Les évangiles synoptiques

1. La personne de Luc

Afin de jeter quelque lumière sur la personne et la vie de l’homme désigné par l’Eglise primitive comme l’auteur de notre troisième évangile, il importe de résoudre préalablement trois questions :

La première et la plus essentielle est de savoir si cet auteur présumé, nommé Luc dans le titre, est le personnage de même nom que Paul mentionne trois fois comme son collaborateur dans les passages suivants des épîtres de ses deux captivités romaines :

  1. Colossiens 4.14 : « Luc le médecin, le bien-aimé, ainsi que Démas, vous saluent. » Il les range ici tous deux, avec Epaphras, dans le groupe de ses compagnons d’œuvre pagano-chrétiens, qu’il oppose au groupe judéo-chrétien, comprenant Aristarque, Marc et Jésus Justus ;
  2. dans Philémon 1.23-24, l’apôtre salue le frère ainsi nommé et sa famille, de la part d’Epaphras, Marc, Aristarque, Démas et Luc ; on a supposé qu’il place Luc le dernier comme remplissant encore une tout autre fonction que celle d’évangéliste ;
  3. dans 2 Timothée 4.11, Paul, après avoir mentionné l’éloignement de tous ses autres compagnons d’œuvre (Démas, Crescens et Tite), ajoute : « Luc est seul avec moi. »

Ce Luc dont parle Paul dans ces trois passages, serait-il un autre homme que celui que l’Eglise primitive désignait comme l’auteur de l’évangile ? Il ne le paraît pas. Vers l’an 170, l’auteur du Fragment de Muratori s’exprime ainsi : « Le troisième livre de l’Evangile est l’évangile selon Luc ; Luc, ce médecin que Paul prit avec lui après l’ascension du Christ comme compagnon de voyage, a écrit conformément à l’ordre des faits, selon qu’il l’a jugé bon ». Quelques années plus tard, Irénée s’exprime ainsi (Haer. III, 1,1) : « Luc, le compagnon de Paul, a mis par écrit, dans un livre, l’évangile prêché par Paul. » Jérôme, De vir. c. 7, désigne Luc, l’auteur de l’évangile, comme un médecin syrien d’Antioche, et dans l’épître à Damase, il l’appelle « le plus habile écrivain grec d’entre les évangélistes, vu qu’il était aussi médecin (quippe et medicus). » Comme l’histoire ne connaît aucun autre personnage du nom de Luc, et, plus spécialement, aucun Luc qui aurait exercé la profession de médecin, il n’y a pas à douter de l’identité de l’homme, désigné par les Pères comme auteur de l’évangile, avec le collaborateur de Paul, mentionné trois fois par cet apôtre.

Une seconde question est celle de savoir si cet auteur, auquel la tradition attribue la composition de l’évangile, est également l’auteur des Actes. Les Pères n’en doutent pas : l’auteur du Fragment de Muratori, après avoir parlé de la composition du troisième évangile par Luc, ajoute : « Les Actes de tous les apôtres sont écrits dans un seul livre dans lequel Luc a réuni pour l’excellent Théophile, une à une, les choses qui se passaient en sa présence. » La conviction de l’Eglise sur ce point ne reposait pas seulement sur une tradition plus ou moins certaine ; elle provenait de la déclaration expresse de l’auteur même du livre des Actes qui commence par ces mots : « J’ai composé mon premier ouvrage, ô Théophile, en parlant de toutes les choses que Jésus a commencé à faire et à enseigner. » Cette déclaration serait celle d’un hardi faussaire, si l’auteur n’était pas en même temps celui du troisième évangile. Comparez Luc 1.1-3. Mais comment, si Théophile vivait encore au moment de la composition des Actes, la fraude n’eût-elle pas été immédiatement découverte ? Que s’il était mort, cette dédicace devenait absurde.

Enfin, une troisième question, moins aisée à résoudre, est celle-ci : Si Luc est l’auteur des Actes aussi bien que de l’évangile, l’est-il du livre tout entier, y compris les morceaux particuliers dans lesquels l’auteur raconte en employant exceptionnellement le pronom nous ? Ou bien ces morceaux seraient-ils tirés de quelque autre document et simplement insérés par Luc dans son écrit ? – Mais l’impression première et naturelle est précisément que ce sont ces morceaux-là qui appartiennent le plus personnellement à l’auteur lui-même, en ce sens qu’il y raconte des faits dont il a été lui-même témoin. « Admettre, dit Renan, que ce ἡμεῖς, nous, vienne d’un document inséré par l’auteur dans sa narration, est souverainement invraisemblable. Les exemples que l’on cite d’une telle négligence (l’oubli de substituer le ils au nous), appartiennent à des livres sans valeur, à peine rédigés, et les Actes sont un livre rédigé avec beaucoup d’art. » « De plus, ajoute le même auteur, les locutions favorites des morceaux où il y a nous sont les mêmes que celles du reste des Actes et du troisième évangile. Le livre des Actes a une parfaite unité de rédaction » (Les Evangiles, p. 436, note). Enfin, nous demandons auquel des compagnons de voyage de Paul autre que Luc on pourrait attribuer ces fragments que l’auteur des Actes aurait insérés dans son récit ? A Timothée ou à Silas ? Mais tous deux accompagnaient Paul bien avant le moment où paraît le nous (16.10), et le nous cesse dans le récit, après le séjour à Philippes, lors même que ces deux hommes continuent d’accompagner l’apôtre ; il ne reparaît pas pendant la mission en Grèce (ch. 17 et 18), où pourtant Timothée et Silas accompagnent Paul, comme le prouvent le récit des Actes et l’adresse des épîtres aux Thessaloniciens. De plus, Timothée se trouve mentionné (Actes 21.4) comme faisant partie d’un groupe distinct de celui que l’auteur désigne par le pronom nous (v. 6) ; et quant à Silas, il paraît avoir quitté Paul après la mission en Grèce et s’être attaché à Pierre ; il n’a point été l’un des compagnons d’œuvre de Paul à Rome, comme le montrent les lettres de la captivité, qui ne renferment aucune trace de sa présence. On a aussi pensé à Tite, mais Tite ne paraît pas avoir été à Rome avec Paul ; l’apôtre ne fut accompagné dans ce voyage, outre l’auteur des morceaux en nous, que par Aristarque ; or nulle salutation de Tite n’indique sa présence auprès de l’apôtre. Il ne reste donc, d’entre les compagnons de voyage, qu’Aristarque et Luc ; et rien ne fait penser au premier.

Si donc l’auteur désigné par la tradition comme celui de l’évangile est bien le collaborateur de Paul, si cet auteur est en même temps celui des Actes, y compris les morceaux en nous, nous avons là certaines bases sur lesquelles nous pouvons chercher à reconstruire approximativement le cours de sa vief.

f – Nous n’ignorons pas les objections élevées par Holtzmann, Jülicher et d’autres contre l’identification de l’auteur des Actes avec celui des morceaux « en nous. » Nous aurons à les examiner plus tard. En attendant, les raisons que nous venons d’alléguer brièvement nous semblent concluantes.

Jusqu’au moment de la conversion de Luc au christianisme, nous ne connaissons rien de positif sur son histoire. Nous ne pouvons qu’indiquer ici quelques suppositions auxquelles nous conduit, avec plus ou moins de vraisemblance, son nom de Λουκᾶς, par lequel le désigne Paul. On est aujourd’hui à peu près d’accord pour voir dans ce nom une abréviation du mot Lucanus, le Lucanien, et pour préférer cette étymologie à celle que proposait Grotius, qui le dérivait d’un des noms Lucius, Lucillus ou Lucilius. Car ces noms proviennent probablement de la racine lux, lucis, et rien, chez eux, ne conduirait à une abréviation en as. Grotius ne cite qu’un exemple de ce genre (Rufas, de Rufinus), tandis qu’il en existe une multitude de la forme que nous préférons ; ainsi Cléopas, de Cléopatros ; Alexas, d’Alexandros ; Annas, d’Ananus ; Silas, de Silvanus, etc.

Compris ainsi, le nom de Lucas devient un indice du lieu d’origine de celui qui le portait. La Lucanie était, en effet, une province de cette partie méridionale de l’Italie, désignée par le terme de Grande-Grèce à cause des nombreuses colonies grecques dont elle était peuplée. Eusèbe et Jérôme assurent, il est vrai, que Luc était originaire d’Antioche (De vir. c. 7 ; Hist. Eccl. III, 4, 6). Mais, sans doute, ils ne connaissaient pas son passé, et il suffisait, pour motiver leur dire, que Luc eût de bonne heure habité Antioche et qu’il y eût vécu jusqu’à son entrée dans l’Eglise. L’identification quelquefois proposée de Luc avec le Lucius mentionné Romains 16.21, est inadmissible, car Paul appelle ce Lucius son parent (συγγενής), ce qui implique qu’il était juif, tandis que Luc, comme l’a montré le passage Colossiens 4.11,14, était d’origine païenneg. On ne peut pas non plus identifier Luc avec le Lucius mentionné comme prédicateur à Antioche (Actes 13.1), car le texte dit que celui-ci était originaire de Cyrène, ville du nord de L’Afrique.

gHofmann et d’autres ont soutenu l’origine judaïque de Luc, en raison des nombreux hébraïsmes que l’on trouve dans ses écrits ; mais, comme nous le verrons, cette particularité est due à d’autres causes, et le passage de Paul exclut cette manière de voir.

Le savant Lobeck a constaté que les abréviations en as étaient particulièrement usitées pour désigner les esclaves et les affranchis (Wolf’s Analecten, III, 49 ; comp. Tholuck, Glaubwürdigkeit d. ev. Gesch, p. 148). Dans la société romaine, l’esclave était envisagé comme membre de la famille, et l’on abrégeait familièrement son nom, comme on le fait de celui des enfants. Aurions-nous ici un exemple de ce genre ? Luc aurait-il vécu comme esclave dans la famille du riche seigneur Théophile, auquel il a dédié son ouvrage (Luc 1.3) ?

Cette abréviation en as peut conduire encore à une autre supposition. Nösgen en a fait ressortir la forme syrienne. Elle paraît donc indiquer le domicile syrien de la famille à laquelle Luc aurait été attaché comme esclave. Cette conclusion s’accorde avec un fait raconté dans un ouvrage romanesque du milieu du IIme siècle, les Reconnaissances Clémentines, où il est dit (X, 74) « que Pierre ayant prêché à Antioche, Théophile, qui était élevé en rang au-dessus des premiers citoyens de la cité, consacra la grande salle qu’il avait dans sa maison pour servir de lieu de culte, sous le nom d’église (ila ut dornus snae ingentem basilicam ecclesiae nomine consecraret). »

Ce récit de l’antique roman chrétien pourrait bien reposer sur un fait réel ; il coïncide avec l’assertion d’Eusèbe et de Jérôme, que Luc était originaire d’Antioche. Rien n’empêche qu’un riche seigneur syrien, comme Théophile, ait occasionnellement séjourné en Italie et qu’il y ait acquis Luc comme esclave. La manière dont Luc parle, à la fin des Actes, de plusieurs localités italiennes comme connues de son lecteur (28.13-15), prouve que Théophile avait visité l’Italie.

Si Luc avait été attaché de bonne heure comme esclave à la maison de Théophile, il est vraisemblable qu’on ne tarda pas à remarquer ses rares facultés intellectuelles, et l’on comprend que son maître se soit préoccupé de lui préparer un avenir qui y répondît. L’on sait, par un grand nombre de passages des écrivains anciens, que les médecins appartenaient fréquemment à la classe des esclaves affranchis. Quintilien (Institut. VII, 2) emploie cette expression : « Medicinam factitasse manumissum (l’affranchi avait pratiqué la médecine). » Suétone, Calig. c. 8 : « Mitto cum eo ex servis meis medicum (je t’envoie avec lui un médecin d’entre mes esclaves). » Antistius, le chirurgien de Jules César, et Antonius Musa, le médecin d’Auguste, étaient tous deux des esclaves affranchish. Il arrivait souvent, sans doute, que dans de riches familles, lorsque parmi les nombreux esclaves on en remarquait un qui trahissait des facultés supérieures, on aimait à lui procurer les moyens d’acquérir une culture littéraire ou scientifique qui lui donnât accès à une carrière libérale, à la profession de médecin en particulier, par laquelle il pouvait, plus tard, rendre des services à la famille qui l’avait patronné.

h – Comparez de plus Cicéron, Pro Cluentio, LXIII (475) ; Sénèque, De benefic. III, 24. Voir en général Hug, Einl. II, p. 134, et Plummer Introd. au Commentaire.

Le droit d’exercer la médecine ne pouvait alors s’acquérir que par des efforts considérables et au moyen d’études coûteuses. L’exercice en était sérieusement surveillé. Dans chaque ville, un collège de médecins supérieurs (Collegium archiatrorum) était établi pour faire subir des examens à ceux qui prétendaient pratiquer l’art de guérir et pour leur accorder le diplôme indispensable. Une fois admis, les plus jeunes restaient sous la surveillance des médecins plus âgés ; les traitements ordonnés par eux étaient contrôlés ; les fautes, sévèrement punies. La punition pouvait aller jusqu’au retrait du diplômei. Luc, ayant exercé la médecine à Rome, devait avoir passé par cette sérieuse discipline scientifique et littéraire. Ce caractère le distinguait naturellement de tous les autres compagnons d’œuvre de l’apôtre et devait le lier plus particulièrement avec lui. Nous ne saurions, après cela, nous étonner de la supériorité littéraire de son évangile sur les autres et en général sur presque tous les écrits du Nouveau Testament.

i – Détails donnés par Tholuck, Glaubwürdigkeit, etc., d’après Galien.

Nous ne pouvons rien dire de plus de la personne de Luc jusqu’à sa conversion au christianisme. Celle-ci eut lieu sans doute en même temps que la fondation de l’église d’Antioche, entre le martyre d’Etienne (vers 36) et la mort d’Hérode Agrippa en 44 (Actes ch. 12). Ce qui occasionna cette fondation si importante, fut l’arrivée dans cette capitale de la Syrie d’un certain nombre de membres de l’église judéo-chrétienne de Jérusalem, qui avaient fui à la suite de la persécution suscitée par l’incident d’Etienne, ils rendirent témoignage à l’Evangile, d’abord auprès de la population juive d’Antioche, puis, bientôt aussi, auprès des Grecs au milieu desquels vivait la colonie juivej. Ainsi, l’Evangile auquel Philippe avait commencé à ouvrir la porte du monde païen par le baptême de l’eunuque éthiopien, auquel Pierre avait frayé une plus large voie en baptisant Corneille et toute sa famille, s’élançait maintenant, comme un irrésistible torrent, dans ce milieu grec qui lui avait été jusqu’alors rigoureusement fermé. Luc a décrit lui-même, Actes 11.20-23, ce moment décisif pour l’histoire du monde, dans un récit plein de fraîcheur et d’entrain, respirant un tel souffle d’enthousiasme, que l’on sent qu’en l’écrivant l’auteur était lui-même sous le charme des plus doux souvenirs.

j – La leçon ἥλληνας, les Grecs, quoique moins bien appuyée que celle du texte reçu ἑλληνιστάς, les Hellénistes, n’en est pas moins exigée par le contexte d’Actes 11.20.

Un fait récemment mis en lumière confirme ce que nous disons ici. Dans le passage des Actes où est décrite la fondation de l’église d’Antioche, le texte appelé Occidental, qui est représenté surtout par le Cod. D (Cantabrigiensis) et par plusieurs manuscrits de l’ancienne traduction latine, présente (11.28) une variante importante dont on n’a pesé que récemment toute la valeurk. Le T. R. dit au verset 27 : « Dans ces jours-là, des prophètes descendirent de Jérusalem à Antioche ; » puis il continue ainsi (v. 28) : « Or, l’un d’eux, nommé Agabus, s’étant levé, déclara par l’Esprit… » Mais, antérieurement aux mots : « Or, l’un d’eux, » le texte Occidental intercale cette phrase : « Et l’allégresse était grande, et comme nous étions rassemblés (συνεστραμμένων), l’un d’eux, nommé Agabus, dit… » Les mots ajoutés au T. R. par les documents occidentaux ne peuvent provenir que d’un narrateur témoin lui-même de cette rencontre entre l’église d’Antioche nouvellement née et les prophètes arrivés de Jérusalem. Ils appartiendraient, d’après la théorie toute récente de Blass, à la rédaction la plus ancienne des Actes, tandis que la forme du T. R. proviendrait d’une rédaction postérieure et plus abrégée, due, aussi bien que la première, à la main même de Luc. C’est de la première rédaction, faite à Rome, que proviendraient les leçons particulières si nombreuses des manuscrits occidentauxl. S’il en est bien ainsi – et il serait difficile d’en douter – ce nous employé ici par Luc serait comme le lien entre le je de 1.1 et le nous des morceaux en « nous » qui suivent depuis 16.10. Luc aurait donc été l’un des premiers membres de cette jeune église d’Antioche, si pleine de vie et de zèle, qui fut pour le monde grec et païen ce que l’église de Jérusalem avait été pour le monde juif.

k – On sait quelle réaction s’opéra, dans le siècle passé, contre le T. R.. en faveur du texte dit Alexandrin ; celui-ci avait pris une telle prépondérance, que l’on ne tenait presque plus aucun compte des leçons des textes occidental et byzantin (voir l’édition de Westcott et Hort). Des travaux plus récents, en particulier ceux de Blass, sont actuellement en voie de combattre cette exagération.

l – Sur la valeur générale des leçons du Cantabrigiensis, je prie de comparer de nombreuses remarques dans mon Commentaire sur l’évangile de Luc (ad 24.12, 51, 52, 53) ; dans celui sur l’épître aux Romains (ad 12.11) et surtout dans celui sur la première aux Corinthiens (ad 9.10).

Depuis le moment de la conversion de Luc jusqu’à celui de sa rencontre à Troas avec Paul, Silas et Timothée, nous n’avons aucune trace de son activité chrétienne. Comment se trouvait-il dans cette ville, à l’extrémité de l’Asie Mineure, au moment où les trois missionnaires y arrivèrent ? Nous l’ignorons. Ce qui est certain, c’est qu’il devait être connu de Paul depuis Antioche, et l’objection que Schleiermacher a tirée du nous (Actes 16.10), comme si un étranger n’aurait pu se permettre de parler ainsi, tombe d’elle-même.

L’activité de Luc comme évangéliste ne commence pour nous qu’avec l’arrivée de la troupe missionnaire en Macédoine et avec la fondation de l’église de Philippes. Le nous se lit dans tout le récit de cet événement et prouve la part qu’y prit Luc. Mais ce pronom cesse dès le départ de Paul, Silas et Timothée, d’où l’on doit conclure que Luc ne les accompagna pas plus loin ; il demeura sans doute à Philippes pour affermir et développer la jeune église. Son séjour dans cette ville doit avoir duré plusieurs années, pendant tout le temps de la mission de Paul en Grèce (Thessalonique, Athènes, Corinthe) et en Asie Mineure (Ephèse). Que fit Luc durant ces cinq à six années ? Son travail se borna-t-il à la ville de Philippes ? C’est peu probable ; il s’étendit sans doute à certaines parties de la Macédoine. Cette supposition est confirmée par un passage de la seconde aux Corinthiens qui, comme l’ont déjà pensé plusieurs Pères, s’applique probablement à Luc. Paul parle d’un délégué des églises de Macédoine qu’il a envoyé à Corinthe avec Tite. Voici les termes par lesquels il le désigne (2 Corinthiens 8.18) : « Ce frère dont la louange quant à la prédication de l’Evangile est répandue dans toutes les églises, qui a été élu par elles et qui est notre compagnon de voyage (συνέκδημος ἡμῶν). » A quel autre que Luc s’appliqueraient plus naturellement toutes ces expressions, surtout la dernière ? L’absence de salutations de la part de Luc dans les lettres qui ont suivi de plus près le départ de Philippes (les deux aux Thessaloniciens, où il est parlé si souvent de Silas et de Timothée) confirme le fait que Luc était resté à Philippes. Cette séparation d’avec Paul est encore démontrée par toutes les lettres subséquentes de celui-ci (Galates, Corinthiens, Romains). C’est dire qu’elle durait encore vers la fin de 58 et le commencement de 59, où fut écrite de Corinthe l’épître aux Romains.

Ce ne fut que lorsque Paul repassa par Philippes, au printemps de 59, après ses deux missions en Grèce et en Asie Mineure, pour aller porter à Jérusalem le fruit de la grande collecte faite dans les églises de ces contrées, que Luc se joignit de nouveau à lui pour l’accompagner dans ce voyage. Ici reparaît pour la seconde fois le nous (Actes 20.6). Un nombreux cortège de députés des églises de Grèce et d’Asie accompagnait l’apôtre : de Macédoine, Aristarque et Second ; de Lycaonie, Gaïus et Timothée ; de la province d’Asie, Tychique et Trophime. « Ceux-là, dit Luc, nous précédèrent en Troade. » Luc lui-même demeura avec Paul à Philippes pendant la fête de Pâques (nous). Ici commence dans les Actes un récit de voyage tellement circonstancié quant aux faits, aux localités et aux dates, qu’il est impossible d’y voir autre chose qu’un fragment du journal de voyage de l’auteur, inséré tel quel par lui dans son récit. Citons en particulier ce petit détail dans lequel il nous montre l’apôtre faisant un ou deux jours de voyage à pied et traversant au court par terre la petite presqu’île d’Assos que ses compagnons contournaient par mer. Luc assista ainsi à Milet à la rencontre de Paul avec les évêques d’Ephèse et d’autres églises voisines (v. 25) qu’il y avait convoqués d’avance, afin de prendre congé d’eux, avant de transporter pour toujours, comme il le pensait, son ministère en Occident. Luc décrit ensuite le voyage par mer jusqu’en Phénicie ; il dépeint la scène touchante des adieux de Paul à l’église de Tyr, comment celle-ci l’accompagna tout entière « avec femmes et enfants, » jusque sur le rivage où tous ensemble ils s’agenouillèrent au moment de la séparation ; puis il nous introduit, à Césarée, dans la maison de Philippe, l’un des sept élus de l’église de Jérusalem (Actes ch. 6), qui demeurait avec ses quatre filles prophétesses : il décrit la scène émouvante des supplications adressées à Paul par toute l’assemblée pour l’engager à s’abstenir de cette visite à Jérusalem, scène à laquelle mit fin la réponse héroïque de l’apôtre. Nous suivons les voyageurs, accompagnés de quelques frères de Césarée, jusqu’au village entre cette ville et Jérusalem où ils passent la nuit chez l’ancien chrétien Mnasonm. Le lendemain, arrivée à Jérusalem, et dès le jour suivant, visite de Paul avec les autres députés et Luc lui-même (nous) chez Jacques, où est assemblé le conseil des Anciens et où a lieu la remise officielle de la somme recueillie au moyen de la grande collecte.

m – C’est là, en effet, le vrai cours des faits, tel qu’il ressort du texte primitif, conservé par le Cantabrigiensis ; le récit est abrégé dans le T. R.

Le vrai intérêt de ce récit de voyage, du moins quant à la personne de Luc, n’est pas autant dans les faits eux-mêmes que dans la connaissance de certaines circonstances qui ont pu mettre Luc à même d’apprendre un grand nombre des faits de la vie de Jésus et des premiers jours de l’Eglise, dont il nous a conservé les récits. Ce Philippe, sous le toit duquel il passa quelques jours inoubliables, était un des hommes qui avaient joué un rôle dans l’histoire de l’Eglise primitive peu après la Pentecôte. Il avait été nommé par les suffrages de l’Eglise membre de cette commission de sept membres chargée de pourvoir à la distribution des aumônes. Il appartenait donc à la population de Jérusalem, qu’il était censé connaître. Que de détails touchant la vie de Jésus ne pouvait-il pas être en état de communiquer à Luc ! Renan a dit en parlant du troisième évangile : « Tout y chante, tout y pleure. » On y retrouve en effet l’écho des vives impressions de joie et de douleur qui vivaient encore dans ce milieu de la famille de Césarée où Luc s’était reposé avec Paul.

Immédiatement après le récit de la conférence de Paul et des délégués des églises avec les Anciens réunis chez Jacques (Actes 21.18), le nous cesse pour un temps dans le récit des Actes. Dès ce moment, en effet, tout se rapporte tellement à la seule personne de Paul que la mention de ses compagnons de voyage serait sans raison. Ce temps n’en doit pas moins avoir été pour Luc et pour l’ouvrage auquel il pensait déjà peut-être, d’une importance considérable. D’une part, sans doute, il s’occupait avec sollicitude de l’apôtre prisonnier à Césarée ; il était l’un de ces amis de Paul auxquels le gouverneur Félix avait consenti à ouvrir l’accès de sa prison (Actes 24.23). Mais, d’autre part, il n’était pas absolument lié par cette tâche et rien ne l’empêchait de visiter depuis Césarée la contrée de la Palestine dont cette ville était la porte. Il ne manqua pas sans doute de profiter de cette occasion qui devait en tout cas répondre au plus vif besoin de son cœur croyant ; et c’est alors qu’il lui fut aisé de recueillir les renseignements circonstanciés dont il parle dans le prologue de son évangile (1.3) et qui donnent un prix unique à cet écrit. Deux années entières s’écoulèrent, durant lesquelles Paul resta captif et Luc put vaquer à ces pérégrinations si importantes pour lui-même et pour l’Eglise. Il est certain que Luc passa ces deux années restant intimement uni à l’apôtre, car lorsque l’envoi de celui-ci à Rome eut été décidé, il se trouva là aussitôt, ainsi que le macédonien Aristarque (qui avait fait partie de la grande députation), pour accompagner l’apôtre en Italie. Voici en effet, comment Luc parle de ce départ (Actes 27.1) : « Lorsqu’il eut été décidé que nous nous rendrions en Italie… » Ce nous, qui reparaît inopinément après une si longue interruption, montre combien étroit était resté durant ces deux ans le lien entre Paul et Luc.

Si quelque chose présente le caractère de la narration d’un témoin oculaire, c’est le récit du voyage de Paul de Césarée à Rome et du naufrage du vaisseau qui le portait (Actes ch. 27), récit d’où ressort particulièrement le bon sens pratique, le sang-froid et la foi puissante de l’apôtre ; c’est encore le tableau de l’arrivée et du séjour à Malte, et enfin le tracé rapide du voyage à travers l’Italie méridionale jusqu’à l’arrivée à Rome. On comprend, par l’absence de toute explication sur les localités nommées ici, qu’elles étaient suffisamment connues de Théophile, on pourrait dire, familières à l’auteur lui-même.

Suit le séjour de deux ans de Paul à Rome comme prisonnier d’Etat. Nous pouvons conclure des premières épîtres datant de ce temps, celles aux Colossiens et à Philémon, où Paul salue de la part de Luc, que celui-ci, après être arrivé à Rome avec l’apôtre, y demeura encore un certain temps avec lui. Par contre, il résulte de l’absence de toute salutation de sa part dans la dernière des épîtres datant de cette captivité, celle aux Philippiens, qu’il avait quitté Rome dans le cours de ces deux années ; car Luc était trop étroitement lié à l’église de Philippes, après les quelques années qu’il y avait passées, pour qu’une salutation de sa part pût manquer dans une lettre à elle adressée, s’il eût encore été présent. Il avait donc quitté l’apôtre au milieu de sa captivité, nous ne savons par quelle raison, ni pour quelle destination. Nous ne le retrouvons que plus tard, à Rome, de nouveau auprès de l’apôtre prisonnier, dans le cours de sa seconde captivité, à la suite de sa mission en Espagne (2 Timothée 4.11).

Il y a là une lacune dans notre connaissance de la vie de Luc. Où a-t-il vécu après avoir quitté l’apôtre et que peut-il avoir fait pendant que son ami, sorti de prison, parvenait jusqu’à l’extrémité de l’Occidentn ? Se rendit-il à Antioche, auprès des amis qu’il avait dans cette capitale, ou bien chercha-t-il une retraite plus tranquille, favorable au calme et au recueillement réclamés par quelque sérieux travail qu’il avait en vue, Césarée, par exemple, où devaient l’attirer d’émouvants souvenirs ? Nous l’ignorons.

nZahn (Einl. II, p. 368) dit sans preuve et contrairement à ce qui résulte de l’épître aux Philippiens, « que Luc paraît être resté à Rome depuis son arrivée en 61 jusqu'après 66. »

Quelques anciens ont voulu ranger Luc au nombre des septante disciples envoyés par Jésus (Luc ch. 10) ; mais la manière dont il s’exprime lui-même sur son propre compte (Luc 1.2) ne permet pas de l’admettre. Théophylacte a supposé que Luc était le second voyageur non nommé qui se rendait à Emmaüs le jour de la résurrection (Luc ch. 24). Mais plusieurs traits du récit prouvent que le compagnon de Cléopas était juif et appartenait au nombre des disciples, ce qui ne convient point à Luc.

D’après Nicéphore (XIVe s.), il était peintre, et ce serait lui qui aurait laissé à l’Eglise les portraits de Jésus, de sa mère et des apôtres. Cette légende repose sur le témoignage d’un certain Théodore qui était lecteur dans l’église de Constantinople, au VIe siècle. Il racontait que l’impératrice Eudoxie avait trouvé à Jérusalem un portrait de « la mère de Dieu, » peint par « l’apôtre Luc, » et qu’elle l’avait envoyé à Constantinople comme présent pour sa belle-sœur Pulchérie, femme de Théodose II. La légende paraît donc être assez ancienne ; peut-être, comme le suppose Plummer, l’élément de vérité sur lequel elle repose est-il simplement la grande influence exercée sur l’art chrétien par les écrits de Luc. Ce sont en effet les scènes racontées par cet écrivain qui ont fourni le plus grand nombre de sujets bibliques aux peintres anciens et modernes. Bleek pense qu’il a existé un Luc peintre avec lequel on a confondu l’évangéliste.

Sur la fin de la vie de Luc, nous ne possédons que des récits plus ou moins légendaires. Jérôme raconte « qu’il a écrit son évangile dans les contrées de l’Achaïe et de la Béotie. » Des manuscrits de la Peschito disent au contraire qu’il l’a composé à Alexandrie. Isidore rapporte que Luc a terminé sa carrière en Bithynie ; Victor de Capoue (Ve siècle) dit qu’il mourut à l’âge de 74 ou de 84 ans, célibataire. Dans son troisième discours contre Julien, Grégoire de Naziance dit qu’il est mort martyr. Nicéphore raconte qu’il fut crucifié sur le tronc d’un olivier en Grèce, à l’âge de 80 ans.

Jérôme rapporte (De Vir. c. 7) que ses restes furent transférés à Constantinople, avec ceux d’André, par l’empereur Constance, la vingtième année de son règne. Nous ne savons rien de plus sur la personne de celui à qui l’Eglise primitive a attribué le IIIe évangile.

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