les siens en Galilée et se montrer là à eux, a-t-elle été oubliée par l’auteur ? Comment le récit de son accomplissement pourrait-il manquer tout à fait dans cette conclusion ? – Mais serait-il absolument impossible que Marc eût envisagé comme cet accomplissement le fait capital mentionné v. 19 et 20 ? Il y a entre les expressions dont il se sert dans ces versets et les paroles adressées par Jésus aux apôtres dans le congé solennel qu’il prend d’eux, d’après Matthieu 28.16-20, sur une montagne de Galilée, une trop grande analogie pour que les deux récits ne se rapportent pas au même fait. Déjà dans les versets 15 et 16 les expressions de Marc étaient très semblables à celles de Matthieu : « Allant (πορευθέντες) dans le monde annoncez l’Évangile à toute créature (Marc) » ; dans Matthieu, v. 19 : « Allant (πορευθέντες), faites disciples toutes les nations » ; puis dans Marc : « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; » dans Matthieu, v. 19 : « les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » De plus ces mots de Marc, v. 19 et 20 : « Le Seigneur donc, après leur avoir ainsi parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu », reproduisent le sens de cette déclaration de Jésus, Matthieu v. 18 : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. » Enfin, de même que Matthieu termine par cette promesse : « Voici je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle, » Marc termine ainsi : « Ceux-ci étant partis prêchèrent partout, le Seigneur coopérant avec eux et confirmant leur parole par les signes qui les accompagnaient. » On le voit, la correspondance des deux scènes est complète, du moins pour le sens ; il s’agit donc dans ces deux évangiles que d’une seule et même apparition. Il faut ajouter cependant qu’il paraît bien y avoir ici, en même temps, une correspondance réelle avec l’adieu de Jésus aux apôtres sur la montagne des Oliviers raconté par Luc 24.50-52. En effet, l’adieu si brièvement rapporté dans Marc (v. 19) se trouve rattaché immédiatement par lui, comme par Luc, aux discours adressés par Jésus aux disciples le soir du jour de la Résurrection, à l’issue du repas durant lequel il leur était apparu pour la première fois (v. 1-4). « Après qu’il leur eut ainsi parlé », dit Marc au v. 19 ; au v. 15, Marc passe d’une scène à l’autre par un καὶ εἶπεν, « et il leur dit, » tout comme Luc dans le εἶπεν δὲ αὐτοῖς et le εἶπεν αὐτοῖς des v. 44 et 46. Il me paraît résulter de là que dans le récit du départ et de l’Ascension de Marc, sont réunis les deux adieux de Jésus, d’abord celui qu’il a fait en Galilée à ses disciples, auxquels s’étaient joints tous les nombreux croyants de cette contrée (les cinq cents frères dont parle Paul 1 Corinthiens 15.6) – c’était là l’adieu à l’Eglise, raconté par Matthieu – et ensuite celui par lequel il se sépara des apôtres, qui fut accompagné de sa bénédiction finale – c’est là l’adieu plus spécial qui eut lieu sur la montagne des Oliviers, et qui est raconté par Luc. Ces deux adieux se trouvent réunis et fondus en un dans ces deux derniers versets de Marc, tout comme les deux premiers retours de Jésus en Galilée sont confondus en un dans Matthieu et dans Marc ; comparez Marc 1.14 avec Jean 3.24. Ce serait par conséquent dans le fait mentionné v. 19 et 20 que Marc aurait vu l’accomplissement de la promesse 14.28 et 16.7.

On peut sans doute demander comment il se fait que Marc n’ait pas nommé ici la Galilée comme lieu de l’apparition. Mais, d’abord, s’il a réellement réuni dans ce passage les deux adieux séparés chez Matthieu et chez Luc, il ne pouvait mentionner ni la Galilée sans la Judée, ni la Judée sans la Galilée. Paul, 1 Corinthiens 15.5-7, fait la même chose : sur cinq apparitions qu’il mentionne, les deux premières (celle à Pierre et celle aux Douze) ont certainement eu lieu en Judée, comme le prouve sans réplique M. Ed. Riggenbachi ; la troisième (aux 500) en Galilée ; sur la quatrième (à Jacques) on ne peut rien dire ; enfin la cinquième eut lieu en Judée d’après Luc 24.50-51. Or à l’égard d’aucune d’elles, Paul ne donne une indication topographique.

i – Dans le travail Die Quellen der Auferstehungsgeschichte, faisant partie du recueil de dissertations, offert à M. le professeur d’Orelli, de Bâle, pour son jubilé de professorat.

Dans ces mots rapportés par Matthieu et Marc : « Il vous précède en Galilée, là vous le verrez », plusieurs ont vu la négation de toute rencontre entre Jésus et les disciples avant celle qui, d’après Matthieu, eut lieu sur la montagne de Galilée ; comme si Jésus eût voulu dire : « Vous me verrez là, mais pas avant. » Mais ce n’était certainement pas là le sens que Matthieu lui-même donnait à cette parole qu’il rapporte 28.7, comparez 26.31-32, tout comme Marc, car il raconte dans ce même passage une apparition de Jésus aux femmes à leur retour du sépulcre près de Jérusalem. Ajoutons que dans ces mots : « il vous précède en Galilée », le terme προάγειν ne doit se traduire ni par devancer, ni par reconduire ; il réunit ces deux notions : ramener en précédant. Ce terme suppose nécessairement deux choses qui impliquent des apparitions de Jésus antérieures à celles de Galilée. Il fallait avant tout rassembler les apôtres qui étaient, selon l’expression de Jésus lui-même, semblables à un troupeau dispersé. Après cela, il fallait les ramener ; mais, dans son nouveau mode d’existence, Jésus ne pouvait les ramener en marchant corporellement devant eux, comme lorsqu’il montait avec eux en se rendant à Jérusalem (ἦν προάγων, 10.32). Il ne pouvait le faire qu’en leur donnant un rendez-vous en Galilée, comme l’indique Matthieu dans ces mots : « La montagne que Jésus leur avait désignée (τό ὄρος οὖ ἐτάξατο αὐτοις). » Ces préparations indispensables supposaient nécessairement un revoir en Judée antérieur à l’apparition promise en Galilée.

4. Il nous reste à traiter un point important : c’est la valeur de la découverte faite par M. Conybeare en 1891 dans la bibliothèque du couvent d’Etschmiazin, le centre religieux de l’église arménienne. Ce savant écossais a trouvé là un exemplaire de la traduction arménienne des évangiles, transcrit en l’an 989, mais d’après une traduction probablement beaucoup plus ancienne. Dans ce manuscrit, à la suite de Marc 16.8, se trouve un blanc de deux lignes après lequel se lit en écriture rouge et en arménien le titre : D’Ariston, presbytre. Puis suit la conclusion que nous lisons dans le texte reçu. On connaît dans le cours du second siècle deux Aristons ou Aristions (ces deux noms sont souvent mis l’un pour l’autre). L’un est celui dont nous avons parlé, qui vivait en Asie Mineure vers l’an 120-125, qu’Eusèbe appelle disciple (personnel) du Seigneur et de la bouche duquel Papias cherchait à recueillir des renseignements. Il est associé dans le morceau de Papias à un autre disciple désigné comme Jean presbytre. Ce dernier titre n’est pas donné dans ce passage à Aristion, mais dans la traduction arménienne de l’histoire ecclésiastique d’Eusèbe se trouve l’expression : Ariston et Jean presbytres ; on sait que Papias désignait ainsi les membres de la génération de croyants, qui avait précédé la sienne. Nous savons aussi par Eusèbe (H. E. III, 39) qu’il existait des diégèses (probablement des compositions écrites) de cet Aristion sur les paroles du Seigneur, traités dont se servait Papias, à côté des traditions orales provenant aussi de lui. Rien n’empêcherait donc que ce fût d’un de ces traités ou d’une de ces traditions qu’ait été tirée la conclusion de Marc, comme l’indique le manuscrit trouvé par Conybeare. Cependant une autre opinion s’est fait jour. Nous avons vu qu’il a existé vers 135 à 140 dans l’église judéo-chrétienne de Pella, en Galaad, un presbytre Ariston, auquel Resch croit pouvoir attribuer la clôture du canon des quatre évangiles ; ce serait lui qui, à cette occasion, aurait complété l’évangile de Marc par la conclusion reçue. Les deux hypothèses ont été savamment défendues. Harnack et Zahn se sont, prononcés tous deux en faveur de la première ; et en effet la conclusion canonique de Marc paraît bien plutôt provenir d’Asie Mineure que du lointain pays de Galaad.

La courte notice publiée par M. Conybeare a été très favorablement accueillie et envisagée presque par tous les savants comme donnant la solution du problème, et cela pourtant quoiqu’elle soit tout à fait isolée, sans indication d’origine et en tout cas d’un temps assez postérieur. Le crédit qu’elle a obtenu provient évidemment surtout de la lacune qu’elle paraît si heureusement combler. Mais ne serait-il pas possible qu’elle fût le résultat d’un malentendu ? M. Conybeare a fait remarquer lui-même que dans la traduction latine de l’Hist. Eccl. d’Eusèbe (III, 39,9) par Rufin, à côté du récit de la coupe de poison bue impunément par Barsabas, est inscrit le nom d’Aristion, sans doute comme auteur de ce récit. Le copiste qui, dans l’exemplaire de la traduction arménienne de Marc, a inscrit le nom d’Ariston en tête de la conclusion canonique, n’aurait-il point appliqué au morceau tout entier cette note marginale qui en réalité ne se rapportait qu’à ces mots du v. 18 : « S’ils boivent quelque chose de mortel, cela ne leur nuira point » ?

Plusieurs auteurs, malgré l’opinion contraire si généralement admise, ont cru pouvoir défendre énergiquement l’authenticité de la conclusion reçue, en particulier le doyen Burgon dans un travail plein de science et de sagacitéj ; le professeur et pasteur Morison, dans son Commentairek ; le prof. G. Salmon, dans son Introductionl, et l’abbé Martinm. Je n’oserais pour le moment aller aussi loin qu’eux.

jThe last twelve verses of the Gospel according to St. Marc.

kPractical Commentary on the Gospel according to St. Marc. p. 446 et suiv.

lHistorical Introduction to study of the Books of the N.T., p. 456-164.

mIntroduction à la critique textuelle, IIe partie. 1884.

En lisant les pages précédentes, un lecteur attentif aura surpris peut-être les traces à peine effacées d’un changement de sentiment sur la question qui y est traitée. En effet, en commençant ce travail, je plaidais avec assurance, d’accord avec la majorité des critiques, la non authenticité de la conclusion reçue. Néanmoins, je ne pouvais me défendre d’un certain malaise en raison des deux considérations suivantes :

  1. La gradation si habilement étudiée et finement marquée qui caractérise ce morceau (comparez surtout Klostermann, p. 305) ;
  2. la conformité singulière de l’accent de reproche qui y règne à l’égard des disciples, avec le ton général du livre entier. Un autre que l’auteur lui-même se serait-il ainsi replacé dans l’esprit du livre ?

C’est par là que j’ai été amené à me demander si les preuves d’inauthenticité, alléguées plus haut, étaient aussi irréfutables qu’elles m’avaient paru d’abord. Les pages qui précèdent sont simplement un essai de répondre à cette question, mais sans avoir la prétention de résoudre le problème. Zahn commente son exposé de la question par ces mots (p. 227) : « Parmi les résultats les plus certains de la critique on peut compter le fait que les mots ἐφοβοῦντο γὰρ 16.8 sont les derniers du livre provenant de l’auteur lui-même. » Ce savant est-il donc si pleinement satisfait de la solution qu’il a proposée de la difficulté provenant de la parole 2 Timothée 4.11 (p. 234) ? Pour moi, malgré le verdict presque unanime de la critique, je ne puis m’empêcher d’envisager la question comme encore ouverte.

J’ai encore à mentionner ici deux solutions qui ont été proposées du problème de la fin de Marc. Et d’abord celle de M. Howard-Heber Evans ; cet auteur, après avoir publié un ouvrage destiné à démontrer que saint Paul a été l’auteur du troisième évangile et des Actes des apôtres, étend maintenant cette hypothèse à la conclusion canonique de Marc (St-Paul the author of the last twelve verses of the second Gospel, 1886) : L’auteur était un juif, un juif converti, écrivant pour des païens et pour des païens romains, jouissant d’une autorité apostolique : tous ces caractères conviennent à Paul ; un grand nombre d’expressions dans cette conclusion se retrouvent dans les épîtres de Paul et chez Luc (μετὰ ταῦτα, ἀνα λημφθῆναι, ἐπιτιθένται χεῖρας, μορφή etc.). Mais enfin quel aurait pu être le but que se serait proposé Paul en complétant ainsi l’écrit de Marc ? M. Evans répond : De montrer que ces grands apôtres, que les judéo-chrétiens élevaient bien au-dessus de lui (l’incrédule et le persécuteur d’autrefois), n’avaient point été réellement, en fait de foi, meilleurs que lui, ni même que les païens auxquels lui, Paul, annonçait l’Evangile de la grâce. Le dessein didactique de ces douze versets aurait donc été de revendiquer l’égalité de l’apostolat de saint Paul et la vérité de la doctrine de la grâce prêchée par lui aux Gentils. – Si toutes les nouveautés étaient des découvertes, on ne pourrait que s’incliner devant celle-ci, comme devant les deux autres indiquées ci-dessus. Je ferai à l’auteur cette question : Comment peut-il croire que la plume qui a écrit ces douze versets, aurait écrit aussi l’énumération des apparitions de Jésus ressuscité, 1 Corinthiens 15.4-8 ? Et le rôle que l’auteur de cette supposition attribue ainsi à Paul lui paraît-il bien à la hauteur du caractère de cet apôtre ?

MM. Harnack et Rohrbach ont supposé que la vraie conclusion de la main de Marc avait réellement existé, qu’on en pouvait retrouver quelque vestige dans le fragment de l’évangile de Pierre nouvellement découvert et dans le chapitre 21 de Jean, mais que, lorsque l’évangile de Marc était arrivé en Asie Mineure, les presbytres de cette contrée l’avaient supprimée parce qu’elle était en désaccord avec les récits de Luc et de Jean. M. le licencié Ed. Riggenbach, dans l’excellent travail déjà cité, a réfuté à fond cette hypothèse hardie. Il demande en particulier si l’on ne se serait pas tiré d’affaire avec Marc aussi bien qu’on a dû le faire avec Matthieu, et surtout comment un retranchement opéré par quelques presbytres d’Asie Mineure aurait pu étendre aussitôt son influence sur les nombreux manuscrits déjà répandus dans les différentes contrées de l’Eglise.

F. Les sources

La plus ancienne opinion énoncée sur ce sujet est celle de Papias qui, d’après le presbytre Jean, indique comme source principale de l’écrit de Marc les récits de Pierre recueillis par Marc, son interprète. Longtemps après lui, Augustin fait de Marc le pedissequus et breviator de Matthieu. Ce sont ces deux opinions que nous retrouvons plus ou moins au fond de toutes les conceptions subséquentes.

Au siècle passé, Griesbach ajouta à Matthieu, comme seconde source de Marc, l’évangile de Luc, de sorte que Marc ne fut plus à ses yeux qu’une compilation des deux autres synoptiques ; de Wette et Bleek suivirent ses traces ; Baur également. Cette opinion critique devint même pour celui-ci un des points d’appui de sa conception du christianisme primitif, car il put ainsi attribuer à Marc l’intention de neutraliser le conflit entre le judéo-christianisme ébionite, que représentait selon lui le Matthieu originaire, et le pagano-christianisme de Luc.

A ce moment se produisit dans la critique un revirement d’appréciation tel, que l’histoire de cette science n’en présente guère de semblable. Storr et Herder avaient déjà fait ressortir le caractère original et indépendant de Marc ; en 1838, deux écrivains, Wilke et Weisse, démontrèrent simultanément ce que Storr avait énoncé d’avance, l’indépendance de Marc par rapport aux deux autres synoptiques, tellement qu’au lieu d’être le produit de leurs récits combinés, il était bien plutôt leur source principale à l’un et à l’autre. Mais, bientôt, afin de mieux approprier Marc à ce nouveau rôle, on se vit conduit à supposer que cet écrit avait dû exister précédemment sous une forme soit plus étendue, soit au contraire plus courte, et à l’aide du témoignage de Papias, on fut amené à l’idée d’un Marc antérieur à notre Marc canonique, le Proto-Marc, qui, tout en étant à la base de celui-ci, devait être en même temps la source de l’ordre et des morceaux narratifs communs aux deux autres synoptiques. On en vint même bientôt à supposer une seconde forme de ce Marc qui aurait précédé notre Marc canonique, un Deutéro-Marc. Les hypothèses se sont depuis ce moment tellement multipliées et ramifiées que nous ne pouvons les suivre dans le détail. Je me borne donc à donner ici un tableau sommaire des opinions diverses que présente l’histoire de la critique de notre second évangile, réservant pour plus tard la discussion de ces questions multiples.

Au milieu de ce dédale, on peut, me semble-t-il, distinguer huit conceptions principales, mais tout en se rappelant cependant qu’à la base de toutes ou de presque toutes, il faut placer la tradition apostolique et plus spécialement les récits de Pierre.

Je n’indiquerai dans le tableau suivant que les sources spéciales mises en relief, et cela par les écrivains les plus marquants.

I. Les récits de Pierre : Papias, Justin, Irénée, Clément d’Alexandrie et les Pères suivants.

II. Matthieu :

  1. Notre Matthieu canonique : Augustin, Hug, Klostermann (avec récits de Pierre).
  2. Un Matthieu judéo-chrétien, remanié selon l’esprit conciliant de Pierre : Hilgenfeld.
  3. Un Matthieu primitif (hébreu), écrit très étendu, d’où seraient provenues cette foule de paroles de Jésus extra-canoniques appelées Agrapha, citées chez les Pères et dans les évangiles apocryphes : Resch.
  4. Le Matthieu primitif (araméen) : Marshall, Zahn (très différents l’un de l’autre).
  5. `
  6. Le Matthieu primitif déjà traduit en grec : Grotius, B. Weiss.

III. Un évangile primitif de composition apostolique, semblable à l’Evangile des Hébreux : Lessing ; écrit comprenant les 40 et quelques sections communes à nos synoptiques : Eichhorn.

IV. Matthieu et Luc : Griesbach, de Wette, Bleek, Baur, Strauss, Keim, Nösgen, etc.

V.

  1. Un Marc primitif (le Proto-Marc) : Schleiermacher, Credner, Weisse, Reuss, Holtzmann (précédemment), Weizsæcker, Réville, G. Meyer, etc.
  2. Un Deutéro-Marc : Ewald, Beyschlag, Weiffenbach, Scholten.

VI.

  1. « Une pluralité de récits détachés » : Schleiermacher.
  2. Cinq groupes de récits dans lesquels s’était condensée la tradition orale : Lachmann.

VII. La tradition apostolique purement orale (le plus souvent avec les récits de Pierre) : Calvinn, Gieseler, Ebrard, Hase, Lange, Westcott, Schaff, Le Camus, Wetzel (sous une forme toute particulière), Veit.

n – L’opinion de Calvin ressort indirectement de sa déclaration dans l’Argument de l’explication de l’Harmonie évangélique (qu’il n’avance nullement sans la justifier, comme le prétend Zahn, II, p. 195) : « Pour moi, je crois que Marc n’a jamais lu le livre de Matthieu… et autant en voudrais-je dire de Luc. »

VIII. Création poétique, au moyen de quelques traditions et de quelques traits empruntés à l’A.T. : B. Bauer, Volkmar.

Pour moi, l’étude du second évangile m’a amené à constater uniquement les sources suivantes :

  1. La tradition orale apostolique, que Marc avait souvent entendue à Jérusalem dans les années qui suivirent la Pentecôte, d’abord en langue araméenne pour les Juifs parlant cette langue ; puis en grec pour les Juifs hellénistes habitant Jérusalem et la Palestine.
  2. Cette même tradition reproduite par Pierre lui-même dans son évangélisation, avec des détails particuliers tirés de son souvenir personnel.
  3. Un souvenir de Marc lui-même.
  4. Peut-être quelques souvenirs de l’apôtre Jean oralement communiqués à Marc.

Je ne puis, d’après ce que nous avons vu jusqu’ici, compter Matthieu parmi les sources de Marc ; car premièrement le plan de Marc, du moins tel que je l’ai compris et exposé plus haut, n’a rien de commun avec celui de Matthieu quant à la marche du ministère galiléen. Le récit de Marc présente une série d’excursions parlant toutes de Capernaüm et y revenant, et en même temps s’étendant graduellement de manière à embrasser des districts toujours plus éloignés et à atteindre enfin les extrémités septentrionales de la Terre-Sainte. Le point de vue d’un tel récit est purement historique, tandis que Matthieu divise systématiquement la même matière (à la suite du sermon de la montagne) et la répartit en deux groupes distincts : les actes de souveraineté et les paroles de révélation messianiques. On ne saurait imaginer un contraste plus complet que celui de ces deux modes de narration ; contraste d’où résultent les interversions si nombreuses que l’on remarque dans l’ordre des récits particuliers. Deuxièmement, la différence de style entre les deux écrits est plus frappante encore ; on allègue sans doute certains membres de phrase littéralement semblables, fait qui ne peut, dit-on, s’expliquer naturellement que par l’emploi que l’un des auteurs a fait de l’écrit de l’autre. Mais si certains mots d’une phrase sont identiques dans les deux récits, ils sont continuellement précédés et suivis d’autres membres de phrase qui diffèrent complètement. On explique ce phénomène en disant que chacun a tenu à ne pas copier l’autre servilement ; que chacun a voulu raconter aussi en quelque manière de son propre chef. Mais sur cette voie comment Marc serait-il arrivé à ce style si constamment simple et égal à lui-même, à ce style « d’un jet », comme dit Renan ? On devrait dans ce cas s’attendre au contraire à une incessante bigarrure. Marc a son caractère propre qu’il conserve d’un bout à l’autre, tout comme Matthieu a le sien. Un mélange de ces deux manières si différentes serait aussi choquant que le serait pour les yeux la superposition de morceaux de toile appliqués sur un tissu de laine.

Et que serait-ce si, aux membres de phrase empruntés par Marc à l’écrit de Matthieu, venaient encore s’en ajouter d’autres tirés de l’écrit de Luc ! C’est bien alors que la bigarrure serait complète, comme si, avec ces morceaux de toile de fil appliqués sur le vêtement de laine en étaient entremêlés d’autres provenant d’un tissu de soie. Le style si naturel de l’écrit de Marc devient dans ces hypothèses absolument inexplicable.

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