Les évangiles synoptiques

5. Les traditions patristiques

J’ai cru devoir commencer par l’étude du livre lui-même, comme offrant seule une base solide à l’investigation scientifique, et réserver pour la fin l’examen des rapports patristiques dans lesquels il est souvent difficile de distinguer l’historique de l’imaginaire. Ces anciens témoignages doivent cependant être consultés avec soin, car ils offrent moyen important de contrôler et souvent aussi de préciser et de compléter les résultats de l’étude interne.

Le sentiment de l’Eglise primitive à l’égard de l’auteur du second évangile s’est exprimé et fixé pour toujours (dans le titre Selon Marc, sous lequel cet écrit a été introduit dans le recueil des quatre évangiles formé vers la fin du premier ou au commencement du second siècle. Si ce titre était le produit d’une simple supposition, on eût choisi un nom plus illustre, celui d’un apôtre, par exemple, ou du moins d’un disciple plus irréprochable.

La trace la plus ancienne de son emploi se trouve sans doute dans l’épître de Clément de Rome (XV, 2). dont l’auteur, qui écrit vers l’an 95, cite un passage d’Esaïe (29.13) que Jésus appliquait aux Pharisiens (Marc 7.6 et Matthieu 15.8). Duquel de ces deux écrits la citation est-elle tirée ? Elle paraît plutôt l’être du second évangile que du premier, comme le dit une note dans l’édition de Harnack et Gebhardt : Propius accedit scriptor ad Marcum (7.6), unde verba eum sumpsisse verisimillimum videtur.

Le rapport patristique le plus ancien et le plus détaillé nous a été transmis par Papias, qui écrivait vers 120-125 ; ce rapport a été conservé par Eusèbe (H. E. III, 39, 15). Papias déclare qu’il le tient de la bouche du presbytre Jean, disciple (personnel) du Seigneur, et par conséquent très rapproché du cercle apostolique. Papias a, dans la préface de son livre intitulé Explications des discours du Seigneur, publié ce témoignage qui lui avait été communiqué privément. Ce fait suffit pour prouver combien l’évangile de Marc était déjà connu et répandu dans les églises d’Asie Mineure au moment où écrivait ce Père. Autrement, il ne lui aurait pas paru si intéressant de faire connaître de tels détails. Il serait inutile de répéter la traduction de ce fragment, donnée plus haut ; mais je crois nécessaire d’en reproduire ici la teneur originalea.

aΚαὶ τοῦτο ὁ πρεσβύτερος ἔλεγε. Μάρκος μὲν, ἑρμηνευτὴς Πέτρου γενόμενος, ὅσα ἐμνημόνευσεν, ἀκριβῶς ἔγραψεν, οὐ μέντοι τάξει, τὰ ὑπὸ τοῦ Χριστοῦ ἢν λεχθέντα ἤ πραχθέντα. οὔτε γὰρ ἤ’κουσε τοῦ κυρίου, οὔτε παρηξολούθησεν αὐτῷ, ὔστερον δὲ, ὡς ἔφην, Πέτρῳ, ὅς πρὸς τὰς χρείας ἐποιεῖτο τὰς διδασκαλὶας, ἀλλ’ οὐκ ὥσπερ σύνταξιν τῶν κυριακῶν ποιούμενος λογίων, ὥστε οὐδὲν ἥμαρτε Μάρκος, οὕτος ἔνια γράψας ὡς ἀπεμνημόνευσεν. ἑνὸς γὰρ ἐποιήσατο πρόνοιαν, τοῦ μηδεν ῶν ἤκουσε παραλιπεῖν ἢ ψεύσασθαί τι ἐν αὐτοῖς.

Irénée appelle Papias « l’auditeur de Jean (l’apôtre) et l’ami de Polycarpe » (Haer. V, 33, 14). Nous avons vu qu’Eusèbe conteste à tort cette assertion et quel motif a faussé tous ses jugements dans cette question.

Je ne pense pas que la totalité du passage de Papias cité en note appartienne au témoignage du presbytre Jean ; ce témoignage me paraît ne pas dépasser les mots : « Les choses soit dites, soit faites par le Christ. » Tout ce qui suit renferme des réflexions de Papias lui-même sur ce témoignage. Ce qui le prouve, comme l’ont bien vu Tholuck, Bleek, etc., ce sont les mots : comme je le disais (ὡς ἔφην), par lesquels Papias rappelle une parole précédente de son propre livre, relative à la vie de Marc.

Ici se présentent quelques questions ; et d’abord celle de savoir comment il faut expliquer le jugement du presbytre Jean, confirmé par Papias lui-même, sur le manque d’ordre dans le récit de Marc. Quel point de comparaison [pouvaient, avoir ces deux Pères pour porter ce jugement sur le second évangile ? Quelques-uns, comme Salmon, ont supposé qu’ils comparaient Marc avec Luc qui affirme avoir écrit selon l’ordre réel des faits (καθεξῆς). Ewald, Riggenbach, Renan, Lightfoot estiment que leur point de comparaison était plutôt l’évangile de Jean. D’autres supposent qu’ils ne pensaient point à un autre récit, mais à l’ordre réel des faits, que le vieux presbytre connaissait pour en avoir été témoin lui-même. Pour moi, je tiens, avec le plus grand nombre des critiques actuels, que Jean et Papias ne pouvaient guère penser qu’à l’ordre des paroles et des faits, tel qu’ils le trouvaient dans l’écrit de Matthieu. Nous avons vu qu’ils racontaient aussi l’origine cet écrit ; c’est donc à lui qu’il est le plus naturel de penser. De plus, l’expression : mais non pas par ordre (οὐ μέντοι τάξει), par laquelle le presbytre Jean caractérise le procédé de Marc qui a réuni dans sa narration « et les choses dites et les choses faites par Christ, » paraît bien faire contraste avec ce qu’il dit du procédé de Matthieu qui avait consisté à composer un recueil de discours (λογίων σύνταξιν). On avait remarqué sans doute dans les églises la manière toute différente dont les paroles du Seigneur étaient rapportées dans ces deux évangiles : dans l’un, les grands discours qui en formaient le trait saillant ; dans l’autre, plutôt des paroles isolées, rattachées à quelques circonstances particulières ; et l’on se demandait à laquelle de ces deux formes il fallait donner la préférence. Le presbytre, qui avait peut-être assisté au sermon sur la montagne et à quelques autres grands enseignements de Jésus, ne les retrouvant pas, dans Marc, donnait la préférence à Matthieu. Il en devait être de même de Papias qui, en face des hérésies naissantes, voulait donner une explication orthodoxe de ces grands discours du Seigneur omis par Marc. Mais leur appréciation ne lie nullement la nôtre et nous restons libres, si nous le trouvons bon, de préférer, historiquement parlant, l’ordre de Marc, qui, à tous égards, nous paraît plus simple et moins dicté par la réflexion.

Une autre question est celle de savoir comment on peut accorder l’ordre du récit de Marc, selon nous bien préférable à celui de Matthieu, avec le mode de composition que Papias attribue au second évangile dans les réflexions dont il fait suivre le rapport du presbytre. Il semblerait, d’après ce que raconte Papias, qu’un récit ainsi composé ne pouvait être qu’un agrégat de notes détachées, absolument différent du récit si bien suivi et gradué que présente l’évangile de Marc, et c’est en effet de ce contraste qu’est née l’hypothèse d’un Proto-Marc. Mais, comme le fait bien remarquer Wetzel, quand on publie un ouvrage, on ne le publie pas sous la forme rudimentaire de la réunion accidentelle des matériaux recueillis en vue de sa composition ; on a soin d’en faire un tout bien ordonné avant de le livrer à la publicité. C’est là sans doute ce qu’a fait Marc avec les notes qu’il avait recueillies en entendant les récits de Pierre. Rien n’empêche donc d’admettre que le Marc canonique, tel que nous le possédons, ne soit le fruit d’un travail de coordination qui a suivi celui dont, parle Papias. On voit que sous ce rapport l’hypothèse du Proto-Marc manque de base suffisante.

Outre le morceau 16.9-20 de Marc, que paraît avoir incité plusieurs fois Justin (ainsi Apol. I, 4-5), ce Père avait certainement en vue le passage Marc 5.3, lorsque, Dial. ch. 88, il appelle Jésus le charpentier (ὁ τέκτων), fabriquant de ses mains des outils aratoires, et non, comme le dit Matthieu 13.55, le fils du charpentier (ὁ τοῦ τέκτονος υιός). Il cite très certainement aussi le second évangile quand il mentionne (Dial. ch. 106) un fait qui n’est rapporté que dans Marc (3.17), le surnom de Boanerges, fils du tonnerre, donné aux fils de Zébédée : « Comme il est raconté, dit-il, dans ses Mémoires » (ἐν τοῖς ἀπομνημονέυμασιν αὐτοῦ). Le pronom αὐτοῦ est aujourd’hui rapporté à Pierre (non à Christ) à peu près par tous les critiques, car le nom de l’apôtre précède immédiatement. Nous constatons par là que le nom de Pierre, comme auteur réel du second évangile, était parfois, déjà au temps de Justin, substitué, dans langage ordinaire, à celui du disciple qui lui avait servi d’interprète.

Ni Papias, ni Justin ne nous ont rien appris de ce que l’on pensait, à l’époque où ils écrivaient, sur le lieu et sur le moment où avait été composé notre évangile. Irénée et Clément comblent en partie cette lacune.

Nous avons cité tout au long le passage d’Irénée sur la composition et la publication des quatre évangiles (Haer. III, 1, 1). Nous avons fait voir, la faute de ceux qui, comme Reuss, imputent à ce Père une grossière erreur dans la manière dont il s’exprime sur le rapport de ce fait avec le moment de la prédication de Pierre et de Paul à Rome. Irénée voulait parler de la fondation de l’Eglise en général par la prédication de ces deux apôtres, non de la fondation de l’église de Rome en particulier. C’est à la première moitié de l’an 64 que nous reporte l’expression dont il se sert ; car c’est alors seulement, immédiatement avant la persécution de Néron, où Pierre périt dans l’été ou l’automne de cette année, que cet apôtre peut avoir séjourné à Rome, et cela probablement peu après la libération de Paul et son départ pour l’Espagne. « Après leur sortie (ἔξοδον), dit Irénée, Marc écrivit les choses prêchées par Pierre. » J’ai déjà dit que pour Pierre cette sortie fut certainement le martyre, et pour Paul probablement le départ de Rome pour l’Espagne. C’était là en tout cas le souvenir encore vivant dans la tradition romaine au moment où fut composé, après le milieu du second siècle, le Fragment de Muratori.

En même temps que cette tradition d’Irénée indique le moment de la composition, elle en désigne indirectement le lieu ; celui-ci, en effet, d’après le contexte, ne peut, dans la pensée de ce Père, avoir été que Rome. La notion de sortie pour les deux apôtres ne peut se rapporter qu’à l’endroit qui vient d’être désigné comme celui de leur travail.

Une autre déclaration intéressante d’Irénée se trouve Haer. III, 11, 7. Là il nous apprend que, comme toutes les grandes sectes, dans l’Eglise de son temps, s’attachaient chacune de préférence à l’un de nos quatre évangiles, les Cérinthiens avaient jeté leur choix sur Marc : « Ceux, dit-il, qui séparent Jésus et le Christ et qui pensent que celui-ci est demeuré impassible, tandis que Jésus souffrait, emploient l’évangile selon Marc. » C’était sans doute l’omission des récits de la naissance et de l’enfance de Jésus qui était le motif de cette préférence ; car cette absence s’accordait plus facilement avec leur docétisme systématique. De Clément d’Alexandrie nous possédons trois rapports sur la composition de Marc, tirés du livre des Hypotyposes. Deux nous ont été conservés par Eusèbe (H. E. II, 15 et VI, 14, 6) ; le troisième est tiré d’un fragment de la traduction latine de cet écrit, se rapportant au passage de 1 Pierre 5.13 : « Marc, mon fils, vous salue. » Dans le premier était rapporté ce qui suit : « Lorsque Pierre eut abattu Simon le magicien par l’éclat de sa parole, ses auditeurs furent tellement éblouis par cette pieuse lumière qu’il ne leur suffit pas d’avoir entendu une fois de leurs oreilles et reçu la prédication de la parole non écrite, mais qu’ils prièrent instamment Marc, celui dont l’évangile porte le nom et qui accompagnait Pierre, de leur laisser par écrit le moyen de se rappeler l’instruction qui leur avait été donnée par la parole, et qu’ils ne lui accordèrent point de repos qu’il n’eût accompli cette œuvre ; c’est ainsi qu’ils furent la cause de la composition de l’écrit selon Marc. On dit, ajoute Eusèbe, que l’apôtre, ayant appris par la révélation de l’Esprit ce qui s’était fait, se réjouit de l’empressement de ces gens, et confirma l’écrit de Marc pour servir à l’usage des églises. Voilà ce qu’expose Clément dans le VIe livre des Hypotyposes, et Papias, évêque de Hiérapolis, rend le même témoignage. » – HE. VI, 14,6, Eusèbe s’exprime ainsi : « Dans le même ouvrage Clément expose le témoignage des presbytres qui se sont succédé dès le commencement, sur l’ordre des évangiles. Ils disaient que ceux d’entre les évangiles qui contiennent les généalogies ont été écrits les premiers, et que, quant à celui de Marc, voici comment la chose s’est passée : Comme Pierre prêchait publiquement la parole à Rome et par la puissance de l’Esprit annonçait l’Evangile, ses nombreux auditeurs prièrent Marc qui l’avait accompagné de loin [ou depuis longtemps] (πόῤῥωθεv) et qui se souvenait des choses qu’il avait dites, de les consigner par écrit, et quand il aurait composé l’évangile de le leur remettre ; ce que Pierre ayant appris, il ne s’opposa point à la chose, ni non plus ne l’encourageab. »

b – Tel est, me paraît-il, le seul sens possible de cette phrase un peu embarrassée, que l’on applique souvent à tort à la remise même de l’évangile une fois composé.

Dans un autre passage de ce même livre, passage que nous ne possédons qu’en traduction latine, Clément raconte ainsi le même fait : « Comme Pierre prêchait publiquement l’Évangile à Rome en présence d’un certain nombre de chevaliers césariens (coram quibusdam cæsareanis equitibus), et qu’il rapportait de nombreuses déclarations du Christ, Marc, dis-je, fut sollicité par eux, afin qu’ils pussent graver dans leur mémoire les choses qui avaient été dites, de rédiger l’évangile appelé selon Marc, d’après les choses que disait Pierre. » Les chevaliers césariens dont parle Clément étaient, d’après plusieurs passages d’Epictète et de Dion Cassius, des officiers attachés au service de la maison de l’empereur, qui avaient été élevés au rang de chevaliers. Cette parole de Clément rappelle l’expression de Paul (Philippiens 4.22) : « Ceux de la maison de César vous saluent. » (Voir Zahn, p. 214.) Sur le fond des choses les traditions rapportées par Clément s’accordent avec celles d’Irénée : composition de l’évangile de Marc à Rome au moment du séjour de Pierre dans cette ville (par conséquent au commencement de l’an 64) et à la demande des Romains gagnés à l’Evangile par la prédication de Paul, puis de Pierre. Mais elles différent par quelques détails : d’après Irénée, Marc ne composa son livre qu’après la mort de Pierre (pas nécessairement après celle de Paul, comme Zahn interprète son témoignage) tandis que d’après Clément la chose se passe du vivant de l’apôtre. Bien plus, d’après l’un des passages de Clément, Pierre s’abstient de toute participation à cette œuvre ; d’après l’autre, averti du fait par une révélation, il s’en réjouit et appuie de son autorité celle du livre. Enfin d’après l’un des passages, la tradition des anciens presbytres d’Egypte plaçait la composition de Marc après celle de Matthieu et de Luc, tandis qu’Irénée, par le rang qu’il lui assigne dans son rapport, paraît, la placer plutôt avant celle de Luc. Ces contradictions entre Irénée et Clément peuvent cependant s’atténuer et même se résoudre.

Marc peut avoir commencé à rassembler les matériaux de son œuvre dès le temps de la vie de Pierre et ne l’avoir achevée et publiée qu’après sa mort. Clément d’ailleurs, on le voit, n’est pas d’accord avec lui-même quant au rôle qu’il attribue à Pierre, tantôt neutre, tantôt approbateur. Eusèbe aussi n’est pas non plus exact dans son compte-rendu. Avant tout, son caractère oratoire le rend suspect ; puis il a évidemment tort de parler de la confirmation des paroles de Clément par le témoignage de Papias ; car celui-ci est beaucoup plus simple et ne dit pas un mot d’une révélation accordée à Pierre et d’un témoignage rendu par lui à l’écrit de Marc. Quant à la composition de Marc après celle de Matthieu et de Luc, selon les presbytres dont parle Clément, Irénée ne dit expressément rien qui y soit contraire ; il juxtapose simplement la composition de nos quatre évangiles, en caractérisant les sources différentes des trois premiers ; mais il ne prononce un adverbe de temps (ensuite, ἔπειτα) qu’en parlant de Jean. Quant aux trois premiers, il est aisé de comprendre que des opinions différentes eussent cours touchant la date de leur composition respective.

Malgré les différences secondaires que l’on constate entre ces témoignages, la tradition des Pères les plus anciens : Papias, Irénée, Clément d’Alexandrie, s’accorde sur les points suivants : les récits de Pierre, source principale du second évangile ; la composition de cet écrit par Marc à Rome, et cela un peu avant ou après le martyre de Pierre.

Les traditions suivantes ne font que répéter, en les amplifiant ou en les précisant plus ou moins arbitrairement, les rapports précédents.

Tertullien, dans son écrit Contre Marcion (IV, 5), s’exprime ainsi : « L’évangile qu’a publié Marc est affirmé être de Pierre, dont Marc fut l’interprète. » Ce témoignage ne dépasse pas au fond ce que nous avons lu chez Justin.

Origène, dans le célèbre passage sur le Canon, cité par Eusèbe (VI, 25, 5), s’exprime ainsi : « secondement l’évangile selon Marc, qu’il a composé selon que Pierre le dirigeait (ὡς Πέτρος ὑφηγήσατοc αὐτῷ). »

c – Ce verbe signifie (avec ὁδόν) montrer le chemin, guider.

Eusèbe, Epiphane et Jérôme ajoutent un nouveau trait à ce qui avait été dit avant eux au sujet de Marc.

Dans sa Chronique (sur Claude), Eusèbe dit : « L’apôtre Pierre, après avoir fondé l’église d’Antioche, part pour Rome où il prêche l’Évangile et demeure pendant vingt-cinq ans comme évêque de cette ville ; l’évangéliste Marc, son interprète, annonce Christ en Egypte et à Alexandrie. » Dans H. E. II, 16, Eusèbe dit : « On raconte que Marc, s’étant rendu en Egypte, y prêcha l’évangile qu’il avait composé et qu’il présida le premier à l’église d’Alexandrie. » Enfin dans la Démonstration évangélique (III, 5, 88, 89, 95), il s’exprime ainsi : « Pierre, par excès de défiance de lui-même, n’en vint point à composer évangile ; on raconte que Marc, devenu son familier et compagnon, a consigné les récits de Pierre touchant les œuvres de Jésus ; car toutes les choses écrites par Marc sont des souvenirs provenant des récits de Pierre. ».

Epiphane, Haer. 51, 6) dit également : « Aussitôt après Matthieu, Marc, devenu le compagnon de saint Pierre, reçoit à Rome la commission de rédiger l’évangile et, après l’avoir écrit, il est envoyé par saint Pierre dans la contrée des Egyptiens. »

Enfin, dans la préface du Commentaire sur Matthieu (T. IV), Jérôme dit : « Marc, le second, interprète de l’apôtre Pierre et premier évêque de l’église d’Alexandrie, ; qui n’avait pas vu lui-même le Sauveur, mais qui avait entendu ce que prêchait son maître, raconta plutôt d’après la vérité des choses que selon leur ordre. » On se rappelle ici le mot du presbytre Jean : « mais non par ordre », dans le témoignage de Papias. Dans le De Vir., c. 1 et 8, il écrit : « Marc, disciple et interprète de Pierre, à la demande des frères de Rome, écrivit un bref évangile, selon ce qu’il avait entendu raconter à Pierre. Celui-ci, l’ayant appris, approuva la chose et publia ce livre sous son autorité pour être lu par les églises, comme Clément l’écrit dans le sixième livre des Hypotyposes. Prenant donc avec lui l’évangile qu’il avait lui-même composé, Marc se rend en Egypte où le premier il annonce Christ et constitue l’église d’Alexandrie. » Dans l’épître à Hédibia, c. 2, il dit : « Paul avait Tite pour interprète, de même que Pierre employait Marc, dont l’évangile a été composé, Pierre racontant et Marc écrivant (Petro narrante et illo scribente). » On le voit : nous voilà presque arrivés à la dictée proprement dite.

La seule exception à l’unanimité de la tradition quant au lieu de la composition est cette parole de Chrysostome (Hom. I sur Matthieu) : « On dit aussi que Marc, à la prière des disciples, composa en Egypte son évangile. »

La dictée : tel était le terme auquel devait aboutir la tradition, pressée qu’elle était de faire de l’écrit du disciple celui de l’apôtre. Il y a là un témoignage remarquable de l’impression régnante alors dans l’Eglise, celle de l’infaillibilité exclusive de l’apostolat.

Nous devons relever un trait tout spécial mentionné seulement dans les derniers rapports que nous venons de citer : c’est l’affirmation du départ de Marc, après la mort de Pierre, pour l’Egypte (où, d’après Epiphane, Pierre lui-même avant son martyre l’avait délégué), et de la fondation de l’église d’Alexandrie par sa prédication. On objecte à la vérité de cette tradition son apparition tardive et particulièrement le silence des Pères alexandrins, Clément et Origène. Sans doute ce silence ne s’expliquerait pas facilement s’il s’agissait de l’œuvre d’un apôtre et non de celle d’un simple disciple ; il est d’ailleurs suffisamment compensé par le témoignage de Chrysostome, leur disciple, que nous venons de citer. Je crois avoir montré précédemment combien il est probable que Marc et Barnabas, après leur séparation d’avec Paul à Antioche, se rendirent en Egypte depuis la Chypre qu’ils avaient visitée d’abord et y accomplirent la mission d’où est résultée la fondation de l’Eglise dans cette contrée. Remarquons d’ailleurs que cette fondation n’a jamais été attribuée à un autre personnage apostolique. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’après la mort de Pierre Marc fût revenu pour quelque temps dans son ancien champ de travail pour y continuer l’œuvre précédemment commencée. Il est difficile de comprendre comment les rapports nombreux des Pères sur ce point seraient absolument sans aucun fondement. Bleek s’exprime ainsi sur ce sujet : « D’après des rapports des Pères généralement dignes de foi, Marc doit avoir travaillé aussi hors de Rome, particulièrement en Egypte, et avoir fondé là, comme premier prédicateur, l’église d’Alexandrie. »

On a quelquefois présenté la gradation signalée plus haut dans les récits traditionnels et qui a abouti à l’expression décidément exagérée de Jérôme, comme un motif de défiance à l’égard de la tradition tout entière relative à Marc et au rapport de son écrit avec les récits de Pierre. Ce raisonnement me paraît peu logique ; la vérité se trouve bien plutôt dans la conclusion inverse. Plus est grand le contraste entre la tradition primitive, toute simple, telle que nous la trouvons chez Papias et Irenée, et ses amplifications postérieures commençant avec Clément et grossissant dans les rapports subséquents, plus nous devons être disposés à accorder créance à la première. Précisément parce que celle-ci se montre encore étrangère à la tendance apologétique qui a de plus en plus prévalu plus tard, on doit reconnaître son caractère purement historique. Si la tradition eût été dès le commencement influencée par la réflexion dogmatique, elle eût commencé par où elle a fini.

En somme, les données de la tradition patristique s’accordent avec les résultats auxquels nous a conduit l’autre d’entre les deux ordres de critères : influence des narrations de Pierre sur le récit de Marc ; composition de cet évangile en pays latin, probablement à Rome, et à l’époque du séjour de l’apôtre Pierre dans cette ville, peu avant ou après son martyre. Nous pouvons, en réunissant toutes ces données, retracer, si je puis dire ainsi, le curriculum vitæ de Marc, d’une manière plus complète et plus précise que nous ne l’avons fait en commençant.

Ainsi l’Asie, l’Afrique et l’Europe ont été successivement les objets du travail de Marc.

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