Les évangiles synoptiques

2. Contenu et plan du troisième évangile

On peut dire d’une manière générale que la marche du récit est parallèle à celle des deux écrits précédents ; de là leur nom de synoptiques. Mais, tandis que les deux autres évangiles entrent sans préambule dans le récit, à la manière des écrivains hébreux, Luc introduit sa narration par un court avant-propos dans lequel il rend compte de la raison qui l’a décidé à écrire, de la manière dont il s’est préparé à son travail et du but qu’il s’est proposé en l’accomplissant. La différence principale entre le contenu historique de son écrit et celui des deux autres, c’est que, dans ceux-ci, le récit du séjour final à Jérusalem n’est séparé de celui du ministère galiléen que par un bref récit de voyage, comprenant, chez Marc, un seul chapitre, et deux seulement chez Matthieu, tandis que chez Luc le récit de ce même voyage comprend dix chapitres, à peu près le tiers de l’ouvrage. Puis l’écrit de Luc a de plus que Marc, et en commun avec celui de Matthieu, les récits de l’enfance, d’où il résulte qu’il comprend huit parties, une de plus que Matthieu (le préambule), et deux de plus que Marc (le préambule et les récits de l’enfance).

Voici donc la marche du troisième évangile :

  1. Le préambule, 1.1-4 (sans parallèle).
  2. Les récits de l’enfance, ch. 1 et 2 (parallèle : Matthieu ch. 1 et 2).
  3. L’avènement messianique, 3.1 à 4.13 (parallèles : Matthieu 3.1 à 4.11 ; Marc 1.3 à 10.13).
  4. Le ministère galiléen, 4.14 à 9.50 (parallèles : Matthieu 4.12 à 18.35 ; Marc 1.14 à 9.50).
  5. Le voyage de Galilée à Jérusalem, 9.51 à 19.28 (parallèles : Matthieu 19.1 à 20.34 ; Marc 10.1-52).
  6. Le ministère à Jérusalem, 19.29 à 21.38 (parallèles : Matthieu 21.1 à 25.46 ; Marc 11.1 à 13.37).
  7. La Passion, ch. 22 et 23 (parallèles : Matthieu ch. 26 et 27 ; Marc ch. 14 et 15).
  8. La Résurrection et l’Ascension, ch. 24 (parallèles : Matthieu ch. 28 ; Marc ch. 16).

§ 1.
Le préambule
1.1-4

En commençant par une explication sur la composition de son écrit, Luc se conforme à l’usage des grands historiens grecs. Hérodote ouvrait son histoire en indiquant son nom, son origine et le dessein qu’il avait formé de conserver le souvenir des exploits accomplis dans les guerres entre son peuple et les barbares. Thucydide disait comment, en prévision des graves conséquences de la guerre allumée entre les deux plus puissantes tribus hellènes, il avait jugé utile, dès le commencement de cette lutte, d’en rechercher les premières causes. Polybe expliquait son dessein de retracer l’accroissement extraordinaire de la puissance romaine par le désir qu’éprouve tout homme cultivé de se rendre compte des choses passées. Quant à Luc, ce qui le préoccupe, c’est la grandeur de son sujet ; au moment d’aborder ce récit, il sent le besoin de se justifier de sa hardiesse par l’exemple de plusieurs devanciers qui ont déjà tenté de le traiter ; puis il expose le soin tout particulier qu’il a mis à recueillir, sur l’histoire qu’il va raconter, les informations les plus complètes : et les plus exactes ; enfin il indique le nom de l’homme haut placé auquel il destine son ouvrage.

Cet avant-propos frappe par les caractères classiques que l’on y reconnaît sans peine. Son existence même est, comme nous venons de le voir, conforme aux usages grecs ; de plus, il renferme plusieurs termes propres au grec classique qui ne se retrouvent nulle part ailleurs dans le N.T. Enfin nous rencontrons, dans ce morceau d’un genre exceptionnel, la belle construction syntactique grecque, remplaçant la simple juxtaposition des membres de phrase, familière au style hébraïque. Le préambule de Luc se compose d’une période bien articulée, comprenant une proposition dépendante, liée à la principale par la conjonction puisque (ἐπειδήπερ), proposition de laquelle en dépend une seconde, liée à l’autre par la conjonction selon que (καθώς) ; enfin suit une seconde subordonnée, dépendant de la principale par afin que (ἱνα). Je ne pense pas qu’une pareille construction se retrouve nulle part dans le N.T.

Ce qui rend plus frappant encore le caractère classique de ce préambule, c’est son contraste absolu avec le style du morceau suivant où nous nous trouvons, sans transition aucune, en face des expressions et des tournures du style hébraïque le plus caractérisé.

Nous ignorons quels sont les nombreux écrits évangéliques dont parle Luc, qui avaient précédé le sien ; mais lui-même nous fait entrevoir quelque chose de leur nature par le terme ἀνατάξασθαι δήγησιν, arranger un récit, qu’il emploie en parlant de ces travaux ; ce terme paraît en effet désigner un arrangement de matériaux préexistants, plutôt qu’une composition originale. Schleiermacher a cependant été trop loin en concluant de cette expression que ces ouvrages n’étaient que des recueils de petits récits anecdotiques et en cherchant à retrouver dans notre évangile les traces du même mode de composition. L’expression de Luc dit simplement que ses devanciers s’étaient efforcés de composer un récit suivi (διήγησις) les faits multiples renfermés dans la vie du Seigneur. Quant à la valeur que Luc attribuait à ces écrits, elle ressort du mot ἐπεχείρησαν, ils ont entrepris, terme dans lequel il ne faut pas voir, comme Origène et Eusèbe, un blâme, puisque Luc lui-même se couvre de l’exemple de leurs auteurs, mais qui dit pourtant que ces travaux ont été des essais, des tentatives plus ou moins heureuses, plutôt que des œuvres complètement satisfaisantes.

Luc a-t-il puisé dans ces écrits ? Il ne dit rien qui le fasse supposer. Cependant, il serait difficile de croire qu’il n’en ait pas tiré parti quand l’occasion s’en est présentée. La question la plus intéressante pour nous, sur ce point, serait de savoir si l’un de nos deux premiers évangiles ou tous deux se trouvaient parmi ces écrits. Il me paraît que, quant à Matthieu, généralement tenu pour écrit apostolique, l’opposition établie par le v. 2, entre leurs auteurs et les témoins oculaires des faits qui y sont racontés, tranche la question dans le sens négatif. Il n’en est pas de même à l’égard de Marc ; mais si l’on réfléchit au jugement peu favorable impliqué dans les termes de Luc sur la valeur de ces écrits, on peut difficilement supposer qu’il eût parlé ainsi d’un ouvrage qui passait pour procéder plus ou moins directement de l’apôtre Pierre. Quant aux Logia de Matthieu, si cet écrit était ce que nous avons supposé en traitant de l’évangile de Matthieu : une simple collection de discours, dénuée de narration historique, il ne rentrerait pas dans la catégorie des ouvrages dont parle Luc.

Il ne peut pas non plus être question ici de l’évangile des Hébreux ou de celui de Marcion ; car tous deux sont postérieurs à nos synoptiques, le premier à Matthieu, le second à Luc (voir la suite). Les écrits dont parle Luc étaient, comme dit Hase, semblables aux plantes fossiles qui ont fait place à la végétation de l’ère actuelle, ou mieux, à ces feuilles radicales de la plante, qui se dessèchent bien vite pour être remplacées par le feuillage permanent qui s’étage autour de la tige.

Les faits qui seront l’objet de la narration sont désignés par Luc comme τὰ πεπληροφορημένα ἐν ἡμῖν πράγματα, les événements qui ont été consommés parmi nous. Il veut évidemment parler avant tout des grands faits du salut accomplis en Jésus par sa vie, sa mort et sa résurrection. Plusieurs, en particulier Zahn, veulent en outre comprendre dans cette expression le contenu du livre des Actes. Mais d’abord, l’histoire renfermée dans ce second écrit ne faisait que commencer et ne pouvait être appelée un événement pleinement accompli, et, de plus, l’histoire de l’église primitive n’a jamais fait l’objet d’une tradition apostolique, comme celle dont parle le v. 2. Il s’agit donc uniquement ici de l’œuvre de Jésus pour le salut du monde, œuvre consommée une fois pour toutes et qui n’a plus besoin que d’être annoncée. Par conséquent, ce prologue est celui de l’évangile seulement, non des Actes.

Tout au plus pourrait-on renfermer de plus dans l’expression de Luc la fondation de l’Eglise à la Pentecôte qui, elle aussi, a eu lieu une fois pour toutes.

Le mot πληροφορεῖν désigne proprement l’acte de remplir un vase jusqu’au bord ; de là, accomplir pleinement une tâche (2 Timothée 4.5,17) ; comparez aussi le mot πληροῦν Actes ;12.25 ; 19.21. Plusieurs interprètes, partant de certains passages comme Romains 4.21, où ce mot est appliqué, dans le sens moral, à une plénitude de conviction, de foi, ont expliqué ici ce mot dans ce sens : « Les choses dont la conviction est pleinement établie parmi nous » (« eine Erzählung von den bei uns beglaubigten Begebenheiten, » comme dit Weizsaecker dans sa traduction du N.T.), Ce sens est certainement inadmissible, car la notion de foi ne peut s’attacher au mot πληροφορεῖν que quand ce verbe a un sujet personnel. Lorsque, comme ici, il s’applique à une chose (πράγματα), le premier sens seul est possible. Nösgen a essayé de tourner la difficulté en donnant à ce verbe le sens de confirmer, établir fermement, mais le N.T. a pour cela le terme de βεβαιοῦν, et l’on ne peut justifier logiquement ce sens qui flotte entre les deux seuls possibles.

Le nous, dans les ἐν ἡμῖν des v. 1 et 2, a à peu près le même sens dans les deux cas ; il désigne en général le cercle des croyants dans son ensemble ; seulement, au v. 1, ce cercle est représenté uniquement par ceux qui ont entouré de plus près Jésus-Christ et qui ont été les témoins immédiats de sa vie, de sa mort et de sa résurrection – cette expression rappelle celle de Jean 20.30 : « les miracles que Jésus a faits en présence de ses disciples » – et, au v. 2, par ceux qui ont reçu le témoignage des premiers. Ces deux cercles étaient si étroitement unis dans la pensée de Luc, qu’ils n’en formaient qu’un seul à ses yeux.

Le καθώς, selon que ou conformément à ce que, renferme un hommage à la fidélité des devanciers de Luc, qui ont, les premiers, mis par écrit l’histoire évangélique ; ils l’ont racontée telle qu’ils l’avaient reçue des témoins oculaires et premiers prédicateurs. Il me paraît évident que le terme de transmettre, παραδιδόναι, opposé, comme il l’est ici, à l’acte de mettre par écrit, ne peut, quoi qu’en disent Weiss et Holtzmann, s’appliquer qu’à une transmission orale.

Le lien logique indiqué par le ἐπειδήπερ est celui-ci : Puisque, comme chacun peut s’en convaincre (περ), ces premiers rédacteurs ont entrepris une telle œuvre, et qu’ils n’en ont pas été blâmés, il m’a paru que je pouvais, sans témérité, renouveler cette tentative, et cela d’autant plus, ajoute Luc, qu’il m’a été possible de m’entourer de ressources plus complètes que celles dont mes devanciers avaient disposé. Le mot παρακολουθεῖν, accompagner, suivre, est employé dans le grec classique pour désigner l’étude attentive d’une affaire dans tout son cours ; ainsi, dans le De corona (53) de Démosthène : παρακολουθηκότα τοῖς πράγμασιν ἀπ’ ἀρχῆς (ayant suivi ces affaires dès le commencement). Luc met ici le participe au datif plutôt qu’à l’accusatif, parce qu’il veut non pas seulement indiquer l’acte, mais se qualifier lui-même comme devenu apte à ce travail.

Les renseignements qu’il a recueillis personnellement ont porté principalement sur quatre points à l’égard desquels les ouvrages précédents ne l’avaient pas satisfait. En premier lieu, ils ne remontaient pas assez haut. Nous pouvons constater, par l’évangile de Marc, qui rend certainement la tradition orale primitive sous sa forme la plus simple, que cette narration prenait pour point de départ le ministère de Jean-Baptiste. Luc a désiré la compléter en remontant jusqu’à l’origine des choses, jusqu’aux premiers faits par lesquels le grand drame avait commencé, et il a réussi par ses informations à se renseigner non seulement sur la naissance de Jésus, mais même à remonter jusqu’à celle de Jean-Baptiste, qui a été comme la réouverture de la communication vivante entre le ciel et la terre, après l’interruption de la prophétie depuis Malachie. C’est à ce premier trait de supériorité du récit de Luc que se rapporte le ἄνωθεν, de tout en haut. – En second lieu, Luc avait été frappé de certaines lacunes dans les documents antérieurs ; les renseignements qu’il avait pris l’avaient amené à la connaissance d’un grand nombre de faits et de paroles de Jésus, non encore consignés, paraît-il, et aussi à la constatation de lacunes importantes, dans ces écrits antérieurs au sien. Or, il croyait avoir réussi à obtenir la connaissance de la totalité de cette histoire (πᾶσιν, toutes les choses). Et, de fait, nous pouvons constater que, si le récit de Luc nous manquait, nous serions privés de la connaissance de près d’un tiers de l’histoire de Jésus, telle que la racontent nos synoptiques. Sur les 172 sections dans lesquelles peut se diviser la matière de nos trois évangiles, il en est jusqu’à 48 qui sont la propriété particulière de Luco. – En troisième lieu, Luc a visé à l’exactitude (ἀκριβῶς), soit quant à la teneur précise des paroles de Jésus, soit quant à l’occasion qui y avait donné lieu et à la situation dans laquelle elles avaient été prononcées. C’est en effet à leur à-propos qu’elles doivent, chez Luc, une partie de leur charme, et les exemples sont nombreux dans lesquels nous devons à Luc de pouvoir apprécier, non seulement la vérité, mais la grâce des entretiens de Jésus. – Enfin, quant aux faits, il s’est efforcé de les raconter dans leur ordre véritable (καθεξῆς) en les replaçant, autant qu’il lui a été possible, dans leur succession naturelle. C’est ce que l’on remarque surtout dans la partie qui lui est entièrement propre, où il comble la lacune entre le ministère galiléen et le séjour à Jérusalem, et se rapproche par là de Jean.

o – M. Sabatier compte, sur les 1310 versets qui renferment toute la matière synoptique, 541 versets propres à Luc.

Luc destine son ouvrage à un personnage déterminé, nommé Théophile. Ce nom, d’origine grecque, était cependant assez répandu chez les Juifs, de sorte qu’à lui seul il ne pourrait rien prouver quant à l’origine de celui qui le portait. Mais le livre entier étant évidemment destiné à des lecteurs d’origine païenne, nous pouvons en conclure que Théophile était aussi de ce nombre. Epiphane, vu le sens du nom Θεόφιλος (ami de Dieu), a vu en lui un représentant fictif de la communauté chrétienne en général, et Renan pense que ce nom peut n’être qu’une fiction ou bien encore un pseudonyme désignant quelqu’un des adeptes puissants de l’église de Rome (Les Evangiles, p. 256). Cette seconde opinion est absolument arbitraire ; la première est incompatible avec le titre de κράτιστος, très puissant, très excellent, que Luc donne à Théophile et qui ne peut convenir qu’à un personnage réel. Il est appliqué, dans les Actes, à deux gouverneurs de Judée, Félix et Festus (23.26 ; 24.3 ; 36.25) ; il l’est également, dans le prologue de Josèphe, à Epaphrodite, procurateur sous Trajan, et, dans l’épître à Diognète, à Diognète lui-même. Nous ne savons quelle haute magistrature Théophile avait exercée. Nösgen croit pouvoir conclure de certains indices qu’il était trésorier royal dans les provinces du royaume d’Agrippa II. Les preuves qu’il avance ne paraissent pas concluantes. Grotius dit : « Pour moi, je pense qu’il avait rempli une magistrature dans quelqu’une des villes d’Achaïe ; » mais ce nom de province paraît bien arbitrairement choisi, et ce qui l’est plus encore, c’est ce qu’ajoute ce savant : « Et qu’il avait été baptisé par Luc. » Weiss ne pense pas qu’on doive attacher à ce titre une importance considérable, par la raison qu’il n’est pas répété en tête du livre des Actes ; mais dans une relation un peu intime entre un supérieur et son inférieur, il suffit que celui-ci ait, en commençant, reconnu la position par l’emploi du titre officiel, pour qu’il ne soit pas nécessaire de le répéter plus tard. Nous avons vu plus haut () que Théophile était probablement un des citoyens les plus riches et les plus considérés d’Antioche, la capitale de la Syrie. Il occupait sans doute une place dans la haute administration romaine de cette province. Hug, Ewald et d’autres pensent qu’il devait habiter Rome par la raison que, dans le dernier chapitre du livre des Actes, sont nommées, comme parfaitement connues, plusieurs localités italiennes (Rhège, Pouzzoles, le Marché d’Appius, les Trois-Tavernes). Mais cette preuve est insuffisante, puisqu’un riche citoyen syrien, comme Théophile, n’avait guère pu manquer de visiter Rome et l’Italie ; peut-être même était-il accompagné de Luc, car la fin des Actes renferme bien des détails sous lesquels paraissent se cacher des souvenirs communs (28.11).

Le but que s’est proposé Luc en écrivant le récit du ministère de Jésus est indiqué par lui à la fin du prologue. Tout dépend ici de ce qu’il faut entendre par les enseignements que Théophile avait déjà reçus, et dont Luc désire lui faire sentir l’inébranlable solidité. S’agit-il des faits historiques de la vie de Jésus, dont Théophile n’aurait reçu qu’une connaissance imparfaite et fragmentaire et à l’égard desquels, surtout en raison de leur caractère surnaturel, il pouvait s’élever bien des doutes dans son esprit ? Dans ce cas, Luc voudrait dire que par un récit suivi et plus complet, reposant sur des informations précises et faisant ressortir l’enchaînement historique des choses, la réalité de toute cette histoire apparaîtra plus clairement à ses yeux et prendra pour lui le caractère de la certitudep. Ou bien le contenu de ces enseignements était-il plutôt de nature religieuse, se rapportant aux questions de la foi et du salut ? Dans ce cas, il s’agissait, pour Luc, de raconter à Théophile les discours et les enseignements de Jésus, de manière à lui donner l’assurance que la doctrine paulinienne, telle qu’il l’avait entendue exposer à Antioche, n’était pas une innovation due au génie de Paul, mais que cet apôtre n’avait fait autre chose que de dégager de l’ensemble du ministère de Jésus la pensée authentique du Maître sur l’universalité et la gratuité du salut, ces deux points essentiels de la doctrine de Paul.

p – Dans leur Voyage en Tartarie (t. II, p. 138), les missionnaires catholiques Huc et Gabet racontent « qu’ils avaient adopté auprès des prêtres bouddhistes, au milieu desquels ils séjournaient, un mode d’enseignement tout à fait historique. Des noms propres, des dates précises, leur faisaient plus d’impression que les raisonnements les plus logiques. L’enchaînement qu’ils remarquaient dans l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament était pour eux une démonstration. »

Je n’ose me prononcer entre ces deux interprétations qui, du reste, ne sont point opposées, mais rentrent aisément l’une dans l’autre. Si Nösgen a conclu des derniers mots du prologue que Théophile avait été fortement ébranlé dans sa foi par les fausses doctrines qui agitaient l’église de Syrie, c’est-à-dire surtout l’hérésie judéo-chrétienne, c’est sans doute aller trop loin ; il suffit de penser à une foi non encore complètement éclairée, qui avait besoin d’être affermie par un exposé plus complet et plus sérieusement garanti de l’histoire et des enseignements du Seigneur.

Lors même que l’écrit de Luc était destiné, en premier lieu, à un personnage particulier, il ne faudrait pas croire qu’il ne l’eût composé qu’en vue de lui seul. L’orientation historique tout à fait générale, donnée 3.1-2, en tête du récit, le nous, dans les v. 1 et 2 du prologue, qui comprend tous les croyants en général, enfin la tenue du livre entier prouvent que Luc avait en vue, en écrivant, pour le moins tout le public chrétien. La dédicace renfermée dans le prologue était, en réalité, plus qu’un simple hommage à Théophile. Avant la découverte de l’imprimerie, la publication d’un livre était une affaire plus considérable qu’aujourd’hui et fort coûteuse. Les auteurs avaient coutume de dédier leur écrit à quelque riche personnage qui, s’il acceptait cette offrande, était tenu, comme patronus libri, en quelque sorte parrain du livre, de frayer à ce nouveau venu le chemin de la publicité. Pour cela, il procurait d’abord à l’auteur l’occasion de faire lecture de son écrit devant une assemblée de personnes choisies qui s’engageaient par là à en favoriser la diffusion ; après quoi ce protecteur attitré faisait confectionner les premières copies qui étaient mises en vente. Voilà sans doute quels services Théophile devait rendre à l’ouvrage de Luc ; il devait en être l’introducteur auprès du monde grec, chrétien ou même aussi non chrétien.

§ 2.
Les récits de l’enfance
ch. 1 et 2

Luc a promis, dans son préambule, de raconter les choses depuis leur premier commencement (ἄνωθεν). Il ne remonte pas seulement, comme Marc, jusqu’au ministère du Précurseur, et, comme Matthieu, jusqu’à la naissance de Jésus ; il prend les choses au moment décisif où le voile qui, depuis la fin de la période prophétique, semblait s’être abaissé entre Israël et son Dieu, se lève enfin, et où la lumière de la révélation brille de nouveau pour grandir par degrés jusqu’à son plein éclat. Ce moment initial a même précédé la naissance du Précurseur ; il remonte jusqu’à l’annonce de cette naissance dans le Lieu saint du temple de Jérusalem.

Les récits de l’enfance comprennent sept morceaux divisés en deux groupes, chacun de trois récits, suivis d’un septième morceau qui est le couronnement des deux groupes.

Le premier groupe renferme :

  1. l’annonce de la naissance du Précurseur
  2. l’annonce de la naissance de Jésus
  3. la visite de Marie à Elisabeth.

Le second groupe comprend :

  1. la naissance de Jean-Baptiste
  2. la naissance de Jésus
  3. la circoncision et la présentation de Jésus dans le temple.

Le morceau final, le septième, raconte, comme transition de l’enfance de Jésus à son avènement messianique, son premier voyage à Jérusalem et son premier contact avec les docteurs Israélites.

On voit, dès l’abord, dans ce récit de Luc, comment l’œuvra nouvelle se dégage organiquement de l’œuvre ancienne, ainsi que la fleur sort du calice ; c’est le dernier et le plus grand représentant du prophétisme israélite qui inaugure l’ère messianique, et le premier fait de la vie de l’enfant, né d’une manière surnaturelle, est son incorporation au peuple juif, par la circoncision et par la présentation dans le temple. C’est également dans le temple et au milieu des docteurs de la loi que brille le premier éclair de sa sagesse précoce. Chaque trait de ces récits est comme un sceau apposé au lien qui unit en une même œuvre les deux alliances divines. Ce caractère apparaît même dans leur langue, qui est en quelque sorte de l’hébreu en termes grecs. Les faits racontés ont leurs antécédents non, comme on l’a prétendu, dans la mythologie grecque, mais dans les récits de naissances extraordinaires contenus dans l’A.T. (Isaac, Samson).

Un autre trait fort important à relever ici est la forme entièrement israélite et primitive de l’espérance messianique, telle qu’elle s’exprime dans les cantiques de Marie et de Zacharie : Israël va devenir le peuple du Sauveur ; il sera délivré par cet enfant de la main de ses ennemis ; il servira l’Eternel tous les jours avec justice et sainteté. Cet enfant régnera à jamais sur la maison de Jacob ; Dieu lui donnera le trône de David, son père ; Dieu s’est souvenu enfin de ses serments faits à Abraham ; cet enfant doit conduire son peuple sur le chemin de la paix. Siméon lui-même, malgré le pressentiment douloureux qui se mêle à sa joie, appelle cependant le petit Jésus qu’il tient dans ses bras : la gloire du peuple d’Israël. Une note aussi sereine et joyeuse eût-elle pu éclater après le rejet du Christ par son peuple et la rupture complète qui s’opéra de ce fait entre Israël et son Dieu ? De telles expressions n’ont pu se pro-. duire que dans le temps où régnaient encore, parmi les fidèles israélites, les plus naïves et joyeuses espérances. Ces prophéties et ces hymnes ne peuvent qu’être antérieurs aux événements qui n’ont pas tardé à leur donner le plus cruel démenti. Bien loin d’être, comme on l’a dit, des fruits de la muse de Luc, ce sont bien plutôt d’antiques joyaux conservés dans des récits ou dans des papiers de famille, qu’il a eu le bonheur de découvrir et le tact de conserver tels quels à l’Eglise.

Remarquons enfin l’indépendance totale de ces récits de Luc par rapport aux passages parallèles de Matthieu. Les différences sont manifestes, quoiqu’il n’en résulte pas qu’elles soient des contradictions. Il faut, en effet, se rappeler d’abord que cette partie de Matthieu ne peut nullement être appelée un récit ; c’est un recueil de faits détachés, rapportés chacun uniquement en vue d’y montrer l’accomplissement d’une prophétie messianique. Cette différence principale explique plusieurs variétés entre les deux évangiles. Matthieu ne dit rien, il est vrai, d’une habitation de Joseph et de Marie à Nazareth, qui aurait précédé la naissance de Jésus ; mais dans le récit de la naissance de Jésus, il ne mentionne pas davantage Bethléem (1.18). Ce n’est qu’à l’occasion de l’arrivée des Mages (2.1), qu’il dit de Jésus : « Etant né à Bethléem, » tant les circonstances géographiques lui importent peu, préoccupé qu’il est uniquement de la portée messianique des faits qu’il rappelle. – On ne sait, dit-on encore, où placer l’arrivée des Mages et comment la concilier avec la fuite en Egypte. Mais il suffit d’admettre qu’à la suite de la présentation dans le temple, Joseph et Marie sont revenus à Bethléem, et que l’arrivée des Mages aura eu lieu après ce retour. Joseph avait dû vivre de son travail pendant les six semaines qui avaient séparé la naissance de l’enfant de sa présentation à Jérusalem ; il pouvait, en conséquence, trouver naturel de ramener l’enfant dans la patrie de son ancêtre David, plutôt que de retourner avec lui en Galilée. Par là, il mettait en même temps Marie à l’abri des jugements injurieux qu’elle n’aurait pas manqué de subir à Nazareth. – D’après Matthieu, Joseph a besoin de l’avertissement d’un ange pour s’établir, à son retour d’Egypte, non en Judée, mais en Galilée (Matthieu 2.22), tandis que, d’après Luc, il revient tout naturellement à Nazareth, d’où il était parti. Mais, d’après Matthieu lui-même, l’ange ne lui a point désigné Nazareth, mais la Galilée en général ; Joseph doit avoir eu une raison particulière, telle que celle qui ressort du récit de Luc, pour fixer son domicile à Nazareth. Il n’est donc point impossible de mettre d’accord les deux narrations ; elles s’emboîtent l’une dans l’autre plutôt qu’elles ne se heurtent. Mais ce qui, en tout cas, paraît évident, c’est que l’un des deux écrivains ne peut avoir eu sous les yeux la narration de l’autre en composant la sienne ; autrement il aurait cherché à faire disparaître au moins l’apparence de la contradiction. Il n’y a qu’un moyen de soutenir que l’un a connu l’écrit de l’autre, c’est de prétendre avec Keim que Luc a employé Matthieu avant que les deux premiers chapitres de celui-ci y eussent été ajoutés : supposition entièrement arbitraire.

Dans Matthieu, c’est le personnage de Joseph qui joue le rôle principal ; c’est à lui que tend la généalogie, c’est lui qui reçoit le message de l’ange annonçant la naissance de l’enfant et l’indication de son nom, lui qui, au retour d’Egypte, reçoit l’ordre d’aller s’établir en Galilée ; il me paraît donc légitime de conclure de ces faits que la tradition consignée dans le premier évangile émane surtout du cercle des personnes qui entouraient de plus près Joseph, spécialement de Jacques, l’aîné de la famille, le premier chef de l’église de Jérusalem après les apôtres. Chez Luc, au contraire, les faits sont plutôt présentés au point de vue de Marie ; c’est elle qui reçoit la visite de l’ange et à qui est indiqué le nom de l’enfant ; c’est à elle que s’adresse Siméon ; c’est elle qui interroge l’enfant Jésus demeuré seul à Jérusalem ; ses impressions et ses réflexions intimes sont plus d’une fois spécialement mentionnées ; c’est donc vraisemblablement dans le milieu particulier dont Marie avait été le centre, qu’avaient été conservés, et peut-être déjà consignés, les récits recueillis par Luc. Il pensait à des trouvailles de ce genre quand, dans son prologue, il écrivait les mots : dès le commencement. Ces souvenirs avaient été formulés d’abord en araméen, et c’est sous cette forme, soit orale, soit écrite, qu’ils parvinrent à Luc. Celui-ci, comprenant le prix de pareils joyaux, les conserva dans un grec qui n’est que comme le décalque d’un original araméen, et c’est ainsi que l’Eglise les possède encore dans toute la fraîcheur de leur coloris primitif.

Quant au fait central du récit, celui de la naissance miraculeuse, ce sujet a été traité.

§ 3.
L’avènement messianique
3.1 à 4.13

A la suite du retour de l’enfant à Nazareth (2.51), il grandit, raconte Luc (2.52), en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes. Nous savons par Marc (6.3) que ses concitoyens l’appelaient le charpentier (ὁ τέκτων). Justin Martyr, peut-être d’après une tradition concordante, le représente comme fabriquant des instruments aratoires, par exemple des charrues et des jougs, et, par ces produits pacifiques de son travail, enseignant aux hommes la justice (Dial. 88). Sous l’enveloppe extérieure de cette silencieuse croissance, s’opérait un développement intérieur qui atteignit son point culminant lorsque Jésus fut âgé, comme nous l’apprend Luc, de trente ans environ. C’est à Luc que nous devons cette date importante (3.23). A l’âge où le corps et l’âme de l’homme possèdent le plus haut degré de vitalité, Jésus sortit de l’obscurité, où il était demeuré si longtemps, pour réaliser la tâche sublime qui lui était apparue déjà lorsqu’il avait l’âge de douze ans comme l’idéal de son activité terrestre, l’établissement du règne de son Père parmi les hommes. Dans ce trait, aussi bien que dans tant d’autres mentionnés par Luc, nous constatons la réelle humanité de Jésus.

La seconde partie de l’histoire évangélique qui s’ouvre maintenant retrace le passage de Jésus de la vie privée à l’activité publique. Elle comprend quatre morceaux :

  1. le ministère du Précurseur, 3.1-20
  2. le baptême de Jésus, 4.21-22
  3. sa généalogie, 4.23-38
  4. la tentation, 5.1-13

Le n° 3 est omis dans le groupe parallèle des deux autres synoptiques ; nous comprendrons sans peine le motif de l’intercalation de ce morceau à ce moment du récit de Luc.

A. Le ministère de Jean-Baptiste (3.1 -20).

Luc, en vrai historien, commence par donner une orientation historique générale touchant le grand fait qu’il va raconter. Il assigne à cet événement sa place dans l’ensemble de l’histoire du monde. Et d’abord, au point de vue de la sphère politique la plus vaste, celle de l’Empire : à sa tête se trouve en ce moment Tibère César, arrivé à la quinzième année de son règne. Puis au point de vue de la Terre-Sainte : elle est actuellement comprise dans l’Empire ; depuis la mort d’Hérode le Grand, elle est divisée en quatre parties : la Judée, gouvernée par Ponce Pilate ; la Galilée, où règne Hérode, fils d’Hérode le Grand ; les provinces septentrionales de l’Iturée et de la Trachonitis, sous le tétrarchat de Philippe ; enfin l’Abilène, sous celui de Lysanias. A la suite de cet exposé de la situation politique du peuple juif, Luc ajoute une courte explication sur sa position ecclésiastique et religieuse ; il le montre soumis sous ce rapport à l’autorité simultanée de deux personnages, Anne et Caïphe. Tous ces détails avaient de l’intérêt pour un homme haut placé, comme Théophile.

Zahn fait remarquer que, tandis qu’aucun écrivain du N.T. ne nomme un empereur romain, Luc désigne par leurs noms Auguste, Tibère et, Claude (2.1 ; 3.1 ; Actes 11.28 ; 18.2). Il nomme également plusieurs hauts fonctionnaires romains, dont l’un ou l’autre pouvait être connu de Théophile, comme Quirinius, gouverneur de Syrie, Gallion, gouverneur d’Achaïe, Serge Paul, gouverneur de Chypre, Félix et Festus, gouverneurs de Judée (Luc 2.2 ; Actes 13.7 ; 18.12 ; ch. 23 à 26). Rien n’était plus propre à fortifier chez Théophile le sentiment de la réalité des faits qui lui étaient racontés que ce rôle qu’y avaient joué des hommes dont l’existence lui était personnellement connue ou pouvait aisément être constatée par lui.

On a souvent attaqué l’exactitude des données renfermées dans ce préambule, Luc 3.1-2. Je crois pouvoir les envisager comme étant aujourd’hui suffisamment justifiées ; comparez le Commentaire de Meyer-Weiss, 6e éd. 1878, p. 310 à 314, et le mien, 3e éd. 1889, I, p. 226 à 234.

Luc aime à poser de temps en temps une pierre d’attente à laquelle il rattachera plus tard un développement nouveau. C’est ce qu’il avait fait 1.80, à l’égard du Précurseur. « Et l’enfant, disait-il, croissait et se fortifiait en esprit, et il vivait dans les déserts jusqu’au jour de sa manifestation en Israël. » Ce jour était maintenant arrivé après bien des années de silence et d’attente. L’appel du peuple d’Israël au baptême par ce jeune homme sortant tout à coup de l’obscurité était une étrange innovation. Entre les quelques lustrations prescrites par la loi et le plongement complet dans l’eau, il y avait une différence considérable. Les premières ne supposaient qu’une souillure partielle ; le second impliquait un péché qui a infecté, souillé l’homme tout entier. Si l’acte du baptême était usité avant la ruine, de Jérusalem, c’était uniquement à l’égard des prosélytes sortant de la corruption païenne et qui avaient besoin d’une purification totale. L’application d’un pareil rite aux Israélites était donc pour eux une cérémonie très humiliante. Le surnom de Baptiste donné à Jean montre bien tout ce qu’avait d’étrange et de nouveau l’acte auquel il appelait ses compatriotes. Marc et Luc l’appellent le baptême de repentance pour le pardon des péchés (Marc 1.4 ; Luc 3.3), et Matthieu et Marc rapportent que Jean, avant de l’administrer, faisait faire à ceux qui se présentaient, la confession de leurs péchés (Matthieu 3.6 ; Marc 1.5). Luc, nous ignorons pour quelle raison, omet ce détail important ; c’est ce qu’il n’eût pas fait, sans doute, s’il avait eu l’un des deux autres récits sous les yeux. Il rapporte (7.30) que les pharisiens refusèrent de se faire baptiser par Jean ; cela s’explique par ce que ce rite avait d’offensant pour ces propres justes. Cependant, Matthieu raconte qu’un grand nombre de pharisiens et de sadducéens étaient venus au baptême (3.7). Mais cette expression même implique que ce ne fut qu’une partie d’entre eux (πολλοί) qui se présentèrent. Et comme Matthieu ne dit pas qu’ils furent effectivement baptisés, il est possible qu’après avoir été apostrophés à leur arrivée, comme une race de vipères, ils se soient retirés immédiatement. Luc, lui, ne parle que des foules qui venaient se faire baptiser et qui acceptaient sans révolte ce dur reproche. Le discours que Matthieu et Luc mettent dans la bouche de Jean et dont la première partie est presque littéralement semblable dans les deux récits, est plutôt un sommaire des prédications de Jean que l’une de ces prédications spéciales. C’est ce que Luc paraît indiquer par l’imparfait (ἔλεγεν, il disait, 3.7). Mais ce qui distingue surtout le récit de Luc de celui de Matthieu, c’est l’addition importante Luc 3.10-14, qui contient les prescriptions pratiques spéciales que donnait Jean à ceux de ses néophytes qui désiraient produire les fruits de repentance réclamés d’eux. Ce morceau si particulier paraît prouver que Luc tirait son récit d’une source autre que Matthieu, et cela nonobstant la ressemblance littérale de la première partie du discours. Luc seul mentionne comme un fait particulier la question, adressée à Jean, s’il n’était point lui-même le Christ. Dans sa réponse, Jean représente le Christ, qui vient après lui, comme devant opérer un triage en Israël entre la paille et le froment, de même que dans la première partie du discours précédent il l’avait représenté une hache à la main et triant parmi les arbres du jardin de Dieu. Ces menaces si frappantes montrent combien Jean-Baptiste, dans son attente messianique, était encore au point de vue de l’Ancien Testament. On les comprend quand on se rappelle qu’immédiatement après le passage de Malachie annonçant la venue du Précurseur et sur lequel Jean faisait reposer son ministère, se trouvaient ces mots relatifs au Messie : « Et qui pourra soutenir le jour de sa venue ?… Il sera comme le savon des foulons… ; il sera assis comme celui qui affine et purifie l’argent, il nettoiera les fils de Lévi comme on purifie l’or et l’argent… Je m’approcherai de vous pour juger et je me hâterai d’être témoin contre tous ceux qui pèchent. » Nourri de ces paroles, Jean devait parler comme il le fait, et le contraste entre ce tableau prophétique et la conduite si humble, si patiente, si compatissante de Jésus, explique suffisamment l’ébranlement de la foi du Précurseur dans sa prison et la question adressée par lui à Jésus sur son caractère messianique.

B. Le baptême de Jésus (3.21-22).

On peut dire sans exagération que le fait que nous allons étudier est le complément de celui de la création (Genèse ch. 3). Le souffle divin avait doué l’âme humaine de facultés qui la distinguaient profondément de celles accordées à la vie animale. Et cette vie naturelle de d’âme humaine s’était librement déployée dans la suite des siècles ; mais, comme elle n’avait pas son but en elle-même, elle devait conduire à une vie supérieure, la vie spirituelle, dans laquelle toutes les facultés naturelles sont consacrées au service de Dieu et dont le principe est le Saint-Esprit, appartenant à l’essence de Dieu même. C’est cette ère nouvelle qui commence avec le baptême de Jésus. Il reçoit le Saint-Esprit dans sa plénitude – c’est là le sens de la forme organique sous laquelle cet Esprit est représenté – et cela, non pour lui-même seulement, mais pour le communiquer à tout le corps spirituel qui se formera autour de lui par l’attraction de la foi, à chacun de ses membres selon son individualité particulière (les langues de feu de la Pentecôte figurant ces dons particuliers). Ainsi l’achèvement de la création, l’ère de la vie spirituelle, date du baptême de Jésus. Comme dit saint Paul (1 Corinthiens 15.46) : « D’abord l’état psychique, puis l’état spirituel. »

Le récit de Luc se distingue avant tout des deux autres par la solidarité qu’il constate entre le baptême de Jésus et celui de l’ensemble du peuple (3.21). « Et il arriva que, comme le peuple tout entier était baptisé, Jésus aussi ayant été baptisé… » On sent que Luc envisage le second fait comme une conséquence naturelle du premier ; Jésus ne peut pas se séparer de ceux dont il doit devenir le chef spirituel. Luc ajoute un second Irait qui lui est également propre : la prière de Jésus en descendant dans le Jourdain. Il ne résulte point de ce qui précède que la foule du peuple fût présente à cette scène. Rien ne le fait supposer dans le récit, et il est plus probable que Jésus choisit pour cet acte un moment de tranquillité où il se trouvait seul avec Jean.

Les trois manifestations divines par lesquelles Dieu répond à sa prière sont les mêmes dans les trois récits : le ciel ouvert, symbole de la révélation parfaite du dessein de Dieu à la pensée de Jésus ; la communication de l’Esprit, figurée pour la conscience de Jésus et de Jean par le symbole de la colombe ; enfin l’allocution divine saluant Jésus du titre non seulement de bien-aimé, mais de Fils bien-aimé, terme par lequel Dieu déclare à Jésus non seulement son amour pour lui, mais la relation d’essence sur laquelle repose cet amour paternel, dans le sens où Jésus dira plus tard : « Nul ne connaît le Fils que le Père. » Il importe de remarquer que chez Luc, comme chez Marc, Dieu dit : Tu es…, en toi…, tandis que dans Matthieu il dit : Celui-ci est…, en qui… La première forme a dû être celle sous laquelle Jésus a reçu la communication divine ; la seconde, celle sous laquelle elle a été perçue par la conscience de Jean. Tous deux devaient recevoir directement ce message divin : Jean, pour pouvoir en rendre témoignage devant le peuple ; Jésus, pour se décider à sortir de l’obscurité où il avait vécu jusqu’à ce moment et se rendre à la fois humblement et hardiment témoignage à lui-même devant toute la nation. On a accusé Luc de grossier matérialisme parce qu’il racontait comme un fait réel que le Saint-Esprit était descendu sous une forme corporelle, tandis que les deux autres disent seulement que Jésus le vit ainsi. Mais ce que Luc donne comme un fait objectif, c’est la descente de l’Esprit, dont l’apparition de la colombe n’est chez lui aussi que le symbole.

C. L’âge et la généalogie de Jésus (3.23-37).

Luc nous a conservé la connaissance de l’âge auquel Jésus était alors arrivé. L’âge de trente ans était le moment de sa vie dès lequel il pouvait servir d’organe parfait à l’œuvre de Dieu qui allait commencer.

C’est ici l’endroit où Luc trouve bon de placer la généalogie de Jésus. Matthieu, qui avait en vue le droit de Jésus au trône Israélite, avait placé le document correspondant en tête de tout son récit. Luc, qui est plutôt préoccupé de la nouvelle création spirituelle que Jésus va opérer dans l’humanité, rattache le document généalogique à l’acte du baptême, fondement de ce renouvellement. C’est comme si, au moment de franchir le seuil de la nouvelle création, il voulait jeter un dernier regard sur le cours du développement de l’ancienne.

Son document diffère sur presque toute la ligne de celui de Matthieu. D’où cela peut-il venir ? Sans doute de ce que Matthieu avait en vue le droit légal de Jésus et devait prouver pour cela la filiation davidique de celui qui passait légalement pour son père, et dans la famille duquel Jésus était officiellement inscrit. Luc, au contraire, voulait faire ressortir la filiation davidique réelle de Jésus.

Or, le lien réel avec David n’existait que par l’intermédiaire de Marie. Une femme pouvait sans doute être mentionnée dans une généalogie, comme on le voit dans celle de Matthieu ; mais elle ne pouvait y figurer comme chaînon effectif de la filiation ; car, comme le dit le traité Baba-Bathra, genus matris non vocatur genus ; genus patris vocatur genus. C’est là la raison pour laquelle Luc a donné la généalogie de Jésus par Marie, tout en remplaçant son nom par celui de Joseph. Et pour ne pas laisser de doute à cet égard, il s’est exprimé comme suit d’après le vrai texte : « Etant fils, comme on le croyait, de Joseph (ὢς υἱός, ὡς ἐνομίζετο), » de manière à faire porter le comme on croyait, spécialement sur le mot de Joseph, tandis que le T. R. dit : « Etant, comme on le croyait, fils de Joseph, d’Eli, etc. », comme si Joseph appartenait à la généalogie absolument au même titre que tous les hommes nommés après lui. Et comment, en effet, supposer que Luc eût commencé par déclarer affaire de pure opinion (comme on croyait) une liste péniblement compulsée de soixante-dix-sept noms, et aboutissant à Dieu même ! « Quel homme sensé, demande Gfrörer (il est vrai, en défendant une manière de voir différente de la nôtre), se complairait à dresser une pareille liste d’ancêtres, tout en déclarant dès l’abord qu’elle est dépourvue de toute réalité ! » Cette question de simple bon sens reste valable à tous les points de vue. Constatons encore deux faits : le premier, c’est que l’article τοῦ manque devant le nom Joseph dans tous les Mjj., alexandrins, byzantins et même occidentaux, à l’exception de deux seuls ; par là, ce nom est mis expressément en dehors de la chaîne généalogique, qui ne commence ainsi en réalité qu’avec le nom d’Eli, qui précède Joseph ; le second, c’est que, quoi qu’en dise Hofmann, le Talmud lui-même donne à Marie, mère de Jésus, le nom de « fille d’Eli » (Chagig. 77, 4). Si les rabbins ont tiré cette donnée de l’évangile de Luc, cela prouve qu’ils ont compris son texte tout comme nous ; s’ils l’ont puisée à une autre source, par exemple dans une tradition quelconque, c’est la confirmation du résultat auquel nous sommes arrivés.

Par ces raisons, je ne puis douter que les deux généalogies ne soient, l’une, celle de Joseph, qui avait pour père Jacob ; l’autre, celle de Marie, qui avait pour père Eli. Autrement il faudrait dire avec Reuss que l’une des deux est « purement imaginaire. » Dans ce cas, ou Luc ou Matthieu serait cet homme insensé dont Gfrörer ne pouvait un instant admettre la supposition. Jeter sur le papier une liste arbitraire de 77 noms (Luc), commençant par le nom de Jésus et finissant par celui de Dieu ! cela est-il admissible ? La critique arrivée à ce point se condamne elle-même. Il reste cependant une difficulté dans l’explication que je défends ; ce sont les deux noms de Zorobabel et de Salathiel, communs aux deux généalogies. Je dois renvoyer, pour cette question, à mon Commentaire sur Luc, 3e éd., t. I, p. 276-278.

Je crois avoir montré la nécessité de ces deux généalogies, l’une destinée à prouver la descendance davidique de Jésus, pour l’opinion populaire, l’autre destinée à prouver la réalité de cette descendance ; l’une appartenait au domaine du droit, l’autre à celui de l’histoire.

Je dois encore relever ici quatre points :

1°) Entre le temps de la captivité et la naissance de Jésus, Matthieu compte 14 anneaux et Luc 20. Il est évident que Luc est en cela le plus exact ; car, en comptant à trente années une génération, nous arrivons avec Luc à un chiffre de 600 années à peu près, qui répond à la durée de cette période, tandis qu’avec les 14 de Matthieu nous n’obtenons que 420 ans, nombre décidément insuffisant. Il y a donc ici chez Matthieu quelques omissions, tout comme dans la série des rois de Juda, dans le but d’arriver au chiffre 14.

2°) Matthieu, dans sa généalogie, descend des pères aux fils, d’Abraham à Jésus ; Luc, au contraire, suit la marche ascendante, remontant des fils aux pères. La première forme est certainement celle du document officiel où, à mesure que la famille s’enrichit d’un nouveau membre, on inscrit son nom à la suite des précédents. La forme de Luc est, au contraire, celle d’un document privé, où l’on part de l’enfant nouveau-né pour remonter, chaînon après chaînon, la série des ancêtres, jusqu’à l’anneau qui a été choisi pour point de départ. Il est donc probable que nos deux documents généalogiques ont une origine absolument différente, celui de Matthieu étant la reproduction d’un document officiel, comme le registre dont parle Josèphe dans son livre contre Apion, où il déclare qu’il rapporte sa propre généalogie « telle qu’il l’a trouvée consignée dans les tableaux publics. » Il raconte à cette occasion que de toutes les contrées où sont dispersés les sacrificateurs israélites, ils ont soin d’envoyer à Jérusalem, en vue de l’inscription de leurs enfants, des actes contenant les noms des parents et des ancêtres, contresignés par des témoins. Ce que l’on faisait pour les familles sacerdotales se faisait aussi sans doute pour les diverses branches de la famille royale, d’où devait naître le Messie. Et, en effet, le traité Bereschit Rabba raconte que le rabbin Hillel (30 ans avant notre ère) prouva par les documents généalogiques que, tout pauvre qu’il était, il descendait de David. Pour se faire inscrire avec Marie à Bethléem comme descendant de David, Joseph avait dû établir par une preuve écrite son origine davidique. A la fin du premier siècle, les petits-fils de Jude, le frère de Jésus, furent cités à Rome et interrogés par l’empereur comme descendants de David bien connu comme devant être l’ancêtre du Messie. Les exemples de la prophétesse Anne, citée comme descendante de la tribu d’Asser, et de l’apôtre Paul témoignant de lui-même comme descendant de celle de Benjamin, prouvent que la généalogie de Jésus a également pu être constatée. Il me paraît probable que le document de Luc a été constitué au moyen du tableau généalogique que Marie possédait, de sa propre famille. Comme nous avons vu dans le récit de la naissance de Jésus que la narration de Luc remontait à une tradition venant du côté de Marie, et celui de Matthieu à une tradition provenant du côté de Joseph, une distinction pareille peut être établie au point de vue de l’origine des deux documents généalogiques.

3°) La chaîne de David jusqu’à Jésus passe, dans Matthieu, par Salomon et ses descendants royaux jusqu’à la captivité. Dans Luc, au contraire, elle passe par Nathan, autre fils plus obscur de David. Cette différence s’explique aisément ; Matthieu tenait à montrer en Joseph l’aboutissant de la race royale, le descendant du grand roi, qui devait être l’ancêtre du Messie, tandis que Luc, qui voulait aboutir à Marie, femme d’un simple charpentier, n’a pas craint de désigner la branche plus obscure d’où elle provenait.

4°) Matthieu ne fait remonter la généalogie de Jésus que jusqu’à Abraham, tandis que Luc remonte jusqu’à Adam. L’intention de l’un et de l’autre n’est pas douteuse. Matthieu, à son point de vue théocratique, tient à montrer en Jésus le fils de la promesse faite à Abraham ; Luc, dans sa tendance universaliste, veut faire comprendre, en remontant jusqu’à Adam, que Jésus appartient, non pas seulement au peuple juif, mais à l’humanité tout entière. C’est la même pensée que celle que Paul énonce à Athènes dans ces mots : « Dieu a fait d’un seul sang toutes les nations des hommes. » L’universalisme chrétien a pour condition première l’unité du genre humain. Jésus, comme on l’a dit, n’est pas seulement le terme de l’histoire d’Israël ; il est celui de l’histoire de l’humanité. Si, comme je le pense (voir mon Comm. sur Luc, 3e éd., I, p. 272 à 274), le dernier génitif τοῦ θεοῦ est parallèle aux autres, tous dépendant du υιός du commencement (v. 23), Jésus apparaît dans ce document, en vertu de ce. dernier membre, comme le second Adam, ainsi que le nomme saint Paul.

D. La tentation (4.1-13).

L’emploi des dons que Dieu confie à la créature libre doit être mis à l’épreuve sans tarder. La Genèse nous raconte l’épreuve que subit Adam dès le paradis ; le Messie lui-même l’a subie également dans le désert. Ce fait mystérieux n’est raconté par Marc que sommairement ; il parle uniquement d’une tentation générale qui a duré quarante jours. Il omet non seulement le jeûne, mais encore les trois actes de tentation particuliers et mentionne seul le détail relatif aux bêtes du désert. On pense parfois que cette forme abrégée a été celle de la tradition primitive, telle que, selon quelques-uns, elle s’était conservée dans le Proto-Marc, et ce serait ce bref récit qui aurait été amplifié plus tard dans l’Eglise et qui aurait passé sous cette forme nouvelle plus développée dans les deux autres synoptiques. Mais peut-on raisonnablement supposer que l’Eglise ou même les apôtres eussent inventé une scène d’un sens aussi profond et l’eussent présentée sous une forme aussi étrange ? N’est-il pas plus vraisemblable d’admettre qu’elle faisait partie dans toute son ampleur de la tradition apostolique et que, dans ce cas comme dans tant d’autres, Marc a abrégé, selon ce qu’il estimait être le besoin de ses lecteurs ?

Entre les trois récits, nous remarquons encore les différences suivantes : tandis que Marc étend la tentation aux quarante jours, Matthieu la restreint au tout dernier moment, la rattachant au jeûne ; Luc en fait autant, mais tout en mentionnant, comme Marc, la tentation continue des quarante jours. De plus, il omet le service des anges par lequel se termine le récit des deux autres.

La grande différence entre Matthieu et Luc se trouve dans l’ordre des deux dernières tentations. Tous deux commencent par la tentation simplement humaine, celle qui provient de la faim due au jeûne précédent. Satan cherche à faire sortir Jésus de sa condition d’homme et en quelque sorte à lui faire rétracter son incarnation en s’arrogeant un privilège de demi-dieu. Puis, suit dans Luc la tentation essentiellement juive, Satan s’efforçant d’entraîner Jésus à se conformer à l’aspiration populaire qui réclamait ardemment un Messie temporel, un souverain terrestre universel, ce qui aurait constitué un démenti au tableau messianique tracé dans la prophétie et par conséquent au plan de Dieu. Cette tentation, placée dans Luc la seconde, est au contraire la dernière et forme le point culminant de la scène dans Matthieu, ordre qui s’explique aisément par le point de vue théocratique qui domine dans cet évangile.

La troisième tentation, chez Luc, est à la fois la plus grave et la plus subtile ; car l’acte proposé n’a en soi rien de criminel, et cependant il aurait constitué de la part de Jésus la plus coupable des fautes, une atteinte portée au respect filial dû à son Père. En usant sans son consentement des pouvoirs qu’il avait reçus de lui, il aurait renié la position de Fils « qui ne fait que ce que son Père lui montre » (Jean 5.19). C’est ici la tentation que l’on pourrait appeler divine. Les deux précédentes supposaient en Jésus un manque de foi ; celle-ci, au contraire, a pour but de lui faire commettre un abus de son pouvoir filial et en quelque sorte un excès de foi. C’est évidemment la tentation suprême, et, quoique la plupart pensent le contraire, je persiste à croire que c’est l’apogée de l’épreuve, ainsi qu’elle est présentée dans Luc.

La vraie nature de cette scène ressort de sa relation avec le ministère entier de Jésus. Nous y voyons concentrées, en un moment unique, toutes les dérogations à la volonté divine auxquelles l’œuvre messianique a été successivement exposée dans le cours de son ministère. Jésus ne s’est jamais départi du rôle que lui imposait sa condition humaine, quoiqu’il en ait eu si souvent l’occasion dans la position de faiblesse et de pauvreté dans laquelle il a traversé la vie. Il ne s’est jamais laissé induire à la moindre concession en réponse aux sollicitations de ceux qui le poussaient à faire étalage de sa puissance exceptionnelle, et à employer d’autres moyens d’influence que ceux d’une action purement spirituelle. Il n’a jamais songé, dans les dangers auxquels il a été exposé, à recourir aux appuis célestes qu’il aurait pu invoquer. – Satan lui-même lui avait servi d’éducateur au désert, en lui signalant, par ses suggestions diaboliques, les écueils contre lesquels il aurait continuellement à se mettre en garde dans la suite de son travail messianique.

S’il est clair que les apôtres n’ont pu connaître cette scène mystérieuse que par le récit de Jésus lui-même, il est clair également que Jésus n’a pu la leur communiquer qu’en l’enveloppant de certaines formes symboliques sans le secours desquelles il n’aurait pu réussir à leur en donner une idée.

Et maintenant la porte est ouverte et le chemin tracé. Jésus sort du désert avec Dieu comme seul allié, avec le prince de ce monde comme adversaire déclaré. Doublement consacré par l’onction d’En haut et par cette victoire initiale, « il s’avance, comme dit Keim, au devant de l’humanité qui l’attend. ».

§ 4.
Le ministère galiléen
4.14 à 9.50

Luc ne rattache pas, comme Matthieu et Marc, le retour de Jésus en Galilée et le commencement de son ministère public à l’emprisonnement de Jean-Baptiste. Cet emprisonnement a été mentionné en passant (3.19-20), mais seulement par anticipation. C’est la relation du retour de Jésus avec son baptême que fait particulièrement ressortir Luc (4.1) : « Jésus, plein du Saint-Esprit, revint… » Et (v. 14) : « Jésus revint en Galilée dans la puissance de l’Esprit. »

Le tableau suivant de l’activité galiléenne de Jésus est celui d’un développement progressif qui, après des débuts modestes, suit son cours sans interruption jusqu’au moment où Jésus, envisageant comme terminée cette première partie de son œuvre, quitte la Galilée pour se rendre à Jérusalem. Son travail en Galilée s’accomplit à la fois sur trois lignes parallèles liées entre elles :

  1. il grandit tout ensemble en extension et en intensité ;
  2. il se dégage de l’ancien état de choses par une rupture graduelle ;
  3. la société nouvelle reçoit peu à peu la nouvelle organisation qui lui convient.

Chacun de ces trois aspects ressort plus ou moins distinctement dans le cours du récit. C’est sur la troisième ligne que nous trouvons les points les plus saillants, propres à bien marquer la gradation de l’œuvre. Nous sommes ainsi conduits à la division suivante des récits galiléens :

A. Premier groupe : Jusqu’à l’appel des premiers disciples (4.14-44).

A la suite du retour en Galilée, Luc montre Jésus prêchant dans toute cette province par la puissance de l’Esprit ; il enseigne dans les synagogues, et sa renommée commence à se répandre ; il est honoré par tous. Il y a une exception cependant à ce glorieux accueil ; c’est le rejet dont il est l’objet à Nazareth, où en un jour de sabbat il prêche dans la synagogue. On pense généralement que cette scène ne peut avoir appartenu à ces tout premiers temps et que Luc l’a placée ici comme une sorte de prélude de l’insuccès final du ministère de Jésus en Israël. On allègue en preuve de cette opinion le v. 23, où Jésus met dans la bouche de ses compatriotes un reproche qui suppose certains miracles qu’il aurait déjà opérés à Capernaüm. Mais si Luc avait réellement déplacé intentionnellement cette visite, il aurait par là contrevenu dès le premier pas au dessein qu’il avait annoncé, d’écrire avec ordre (καθεξῆς). Il n’y a aucune raison de penser que dans le cours des prédications en Galilée, mentionnées auparavant, qui avaient excité une si grande attention et rendu déjà son nom célèbre, Jésus n’eût pas visité une ville aussi importante que Capernaüm et opéré là quelques guérisons dont le bruit s’était répandu jusqu’à Nazareth. Les habitants du lieu où il avait résidé pendant toute sa jeunesse paraissent avoir été jaloux de ce qu’il n’eût pas commencé chez eux à accomplir des œuvres extraordinaires. Mais ce ne fut qu’à la fin de sa visite que cette jalousie se changea en haine à l’ouïe des menaces sévères de Jésus. On objecte encore la visite qu’il fit à Nazareth d’après les deux autres synoptiques, qui paraît n’avoir eu lieu que plus tard et faire double emploi avec celle de Luc. Mais, après avoir fait un premier essai auprès de ses compatriotes, Jésus peut fort bien en avoir fait un second, lorsque déjà son œuvre plus avancée lui laissait espérer un meilleur accueil. L’issue de ces deux visites à Nazareth dans nos synoptiques forme un contraste si complet qu’on ne peut les identifier sans un vrai tour de force. D’un côté, une tentative violente de se défaire de la personne de Jésus en le jetant dans un précipice ; de l’autre, un paisible départ précédé de quelques guérisons. On avouera que s’il s’agissait d’un seul et même fait, d’un côté ou de l’autre ce ne serait plus de l’histoire, mais de l’invention. N’est-il pas plus naturel d’admettre que, dans ce cas comme dans d’autres où se sont passés deux faits analogues, la tradition a aisément pu mêler certains traits de l’un au récit de l’autre, ainsi à l’égard de la parole des habitants de Nazareth ? Un exemple semblable se trouve également, à ce qu’il me paraît, dans les comptes-rendus de la parabole des talents (Matthieu ch. 25) et de celle des marcs (Luc ch. 19), en ce qui concerne la réponse du serviteur négligent à l’appel du maître.

Après cette scène, Jésus, dans Luc, quitte Nazareth et va s’établir à Capernaüm (comparez Marc 1.21 et Matthieu 4.13, puis aussi Jean 2.12, où nous lisons qu’il fut accompagné des siens dans ce changement de domicile). Par sa position sur l’une des grandes voies de communication du pays, cette ville était plus propre que Nazareth à devenir le centre de l’activité publique que Jésus avait en vue. En raison de cette émigration, Matthieu appelle Capernaüm sa ville (9.1). C’est là que commence proprement son ministère, par la guérison d’un possédé dans la synagogue, guérison qui, par ses circonstances extraordinaires, produit une sensation immense dans la ville et dans toute la contrée. Dans la soirée de ce sabbat ont lieu de nombreuses guérisons ; Jésus passe ensuite cette première nuit chez Pierre ; puis, dès le lendemain, il commence à parcourir les localités d’alentoura.

a – 4.44, la leçon « les synagogues de Judée » ne peut se défendre qu’en donnant à ce nom le sens général d’après lequel il comprend parfois toute la Terre-Sainte.

B. Deuxième groupe : De la vocation des premiers disciples jusqu’à l’élection des douze apôtres (5.1 à 6.11).

Au retour de cette première excursion, Jésus accomplit un premier acte marquant dans son travail messianique. Il appelle quatre jeunes gens, qu’il avait connus précédemment en Judée (Jean ch. 1), à quitter définitivement leurs familles et leur métier de pêcheurs pour l’accompagner dans ses courses d’évangélisation. Cet acte ne se comprend bien que par le récit du quatrième évangile. Cette mesure extraordinaire suppose en effet une relation antérieure entre Jésus et ces quatre jeunes gens. Marc place leur appel un peu plus tôt, dans le cours de la première-tournée d’évangélisation, avant l’arrivée de Jésus à Capernaüm. Son récit est sans doute plus exact sur ce point, car les quatre disciples entrent déjà avec Jésus à Capernaüm et la scène de leur vocation se place plutôt avant qu’après la première nuit que Jésus passa chez Pierre. Luc présente dans ce récit un détail important, omis par Marc et Matthieu ; c’est la pêche miraculeuse, par laquelle Jésus grave dans le cœur de ces jeunes pêcheurs le souvenir de ce jour décisif dans leur existence et leur fait pressentir l’importance et les succès futurs de leur nouvelle carrière. Plusieurs identifient cette pêche miraculeuse avec celle que raconte Jean (ch. 21). Mais tous les détails diffèrent : la situation est complètement autre ; l’effet produit parle miracle également. Qu’a de commun le cri de surprise et d’effroi que pousse Pierre dans Luc : « Seigneur, retire-toi de moi ! » avec l’empressement de ce même disciple se jetant à l’eau pour rejoindre plus promptement Jésus sur le rivage ? La contradiction serait vraiment trop flagrante.

Suit dans Luc la guérison du lépreux, que Marc avait placée dans le cours de la première excursion (1.40), et que Matthieu raconte seulement après le sermon sur la montagne (8.1). Puis viennent la guérison du paralytique, la vocation du péager Lévi, et le récit du banquet et des entretiens qui suivirent. L’ordre est le même dans Marc. Mais Luc ajoute ici une courte parole de Jésus, bien remarquable, destinée à excuser la répugnance des vieux praticiens du système légal pour la spiritualité pure qui distinguait si profondément son œuvre de la leur (5.39). Les deux scènes sabbatiques suivantes sont réunies aussi dans les deux autres synoptiques et placées par Marc dans le même contexte ; mais le récit de Luc se distingue par un trait particulier, le nom étrange et obscur de second-premier, qu’il donne au premier des deux sabbats.

Luc (6.11) fait observer, comme Marc (2.6), les premiers symptômes de haine qui se manifestent dès ce moment chez les adversaires de Jésus et les progrès de la rupture qui s’opère entre son œuvre et l’ancien ordre de choses. C’est à cette tension croissante que répond l’acte significatif de la nomination des Douze, ce progrès bien marqué dans l’organisation nouvelle.

C. Troisième groupe : Depuis la nomination des Douze jusqu’à leur premier envoi (6.12 à 8.56).

Le dernier verset du groupe précédent (6.11) nous avait fait connaître l’état d’exaspération auquel étaient arrivés déjà en ce moment les adversaires de Jésus ; leur colère allait jusqu’à la rage et même jusqu’à la démence (ἄνοια), dit Luc. Il était impossible que Jésus ne se fût pas aperçu de cet état de choses ; et c’est assurément là ce qui motive les deux faits importants et décisifs que Luc va raconter : l’institution du collège des douze apôtres et le discours sur la montagne ; le premier, comme germe de la société future ; le second, comme proclamation de son vrai caractère et acte initial de rupture avec la société ancienne.

L’élection des Douze est en quelque sorte l’installation des douze chefs du nouveau peuple de Dieu qui va surgir à la voix de Jésus, de même que les douze tribus d’Israël étaient issues jadis des douze fils de Jacob. Luc décrit cette élection avec une solennité toute spéciale. Jésus se retire dans une contrée montagneuse ; il y passe la nuit dans la solitude et dans une prière intense. Luc emploie en racontant ce moment des expressions très particulières qui font ressortir avec force la gravité de l’acte accompli, Le terme de διανυκτερεύειν, rare dans le grec classique, est unique dans le N.T. ; il en est de même de l’expression ἐν τῇ προσευχῇ τοῦ θεοῦ (dans la prière de Dieu). Jésus est profondément préoccupé du choix qu’il va faire dans la multitude des disciples qui l’accompagnent ; ils passent tous devant ses yeux, dans cette nuit solennelle, et Dieu, répondante sa prière, lui désigne en quelque sorte ceux qu’il doit choisir. Au matin il accomplit l’élection et donne le titre spécial d’apôtres (envoyés) aux douze disciples qui en sont l’objet. Il suffit de ce tableau, tracé par Luc avec tant de soin (comparez l’omission de toute la scène chez Matthieu et le récit très abrégé qu’en fait Marc 3.13-14), pour juger de la valeur de l’accusation parfois élevée contre l’impartialité de Luc à l’égard des Douze.

Entouré de ces douze élus et de ses autres disciples, beaucoup plus nombreux, Jésus descend du sommet de la montagne jusqu’à un plateau situé sur la pente. Des multitudes accourues de toutes parts des contrées environnantes, attirées surtout par ses guérisons, forment autour de lui et de ses disciples les rangs serrés d’une foule immense. Les classes pauvres et souffrantes fournissent naturellement les plus forts contingents de l’assemblée ; Jésus s’en rend compte. Aussi est-ce à ces indigents, à ces affamés, à ces affligés qu’il adresse la bonne nouvelle, la promesse du Royaume divin qu’il vient fonder sur la terre. Luc, qui raconte la scène telle qu’il la prend sur le fait, emploie ces termes par lesquels Jésus caractérise ses auditeurs (pauvres, affligés, affamés) dans le sens littéral. Matthieu, qui écrit à un point de vue didactique, plutôt qu’historique, y ajoute des déterminations qui leur donnent un sens moral. Ce sens spirituel s’attache tout naturellement pour Luc aux personnes déterminées que Jésus a sous les yeux. Il en est de même des malédictions qui suivent et que Luc n’a certainement pas ajoutées de son chef ; elles se rapportent, non aux riches et aux heureux en général, mais aux personnages déterminés qui avaient alors cette position en Israël, tels que Jésus les connaissait, ces chefs du peuple auxquels Jacques s’adresse d’une manière toute semblable dans son épître (5.1 et suiv.).

Quant à la marche du discours, Matthieu, écrivant en première ligne pour des Juifs, consigne spécialement la critique faite par Jésus de la justice pharisaïque, à laquelle il avait opposé la sainteté réelle du cœur ; c’est la spiritualité évangélique substituée au formalisme juif. Luc, qui écrit pour des païens chez qui la loi et le pharisaïsme étaient choses presque inconnues, obéit dans son exposé à une tendance purement positive. Des sept antithèses dans lesquelles Jésus avait développé le contraste entre la fausse et la vraie justice, Luc dégage et fait ressortir uniquement la loi de l’amour, dans laquelle Jésus avait résumé la sainteté réelle et par laquelle l’homme s’élève à la ressemblance de Dieu (6.36). C’est là la loi qui répond aux besoins de la conscience naturelle de tout homme sincère. C’est celle qui fait le sujet principal du discours dans Luc :

  1. Jésus décrit les manifestations pratiques de ce principe nouveau (6.27-36) ;
  2. il en donne brièvement la formule la plus simple (v. 31) ;
  3. il indique le caractère propre de la charité, telle qu’il l’entend, en particulier le désintéressement qui la distingue des sentiments naturels analogues (v. 32-35a) ;
  4. il en propose le suprême modèle et la source, la charité du Très-Haut (v. 35b et 36) ;
  5. enfin, dans cet amour parfait, il montre le principe de tout enseignement religieux et de tout jugement vraiment salutaire ; par là, Jésus a installé, en la personne de ses vrais disciples, un ministère nouveau destiné à remplacer sur la terre celui des rabbins et des pharisiens qui, animés d’un esprit d’orgueil et de jugement, tout en se perdant eux-mêmes, conduisent leurs disciples à une perdition semblable à la leur (v. 37-45).

Il est inconcevable qu’en général on ait si mal compris la petite parabole v. 39 et 40, où l’on n’a vu autre chose qu’une importation maladroite de Luc, destituée de tout rapport avec ce qui précède et ce qui suitb. N’est-il pourtant pas manifeste que c’est ici une réflexion générale, parfaitement propre à mettre dans tout son jour ce qui vient d’être dit sur les jugements sans charité (6.37) ? L’image d’un aveugle conduisant un autre aveugle ne s’applique-t-elle pas exactement à la prétention de celui qui veut corriger le prochain sans se corriger lui-même, ce qui est précisément le trait caractéristique du mauvais esprit de jugement ? En voulant ôter le fétu de l’œil du prochain, sans avoir ôté la poutre qui est dans le nôtre propre, ne risquons-nous pas de lui faire plus de mal que de bien ? Ainsi se lie parfaitement tout ce morceau (37-42), satire mordante du ministère de ceux qui, comme les pharisiens, aveuglés sur eux-mêmes, ne peuvent faire que des disciples aussi aveugles qu’eux.

bMeyer, Weizsæcker, Weiss, etc., font du verset 39 le commencement d’une nouvelle partie du discours ; Bleek, Holtzmann jugent qu’il y a solution de continuité avec ce qui précède.

Après avoir ainsi proclamé la loi nouvelle du Royaume divin sous ses différents aspects, Jésus termine en exposant sa sanction par la récompense qui couronnera sa fidèle mise en pratique ou par le châtiment qui en frappera la violation. Cette conclusion est présentée dans une parabole qui forme également la fin du discours dans l’évangile de Matthieu, celle du constructeur prudent ou imprudent qui fonde sur le roc ou sur le sable.

Le discours finit ainsi par la même conclusion dans les deux évangiles, comme il avait commencé dans tous deux de la même manière, par les béatitudes. Il n’est donc pas douteux qu’il ne s’agisse dans tous deux d’un seul et même, discours et qu’il ne faille rejeter une opinion émise par plusieurs, depuis Augustin jusqu’à Lange. D’après ce dernier, le discours rapporté par Matthieu aurait été prononcé au sommet de la montagne et adressé aux disciples seulement, tandis que celui de Luc aurait été tenu sur un plateau situé plus bas et prononcé en vue de la foule tout entière. Mais ce ne sont pas seulement le commencement et la fin qui coïncident exactement ; la pensée centrale des deux textes est réellement la même. Dans la personne des apôtres qu’il vient d’élire pour collaborer avec lui et dans cette foule attentive et recueillie qui les entoure, Jésus voit les prémices du peuple nouveau dont il va doter la terre, et proclame la loi nouvelle qui le régira. La question souvent posée : adressé aux apôtres ou à la foule ? se résout ainsi d’elle-même, comme cela est confirmé par Matthieu 5.1-2 et Luc 6.20, où les disciples sont expressément désignés, et Matthieu 7.28 et Luc 7.1, où le peuple entier est indiqué comme l’auditoire auquel a été adressé le discours. Si le sujet en est, comme l’a dit Weizsæcker, et comme je le pense également, « la grande proclamation de l’avènement du Royaume des cieux, » ainsi que de son essence sainte et de ses lois éternelles, on discerne aisément, malgré la différence des deux comptes-rendus, l’identité foncière du discours. Luc a seulement supprimé la partie polémique, la critique de la justice pharisaïque, mais il a conservé avec soin tout le contenu positif, et, si je peux ainsi dire, le vêtement nouveau que Jésus venait substituer à l’ancien.

On voit combien cette proclamation imposante se liait étroitement à l’élection des douze apôtres, telle que nous l’avons comprise, et se rattachait directement à la situation de l’œuvre de Jésus, telle qu’elle ressort de la parole de Luc qui précède immédiatement le récit de cette double scène (6.11). La supériorité chronologique de la situation assignée par Luc à ce discours sur celle de Matthieu saute aux yeux.

Plusieurs théologiens prétendent faire du sermon sur la montagne, surtout tel que le rapporte Matthieu, le sommaire complet de l’enseignement de Jésus ; toute l’œuvre de celui-ci aurait ainsi consisté uniquement à spiritualiser l’accomplissement de la loi. Ils n’ont pas compris que Jésus voulait avant tout montrer à cette multitude la tâche à remplir dans toute sa grandeur ; c’était le sommet à atteindre qu’il faisait entrevoir ; mais il se réservait d’indiquer plus tard le vrai chemin pour y parvenir et le moyen d’obtenir la force nécessaire.

Le gant est jeté, le divorce déclaré. L’élection des Douze, fondement d’un peuple nouveau, et la proclamation de la loi nouvelle, comme du haut d’un autre Sinaï, ont accentué nettement le caractère original de l’œuvre à laquelle vient travailler Jésus.

Ici nous trouvons dans Luc un fait bien en rapport avec cette situation, le plus bel exemple de foi que Jésus ait encore eu la joie de rencontrer, et c’est à un païen qu’il doit cette surprise. La guérison du domestique du centenier de Capernaüm est aussi racontée par Matthieu, mais avec des détails très différents ; ce récit est, en outre, séparé du sermon sur la montagne par la guérison du lépreux. Marc l’omet complètement, ce qui est étrange, puisque en général ce sont les discours qu’il omet et non pas les faits. Suit la résurrection du fils de la veuve de Naïn que Luc raconte seul ; puis, l’interrogation de Jean-Baptiste par l’intermédiaire de ses deux disciples, avec la réponse de Jésus et son discours sur le ministère du Précurseur. Tout ce morceau, omis par Marc, est placé chez Matthieu tout autrement que chez Luc, après la mission des Douze. Suit l’hommage rendu par la femme pécheresse et enfin la mention des femmes galiléennes, qui accompagnaient et servaient, Jésus et les Douze, deux morceaux importants particuliers à Luc (7.1 à 8.3).

A ce moment, Jésus commence à pratiquer le mode d’enseignement de la parabole. L’emploi de ce moyen nouveau est, comme l’explique Jésus, le résultat d’un progrès dans la rupture entre son œuvre et la masse du peuple juif. La parabole, en effet, a pour but d’initier ceux qui se sont déjà attachés avec foi à l’œuvre qui commence, et qui y ont reconnu la fondation du vrai Royaume de Dieu, de les initier, dis-je, au mode de son accroissement, à sa valeur suprême, à sa victoire certaine, à son terme glorieux. Les disciples apprennent par tous ces enseignements qu’ils ne doivent nullement compter sur les grands coups de théâtre qu’attendait le peuple pour établir ce royaume final. Quant à la masse qui est restée étrangère jusqu’ici à l’œuvre de nature toute spirituelle qui a commencé, cette lumière supérieure lui serait inutile ; elle lui est refusée, car elle reste cachée pour elle sous le voile de la parabole qu’elle ne comprend pas, Luc ne donne ici qu’une seule parabole, celle du semeur ; quelques-unes des autres rapportées par Matthieu (ch. 13) se trouvent chez lui dans d’autres situations, où elles ont tout leur à propos ; Marc en a trois seulement. Les sept de Matthieu sont évidemment réunies comme en un recueil spécial formé par l’évangéliste lui-même. Jésus avertit ici les disciples de bien écouter et de s’approprier fidèlement, en vue de leur tâche future (8.4-18). – La visite de la mère et des frères de Jésus est placée ici chez Luc ; mais elle n’est point motivée, comme chez Marc, par l’accusation de folie élevée contre Jésus par les pharisiens. L’excursion sur la côte orientale et la guérison du démoniaque de Gadara suivent, comme dans Marc, la journée des paraboles ; dans Matthieu, ce morceau est placé beaucoup plus tôt. Le retour à Capernaüm est signalé dans Luc, comme dans Marc, par la prière de Jaïrus et la résurrection de sa petite fille, tandis que ces faits sont séparés du retour de Jésus dans Matthieu par la guérison du paralytique, par la vocation de Matthieu lui-même et par les entretiens qui la suivent (Matthieu 9.9-17).

D. Quatrième groupe : De la première mission des Douze au départ de la Galilée (9.1-50).

Luc mentionne l’envoi des Douze, destiné à appeler l’attention du peuple galiléen sur l’importance qu’a pour lui l’heure présente qui approche de son terme. L’instruction que Jésus donne aux Douze à cette occasion est rapportée par Luc à peu près de la même manière que par Marc (6.7 et suiv.). Dans Matthieu, elle est suivie d’un grand discours se rapportant à tout l’avenir du ministère des apôtres ; Jésus les avertit des persécutions qu’ils auront à subir elles autorise à fuir d’une ville dans une autre jusqu’à la délivrance qu’apportera le Seigneur. Nous avons vu, que cette promesse s’applique non à la Parousie, qui ne serait en aucun rapport spécial avec les villes d’Israël, mais à la ruine de Jérusalem par les Romains. Les Douze reviennent auprès de Jésus ; leur prédication a fait sensation ; le bruit en est parvenu jusqu’aux oreilles d’Hérode, qu’elle jette dans l’anxiété parce qu’il croit voir en Jésus Jean-Baptiste ressuscité. Ce mot d’Hérode lui-même occasionne chez Marc et Matthieu le récit de la mort tragique du Précurseur, récit que Luc omet complètement, sans doute parce que la mort de Jean appartenait plutôt à l’histoire du peuple juif qu’à celle de l’Eglise. Jésus se rend alors avec ses disciples au nord-est de la mer de Galilée, où les foules le suivent à pied et où a lieu la première multiplication des pains ; puis il revient le lendemain sur la côte occidentale, ce qui prouve bien que ce n’était point, comme on l’a cru, la crainte d’Hérode qui lui avait fait traverser le lac. Mêmes détails chez Marc et Matthieu, avec l’adjonction, chez ce dernier, de la marche de Jésus et de Pierre sur les eaux.

Ici se présente un phénomène dont la critique a grand peine à rendre compte : l’omission chez Luc du contenu de près de deux chapitres de Marc (7.1 à 8.26) et de Matthieu (15.1 à 16.12). Dans ces chapitres des deux évangélistes sont racontés :

  1. la discussion avec les pharisiens sur les purifications juives ;
  2. une excursion au nord-ouest de la Palestine jusque sur les confins de la Phénicie ;
  3. l’arrivée de la femme cananéenne et la guérison de sa fille ;
  4. le retour au sud par la Décapole, à l’ouest de la mer de Galilée ;
  5. (chez Marc seul) la guérison du sourd-muet ;
  6. la seconde multiplication des pains ;
  7. le retour sur la rive occidentale et la demande des pharisiens d’un signe dans le ciel ;
  8. la mise en garde des disciples contre le levain des pharisiens, et l’absurde malentendu de ces derniers ;
  9. (chez Marc seul) la guérison de l’aveugle de Bethsaïda.

Toute cette excursion avec la série de récits qui s’y rattache est omise chez Luc ; sa narration rejoint celle des deux autres au moment important de l’entretien de Césarée de Philippe, qui a lieu au pied du Hermon (9.18), sans que le lieu soit nommé par Luc ; après quoi les trois récits ne divergent plus jusqu’à la fin du ministère galiléen.

Jésus annonce alors pour la première fois à ses disciples son rejet et son supplice prochains. Suit le récit de la Transfiguration, avec des détails chez Luc qui supposent une source indépendante et particulièrement fidèle ; puis la guérison de l’enfant lunatique et le retour à Capernaüm avec une nouvelle annonce de la Passion. Arrivée à Capernaüm et entretien avec les disciples au sujet de la contestation qui avait eu lieu entre eux sur la question de savoir lequel serait le plus grand. Matthieu raconte ensuite le miracle du statère, fait omis par les deux autres, sans doute parce que la question du tribut à payer pour le temple n’avait aucun intérêt pour des lecteurs païens. Ici se trouve dans Matthieu un grand discours, traitant du scandale donné aux petits, de la nécessité d’une discipline sévère à exercer par chacun sur soi-même, du procédé à suivre à l’occasion d’un conflit entre croyants, enfin du devoir du pardon mutuel (Matthieu ch. 18). Toutes ces instructions paraissent avoir été motivées par l’altercation violente qui avait eu lieu, comme le raconte le mieux Marc, durant le retour à Capernaüm. Ici se trouve aussi dans Marc le seul grand discours galiléen rapporté par lui ; il roule sur l’un des sujets traités par Matthieu, Luc n’a conservé de cette grave circonstance que les quelques mots 9.46-50.

§ 5.
Le voyage de Galilée à Jérusalem
9.51 à 19.28

Un grand contraste domine l’histoire de Jésus, telle qu’elle est racontée dans les évangiles synoptiques : celui du ministère galiléen et du séjour à Jérusalem. La transition de l’une de ces périodes à l’autre a lieu, d’après Matthieu, par un court voyage de Galilée en Judée à travers la Pérée (19.1 à 20.34). Il en est à peu près de même chez Marc (ch. 10). Le petit nombre de faits renfermés dans ces deux récits pourrait à la rigueur s’être passé dans l’espace de quelques jours. Luc, au contraire, à partir de 9.51, raconte un voyage continu, qui se prolonge pendant un temps nécessairement beaucoup plus considérable, dans les parties méridionales de la Galilée, « entre Galilée et Samarie, » comme dit Luc 17.11 ; puis en Pérée, comme nous pouvons le conclure du parallélisme des récits de Luc (bénédiction des enfants ; le jeune homme riche) avec les narrations de Matthieu et de Marc. Ce voyage aboutit, comme chez les deux autres, à Jéricho, puis à Jérusalem, au moment de la dernière Pâque. En racontant cette longue pérégrination, Luc a soin d’en rappeler de temps en temps le but, qui reste constamment le même, Jérusalem. Il avait commencé par l’établir nettement (9.51) : « Et il arriva, comme s’accomplissait le temps de son départ, qu’il affermit sa face pour se rendre à Jérusalem. » Par cette expression un peu étrange, Luc accentue fortement cette idée que, quelles que soient la multiplicité des circonstances qui pourront s’accumuler sur son chemin et la gravité des inquiétudes qui pourraient le détourner de sa voie une fois tracée, il ne perdra pas de vue un seul instant le but qu’il s’est proposé. C’est pour montrer le maintien de cette résolution que, de temps en temps, au milieu des traits nombreux et si variés qui remplissent ce voyage, Luc introduit des observations comme les suivantes : 13.22 : « Et il traversait les villes et les bourgades, enseignant et se rendant à Jérusalem ; » 18.11 : « Et il arriva qu’en se rendant à Jérusalem il passait entre la Samarie et la Galilée ; » 18.31 : « Prenant les Douze avec lui, il leur dit : Voici, nous montons à Jérusalem ; » 19.28 : « Et disant cela, il marchait devant eux, montant à Jérusalem. » Ce récit de voyage aboutit à l’entrée à Jérusalem et à la scène du jour des Rameaux (v. 29 et suiv.), terme qui répond à la décision prise 9.51, de sorte que tout l’intermédiaire ne peut être que la chaîne qui lie cette fin à ce commencement.

Et cependant la conclusion que nous tirons ici, si évidente qu’elle paraisse, est fortement contestée par beaucoup de critiques. Reuss et Zahn, en particulier, la combattent par diverses raisons. Certains indices semblent, on effet, prouver que Jésus se trouve beaucoup plus tôt à Jérusalem ou dans son voisinage que cela ne saurait être. Ainsi 10.38 : la visite de Jésus chez Marthe et Marie, à Béthanie. Puis Jésus se retrouve tout à coup dans les Etats d’Hérode, ainsi en Galilée ou en Pérée (13.31) ; bientôt il est de nouveau en chemin pour Jérusalem ; d’où il résulterait que ce récit de voyage n’est qu’un cadre imaginé par Luc pour placer les matériaux qu’il n’avait pu ranger dans le récit du ministère galiléen (Reuss, Introduction générale aux premiers évangiles, p. 38-40). D’après Zahn (Einl. II, p. 374 et suiv.), l’idée d’un récit de voyage proviendrait d’une pure apparence. En effet :

  1. le passage 9.51 n’indique point, comme on le suppose, une coupure réelle ; car les récits qui précèdent et ceux qui suivent cette parole sont entre eux dans une relation morale non interrompue ; ils se rapportent tous également à l’éducation des disciples ;
  2. les quelques indications historiques rappelées tout à l’heure ne sont en aucun rapport l’une avec l’autre, et ne signalent nullement une série de stations successives ;
  3. les morceaux se succèdent, dans toute la narration suivante, sans indications précises de temps et de lieu et sans liaison plus serrée que dans la partie précédente.

Weizsæcker (Untersuch. etc., p. 132) commence par reconnaître, en vrai exégète, la grande importance du morceau 9.51 à 18.14. Ce morceau mérite bien, selon lui, le nom de récit de voyage qu’on avait jadis la coutume de lui donner, mais cela seulement en tant que l’on a égard à l’intention de l’évangéliste, telle qu’elle résulte de l’annonce solennelle d’un voyage dont Jérusalem est le but et qui doit conduire Jésus jusqu’au terme de sa vie ; de plus, elle s’atteste dans le soin avec lequel cette situation d’un voyage est toujours de nouveau rappelée ; comparez 9.57 ; 10.1,38 ; 13.22-23 ; 14.25 ; 17.11. Cependant, après ces déclarations, le critique constate qu’une vue claire du cours du voyage fait défaut, d’où il conclut qu’il s’agit en réalité d’un simple recueil de faits et d’enseignements. L’observation du critique modifie ainsi après coup la conclusion à laquelle l’exégète avait d’abord été amené.

Holtzmann (Syn. Evang.) pense que Luc a voulu introduire ici dans son évangile tout le contenu du livre des Logia de Matthieu. B. Weiss croit que la forme d’un voyage suivi provient uniquement de ce que Luc a donné ces divers récits d’après l’ordre historique qu’il a cru trouver dans le document apostolique qu’il consultait (le Matthieu primitif).

Toutefois, la première conclusion de Weizsæcker n’en reste pas moins à mes yeux la seule valable.

Nous avons vu par le prologue de Luc que son intention a été de raconter d’après l’ordre historique (καθεξῆς). Or, l’intention de donner dans ce morceau un récit de voyage, si expressément reconnue par Weizsæcker, malgré ses réserves subséquentes, se marque, comme nous l’avons vu, dans la série des jalons, placés de distance en distance, entre le point de départ (9.51) et celui d’arrivée (19.41). Quant au fait d’un voyage de Galilée à Jérusalem, à un moment quelconque du ministère de Jésus, il est indubitable ; Jésus n’a pas été crucifié en Galilée. Il doit donc en tout cas s’être rendu une fois de Galilée en Judée dans le cours de son activité publique ; et quant au moment de ce voyage, il est signalé non seulement par Luc, mais aussi par Matthieu 19.1 et par Marc 10.1. Tous les trois s’accordent à le placer à la fin du ministère galiléen, à la suite du dernier retour de Jésus de la Galilée septentrionale à Capernaüm. La différence de longueur entre les récits de voyage de Matthieu et de Marc, d’un côté, et celui de Luc, de l’autre, ne peut prouver quoi que ce soit contre l’exactitude de ce dernier. Car Luc, dans tout son écrit, nous a transmis une si grande quantité de matériaux qui lui sont propres et qu’il doit avoir recueillis personnellement, en dehors de la tradition générale, qu’il est impossible de comprendre pour quelle raison il n’aurait pas obtenu, sur ce voyage aussi, des renseignements que n’avaient pas possédés les deux autres.

Deux circonstances, l’une de temps, l’autre de lieu, confirment cette manière de voir. La première multiplication des pains avait eu lieu, d’après Jean 6.4 et même aussi d’après les synoptiques, à l’époque de l’avant-dernière Pâque, ainsi un an avant la Pâque où Jésus mourut à Jérusalem. Dès ce moment, d’après Jean 7.1, Jésus avait mené une vie ambulante en Galilée jusqu’à l’automne où il se rendit incognito (Jean 7.10) à Jérusalem, à la fête des Tabernacles (en septembre ou octobre). Jean passe rapidement sur les six mois d’été qui avaient précédé ce voyage et qui font l’objet détaillé de la narration synoptique. C’est à cette époque qu’eurent lieu en particulier les deux excursions aux extrémités septentrionales de la Palestine, l’une plus à l’ouest, vers les confins de la Phénicie ; l’autre, droit au nord, vers les sources du Jourdain et Césarée de Philippe ; excursions suivies, chez tous trois aussi, du dernier retour à Capernaüm (Matthieu ch. 16-18 ; Marc ch. 8-9). Tout cela a bien pu remplir l’intervalle entre le printemps et l’automne de cette année principale du ministère galiléen : Reste à savoir ce qui s’est passé depuis cet automne jusqu’à la Pâque de l’année suivante où Jésus est mort. Ce sont six mois entiers sur le contenu desquels c’est au tour de Matthieu et de Marc d’être brefs. Après l’indication du départ pour Jérusalem (Matthieu 19.1 ; Marc 9.1), ils ne mentionnent tous deux que cinq à six faits de moindre importance ; après quoi Jésus se trouve déjà aux portes de Jérusalem (Matthieu 21.1 ; Marc 11.1). Tout le contenu de ces deux récits pourrait aisément s’être passé en quelques jours au lieu de six mois. Qu’a donc fait Jésus pendant tout ce temps ? Jean nous raconte (ch. 7 et suiv.) qu’après le séjour de Jésus à la fête des Tabernacles, qui ne put être long, vu la manière même dont il s’y était rendu, il vint une seconde fois à Jérusalem un peu plus tard, à la fête de la Dédicace, en décembre (10.22). Après cela, Jean mentionne un séjour en Pérée (10.40) et un voyage de Pérée en Judée pour la résurrection de Lazare (ch. 11), puis un court temps de retraite à Ephraïm (11.54) et enfin l’arrivée à Jérusalem (12.12). Il y a sans doute là de quoi remplir en partie ces six mois d’intervalle entre la fête des Tabernacles et celle de la Pâque, sur lesquels nous sommes si incomplètement renseignés par Marc et Matthieu. Cependant on voit sans peine que le récit de Jean ne comble qu’imparfaitement cette grande lacune, et celui de Luc paraît indispensable pour expliquer suffisamment l’emploi fait par Jésus de ces derniers mois qui ont précédé sa mort.

Cette coïncidence générale de temps entre nos évangélistes une fois établie, nous en constatons d’autres plus particulières. Ainsi nous avons vu que Matthieu et Marc et, pouvons-nous ajouter, Luc (vu le parallélisme des traits racontés par tous tes trois, la présentation des enfants, le jeune homme riche, Bartimée) montrent que Jésus est arrivé avec ses disciples par la Pérée. Ce fait s’accorde avec la mention du séjour de Jésus en Pérée à la même époque (Jean 10.40-42). Ainsi encore Luc raconte dans le cours du voyage de Galilée en Judée une visite de Jésus chez Marthe et Marie à Béthanie (Luc 10.38 et suiv.) ; il y a là certainement au premier coup d’œil de quoi étonner, puisque Béthanie est tout près de Jérusalem ; mais la chose s’explique si nous nous rappelons que, d’après Jean, Jésus fit réellement à cette époque un et même deux séjours à Jérusalem, à la fête des Tabernacles d’abord, puis à celle de la Dédicace, et qu’il put par conséquent faire, dans ces deux circonstances, une visite à ses amis de Béthanie, peu avant la résurrection de Lazare. La parabole du bon Samaritain, placée aussi par Luc à ce moment-là (10.30 et suiv.), paraît bien avoir été prononcée dans le voisinage de Jérusalem. Peut-être une tradition mentionnait-elle ces faits sans en indiquer exactement le moment et le lieu, et l’on comprendrait ainsi comment Luc a pu les raconter d’une manière si peu précise, comment il dit, par exemple : en un certain bourg, au lieu de nommer Béthanie. Ou bien n’avait-il pas plutôt quelque raison de prudence qui l’empêchait de désigner ouvertement le lieu de la scène ?

Ainsi peuvent s’expliquer les quelques singularités que présente le récit de Luc et qui engagent tant de critiques : à en suspecter l’exactitude. Quoi qu’il en soit, il reste certain qu’il y a dans la vie de Jésus six mois entiers que Matthieu et Marc ont laissés à peu près vides et dont Jean et Luc nous ont seuls transmis, chacun à sa manière, le contenu, le récit de l’un complétant celui de l’autre, comme c’est en général le cas des narrations johannique et synoptique.

Le récit de voyage de Luc remplit encore une lacune d’un autre genre. Nous avons vu comment Jésus, partant du centre choisi par lui pour son œuvre en Galilée, Capernaüm, avait rayonné en différentes directions dans les districts environnants, à l’est (Gadara), à l’ouest (Nazareth), au nord (la Phénicie, puis les sources du Jourdain). Mais la partie méridionale de la Galilée, celle qui est adjacente à la Samarie, n’avait point entendu la parole de vie, ni contemplé la personne de Jésus. Ne serait-il pas naturel qu’avant de partir définitivement de Galilée pour se rendre à Jérusalem, Jésus eût voulu visiter encore cette contrée, ainsi que la Pérée, qui appartenait à la Terre-Sainte et qu’il n’avait fait qu’effleurer une fois ?

Si l’on considère de prés les quelques faits placés par Luc immédiatement après le départ indiqué 9.51 : l’offre des trois hommes disposés à suivre Jésus, avec la réponse de celui-ci (9.57-62), puis les adieux à la fois douloureux et sévères adressés aux villes de Galilée auprès desquelles son œuvre avait définitivement échoué (10.13-16), il est impossible de méconnaître, me paraît-il, que ces faits se placent tout naturellement au moment du départ de la Galilée plutôt qu’au cours d’une excursion d’un ou deux jours pendant le ministère galiléen, comme les place Matthieu 8.19-22 ; 11.20-24. Cet adieu tragique aux villes de Galilée ne convient qu’à cette heure solennelle, et les réponses, de Jésus aux trois hommes qui se montrent disposés à se joindre à lui, s’expliquent plus aisément aussi en un tel moment. Il en est de même de l’envoi des septante disciples qui suit dans le récit de Luc. Cette mesure exceptionnelle n’aurait pas été motivée dans la contrée abondamment évangélisée jusqu’alors par Jésus et par les Douze ; mais elle était nécessaire à l’égard d’une contrée nouvelle, que Jésus ne faisait que traverser rapidement et où il devait trouver les esprits éveillés et attentifs pour le moment de son passage.

Il est à peine besoin de réfuter les objections de Reuss et de Zahn. A l’occasion de 13.31, où quelques pharisiens menacent Jésus de la colère d’Hérode qui en veut à sa vie, Reuss objecte qu’Hérode n’avait rien à dire hors de la Galilée. Mais d’après 17.11, au moment de cet incident, Jésus est encore entre Samarie et Galilée, ainsi dans les Etats d’Hérode auxquels appartenait d’ailleurs la Pérée elle-même. Reuss allègue encore plusieurs autres inexactitudes dans le récit de Luc, qui ne serait tout entier qu’un pêle-mêle d’incidents appartenant à divers voyages de Jésus à Jérusalem ; mais ces prétendues erreurs s’expliquent facilement si l’on tient compte, comme nous vons fait, de la narration johannique relative à cette époque. Zahn prétend que les indications dispersées dans le récit, comme 9.51 ; 13.22 ; 17.1, ne sont, en aucune relation l’une avec l’autre, et par conséquent n’indiquent point un voyage suivi. Il est cependant bien clair que quand Luc, après avoir dit (9.51) : « Jésus tourna sa face pour se rendre à Jérusalem, » continue en disant (13.22) : « Et il parcourait les villes et les villages, enseignant et se rendant à Jérusalem, » et (17.11) : « Et en se rendant à Jérusalem, il traversait le pays entre Samarie et Galilée, » – il est bien clair, dis-je, que ces données successives sont en rapport l’une avec l’autre, et toutes ensemble avec la première, 9.51. Il suffirait, pour s’en convaincre, de la simple remarque que dans celle-ci, destinée à annoncer le départ, par lequel la situation change, sont employés les aoristes (ἐστήριξεν, ἀπέστειλεν) qui signalent ce changement, et que dans les suivantes nous trouvons les imparfaits (διεπορεύετο, διήρχετο), qui marquent le maintien de la situation une fois établie. Mais, dit encore Zahn, ces notices servent uniquement à faire comprendre mieux les circonstances du récit. Cette remarque pourrait à la rigueur s’appliquer à la troisième, où la situation « entre Samarie et Galilée » peut expliquer la présence d’un lépreux samaritain au milieu de neuf lépreux juifs ; mais cela est évidemment faux par rapport à la seconde, 13.22. Car comment saisir le moindre rapport entre cette indication, placée là par le narrateur, et ce qui précède (la parabole du levain) ou ce qui suit (la question sur le nombre des sauvés) ? Quant à la première et principale donnée (9.51), quelle relation Zahn peut-il découvrir entre la décision de Jésus de se rendre à Jérusalem et les deux torts de Jean, mentionnés l’un ayant (sa dureté vis-à-vis du croyant non disciple qui chassait les démons), l’autre après (la demande de faire descendre le feu du ciel sur la bourgade samaritaine), à moins que quelqu’un ne voulût prétendre que ces deux fautes du disciple bien-aimé ont découragé Jésus au point de l’engager à en finir et à s’en aller chercher la mort à Jérusalem ! Zahn prétend que la parole 9.51 ne signale nullement une coupure dans le cours de ce passage tout consacré à l’éducation des apôtres. Pour moi, dans toute la narration évangélique, je ne connais pas une coupure plus profondément marquée et indiquant plus nettement un nouveau commencement du récit.

Je dois encore mentionner trois explications intéressantes qui ont été données de ce grand morceau propre à Luc.

Schleiermacher y a vu (Sckriften des Lukas, p. 161) un récit de voyage provenant de deux narrations dues à deux compagnons de Jésus, l’une décrivant le départ, 9.51, avec ce qui l’a suivi, l’autre, l’arrivée à Jérusalem avec tout ce qui l’a précédée. Luc aurait combiné en un ces deux récits. Mais il faudrait pour cela qu’il eût commencé par retrancher la fin de l’un et le commencement de l’autre, procédé qui ne se comprend pas aisément. Toutefois, ce critique a raison quand il termine en disant : « Nous ne pouvons abandonner l’idée d’un récit de voyage. »

Wieseler a pensé que les passages où nous croyons trouver les jalons d’un récit de voyage suivi, marquent bien plutôt les points de départ de trois voyages différents, correspondant aux trois voyages mentionnés par Jean : le premier, 9.51, identique au voyage à la fête des Tabernacles (Jean ch. 7) ; le second, 13.22, répondant au voyage de Jésus à Béthanie depuis la Pérée (Jean ch.11) ; le troisième, 13.22, qui ne serait autre que le dernier voyage à Jérusalem (Jean ch. 12). Cette combinaison, d’une apparence séduisante, n’a pas eu de succès ; elle n’a été admise que par Edersheim, Ellicot et Caspari (Chronolog. geogr. Einl. etc., p. 153). Elle est certainement insoutenable. Le départ, Luc 9.51, fut très public, puisque Jésus était accompagné d’une multitude d’adhérents, parmi lesquels il choisit les septante disciples envoyés devant lui ; il ne peut donc être identifié avec le départ dont parle Jean pour la fête des Tabernacles (ch. 7) ; car celui-ci eut lieu comme en cachette, dit Jean 7.10, et Jésus ne fut alors accompagné probablement que par quelques-uns des apôtres. Quant aux deux dernières indications, Luc 13.22 et 17.41, il saute aux yeux qu’elles ne signifient nullement des départs nouveaux, mais uniquement la continuation du voyage dont 9.51 avait indiqué le commencement.

Keil suppose que Luc, possédant encore beaucoup d’enseignements de Jésus sur la nature du Royaume divin, son mode de développement, les conditions nécessaires pour y entrer, etc., a jugé que l’intervalle entre la résolution de Jésus de quitter la Galilée et son arrivée à Jérusalem était le moment le plus favorable pour y placer tous ces enseignements, et cela sans prétention à un ordre chronologique quelconque. Mais n’aurait-il pas été plus simple d’allonger de quelques pages le récit du ministère galiléen, et Luc serait-il homme à renier ainsi volontairement son programme d’écrire selon l’ordre des faits ?

Nous sommes conduits par toutes ces raisons au résultat suivant :

Après avoir prêché en Galilée pendant une année complète, depuis le printemps (Luc ch. 6.1) jusqu’au printemps suivant (9.10-17), année précédée d’un temps indéterminé d’activité, d’abord en Judée, puis en Galilée, Jésus sent que son travail en Galilée est à son terme et que le temps qui lui reste doit- être consacré aux contrées de la Terre-Sainte qu’il a laissées jusqu’ici en dehors de son action, et plus particulièrement à la Judée. Pressé par ses frères (Jean 7.1-9), il fait une courte apparition à Jérusalem à la fête des Tabernacles. Mais il s’y rend comme à la dérobée et de manière à surprendre les autorités, afin de ne pas leur donner le temps, de prendre des mesures contre lui. Que fit-il à la suite de ce séjour ? Le silence de Jean sur ce point laisse supposer qu’il revint en Galilée, tout comme après le séjour à la fête de Purim (Jean 5.47), où ce retour n’est point indiqué, mais est clairement supposé par tout le ch. 6. Si Jésus s’était rendu quelque part ailleurs, Jean n’eût pu manquer de l’indiquer, comme il indiquera bientôt le séjour en Pérée à la suite de la fête de la Dédicace (10.40-41), et le séjour au désert d’Ephraïm après le voyage à Béthanie (11.54). Nous pouvons donc être certains qu’après la fête des Tabernacles, Jésus revint en Galilée ; et ce fut alors que commença le voyage que raconte Luc dans la partie de son évangile qui nous occupe. Dans la parole si remarquable 9.51, Luc accentue avec force le caractère réfléchi et inébranlable de la décision que prit alors Jésus de se rendre à Jérusalem, tout en se rendant parfaitement compte du résultat final de cette démarche. Mais la question est de savoir quelle route il suivit dans ce voyage. Passa-t-il par la Samarie, comme il l’avait fait en revenant de Judée en Galilée (Jean 4.1 et suiv.) ? Mais en suivant cette route il serait arrivé en quelques jours au but du voyage. Ce n’était pas ce qu’il voulait ; car il savait bien qu’il ne ferait ainsi qu’accélérer sa mort et abréger son œuvre (Jean 7.6), et il comprenait que les douze heures de sa journée de voyage (Jean 11.9) n’étaient pas encore à leur terme. Il choisit donc l’autre chemin, le plus long, qui répondait le mieux au temps qui lui restait, et sur lequel il pouvait encore accomplir l’œuvre du Père. Il résolut de se rendre à Jérusalem en passant par deux contrées non encore visitées, la Galilée méridionale, adjacente à la Samarie, et la Pérée, où habitaient les descendants des tribus de Gad, de Ruben et de Manassé. Dans la première de ces deux contrées se trouvait la grande et fertile plaine d’Esdraélon, qui devait être alors extrêmement peuplée, d’après ce que Josèphe nous apprend de l’état général de la province à ce moment-là. Ce fut là le chemin qu’il suivit, avançant lentement de l’ouest à l’est vers la vallée du Jourdain et vers la Pérée ; il était accompagné par le cortège de ses nombreux adhérents galiléens. Dans cette contrée limitrophe, entre la Galilée et la Samarie, il arriva dès le premier jour, à la nuit tombante, dans le voisinage d’un village samaritain, dont les habitants lui refusèrent l’hospitalité. Il dut donc aller chercher un peu plus loin un gîte dans quelque village juif du voisinage. Il est absurde de conclure de cette circonstance, comme le font Meyer et Bleek, que ce fut cette contrariété insignifiante qui l’empêcha de suivre le chemin de la Samarie et, lui fit changer ainsi le plan qu’il s’était tracé. C’est à ce moment qu’il faut placer, comme nous l’avons vu, l’envoi des soixante-dix disciples qui devaient lui préparer la voie en éveillant l’attention publique. Il leur donna un rendez-vous en un point quelconque de la route qu’il allait suivre, tout en continuant lui-même le voyage avec les apôtres et le gros de la caravanec.

c – Le terme ὐπέστρεψαν, ils revinrent (10.17), ne signifie pas qu’ils revinrent en arrière, mais qu’ils vinrent rejoindre Jésus à l’endroit qu’il leur avait désigné.

Le retour de ces missionnaires improvisés, avec le rapport qu’ils lui firent, fut pour Jésus l’occasion d’un moment d’épanchement et d’allégresse, tel que nous n’en connaissons guère d’autre dans sa vie, sauf peut-être les deux jours passés à Sychar (Jean 4.43). Je crois pouvoir appeler ce morceau (10.21-24) le chef-d’œuvre de Luc.

A la fin de ce chapitre, se trouve le récit de la visite de Jésus chez Marthe et Marie, incident qui s’explique, comme nous l’avons vu, par les deux visites de Jésus en Judée que Jean mentionne à cette même époque, la première en octobre (7.10), la seconde en décembre (10.27) ; d’où il faut conclure que Jésus a interrompu le cours de son voyage galiléen, commencé après son retour de la fête des Tabernacles, et qu’au moment de celle de la Dédicace il a fait de nouveau une courte excursion dans la capitale. Alors peut avoir eu lieu la visite à Béthanie et avoir été prononcée la parabole du bon Samaritain. Puis Jésus aurait rejoint dans le district entre Samarie et Galilée (17.11) la foule qui l’accompagnait ; après quoi il traversa le Jourdain pour entrer en Pérée où, pendant ce temps, les septante disciples avaient préparé les esprits à son arrivée, et il aurait séjourné un certain temps dans cette province ; ce serait là le séjour que mentionne Jean immédiatement après la fête de la Dédicace (10.22, 40-42), et c’est de là qu’il aurait été rappelé à Béthanie par les sœurs de Lazare malade (Jean ch. 11).

Tout ce grand morceau de Luc (depuis 9.51) est très important, non seulement au point de vue religieux, en raison de tous les enseignements précieux qui nous y sont conservés, mais aussi historiquement parlant, puisque, rapproché du récit de Jean, il nous fait connaître l’emploi de cinq à six mois du ministère de Jésus laissés presque en blanc dans le récit des deux premiers synoptiques.

La réalité de cette mission des septante disciples est fortement suspectée par la critique actuelle. Baur y a vu une invention de Luc destinée à diminuer l’importance des douze ; mais une telle intention ne peut être attribuée au narrateur, qui avait raconté avec une solennité toute particulière leur élection à l’apostolat. D’ailleurs, quand on se permet une invention semblable, c’est dans le but de l’exploiter ; or, ni dans la suite de l’évangile, ni dans les Actes, Luc ne fait de nouveau mention de ces septante disciples et ne leur attribue le moindre rôle. Il n’est plus parlé que des Douze, comme compagnons de Jésus et comme fondateurs de l’Eglise. Holtzmann et Weiss voient plutôt dans ce récit l’effet d’un malentendu. Luc aurait trouvé dans l’une de ses sources (soit le Proto-Marc, soit Marc lui-même) le récit de l’envoi des Douze, puis dans l’autre (le Matthieu araméen ou les Logia), le même récit ; il aurait cru qu’il s’agissait de deux faits différents et les aurait juxtaposés. Mais, s’il trouvait dans les Logia ou dans le Matthieu primitif le discours prononcé à l’occasion de la mission des Douze, il devait l’y trouver figurant, comme adressé à ces Douze, ainsi que nous le lisons dans Matthieu 10.1-2 ; Marc, de son côté, n’est pas moins explicite sur ce point (6.7). Luc n’a donc pas pu se tromper, comme ces deux critiques le supposent, et même si nous admettons un pareil malentendu, il resterait à savoir d’où il a tiré ce nombre de 70 dont il n’y avait trace ni dans l’une, ni dans l’autre de ses sources. Il est remarquable que le fait de l’envoi des Septante, à la suite de celui des Douze, est rappelé par un écrivain du second siècle résolument anti-paulinien, l’auteur des Reconnaissances Clémentines, qui met dans la bouche de Pierre ces paroles (I, 40) : « Il nous a d’abord élus, nous Douze, qu’il a appelés apôtres ; puis il a élu encore soixante-douze autres parmi les disciples les plus fidèles. » Les Pères aussi parlent de plusieurs personnages (Barnabas, Sosthènes, etc.) qu’ils rangent (arbitrairement, il est vrai) parmi ces Septante. Nous avons expliqué la raison qui put provoquer à ce moment-là une telle mesure. Weiss a objecté, sans doute, la question adressée par Jésus aux Douze le soir du dernier souper : « Lorsque je vous ai envoyés sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? Ils lui dirent : De rien. » Mais si cette constatation n’a été faite par Jésus qu’à l’égard des Douze, c’est qu’eux seuls étaient présents à ce moment-là ; et cela n’empêche nullement que la même direction eût été donnée également aux Septante pour une mission semblable à celle des Douze.

A la suite de tous les faits qui ont signalé spécialement le moment du départ, nous lisons dans Luc une série d’incidents et d’enseignements qui, quoi qu’en ait dit Weizsæcker, ne présentent entre eux aucune espèce de liaison logique ou systématique et qui ont simplement le caractère de scènes de voyage variées, telles qu’elles se succédaient accidentellement.

Jésus, peut-être un jour avant de se remettre en route, prie à l’écart et, sur la demande d’un disciple, enseigne l’oraison dominicale et encourage ses auditeurs à la prière persévérante par la promesse de l’exaucement et la parabole de l’ami indiscret (11.1-13). Cet enseignement est inséré par Matthieu dans le sermon sur la montagne, évidemment d’une manière moins vraisemblable (ce qui n’empêche pas toutefois d’admettre que la teneur de l’oraison dominicale ait pu être plus exactement conservée chez lui que chez Luc). Les images de chercher et de heurter, dans le discours suivant, qui se rattachent si naturellement à la parabole de l’ami cherchant et heurtant de nuit à la porte de son ami, ont chez Luc un à-propos qui manque absolument dans Matthieu (6.8-13 et 7.7-11).

Un possédé muet se présente et Jésus le guérit. Les uns dans la foule l’accusent de chasser les démons par Béelzébub ; les autres voudraient le voir opérer une fois un miracle dans le domaine céleste. Jésus répond successivement aux uns et aux autres ; cette double réponse est interrompue par un épisode plein de fraîcheur et d’actualité ; une femme célèbre avec enthousiasme le bonheur de celle qui a mis au monde un tel fils. Reuss observe que ce petit trait, d’ailleurs sans importance, porte au plus haut point le cachet de l’authenticité et de l’originalité (11.14-36). Un pharisien invite Jésus à un repas ; il est immédiatement scandalisé de ce que son hôte se mette à table sans s’être lavé les mains. Jésus reproche alors aux pharisiens de nettoyer avec soin le dehors et de ne pas travailler à la purification du dedans. Là-dessus s’engage une vive altercation à laquelle prend part bientôt un docteur de la loi au nom de toute sa caste. Jésus exprime son indignation sur l’hypocrisie pharisaïque et sur l’orgueil égoïste des docteurs, et va jusqu’à menacer la génération qui l’entoure d’avoir à répondre devant Dieu de tout le sang innocent versé depuis le commencement du monde. Une partie de ces paroles sont placées par Matthieu dans le grand discours de condamnation prononcé à Jérusalem contre les scribes et les pharisiens (Matthieu ch. 18), tandis que Luc et Marc ne mentionnent à ce moment-là qu’une courte apostrophe.

La scène violente qui venait de se passer avait retenti au dehors ; une grande foule (des myriades, dit Luc) s’était rassemblée, tellement que les gens se foulaient les uns les autres ; Jésus proclame alors hautement que toute hypocrisie sera démasquée ; il rassure en même temps ses amis en leur déclarant, en face de cette foule hostile, qu’ils n’ont rien à craindre de la haine des hommes, que la punition de Dieu est la seule chose à redouter et que sa Providence veille sur les siens. Peut-être la parole sur le péché contre le Saint-Esprit, que mentionne ici Luc, n’est-elle pas aussi bien placée dans ce contexte que dans celui de Matthieu 12.31-32 et de Marc 3.28-29.

Un homme survient qui en appelle à l’arbitrage de Jésus dans une question d’héritage. Jésus profite de cette circonstance pour montrer à la foule, témoin de cette demande, l’impuissance de la richesse à donner la vie en quelque sens que ce soit. Puis, s’adressant à ses disciples (12.22), il les engage à se confier aux soins de la Providence, à ne pas craindre de mettre leurs biens terrestres au service de l’amour, emploi qui leur procurera un trésor bien plus excellent. Il prévoit une crise qui se déchaînera sur la terre par l’effet de son œuvre ; il hâte même de ses désirs le moment de consommer le sacrifice douloureux qui peut seul en assurer la réalisation ; enfin il invite ses auditeurs à chercher la réconciliation avec Dieu avant que le tribunal se dresse devant eux. Cette dernière parole est insérée par Matthieu dans le sermon sur la montagne (5.25-26), où elle a trait â la réconciliation des hommes entre eux. L’application faite par Luc est certainement préférable.

A ce moment arrivent de Judée des Galiléens, annonçant le crime que vient de commettre Pilate en faisant égorger quelques-uns de leurs compatriotes qui offraient un sacrifice dans le parvis. Jésus déclare alors qu’en cas de non conversion tous les Galiléens sont menacés d’un traitement semblable (par le glaive des armées romaines). Puis il tire un avertissement analogue, à l’égard des habitants de Jérusalem, d’un accident arrivé dans le voisinage de cette ville. Le coup qui menace le peuple juif et que font pressentir ces catastrophes n’est retardé que par l’intercession et le travail de celui-là même qui l’annonce en ce moment ; c’est ce que signifie la parabole du figuier stérile (13.6-9). Il est d’usage aujourd’hui d’identifier avec cette parabole le récit de la malédiction du figuier, rapportée par Marc et Matthieu et omise par Luc. Mais il y a bien plutôt contraste entre ces deux passages : d’un côté, un figuier préservé par la prière du vigneron ; de l’autre, un figuier périssant immédiatement par la parole de malédiction prononcée par ce même vigneron ; d’un côté, le salut du peuple envisagé encore comme possible ; de l’autre, une condamnation sans appel ! Comment est-il possible de fondre deux traits de nature si opposée ?

Dans le cours du voyage, Jésus ne manquait pas de fréquenter les synagogues le jour du sabbat. Dans une pareille circonstance, il guérit une femme courbée depuis longtemps par la maladie. Le chef de la synagogue s’indigne de cette œuvre accomplie en un pareil jour. Par un argument ad hominem populaire et écrasant, Jésus lui ferme la bouche ; la foule triomphe et Jésus prononce à cette occasion les deux paraboles sur la puissance du Royaume de Dieu, celle du grain de semence de moutarde et celle du levain, toutes deux proclamant la victoire assurée à l’Evangile sous deux aspects différents. Elle font partie de la grande collection de paraboles (Matthieu ch.13).

La remarque 13.22 constate la continuation du voyage. Un homme interroge Jésus sur le nombre des sauvés ; Jésus répond, comme il le fait aux questions de curiosité, par un appel à la conscience. La présence du Messie au milieu d’Israël n’empêchera pas le rejet de ce peuple, s’il refuse d’accepter les conditions du salut, humiliantes pour l’orgueil naturel et mortifiantes pour la chair, qu’impose l’Evangile. Les païens croyants remplaceront en ce cas Israël dans le Royaume divin. Matthieu rapporte ces mêmes paroles beaucoup plus tôt (8.11-12), à l’occasion de la foi du centenier de Capernaüm ; elles conviennent peut-être mieux à l’époque plus avancée où les place Luc.

Quelques pharisiens, d’accord sans doute avec Hérode qui désire débarrasser son pays de l’agitation populaire causée par le passage de cette foule, avertissent Jésus du danger qu’il court ; car, disent-ils Hérode a formé le dessein de le faire mourir. Jésus discerne la ruse que cache cette démarche : il la signale en désignant dans sa réponse le roi Hérode par le terme de renard (v. 32). Sa réponse à la menace des pharisiens est pleine de dignité : Hérode peut se tranquilliser ; l’œuvre de Jésus dans son royaume touche à sa fin (« aujourd’hui et demain » v. 32). Mais ce n’est pas à ce roi qu’il appartient de l’abréger, même d’un jour ; Jésus a un maître supérieur à lui (« aujourd’hui, demain et le jour suivant » v. 33). On peut à peine comprendre comment Wieseler a pris à la lettre cette locution : « aujourd’hui et demain, » et conclu de cette parole que Jésus n’était plus qu’à trois journées de chemin de Jérusalem. Mais ce qui est plus inconcevable encore, c’est que Holtzmann, dans la Synopsis de Huck, ait intitulé ce morceau : Départ de Galilée, comme si c’était ici seulement que commençait le voyage. – L’allocution poignante à Jérusalem comme à la ville à qui est échu le monopole du meurtre des prophètes, me paraît, quoi qu’on en pense généralement, mieux placée à distance de cette ville qu’au milieu d’elle, comme la place Matthieu (23.37).

Suit le récit d’un repas chez un chef pharisien en un jour de sabbat. Nous suivons en quelque sorte par le récit de Luc toutes les phases du repas. Dès l’entrée dans la maison se découvre un piège tendu à Jésus : un hydropique se tient là, attendant la guérison. Jésus le renvoie guéri, en justifiant de nouveau cette œuvre sabbatique par un argument ad hominem, mais différent du précédent (13.15-16) et finement approprié, cette fois encore, à la nature de la maladie. On prend place à table, ce qui donne lieu à une leçon d’humilité que provoque le choix des places par les convives. On est assis à table ; Jésus, observant la composition de l’assemblée, fait comprendre au maître de la maison comment pourrait agir une charité supérieure à la sienne. A l’occasion d’une parole optimiste de l’un des convives, il raconte la parabole du grand banquet. Une parabole analogue se lit Matthieu 22.1-14. Weiss pense que ce sont là deux formes différentes de la même parabole, et que la différence provient de ce que Luc a voulu introduire dans le tableau l’annonce de la vocation des Gentils. Il y a cependant entre les deux récits d’autres différences encore plus remarquables. Dans Luc, il s’agit d’un simple particulier invitant des amis ; dans Matthieu, c’est un roi célébrant les noces de son fils. Le refus des invités chez Luc est une simple impolitesse et n’entraîne d’autre conséquence que leur remplacement par d’autres convives ; dans Matthieu, c’est un symptôme de révolte préméditée, qui a pour conséquence la destruction de la ville où habitent les rebelles ; c’est l’annonce du jugement de Jérusalem. Beyschlag dit à ce sujet : « J’avoue que je ne puis comprendre comment ces deux formes si divergentes pourraient provenir d’une forme unique fondamentale, que les deux évangélistes auraient eue sous les yeux. » N’est-il pas en effet plus naturel d’admettre que Jésus s’est servi deux fois de la même image et que la seconde fois, à un moment plus avancé de l’incrédulité nationale, il a donné au tableau une couleur plus sombre, un caractère plus menaçant, en rapport avec la situation aggravée que nous trouvons dans Matthieu (22.1 et suiv.) ?

La marche continue ; Jésus est accompagné d’une multitude qui se presse autour de lui. Loin de se laisser éblouir par ce succès apparent, il met ses auditeurs en garde contre un enthousiasme superficiel et une profession de foi irréfléchie, qui pourraient avoir pour eux des conséquences plus graves qu’ils ne pensent. Il s’agit d’une œuvre considérable à poursuivre jusqu’à son terme : d’un grand édifice à construire, d’une guerre à livrer à un ennemi plus fort que soi. Avant d’entreprendre une pareille tâche, il faut être décidé à l’achever, fût-ce au prix de toute sa fortune, fût-ce même au prix de sa vie. Sinon, il vaudrait mieux reculer pendant qu’il en est temps, afin de ne pas s’exposer au ridicule en laissant là un édifice inachevé, ou à la honte en demandant la paix à l’ennemi qu’on avait bravé (14.25-35).

Dans cette foule, se trouve un groupe de péagers, auxquels Jésus fait un bienveillant accueil et au repas desquels il ne refuse pas de s’associer. Ils se sont émus de ses appels à la repentance et leur cœur s’ouvre avec bonheur aux promesses de grâce par lesquelles il les relève. Un groupe de pharisiens épie ce qui se passe et en tire occasion de suspecter la moralité de Jésus lui-même. Cette situation (15.1-2) jette un jour complet sur les trois paraboles que Jésus prononce en ce moment. On a voulu voir dans la personne de l’enfant prodigue, non les péagers, mais les païens, et dans celle du fils-aîné, non les pharisiens, mais les Juifs. Cet essai de donner à cet admirable tableau des compassions divines une couleur anti-judaïque et systématique n’a pas réussi.

Jésus avait stigmatisé l’orgueil et la dureté pharisaïques dans la personne du fils aîné. A l’adresse de ces mêmes pharisiens, mêlés au cortège, il raconte encore deux paraboles, celle de l’économe infidèle et celle du mauvais riche (ch.16). Elles forment un contraste. La première montre l’usage prudent à faire des biens terrestres, pendant qu’on les possède, afin d’en jouir encore quand on ne les aura plus. L’infidélité de l’économe, enfant de ce siècle, devient aux yeux de Jésus comme l’image renversée de la fidélité de l’enfant de lumière dans l’usage des biens qu’il tient de l’unique et divin propriétaire (16.10). La seconde montre aux riches comment l’emploi, innocent en apparence, mais en réalité criminellement égoïste, qu’ils font de leurs biens, leur prépare une rétribution prochaine et terrible. Renan prétend que c’est le fait même de la richesse que Jésus condamne dans cette parabole, et qu’il faut l’appeler, non celle du mauvais riche, mais celle du riche. Mais dans ce cas Jésus aurait dû se borner à décrire le bien-être du riche ; il n’eût pas été nécessaire de joindre à ce tableau le trait si saillant de son indifférence et de sa dureté envers Lazare ; et surtout Jésus eût dû se garder de faire du richissime Abraham le type des Israélites pieux et bienheureux. La condamnation du riche ne vient pas de sa richesse, mais de ce qu’il n’a pas écouté Moïse et les prophètes (v. 29 et 31), pour faire de son bien, selon leurs préceptes, l’emploi conforme à la charité.

Entre ces deux paraboles, Luc place un morceau qui les explique et les unit plutôt qu’il ne les sépare ; il caractérise les pharisiens comme des amateurs de l’argent (φιλάργυροι ὑπάρχοντες) et fait ainsi comprendre le but de ces deux tableaux, dont l’un indiquait le bon usage de l’argent, et l’autre, l’abus qu’on en peut faire, sans pourtant commettre rien de positivement criminel (v. 14). A cette remarque de son propre fonds, l’évangéliste rattache quelques paroles de Jésus qui sont plutôt des aphorismes détachés, qu’un discours suivi. Elles font l’effet de notes prises accidentellement et sans suite, et qui sont tombées ainsi entre les mains de Luc. Elles concernent d’abord, comme nous venons de le voir, les pharisiens. Jésus répond à leurs moqueries en les avertissant que l’admiration des hommes, bien loin de les sauver, attire d’autant plus sur leur hypocrisie l’indignation de Dieu qui connaît les cœurs. Mais qu’ils se le disent bien, la venue de Jean-Baptiste met fin à leur criminelle domination en Israël, ainsi qu’au formalisme légal sur lequel elle s’appuie. Un temps nouveau commence ; le Royaume des cieux est dès maintenant ouvert à tous par l’Evangile, et quiconque y aspire, peut s’en emparer. Non que la loi puisse jamais être simplement mise de côté ; elle reste comme la base du jugement que chacun doit porter sur soi-même et comme la règle que Dieu appliquera (v. 29). La sévérité de cette règle sera même renforcée ; ainsi le divorce suivi d’un nouveau mariage, qui était autrefois toléré, sera désormais interdit. Il est clair que ce discours à bâtons rompus n’a pu être tenu ainsi par Jésus. Ce sont là quelques déclarations, occasionnellement recueillies. Nous le constatons aisément par rapport à la dernière (v. 18), qui n’est autre chose que le résumé de l’entretien de Jésus avec certains pharisiens sur le divorce (Matthieu 19.3-12 ; Marc 10.2-12), entretien qui avait eu lieu, d’après ces deux évangélistes, peu après le départ de Galilée et qui avait peut-être été provoqué par la conduite du roi Hérode Antipas. Il est plus difficile d’expliquer comment est venue s’égarer ici la parole sur la permanence de la loi que Matthieu place, avec raison sans doute, dans le sermon sur la montagne (5.18). La parole relative à l’ouverture du Royaume divin depuis Jean-Baptiste se retrouve aussi, dans un contexte plus naturel, paraît-il, dans le discours de Jésus sur le Précurseur (Matthieu 11.12-13).

Le même genre de composition par morceaux détachés reparaît peu après, au commencement du ch. 17 ; nous trouvons là quatre courtes paroles dont il est impossible de deviner l’occasion et de saisir la liaison. Qu’on en juge : il s’agit

  1. du scandale
  2. du pardon des offenses
  3. de la puissance de la foi
  4. de l’absence de tout mérite acquis par l’obéissance humaine.

Ces paroles hétérogènes sont jetées là, l’une à côté de l’autre, sans aucune indication particulière. C’est un fait significatif ; il prouve que quand Luc ne possédait pas dans ses sources orales ou écrites l’indication de la situation dans laquelle Jésus avait prononcé une parole, il ne se permettait pas de combler cette lacune à l’aide de sa propre imagination, comme le prétendent la plupart des critiques actuels. Luc possédait là comme un fond de portefeuille, qu’il a reproduit sans y rien ajouter. La simplicité d’un tel procédé n’est-elle pas la meilleure garantie de la fidélité des courtes notices qui précèdent la plupart des enseignements rapportés dans ce récit de voyage ?

Jésus s’avance lentement vers le Jourdain en traversant le district où confinent la Galilée et la Samarie (17.11). Ici a lieu la guérison des dix lépreux, parmi lesquels se trouve le Samaritain reconnaissant, mêlé à neuf Juifs ingrats.

Des pharisiens interrogent Jésus sur l’époque de la venue du Règne de Dieu ; Jésus leur répond qu’il est déjà là, mais qu’il vient invisiblement. Puis, s’adressant à ses disciples (v. 12), il leur déclare que, sous la forme visible et glorieuse sous laquelle ils attendent son avènement, ils auront à l’attendre longtemps ; car il s’écoulera de longs jours, durant lesquels ils soupireront après cette grande manifestation, sans la voir se réaliser ; jours pleins de séductions pour les croyants, jours de complète mondanité pour les non croyants, semblables à ceux qui précédèrent le déluge et la destruction de Sodome. Tout ce discours s’applique exclusivement à la Parousie (la venue du Fils de l’homme, v. 24). Il se retrouve en partie Marc ch. 13 et plus complètement Matthieu ch. 24 ; mais, chez tous deux, joint à la prophétie sur la ruine de Jérusalem et placé avec celle-ci à l’avant-veille du jour de la Passion. Nous retrouvons ici le procédé ordinaire des deux évangélistes, dont l’un, Luc, met les paroles de Jésus à leur place historique, tandis que l’autre, Matthieu, réunit dans de grands corps de discours les matières plus ou moins homogènes.

A la suite de ce discours, Luc rapporte deux paraboles, l’une, celle de la veuve et du juge inique, relative à la persévérance dans la prière, vertu qui sera nécessaire à l’Eglise, en raison du long temps qui s’écoulera jusqu’à la Parousie (comparez 18.8) ; l’autre, celle du pharisien et du péager, qui prouve que parmi ses disciples Jésus discernait aussi parfois l’esprit de propre justice.

Jésus traverse un hameau ; des parents lui apportent leurs petits enfants pour qu’il les bénisse. Les disciples cherchent à les éloigner ; mais Jésus s’y oppose. D’après Luc, il réprimande les disciples (ἐπετίμησε) ; le terme employé par Marc est plus fort : il s’indigne, se fâche (ἠγανάκτησε). Matthieu dit simplement : Il dit (εἶπε).

C’est à ce moment (18.15) que le récit de Luc rejoint celui des deux autres synoptiques, dont il s’était séparé depuis le départ de Galilée pour faire place à une narration plus complète des nombreux incidents du voyage. D’après Matthieu 19.1 et probablement aussi d’après Marc 10.1, Jésus se trouvait alors en Pérée ; les trois synoptiques se rencontrent sur ce point avec le récit de Jean, suivant lequel, après la fête de la Dédicace, Jésus fit un séjour dans cette province (10.40-42).

Chez Luc, comme chez Marc et Matthieu, la bénédiction des enfants est suivie de la rencontre du jeune homme riche et des entretiens avec les disciples sur le renoncement et les dédommagements qui lui sont assurés. Dans Matthieu, suit la parabole des ouvriers appelés à différentes heures et également rétribués, qui est omise par Marc et Luc. Puis, dans tous les trois, Jésus annonce de nouveau ses prochaines souffrances et son rejet par les autorités juives. Chose étrange ! Cette annonce est suivie chez Marc et Matlhieu de la demande ambitieuse soit des fils de Zébédée (Marc), soit de leur mère en leur faveur (Matthieu). N’ont-ils donc pas compris ce que Jésus vient de dire au sujet de son prochain rejet ? Oui, car ils acceptent d’y être associés. Mais ils l’envisagent comme momentané et voient sans doute dans sa résurrection qu’il leur annonce l’image d’une réhabilitation glorieuse. Luc omet ce trait ; l’ignorait-il ? Cela ne serait pas possible si, comme un si grand nombre l’admettent aujourd’hui, il avait composé son récit au moyen de celui de Marc ou de Matthieu et surtout de tous les deux. Dans ce cas il faudrait conclure de cette omission qu’il ne cherche pas à charger les apôtres, mais plutôt à les ménager.

A ce moment du voyage, Marc décrit en traits frappants (10.22) Jésus marchant hardiment en tête du cortège et les apôtres le suivant à distance, étonnés et craintifs. Ce petit tableau, dû à Marc, mais qui manque chez Luc, s’accorde bien avec la parole de Thomas, au moment où Jésus se rendait de Pérée à Béthanie (Jean 11.16). – Guérison d’un aveugle avant d’entrer à Jéricho ; Matthieu parle de deux (Marc d’un seul, nommé Bartimée), comme guéris à la sortie de la ville. Visite chez Zachée ; trait particulier à Luc.

Jésus, voyant en ce moment la foule remplie des plus glorieuses espérances, comme si le règne messianique allait commencer à son arrivée dans la capitale (comparez 19.11), cherche à calmer cette exaltation en leur faisant comprendre par la parabole des marcs que toute une économie de travail doit précéder celle de la gloire qu’ils croient si proche, et que ce sera le degré de la fidélité de chacun dans la première qui déterminera celui de sa récompense dans la seconde. Cette parabole, analogue à celle des talents (Matthieu ch. 25), en diffère cependant sur quelques points essentiels, mais surtout quant à la pensée dominante : dans celle des talents, sommes de valeurs différentes confiées aux serviteurs, mais parité dans la récompense accordée à la fidélité ; dans celle des marcs, mêmes sommes confiées à tous les serviteurs, beaucoup plus nombreux, mais différence dans les degrés de la récompense accordée à la fidélité et punition plus sévère à l’égard de ceux qui ont délibérément agi contre les intérêts du maître.

§ 6.
Le ministère à Jérusalem
19.29 à 21.38

Le verset 28 : « Et en disant cela, il marchait devant eux, montant à Jérusalem, » forme la transition du séjour à Jéricho à l’entrée dans Jérusalem. C’est la conclusion du récit de voyage, répondant à la résolution indiquée 9.51.

Ce dernier séjour de Jésus à Jérusalem, le seul que racontent les synoptiques, comprend trois faits princiaux :

  1. l’entrée de Jésus et de son cortège, 19.29-44
  2. le règne messianique de Jésus dans le temple, 19.45 à 21.4
  3. l’annonce de la ruine de Jérusalem et du peuple juif, 21.5-38.

La relation entre ces trois faits se comprend d’elle-même.

A et B. L’entrée dans la capitale et le règne dans le temple (19.29 à 21.4).

D’après le récit des trois synoptiques, il semblerait que Jésus ait accompagné immédiatement la caravane des pèlerins jusqu’à Jérusalem, tandis que, d’après Jean (12.1-8), il s’arrêta le soir à Béthanie, où un repas lui avait été préparé par ses amis, et ce ne fut que le lendemain qu’il fit son entrée dans la capitale, au jour appelé Jour des Rameaux.

Trois traits frappants distinguent ici le récit de Luc : le souffle d’enthousiasme qui s’empare de la foule des disciples accompagnant Jésus ; sa réponse écrasante aux murmures des pharisiens ; l’accès de sanglots qui le saisit à la vue de la ville et à la pensée du sort qui l’attend. Ces trois traits inimitables révèlent à la fois l’excellence et l’indépendance des sources de Luc. L’expulsion des vendeurs, que Jean place tout au commencement (ch. 2), est rapportée ici par les trois synoptiques. Chacune des deux situations peut être défendue par des raisons à peu près équivalentes. Cependant, le fait que les synoptiques ne racontent que ce dernier séjour à Jérusalem, et que, par conséquent, à moins d’omettre complètement cette scène importante, ils devaient nécessairement la placer dans ce séjour, est un motif de préférence en faveur du récit de Jean.

Jésus s’en va passer la nuit à la montagne des Oliviers. A l’occasion de son retour au temple, le lendemain matin, se place, d’après Mathieu et Marc, la malédiction du figuier stérile qu’omet Luc ; celui-ci décrit en échange la faveur dont le peuple entoure Jésus et l’inquiétude croissante des chefs.

Ici les trois synoptiques rapportent l’interrogatoire officiel que fait subir à Jésus une délégation du Sanhédrin au sujet de l’autorité qu’il s’arroge. La réponse de Jésus, qui en appelle au témoignage de Jean-Baptiste, ferme la bouche à ces envoyés ; et Jésus déclare alors au peuple, dans la parabole des vignerons, la cause de la haine dont il est l’objet de la part des chefs ; il dévoile à l’avance le crime que ceux-ci se préparent à commettre et le châtiment terrible qui en résultera. Les différents partis de ses adversaires, pharisiens, Hérodiens, sadducéens, se concertent pour lui poser des questions qui seront autant de pièges. La plus grave et la plus compromettante est celle des pharisiens et des Hérodiens réunis, qui porte sur le tribut à payer à César, question semi-religieuse et semi-politique, à laquelle il semble que Jésus ne puisse répondre sans s’exposer soit au jugement du gouverneur, soit au mécontentement du peuple. La question des sadducéens sur la résurrection des corps fait plutôt l’effet d’une frivole plaisanterie, propre à ridiculiser le sujet auquel elle se rapporte et celui à qui elle est adressée. Enfin, après une question d’un scribe bien disposé sur le commandement de la loi le plus important (fait omis par Luc), Jésus interroge à son tour ; il pose aux scribes une question relative à deux qualités du Messie, en apparence contradictoires, celle de fils de David, qu’ils lui attribuent, et celle de Seigneur de David, que ce roi lui-même lui attribue. Leur refus de répondre ou leur impuissance à le faire donne à Jésus l’occasion de mettre le peuple en garde contre le caractère orgueilleux et hypocrite de ces docteurs. Au lieu de ce discours sévère, mais très bref, chez Luc, s’en trouve un dans Matthieu (ch. 23), beaucoup plus long, où l’on retrouve une partie de celui que Luc avait rapporté dans le récit d’un repas en Galilée (11.37 et suiv.). Il me paraît probable que, dans ce cas comme dans d’autres, Matthieu a réuni des matériaux, appartenant à des circonstances différentes, dans un discours unique qu’il place au moment qui lui paraît le plus opportun. Le récit de Marc confirme la forme abrégée que nous trouvons dans Luc.

Luc et Marc font ici ressortir le contraste entre la conduite des riches, qui ne mettent au tronc qu’une faible part de leur superflu, et celle de la veuve qui y met, comme ils disent tous deux, de son déficit (τῆς ὑστερήσεως ou τοῦ ὑστερήματος)).

G. Le discours sur le temps qui doit s’écouler entre le départ du Christ et son retour final (21.5-37).

A la suite des scènes de ce jour laborieux, Jésus s’était assis dans le parvis où il avait été témoin de l’aumône de la veuve. Sur la remarque d’un des disciples qui faisait ressortir les magnificences du temple et des offrandes qui y étaient exposées, Jésus annonce la ruine qui va fondre sur toutes ces merveilles. Luc ne rapporte pas sa sortie du temple à la suite de cette menace ; mais le discours suivant ne peut avoir été tenu en public, et Matthieu (20.1) mentionne expressément ce départ. Jésus va s’asseoir avec quelques-uns de ses disciples – Marc seul les nomme : Pierre, Jacques, Jean et André – en face du temple, sur la montagne des Oliviers ; et là, en réponse à une question des disciples provoquée par la parole qu’il vient de prononcer, Jésus leur expose ce qui se passera pour les croyants à la suite de sa prochaine séparation d’avec eux ; les apôtres représentent en ce moment devant lui tous les croyants jusqu’à son retour.

J’ai examiné, à l’occasion du ch. 24 du premier évangile, les questions qui se rapportent à cette prophétie. Elle traite d’abord des circonstances douloureuses qui suivront pour les croyants le départ de Jésus (Matthieu 24.4-14) ; puis suit l’annonce de la ruine de Jérusalem, de la destruction du temple et de la dispersion du peuple juif (v. 15-22). A la disparition de l’Etat israélite succédera une période troublée par l’apparition de faux prophètes et de faux Christs, durant laquelle les croyants anxieux attendront avec impatience la Parousie (v. 23-28). Ce temps de tribulation aboutira à l’avènement du Christ, qui sera pour le monde un moment de terreur sans pareille, et pour les élus le signal de leur délivrance et de leur rassemblement glorieux (v. 29 et suivants.).

Voilà, si je ne me trompe, d’après Matthieu ch. 24 et Marc ch. 13, le cours général de la prophétie. Il me paraît que l’on commet généralement la grande faute de ne tenir à peu près aucun compte des paroles importantes qui, dans ces deux comptes-rendus, s’interposent entre la ruine de Jérusalem et la Parousie et qui décrivent en peu de mots l’état des choses pour l’Eglise et le monde entre la première et la seconde venue du Seigneur (Matthieu 24.23-28 ; Marc 13.21-23). Ce temps est celui où l’Eglise, la veuve de la parabole, crie à Dieu nuit et jour pour obtenir sa délivrance (Luc 18.6).

Le cours de la prophétie est à peu près le même dans Luc : d’abord les tribulations qui précéderont la ruine de Jérusalem (21.5-19) ; puis la disparition de l’Etat juif (v. 20-24) ; et, après un intervalle appelé les temps des Gentils, le retour glorieux du Christ (v. 25-28).

La différence principale entre Luc et les deux autres synoptiques est la parole Luc 21.24, où Jésus dit que « Jérusalem sera foulée par les Gentils jusqu’à ce que les temps des Gentils soient accomplis. » Cette parole annonce évidemment qu’un temps plus ou moins considérable, destiné aux Gentils, séparera la ruine de Jérusalem d’avec la Parousie ; et l’on prétend communément que c’est ici une adjonction, due à la plume de Luc, qui, écrivant à une époque plus ou moins postérieure à la ruine de Jérusalem, a voulu corriger les deux autres évangiles qui rattachaient trop étroitement la Parousie à cet événement. Mais nous venons de constater positivement que, chez Marc et Matthieu aussi, entre ces deux événements s’interpose toute une période nécessairement parallèle à ces temps des Gentils dont parle Luc. Et comment, en effet, Jésus, qui connaissait les prophéties de l’Ancien Testament si nombreuses annonçant la conversion de toutes les nations du monde à Jéhova, n’aurait-il pas cru à une époque destinée à l’accomplissement de ces prophéties et aurait-il fermé toute possibilité à leur réalisation en rattachant sans aucun intervalle la fin des choses à la ruine du peuple juif ? D’ailleurs, ce n’est pas seulement dans notre passage que, d’après Luc, Jésus a fait pressentir un tel intervalle. Nous avons vu au ch. 17, qui traite spécialement de la Parousie, qu’il s’est exprimé ainsi en parlant aux disciples (v. 22 et 23) : « Des jours viendront où vous désirerez de voir un des jours du Fils de l’homme, et vous ne le verrez pas ; et l’on vous dira : Le voici, ici ! le voilà, là ! N’y allez pas et ne courez pas après eux ! » De même, dans la parabole des marcs (19.12-27), le maître qui part pour aller recevoir la royauté doit faire pour cela un lointain voyage (v. 12), et pendant ce temps ses serviteurs doivent fournir par leur travail la mesure de leur fidélité respective. Enfin, dans la parabole de la veuve et du juge inique (18.1-8), l’Eglise, privée de son époux, doit en appeler avec persévérance à l’intervention de son libérateur qui tarde longtemps à venir, ajoutons : si longtemps même que Jésus exprime une crainte, c’est que, pendant ce long temps d’attente, la foi et la prière de l’Eglise ne viennent à faiblir et même à cesser tout à fait, de telle sorte qu’au moment de son retour il n’y ait plus ici-bas personne pour l’attendre et pour l’accueillir (v. 8).

N’est-il pas évident, par toutes ces paroles, que Luc ne peut pas avoir semées à l’avance de son propre chef pour préparer celle de notre v. 24, que celle-ci exprime fidèlement la pensée de Jésus lui-même ? Il paraît donc nécessaire d’admettre que, dans ce cas comme dans une foule d’autres, Luc a été plus complètement et plus exactement renseigné que les deux autres évangélistes.

Sans doute, il reste la parole étonnante du v. 32 : « En vérité, je vous dis que cette génération ne passera point que toutes ces choses ne soient arrivées. » Je crois avoir donné sur ce point les explications nécessaires, p 187-190. Il me paraît, en effet, sinon certain, du moins probable, que cette parole, comme celle de Matthieu 10.28, ne peut avoir été appliquée par Jésus lui-même qu’à la ruine de Jérusalem ; c’est ce qui résulte, pour la seconde, de l’expression : les villes d’Israël, Matthieu 10.23.

Le terme : les temps des Gentils (καιροὶ ἐθνῶν), est remarquable. Plusieurs l’entendent dans ce sens : les temps durant lesquels il est donné aux Gentils de dominer sur Jérusalem. Mais dans ce cas la phrase serait bien tautologique ; Jésus annoncerait que Jérusalem sera foulée par les Gentils durant tout le temps accordé aux Gentils pour la fouler !

De plus, s’il ne s’agissait du temps qu’au point de vue de la durée, le terme χρόνος eût mieux convenu que celui de καιρός qui indique toujours une certaine opportunité ; enfin le pluriel (καιροὶ) ne signifierait rien dans le sens que nous combattons, à moins qu’on ne l’entendît de la série des peuples différents qui se succéderont dans la domination de la Terre-Sainte, idée qui est ici bien peu naturelle. Le terme de καιροὶ indique plus naturellement la succession des moments favorables réservés à chaque peuple païen pour entendre l’Evangile et accepter le salut offert. Cette expression ainsi comprise répond parfaitement à celle de Luc 19.44, où Jésus menace Jérusalem de la ruine « parce qu’elle n’a pas connu le temps de sa visitation » (τὸν καιρὸν τῆς ἐπισκοπῆς σου). Comme Israël a eu son καιρός, son occasion de salut, pendant la vie du Sauveur, qui a été pour ce peuple le moment de la visite divine, ainsi tous les peuples de la terre doivent avoir avoir aussi leur moment favorable, durant lequel l’occasion de saisir le salut leur sera successivement offerte. Le jour où ces καιροὶ prendront fin coïncidera, d’après Romains 11.25 tout comme d’après notre passage, avec celui où Israël sera converti et rétabli dans sa position de peuple élu. Sa période d’endurcissement, déclare Paul, durera « jusqu’à ce que la plénitude des Gentils soit entrée (ἄχρις οὗ τὸ πλήρωμα τῶν ἐθνῶν εἰσέλθῃ). » – Tout le cours de l’histoire du monde durant ces dix-neuf siècles est comme la contrepreuve de cette parole, que l’on ne peut accuser d’être une prophétie post eventum.

§ 7.
La Passion
ch. 22 à 23

D’une manière générale, le récit de Luc marche dans cette partie parallèlement à celui des deux autres ; mais, tandis que ces deux derniers présentent à peu près le même contenu et la même teneur, celui de Luc en diffère presque à chaque pas soit par des omissions, soit par des traits nouveaux qui lui sont particuliers et qui parfois lui sont communs avec le récit de Jean (comparez 22.3, 24-27, 32, 39,50 ; 23.6 ; 24.4, 36 et suiv.). Aussi quelques-uns de ceux qui, comme Reuss et Weiss, ont fait dépendre Luc, jusqu’à ce point du récit, de Marc ou du Matthieu primitif, se voient-ils forcés d’admettre, malgré l’invraisemblance d’une telle supposition, l’un, que le Marc primitif ne contenait pas l’histoire de la Passion, l’autre, que le Matthieu primitif était dans le même cas et se terminait avec Matthieu 26.13 (l’onction de Marie).

A. Les circonstances préparatoires de la Passion (22.1-38).

Luc, comme Marc et Matthieu, en mentionne deux : la trahison de Judas (22.3-6) et le dernier repas de Jésus avec les disciples (v. 7-23). Il omet ici l’onction de Jésus à Béthanie, que Marc et Matthieu placent à ce moment (probablement en raison de la relation entre cette scène et la trahison de Judas, dont le récit précède et suit) ; nous savons en effet par Jean 12.1-8 que ce repas à Béthanie avait eu lieu déjà plusieurs jours auparavant. Quelques-uns en expliquent l’omission chez Luc par la raison qu’il avait déjà raconté un fait semblable au ch. 7 ; parfois aussi on croit pouvoir identifier ces deux récits. Mais toutes les circonstances sont différentes, sauf le nom du maître de la maison (Simon). Là, c’était en Galilée ; ici, c’est à Béthanie ; là, c’était à une époque encore peu avancée ; ici, c’est à l’approche de la fin ; là, l’entretien roulait sur le rapport de la foi et de l’amour ; ici, sur la mort prochaine de Jésus ; enfin, là, il s’agissait d’une femme de mauvaises mœurs ; ici, de Marie de Béthanie ! Quant au nom de Simon, l’hôte de Béthanie est plus particulièrement qualifié par l’épithète de lépreux ; mais il se pourrait cependant que ce nom eût été transposé dans la tradition.

Au sujet du dernier repas, nous nous retrouvons en face de la question déjà traitée, celle de savoir si le soir où a eu lieu ce repas a été celui du 13-14 nisan ou celui du 14 au 15, question d’où dépend celle du jour de la mort de Jésus. Marc et Matthieu disent : le premier jour des pains sans levain. Dans le langage de Josèphe, ce terme peut désigner soit le 14, soit le 15, selon qu’il attribue tantôt huit, tantôt sept jours à la fête des pains sans levain. En aucun cas, le 13 n’était compris dans les sept jours de la fête, puisque ce n’était que vers la fin de ce jour que l’on enlevait tout levain des demeures juives et que l’on confectionnait les pains sans levain destinés à être mangés durant la fête. Luc s’exprime très différemment ; il dit au v. 7 : « vint (ἦλθε) le jour des pains sans levain où on devait immoler la Pâque. » A quel moment nous place cette date ? Le mot vint serait bien étrange s’il s’agissait du cours du jour que nous nommons le 14 ; car, d’après la manière de parler juive, toute la nuit qui avait précédé cette journée, depuis le soir du 13, appartenait déjà au jour légal du 14 ; et Luc ne pourrait dire : « vint le jour, » en parlant du moment où toute la première moitié de ce jour, les douze heures de nuit, aurait été déjà écoulée. Cette expression nous place bien plutôt au moment ou finissait le 13 et où commençait le 14, c’est-à-dire vers la fin de l’après-midi du jour que nous désignons comme le 13. Luc ajoute, en explication pour des lecteurs non Juifs : « Où devait être immolée la Pâque. » Or, l’immolation de l’agneau pascal avait lieu au temple l’après-midi du 14, entre 3 et 5 h. ; ce moment, comme tout le jour auquel il appartenait, était donc encore à venir, d’après Luc. S’il eût voulu désigner le 15 et non le 14, il eût dû dire : où l’on devait manger, non immoler, la Pâque. D’après tout cela, le moment désigné par Luc au v. 7, où eut lieu l’entretien préparatoire de Jésus avec les disciples, fut donc le 13 après-midi et non pas le 14 au matin. A ce résultat exégétique s’ajoutent deux circonstances remarquables. Clément d’Alexandrie rapportait dans son écrit sur la Pâque que l’on n’attendait point jusqu’au 14 pour s’assurer un appartement pour le repas pascal du soir (14 au 15), mais que l’on s’y prenait d’avance, dès le jour précédent, à cause de la foule immense des pèlerins venus pour célébrer la fête. L’on donnait pour cette raison au jour du 13 le nom de pro-préparation (προετοιμασία), le 14 étant celui de la préparation (ἑτοιμασία) proprement dite. Il est donc probable que ce fut déjà à la fin du 13, et non pas le 14, que les disciples demandèrent au Seigneur (v. 9), (comparez Marc 14.12 et Matthieu 26.17) : « Où veux-tu que nous te préparions la Pâque ? » De plus, Jésus leur donne comme indication de la maison au propriétaire de laquelle ils devront s’adresser, la rencontre d’un domestique qui entrera dans cette maison avec une cruche d’eau fraîchement remplie. Or, d’après les usages juifs, le 13 au soir, « avant que les étoiles parussent au ciel, » chaque père de famille devait ou puiser ou faire puiser à la fontaine l’eau pure destinée à la confection des pains sans levain. On accomplissait ce rite en disant : « C’est ici l’eau des pains sans levain » ; après quoi on allumait un flambeau et l’on fouillait toute la maison pour en faire disparaître tout reste de pain levé. Le signe que Jésus donne à ses disciples correspond donc bien au moment que nous supposons avoir été celui de cet entretien, c’est-à-dire l’après-midi du 13, un certain temps avant la tombée de la nuit.

Mais pourquoi cette manière mystérieuse de désigner la maison et pourquoi le choix de ces deux disciples, particulièrement intimes, Pierre et Jean (nommés par Luc seul) ? L’intention de Jésus ne me paraît pas douteuse ; il connaissait les projets de Judas, cela ressort de tout le récit du repas qui va suivre ; et comme il tenait au plus haut degré à disposer librement de cette dernière soirée, il voulait se mettre à l’abri des surprises que pouvait lui préparer la perfidie de son disciple. Voilà pourquoi il envoie à la ville les deux apôtres dans lesquels il avait le plus de confiance, pour exécuter les préparatifs du repas qu’il se propose d’accomplir le soir même ; car il sait bien que le lendemain, au jour et au moment légal, pour lui ce sera trop tard ; comparez Matthieu 26.18.

Ce dernier repas peut-il avoir été un repas pascal comme celui que tout le peuple devait célébrer le lendemain soir ? Il me semble impossible de le nier absolument, comme le fait Caspari, dans sa Chronolog. geograph. Einleitung in das Leben Jesu, 1869. p. 173-176, ouvrage avec lequel je suis d’accord sur l’ensemble de la question. Il croit pouvoir nier que l’agneau pascal ait figuré en aucune manière dans ce repas et pense qu’au v. 8, dans ces mots : « Préparez-nous la pâque, » le mot de pâque désigne seulement les pains sans levain, les Mattsoth, avec les autres aliments ordinaires du repas pascal (laitues, sauce, etc.). Ce sens paraîtra impossible si l’on pense qu’au v. 7 le mot de pâque désigne exclusivement l’agneau pascal (« immoler la pâque ») ; comment donc dans le verset suivant ce même mot désignerait-il le repas sans l’agneau ?

Si les observations précédentes sont fondées et si par conséquent la commission donnée par Jésus à ses deux disciples l’a été (d’après Luc) au soir du 13 et non, au matin du 14, il suit de là que le repas ainsi préparé ne peut avoir eu lieu que dans cette même soirée, à moins qu’entre les v. 13 et 1 4 il ne faille supposer l’omission de vingt-quatre heures (de toute la nuit du 13 au 14 et de toute la journée du 14), ce qui est manifestement contraire à toute vraisemblance.

L’heure, dont parle Luc au v. 14, pouvait être celle de huit à neuf heures de la soirée du 13 ; les disciples avaient eu le temps, depuis cinq à six heures, de préparer les mets du repas avec l’agneau, si, comme il est probable, le maître de la maison le tenait en réserve pour ses hôtes, ou même aussi s’ils avaient dû se le procurer. De l’immolation dans le temple il ne pouvait être question ; car cet acte officiel n’avait lieu que le lendemain dans l’après-midi, et Jésus et les siens, comme excommuniés (Jean 9.22), ne pouvaient y avoir part.

Jésus pouvait donc, dans un cas aussi exceptionnel, recourir au mode primitif, pratiqué lors de la sortie d’Egypte et qui, d’après 2 Chroniques 30.7, avait été usité jusqu’au temps du roi Ézéchias, d’après lequel chaque père de famille immolait lui-même son agneau pascal. Jésus avait bien le droit, dans sa position particulière, d’user de cette prérogative originaire, d’autant plus que, dans le repas qu’il allait célébrer, l’agneau immolé ne devait point être traité comme la victime du sacrifice qu’il avait en vue, la victime pascale étant dès maintenant tout autre et l’acte de la manducation transformé désormais en un acte de nature spirituelle. En effet, ce dernier repas de Jésus, bien loin d’être la célébration légale du repas pascal, en était l’abolition définitive, par l’institution d’un repas nouveau, destiné à commémorer une autre délivrance et un autre sacrifice. Aussi bien, dans le récit des trois synoptiques, n’est-il fait aucune mention de l’agneau comme partie intégrante du repas. La place que tenait cette victime dans le discours du père de famille israélite, Jésus la donne dans ses paroles sacramentelles au pain et au vin qui le représentent lui-même. L’agneau, s’il est encore cette fois présent, ne l’est plus que comme monument du repas ancien qui sert ici uniquement de point de départ à l’institution d’un repas nouveau, signe d’une alliance nouvelle.

D’après le récit de Luc, le repas commença par un entretien simple et familier dans lequel Jésus ouvrit son cœur à ses disciples, leur exprimant combien il avait ardemment désiré ce moment où il pourrait être seul à table avec eux avant le jour où ils se retrouveraient ensemble dans le royaume céleste. Puis, en signe de la communion spirituelle contractée entre eux et lui pour l’éternité, il fit passer une coupe à laquelle ils burent tous, coupe qui rappelait celle par laquelle le père de famille ouvrait le repas de la Pâque. Dès les temps anciens, on a commis une grossière erreur ; on a cru, comme une foule de critiques le font encore, que cette coupe appartenait déjà à l’acte d’institution de la sainte Cène ; et c’est sans doute ce malentendu qui a produit le désordre extraordinaire que présente le texte des documents dans les versets suivants. Si l’on comprend bien le sens tout simple et naturel des paroles de Jésus v. 15-18, il n’y a plus rien qui puisse étonner et qui motive des corrections, comme celles que l’on rencontre dans les manuscrits, v. 19 et 20. C’est dans ces derniers versets seulement qu’est renfermée l’institution de la sainte Cène. Entre les deux parties de cet acte, Luc place, comme Paul lui-même (1 Corinthiens 11.25), tout le repas. Si 1 Corinthiens 10.16 et suiv., Paul place la distribution de la coupe avant celle du pain, il faut remarquer que ce n’est point ici le récit historique, mais qu’il s’agit uniquement du sens du repas, et, sous ce rapport, le contexte réclamait plutôt cet ordre. (Voir mon Commentaire sur la 1re Epître aux Corinthiens, II, p. 101.) La formule de l’institution présente dans Luc un rapport beaucoup plus étroit avec celle de Paul qu’avec celle de Marc et de Matthieu. Cette dernière doit reposer sur une tradition différente de celle d’où est provenue la première. Il est probable que Marc et Matthieu ont reproduit la forme du rite tel qu’il était célébré en Palestine depuis le temps des apôtres. Les deux formules relatives au pain et au vin s’étaient graduellement assimilées l’une à l’autre, tandis que la formule assez différente de Luc provient plutôt de la révélation particulière que Paul avait reçue sur ce point de Christ lui-même. Il me paraît en effet impossible d’expliquer la parole de l’apôtre (1 Corinthiens 11.23) : « Car, pour moi (ἐγὼ γὰρ), j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis…, » en l’appliquant à la tradition commune qui serait parvenue à Paul comme à tous les autres croyants. Paul met sa personne trop spécialement en relief par ces premiers mots : ’γὼ γὰρ…, pour qu’il me soit possible de croire qu’il ne s’agisse pas d’une communication faite à lui personnellement par le Seigneur. On objecte l’emploi de la préposition ἀπὸ, au lieu de παρὰ ; mais cette dernière était déjà comprise dans le verbe. On demande comment aurait pu avoir lieu une telle communication ; je l’ignore, mais j’en trouve une semblable dans le récit Actes 9.11 et suiv., où le Seigneur apprend à Ananias que Saul de Tarse est là en prière et que ce même Saul « a vu dans sa prière un homme, nommé Ananias, entrant chez lui et lui imposant les mains pour lui rendre la vue. » Mais si nous ne pouvons comprendre le mode d’une telle révélation, nous en comprenons l’importance et même la nécessité. Paul n’avait pas assisté lui-même à l’institution de la Cène et il devait en rendre témoignage dans toutes les églises de la gentilité dont il était le fondateur et le directeur. Les différences qui distinguent son récit (1 Corinthiens ch. 11), ainsi que celui de Luc, de ceux de Marc et de Matthieu, montrent combien il importait qu’il ne dépendit pas uniquement de la tradition courante. On le constate surtout par l’ordre : « Faites ceci en mémoire de moi, » qui donne à l’acte de la Cène le caractère d’un rite permanent et qui ne se trouve mentionné que par Paul et par Luc. On voit par là que ce dernier avait emprunté la teneur de l’institution, non sans doute à la 1re épître aux Corinthiens, mais à Paul lui-même, avec qui il avait souvent célébré la Cène. Comment les changements si considérables que Paul apporte aux formules de Marc et de Matthieu pourraient-elles être de sa propre invention ? Il s’agit des paroles du Christ lui-même, et de paroles faisant partie d’un acte particulièrement solennel. Croire que Paul ait apporté de son chef à de telles paroles des additions ou des changements plus ou moins considérables, cela ne me paraît pas possible.

Après l’acte de la sainte Cène, Luc mentionne la révélation de la trahison de Judas, que Marc et Matthieu avaient placée, d’une manière moins vraisemblable, me semble-t-il, avant le repas.

A la suite du souper, nous lisons chez Luc la mention d’une dispute entre les apôtres sur la question de savoir lequel serait le plus grand. On voit comment, malgré tous les efforts du Maître, ils en étaient restés à leurs idées de grandeur terrestre. Deux fois déjà ils avaient été repris à cet égard (comparez Marc 9.23 et suiv. et 10.35-45). Bien plus, Jésus venait de leur annoncer à plusieurs reprises son prochain supplice, et même de le figurer en quelque sorte sous leurs yeux dans la sainte Cène. Il faut donc qu’ils se représentassent, comme le brigand sur la croix, Jésus revenant du ciel où il allait rentrer, pour établir sans délai ici-bas son règne glorieux. C’était sans doute dans ce sens qu’ils avaient compris la promesse de sa résurrection et non sous la forme du retour du corps de Jésus à la vie. La réponse de Jésus, que Luc seul nous a transmise, comme tout ce récit, est bien remarquable par la relation qu’elle établit entre les deux évangiles de Luc et de Jean : « Qui est le plus grand, dit Jésus, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Et me voici au milieu de vous comme celui qui sert. » Comment méconnaître l’étroit rapport entre cette parole et l’acte du lavement des pieds raconté Jean ch. 13 ? Ce rapport deviendrait plus frappant encore si, dans le récit Jean ch. 13, on plaçait le lavement des pieds à la fin du repas, comme ce serait le cas en donnant aux mots δείπνου γενομένου, avec Caspari et Zahn, le sens de : le repas étant achevé. Mais, même indépendamment de cette question, il reste ici en tout cas une coïncidence frappante entre Luc et Jean, à ajouter à beaucoup d’autres ().

Suivent dans Luc une promesse glorieuse faite aux apôtres, en reconnaissance de leur fidélité persévérante (promesse qui se retrouve dans un tout autre contexte, Matthieu 19.28, et qui pour le sens ressemble beaucoup à celle qui, d’après Jean 13.20, termina la scène du lavement des pieds) ; puis deux paroles propres à Luc : la promesse d’une intercession particulière en faveur de Pierre, à l’occasion de la chute qui le menace ; puis une invitation aux disciples à se pourvoir désormais d’une épée, image figurant l’état de lutte qui allait commencer pour eux, après les temps de la bienveillance relative dont ils avaient joui jusqu’alors de la part du peuple.

B. La Passion : Gethsémané et Golgotha (22.39-62).

Trois traits distinguent le récit de la lutte de Gethsémané dans Luc : il ne mentionne que deux actes de prière ; il rapporte l’apparition d’un ange venant fortifier Jésus après le premier, et la sueur de sang qui accompagna le second. L’omission de ces deux derniers traits dans le Vaticanus, ainsi que dans quelques autres documents, ne me paraît pas une raison suffisante pour en rejeter l’authenticité ; car elle peut facilement avoir eu un motif dogmatique. Il faut enfin remarquer l’excuse bienveillante que donne Luc du sommeil des disciples, qu’il attribue à la grandeur de leur douleur (ἀπὸ τῆς λύπης)

Dans le récit de l’arrestation, Luc fait ressortir la part que prend à cette acte la puissance des ténèbres (v. 53), rappelant ainsi sa propre expression à la fin du récit de la tentation : ἄχρι καιροῦ, jusqu’à un moment favorable (4.13). Il mentionne avec les autres synoptiques le coup d’épée donné par l’un des disciples, mais, comme eux, sans le nommer, et désigne, avec Jean, l’oreille coupée comme la droite.

Dans le récit du jugement de Jésus, Luc omet les deux comparutions qui eurent lieu durant la nuit : la première, chez Anne, qui fut plutôt une enquête préparatoire (Jean) ; puis la grande et solennelle séance du Sanhédrin, chez Caïphe, dans laquelle la sentence de mort fut prononcée. Luc, chose étrange, ne mentionne qu’une séance, une troisième, différente des deux précédentes et qui n’eut lieu que le matin suivant, probablement dans le local officiel du Sanhédrin ; elle est mentionnée également par Matthieu 27.1 et suiv. et par Marc 15.1, de sorte qu’il n’y a aucune raison de douter, comme on l’a fait parfois, de sa réalité, en prétendant l’identifier avec l’une des deux autres. Voici probablement la raison de cette différence entre Luc et les deux autres récits. Les deux premières séances ne pouvaient, d’après la coutume juive, comme aussi d’après la loi romaine, avoir aucune valeur légale, puisque la sentence de mort avait été prononcée durant la nuit. Comme le dit Edersheim (The life of Jesu, II, p. 557), d’après les traités Schabb. 9b et Sanh. 32a : « Aucun procès ne pouvait commencer une fois la nuit venue, à moins que la discussion n’eût commencé durant la journée précédente. » Plummer cite le rabbin Maimonide disant (Sanh. 3) : « Le grand Sanhédrin siège depuis le sacrifice du matin jusqu’au sacrifice du soir. » Et, d’après la loi romaine aussi (voir Lange, Leben Jesu, III, p. 1476, et Sepp, III, 484, cité par lui) : « Une sentence juridique prononcée avant le lever du jour était sans valeur. » Si ces assertions sont exactes, la séance supplémentaire du matin, racontée par Luc et confirmée brièvement par Matthieu et Marc, n’a plus rien qui doive nous étonner. Keim lui-même dit : « Le Sanhédrin n’avait plus à discuter, mais seulement à approuver et à confirmer la décision prise durant la nuit. » C’est à ce moment que Matthieu place l’arrivée de Judas, rapportant le prix de sa trahison dans le local officiel des séances du Sanhédrin. Cette séance fut absolument plénière (Matthieu 27.1), tandis que plusieurs membres avaient sans doute manqué à celle de la nuit, convoquée à la hâte. Luc la caractérise aussi comme telle par cette expression : « Dès qu’il fut jour, le πρεσβυτέριον du peuple fut rassemblé…, et ils l’amenèrent dans leur assemblée (εἰς τὸ συνέδριον αὐτῶν, 23.6), » et par ces mots, 23.1 : « L’assemblée tout entière s’étant levée (ἀναστὰν ἅπαν τὸ πλῆθος αὐτῶν). » On comprend donc que Luc n’ait mentionné que celle de ces séances juives qui avait une réelle valeur juridique.

Le récit que fait Luc du jugement de Jésus par Pilate mentionne seul le renvoi de l’accusé devant Hérode et la réconciliation entre ce roi et Pilate, qui fut l’effet de cette démarche courtoise du second.

Dans le récit du supplice, Luc fait ressortir d’abord la parole compatissante adressée par Jésus aux femmes de Jérusalem qui le suivaient désolées. Puis il mentionne trois des sept paroles de Jésus sur la croix, omises par les autres évangélistes : sa prière d’intercession pour ses bourreaux ; sa promesse au brigand repentant et la parole d’abandon final par laquelle il remet son esprit aux mains de son Père. Luc seul décrit enfin le retour à la ville du peuple, agité d’un pressentiment sinistre à la vue des signes qui avaient accompagné cette mort.

A l’occasion de l’ensevelissement de Jésus, Joseph est caractérisé par Luc comme un homme bon et juste, en quelque sorte le καλὸς καὶ ἀγαθός des Grecs ; par Marc, comme un vénérable sénateur (εὐσχήμων βουλευτής), et par Matthieu, comme un homme riche (ἄνθρωπος πλούσιος) ; chaque évangéliste le signalant ainsi par le trait le plus conforme à l’esprit du peuple pour lequel il écrit.

En terminant, Luc fait ressortir le repos des femmes qui, plutôt que d’embaumer immédiatement le corps, respectent scrupuleusement la sainteté du sabbat qui va suivre et qui, comme le fait ressortir Jean 19.31, était un jour particulièrement vénérable, à la fois comme sabbat hebdomadaire et comme premier jour sabbatique de la fête.

§ 8.
La Résurrection et l’Ascension
ch. 24

a La victoire du péché avait amené le règne de la mort dans l’humanité ; celle de la sainteté devait y ramener la victoire du règne de la vie ; avant tout dans la personne de celui qui l’avait remportée, puis chez tous ceux qui par la foi en lui réaliseraient à leur tour une victoire sur le péché semblable à la sienne. Cette conséquence était à la fois naturelle et surnaturelle, naturelle quant à la loi d’où elle résultait, et surnaturelle par la force seule capable de l’accomplir.

a – A comparer sur ce sujet le travail de M. Ed. Riggenbach, professeur à Bâle : Die Quellen der Auferstehungsgeschichte.

Nous arrivons au point où diffèrent le plus nos récits évangéliques. On pourrait comparer ici ces quatre récits à des amis qui, après avoir voyagé ensemble, en arrivant près du terme de leur course, prennent chacun le chemin qui le ramène à son logis particulier. Nul œil humain n’a été témoin de la résurrection ; ce fait ne nous est connu que par les révélations qu’en a données le ressuscité lui-même. En réunissant toutes celles qui nous ont été rapportées, nous trouvons dix apparitions dont chaque évangéliste a consigné quelques-unes, plus spécialement appropriées au caractère de son écrit. Luc en renferme quatre ; Matthieu, deux ; Marc, quatre ; Jean, quatre (trois dans l’évangile proprement dit, une dans le supplément). Nous avons de plus l’énumération de Paul dans la première aux Corinthiens (ch. 15), qui en contient cinq, et, avec celle qui lui a été accordée à lui-même, six.

Commençons par le récit de Luc, pour le comparer ensuite avec ceux des autres.

A la suite du récit de la visite des femmes au sépulcre (24.1-11), Luc mentionne les quatre apparitions suivantes – j’omets le fait raconté v. 12, verset dont l’authenticité est douteuse – :

  1. L’apparition aux deux disciples qui se rendaient à Emmaüs (v. 13-32)
  2. l’apparition à Pierre, mentionnée v. 34
  3. l’apparition aux apôtres, le soir du jour de la Résurrection (v. 36-49)
  4. celle de l’Ascension (v. 50-53).

Dans le récit de la visite des femmes au sépulcre, Luc mentionne seul Jeanne, femme de l’intendant Chuza. Il l’avait également nommée 8.3, parmi les femmes qui prenaient soin de Jésus ; il peut y avoir eu quelque relation entre elle et le Manahem, compagnon d’enfance d’Hérode, dont parle encore Luc (Actes 13.1). Dans le message de l’ange aux femmes, Luc omet la promesse d’un revoir en Galilée, si expressément mentionnée dans Matthieu et dans Marc ; cette omission est d’autant plus remarquable qu’elle coïncide avec une autre toute semblable, celle de la promesse que Jésus avait faite avant sa mort, Matthieu 26.32 et Marc 14.28, en ces termes : « Après que je serai ressuscité, je vous reconduirai en Galilée, » et enfin – ce qui est plus frappant encore – avec l’omission de tout récit d’apparition en Galilée. Comment expliquer toutes ces lacunes remarquablement concordantes ? Seraient-elles intentionnelles ? C’est bien ce qu’on serait obligé d’admettre si Luc avait eu soit Marc, soit Matthieu, soit l’un et l’autre sous les yeux, comme la critique actuelle tend à l’admettre. Mais quelles raisons aurait pu avoir Luc pour exclure en quelque sorte systématiquement toute apparition et même toute parole relative à une apparition dans la province où Jésus avait rempli, d’après lui aussi bien que d’après les deux autres, la plus grande partie de son ministère, province qu’il mentionne d’ailleurs dans le message même de l’ange (v. 6) : « Quand il était encore en Galilée. » N’est-on pas obligé, dans ce cas, de reconnaître plutôt que Luc a écrit sans connaître les deux autres synoptiques ? C’est aussi la seule raison plausible que l’on ait pu donner jusqu’ici de la grande lacune que l’on constate, immédiatement avant l’entretien de Césarée de Philippe, entre les versets 17 et 18 du ch. 9.

D’après Luc 24.22-23, les femmes revenant du tombeau racontèrent aux apôtres ce qu’elles avaient vu, tandis que, d’après Marc 16.8, tout effrayées, elles n’en dirent rien à personne. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Car le moment signalé par Luc est évidemment postérieur à celui dont parle Marc ; il correspond à celui qui suivit le retour de Marie-Madeleine de sa première visite matinale au tombeau (Jean 20.2).

La première apparition chez Luc est celle qui eut lieu sur le chemin d’Emmaüs, – bourg qui était sans doute une localité voisine du hameau de Kolonieh, sur le chemin de Jérusalem à Jaffa, à un peu moins de deux lieues de Jérusalem. Le Talmud dit : « Maüza (Emmaüs) est Kolonieh. » Quant au Cléopas nommé v. 18, il pourrait avoir été le frère de Joseph.

Lorsque les deux voyageurs, qui s’étaient rendus à Emmaüs, reviennent à Jérusalem le soir même, ils trouvent les Onze remplis d’émotion par la nouvelle d’une apparition de Jésus à Pierre (v. 34). Les apôtres eux-mêmes sont peu après surpris par la présence soudaine de Jésus, qui se tient au milieu d’eux (v. 36 et suiv.). S’ils doutent au premier moment, c’est à force de joie, dit Luc (v. 41 : ἀπὸ τῆς χαρᾶς). Pour les convaincre de la réalité de sa présence, Jésus prend part aux aliments qui se trouvent là sur la table pour le repas du soir. On s’est moqué de ce détail, comme si, d’après Luc, c’était pressé par la faim que Jésus ressuscité avait mangé ! Mais le contexte montre clairement qu’il n’a agi ainsi qu’en vue de convaincre les disciples de la réalité corporelle de son apparition. Pierre, chez Corneille, affirme ce fait dans le même but, quand il dit : « Nous avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts » (Actes 10.41).

La quatrième apparition racontée par Luc est celle qui aboutit à l’Ascension (v. 50 et suiv.). Comme elle est rattachée immédiatement à la précédente, sans indication expresse d’un intervalle tant soit peu considérable dans le récit, de très nombreux critiques pensent aujourd’hui qu’au moment où Luc écrivait son évangile, il plaçait l’Ascension le soir même du jour de la Résurrection, et que si, dans le premier chapitre des Actes, il met un intervalle de quarante jours entre les deux événements, c’est qu’il a suivi une tradition différente qui lui était parvenue postérieurement. Mais dans ce cas l’Ascension n’aurait pu avoir lieu qu’au milieu de la nuit. Quand les deux disciples arrivèrent d’Emmaüs, la soirée devait être déjà bien avancée ; les discours dont le sommaire se trouve v. 44-49 durent prendre aussi un certain temps. Il faudrait donc se représenter l’Ascension arrivée en pleine nuit ! Comment admettre une telle supposition ? Il y a plus : Thomas manquait ce soir-là, d’après Jean, et une seconde apparition, où il se trouvait, eut lieu huit jours plus tard. Paul, de son côté, parle d’une apparition qui eut lieu en présence d’une assemblée de plus de 500 personnes, et il la mentionne entre celles dont parle Luc au jour de la Résurrection et celle de l’Ascension. Nous parlerons plus tard de celles de Matthieu ch. 28 et de Jean ch. 21.

Si tous ces faits ne sont pas de pures inventions, il en résulte qu’il faut voir dans le passage v. 44-49 de Luc, où il rend compte des instructions données aux apôtres, un sommaire bref et très fragmentaire de tous les enseignements que Jésus leur donna durant les six semaines qui séparèrent le jour de la Résurrection de celui de l’Ascension. C’est d’ailleurs ce que paraît indiquer la forme brisée de cette conclusion : « Or, il leur dit (εἶπεν δὲ πρὸς αὐτοῦς), » v. 44 ; « Alors il leur ouvrit l’esprit (τότε διήνοιξεν…), » v. 45 ; « Et il leur dit (καὶ εἶπεν αὐτοῖς), » v. 46. C’est là une conclusion à la fois abrégée et succincte d’un récit que l’on se réserve de reprendre plus tard d’une manière plus complète et plus détaillée. Comme dit bien Hofmann : « La conclusion de l’évangile est destinée à clore le récit précédent, mais non à introduire le récit nouveau. » Si Luc eût réellement changé d’opinion dans l’intervalle entre les deux écrits, il eût jugé plus raisonnable de corriger sans tarder la fin du premier que de se mettre en contradiction avec lui-même en commençant le second et de jeter ainsi le trouble dans l’esprit de ses lecteurs.

Reuss cite, à l’appui de l’opinion que je combats ici, la parole suivante de l’épître dite de Barnabas (c. 15) : « Nous célébrons le huitième jour dans l’allégresse, ce jour où Jésus ressuscita des morts et apparut et monta au ciel. » Mais l’auteur de cette lettre, en parlant ainsi, peut avoir pensé au dimanche en général, jour qu’il aurait envisagé par erreur comme celui de l’Ascension, aussi bien que de la Résurrection ; ou bien, ce qui me paraît plus probable, il a envisagé la Résurrection comme la rentrée de Jésus dans le ciel, d’où il revenait chaque fois qu’il apparaissait, idée qui pouvait se déduire des paroles de Jésus, Jean 20.17 : « Je monte vers mon Père et votre Père, » et Luc 24.44 : « N’est-ce pas là ce que je vous disais, quand j’étais encore avec vous ? »

Le récit de l’Ascension chez Luc est remarquable par sa simplicité et surtout par sa brièveté, qui dépasserait même les bornes si l’auteur n’avait pas eu l’intention de compléter plus tard son tableau. Cette brièveté serait encore plus frappante si, comme il me paraît qu’on doit le faire, on accepte les nombreux retranchements apportés au texte reçu dans les v, 12, 39, 40, 51 et 52 par D et plusieurs autres documents occidentaux.

Comparaison des récits de Luc (ch. 24) et de Matthieu (ch. 28).

Le récit de Luc présente le plus grand contraste avec celui de Matthieu.

D’un côté, quatre apparitions, toutes en Judée ; de l’autre, deux apparitions, dont l’une seulement en Judée, l’autre en Galilée ; la première, de moindre importance, accordée aux femmes qui revenaient du tombeau, et que quelques critiques envisagent comme une interpolation postérieure, lors même qu’elle ne manque dans aucun document, mais qui doit plutôt être identifiée avec celle accordée à Marie-Madeleine (Jean 20.11 et suiv. ; Marc 16.9-10), que, la tradition avait étendue à toutes les femmes venues au sépulcre, en la modifiant dans quelques traits ; la seconde, au contraire, est une scène d’une importance capitale, formant la clôture normale du premier évangile. Jésus y annonce solennellement à ses apôtres, rassemblés sur la montagne de Galilée qu’il leur avait indiquée (le προάγειν dont avaient parlé Matthieu et Marc), son élévation à la souveraineté universelle et à la pleine position messianique ; il leur donne en conséquence la mission de faire entrer dans son Royaume toutes les nations en les instruisant de sa parole et en les baptisant en son nom ; et pour l’accomplissement de cette tâche immense, il leur promet son secours journalier et sa présence personnelle jusqu’à la consommation de cette œuvre. Il est bien évident qu’en leur confiant cette mission et en leur faisant cette promesse il envisage ces quelques hommes qu’il a devant lui comme les représentants des croyants de tous les temps et de tous les lieux et qu’il leur tient un langage approprié à cette qualité. Le témoignage de Paul nous permettra de compléter ce qu’il reste à dire sur cette apparition galiléenne racontée par Matthieu.

Comparaison des récits de Luc (ch. 24) et de Marc (ch. 16).

Nous devons ici renvoyer avant tout à la discussion à laquelle nous nous sommes livré. Dans la fin de Marc sont mentionnées quatre apparitions, la première à Marie-Madeleine (comparez Jean ch. 20), la seconde et la troisième aux deux d’Emmaüs et à tous les apôtres, le soir du jour de la Résurrection (comparez Luc 24.13-43) ; la quatrième est celle de l’Ascension (v. 19-20), dans laquelle Marc me paraît avoir réuni les deux adieux de Jésus en Galilée à tous les croyants de cette contrée (Matthieu ch. 24) et en Judée aux apôtres en particulier (Luc ch. 24). La parole de l’ange aux femmes (Marc 16.7) ne permet pas de douter que Marc n’ait voulu raconter la même scène finale qu’a racontée Matthieu (ch. 24), mais en la réunissant avec la scène de l’Ascension décrite par Luc (Marc 16.19-20).

Comparaison des récits de Luc (ch. 24) et de Jean (ch. 20 et 21).

L’accord entre les récits de Luc et de Jean s’établit facilement. Parmi les coïncidences qui les rapprochent, il ne faudrait pourtant pas compter la course de Pierre et de Jean au sépulcre, mentionnée Luc v. 12, verset probablement interpolé d’après le récit de Jean. Peut-être l’un des deux récits peut-il servir à expliquer l’autre sur un point spécial. Luc parle au v. 34 de l’apparition de Jésus à Pierre, mais il ne fait, mention d’aucune apparition à Jean. Ce fait, qui au premier coup d’œil paraît étrange, peut s’expliquer par le récit de Jean lui-même, qui raconte comment il arriva à la foi à la Résurrection par la seule vue de l’ordre régnant dans le tombeau. Comme il n’en fut pas de même de Pierre, celui-ci eut besoin d’être convaincu par le moyen d’une apparition sensible.

Jean raconte trois apparitions en Judée et, dans le supplément (ch. 21), qui procède de lui directement ou indirectement, une quatrième en Galilée. La première, celle à Marie-Madeleine, se retrouve abrégée dans Marc et appliquée à toutes les femmes dans Matthieu ; la seconde, celle aux apôtres, le soir du jour de la Résurrection, se retrouve dans Luc et dans Marc : ce fut celle où manquait Thomas ; la troisième, le soir du sabbat suivant, après l’achèvement de la fête, est mentionnée par Jean seul. Jésus avait attendu ce moment avant de renvoyer les disciples en Galilée, sans doute pour leur donner le temps de ramener Thomas, la brebis qui menaçait de s’égarer tout à fait ; cette troisième apparition s’est confondue chez tous les autres avec la précédente. Enfin en est mentionnée une à sept disciples (cette fois Thomas rangé parmi eux), au bord du lac de Génésareth, racontée par Jean seul, mais importante comme confirmation du retour des apôtres en Galilée dans l’intervalle entre la Résurrection et l’Ascension. C’est un morceau en quelque sorte parallèle à celui de l’apparition racontée par Matthieu, qui eut lieu également en Galilée, mais sur une montagne.

Comparaison de l’énumération de Paul (1 Corinthiens 15.5-7) et des quatre récits évangéliques.

Ce passage de l’apôtre est d’une grande importance dans la question des apparitions du Ressuscité. D’abord, il a été écrit bien antérieurement à tous les récits évangéliques. Puis il est l’exposé non pas seulement d’une tradition générale, mais d’une communication apostolique faite personnellement à l’apôtre Paul. Actes 9.26, nous lisons que Paul, revenu pour la première fois à Jérusalem après sa conversion, fut introduit par Barnabas auprès des apôtres ; cette expression assez vague doit être précisée, d’après Paul lui-même, par Galates 1.18-19, où nous lisons que ces apôtres furent Pierre et Jacques, le frère du Seigneur. En effet, Paul appelle ce dernier apôtre, dans le sens large du mot, en s’exprimant ainsi : « Je ne vis (outre Pierre) aucun autre des apôtres, que Jacques, le frère du Seigneur. » Paul passa alors quinze jours auprès de Pierre et de Jacques. Quel sujet dut revenir plus fréquemment dans les entretiens du nouveau croyant avec ces deux hommes que le grand fait sur lequel reposait leur foi commune, la résurrection de Jésus ? Paul écrit 1 Corinthiens 15.3 : « Je vous ai transmis en première ligne (ἐν πρώτοις) ce que j’ai aussi reçu. » De qui, reçu ? Certainement des deux personnages qu’il nomme dans les Galates et qui sont mentionnés par lui au nombre de ceux à qui Jésus est apparu. Quand il ajoute dans 1 Corinthiens 15.11 : « Soit donc moi, soit ceux-là (ἐκεῖνος), c’est ainsi que nous prêchons, » nous comprenons donc à qui s’applique avant tout autre ce mot ceux-là. Peut-on donc imaginer une tradition plus sérieusement garantie que celle qui est renfermée dans le passage dont nous parlons ici ? Or elle a ce caractère décisif de réunir dans une énumération commune les deux ordres d’apparitions, judéennes et galiléennes, entre lesquelles on croit souvent trouver une opposition dans nos évangiles.

Paul commence par celle de Pierre. Il omet celles à Marie-Madeleine et aux deux d’Emmaüs, personnes qui n’appartenaient pas au nombre des témoins expressément choisis par Christ avec la mission de lui rendre témoignage (Actes 1.21, 26). Il est donc d’accord avec Luc 24.34, qui place l’apparition à Pierre la première, avant celle accordée le soir aux apôtres. Il est évident que ces deux apparitions se placent, dans la pensée de Paul, à Jérusalem. Elles sont trop étroitement liées, par la relation entre le v. 5 et le v. 4, avec les faits de la mort et de l’ensevelissement du Seigneur, pour en être séparées. La mention du troisième jour ne permet pas non plus d’en douter, car entre le vendredi de la Passion et le dimanche de la Résurrection, il y avait le sabbat, jour dans lequel les disciples n’auraient pu se rendre de Judée en Galilée. Paul mentionne ensuite l’apparition qui eut lieu au sein d’une assemblée de plus de cinq cents croyants. Or une pareille réunion ne pourrait se concevoir à Jérusalem, à ce moment où les disciples ne s’assemblaient que dans une chambre dont les portes étaient fermées. C’est donc en Galilée qu’elle doit avoir eu lieu, là où se trouvait le gros des adhérents de Jésus. Celui-ci avait fixé aux apôtres le lieu précis de ce rendez-vous dans lequel il voulait prendre congé de l’Eglise galiléenne. Matthieu ne parle, il est vrai, dans son récit qui se rapporte certainement à la même apparition, que des onze apôtres ; mais, d’après Marc 16.7, elle devait s’étendre aussi aux femmes et par conséquent aux autres croyants Galiléens. Si Matthieu ne parle que des Onze, c’est qu’ils formaient le noyau de l’assemblée et que c’était à eux que Jésus se proposait d’adresser la grande mission qui fait l’objet de cette scène. Paul parle ensuite d’une apparition à Jacques, mais sans dire où elle eut lieu. L’évangile des Hébreux, qui la racontait en détail, la plaçait au lieu même de la Résurrection et au moment où Jésus sortait du tombeau. Il en faisait par conséquent la première de toutes, à l’honneur du chef vénéré de l’Eglise judéo-chrétienne. Enfin Paul mentionne, comme la cinquième, une apparition à tous les apôtres (τοῖς ἀποστόλοις). C’est évidemment celle de l’Ascension, et il me paraît probable que l’épithète tous fait allusion à la présence de Thomas, qui ne manquait plus dans cette réunion finale. L’apôtre ne dit pas où elle eut lieu ; mais le récit de Luc peut difficilement nous laisser dans le doute sur ce point.

Cette énumération de Paul ne permet absolument pas de poser le dilemme : apparitions judéennes ou galiléennes ? Car elles sont réunies chez lui, tout comme dans nos évangilesb.

b – On a peine à se rendre compte de l’omission de l’apparition aux cinq cents, chez Luc si étroitement lié avec Paul. Peut-être Paul a-t-il cru pouvoir citer les cinq cents qui, en grande majorité, n’appartenaient pas au nombre des témoins choisis (Actes 1.23,26), en raison de la présence des Onze qui formaient le centre de l’assemblée.

Il y a seulement lieu de se demander quelle raison a pu avoir Luc pour mettre en relief les apparitions judéennes, tandis que Matthieu a surtout rapporté la grande apparition galiléenne. On comprendra cette différence si l’on tient compte du courant général qui détermine la narration de ces deux écrits. Celui de Luc visait dès l’abord à la réalisation sur la terre de l’œuvre du salut fondée par Christ, œuvre qui, par la prédication des apôtres et le travail de l’Eglise, devait s’étendre de la Judée au monde entier. A ce point de vue, l’intérêt principal des scènes de la Résurrection devait se porter sur les premières apparitions qui avaient eu lieu à Jérusalem dans le courant de la semaine sainte et qui étaient particulièrement destinées à relever et à affermir la foi des disciples, appelés à continuer sur la terre l’œuvre commencée par Jésus lui-même. L’évangile de Matthieu, au contraire, tendant surtout à faire ressortir le caractère messianique de Jésus, après avoir commencé par la démonstration de son origine davidique, devait aboutir à la proclamation de son élévation à la souveraineté universelle. La foi à la royauté messianique de Jésus dans le ciel pouvait seule compenser ce qui, aux yeux des apôtres, habitués à de glorieuses perspectives, manquait à l’œuvre si humble de la prédication évangélique à eux confiée parmi les nations de la terre. Ils avaient besoin de voir dans ce travail si inapparent la réalisation de l’œuvre de ce même Jésus, aujourd’hui glorifié, auquel une attente tout autre les avait attachés ici-bas ; comparez Matthieu 20.20 et suiv., la prière de Jacques et de Jean, et la parabole des marcs, Luc ch. 19. C’est à ce besoin qu’a répondu Matthieu en retraçant la scène de l’apparition sur la montagne.

Les évangélistes ont ainsi apposé chacun, dans le récit des scènes de la Résurrection, le point final à leur narration : Matthieu, en montrant Jésus couronné de la royauté messianique ; Luc, en présentant les apôtres tout prêts à accomplir ici-bas la mission de foi que Jésus leur confiait ; Marc, en représentant Jésus comme l’évangéliste céleste continuant à coopérer à l’œuvre de ses disciples ; Jean, enfin, en lui offrant par la bouche du plus incrédule des siens, la reconnaissance de son éternelle divinité.

§ 9.
Le plan

Nous avons indiqué le cadre de la narration. Le plan est quelque chose de moins extérieur et de plus profond. s’agit de l’idée dominante de l’écrit, qui en a déterminé la marche dans l’ensemble et dans les détails. J’ai montré plus haut que le contenu du livre des Actes n’était point encore renfermé dans les termes du prologue par lesquels Luc indique l’objet de son livre. Cette expression : « Les choses qui ont été accomplies parmi nous, » ne peut, comme nous l’avons vu, s’appliquer aux événements racontés dans le livre des Actes. Il n’en est pas moins vrai cependant que, lorsque Luc a composé son évangile, il avait déjà devant les yeux le grand résultat final de l’histoire évangélique : la substitution de l’humanité païenne à Israël dans la possession du Royaume de Dieu. Il a donc pu former déjà alors le dessein de donner pour complément à son évangile le livre des Actes, et nops pouvons par conséquent, en parlant du plan de l’évangile, faire entrer en ligne de compte l’histoire de la fondation de l’Eglise, telle qu’elle est rapportée dans les Actes.

L’idée dominante du troisième évangile n’est pas, comme celle du premier, l’établissement par Jésus-Messie de l’état de choses saint et parfait appelé le Royaume de Dieu ; c’est la bonne nouvelle du salut offert immédiatement à chaque pécheur par la prédication du pardon des péchés. Cette idée dominante n’est pas présentée sous la forme d’un développement unique et suivi ; elle se déroule dans une variété de faits et de paroles, et cela, comme nous l’avons montré, en quelque sorte sur trois lignes parallèles, présentant chacune l’un des aspects de ce grand fait, l’apparition de l’œuvre nouvelle et sa paisible croissance à la fois en extension et en intensité ; puis sa rupture graduelle avec l’œuvre ancienne, faussée dans son esprit, rupture de plus en plus complète (dans l’évangile, avec le judaïsme palestinien ; dans les Actes, avec celui de la Diaspora) ; enfin, la consolidation définitive de la société nouvelle, par la création des organes nécessaires à sa conservation et à sa propagation, organes dont elle se dote elle-même au fur et à mesure de ses besoinsa. Ces trois séries de faits aboutissent à l’émancipation complète de l’Evangile, qui prend de plus en plus son libre essor dans le monde comme Eglise de la gentilité, laissant derrière elle, selon l’expression de Jésus, « le cadavre (israélite) livré aux aigles » (du jugement) (Luc 17.37).

a – J’entends par là, dans l’évangile, la vocation des premiers disciples (Luc ch. 5), l’élection des Douze (Luc ch. 6), leur première mission (Luc ch. 9), l’élection et la mission des septante disciples (Luc ch. 10), l’envoi des Douze dans le monde entier (Luc 24.44 et suiv.) ; et, dans les Actes, l’œuvre des Douze à Jérusalem (ch. 1 à 5), l’institution des Sept (Diacres), l’établissement des Anciens dans l’église judéo-chrétienne (11.30 ; 15.4, 22 ; 21.18 ; 16.4) et dans les églises païennes (14.23 ; 20.17-28) ; puis le ministère des docteurs et prophètes (13.1) ; enfin celui des évangélistes-missionnaires (13.4 et suiv.).

Il est clair que dans l’exécution de ce plan les trois séries de faits apparaissent non successivement, mais parallèlement. Il y a constamment entre elles action et réaction. Chaque progrès dans le développement de l’œuvre nouvelle en amène un dans sa rupture avec l’œuvre ancienne, et plus cette œuvre croît elle-même, plus elle travaille à son organisation nouvelle. Hofmann a résumé comme suit le plan de l’œuvre de Luc dans ses deux parties (Die heilige Schrift N.T., p. 241) : « Ainsi nous voyons la prédication du salut apparu en la personne de Jésus commencer au milieu du peuple juif et parvenir jusqu’au point où il est décidé que ce peuple, comme peuple, demeure en dehors de l’Eglise de Jésus sortie de son sein, mais qui va se répandre dans le monde païen et qui, tout en renfermant un certain nombre de membres juifs, n’en sera pas moins désormais une Eglise de la gentilité. » C’est bien là la pensée directrice des deux écrits de Luc, celle à laquelle répond la marche de la narration dans son ensemble et jusque dans les plus petits détails. Avec ce jugement si juste de Hofmann, contraste étrangement celui de Holtzmann (Bibel-Lexicon de Schenkel et, de nouveau, Einleitung, p. 381) : « Les Actes sont, comme l’évangile de Luc, un livre de compilation composé sans disposition précise. » Renan estime en échange que l’écrit de Luc est « un ouvrage de la plus parfaite unité. » Et Zeller lui-même reconnaît « qu’un plan rigoureux domine l’œuvre entière. » Entre ces appréciations opposées, il n’est pas difficile de se décider.

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