Les évangiles synoptiques

3. Traits caractéristiques de l’évangile

A. Au point de vue historiographique

1. Le récit de Luc se distingue avant tout par sa richesse. Si l’on divise toute la matière renfermée dans les synoptiques en 169 sections, on en trouve environ 58 communes aux trois narrations ; Matthieu en possède de plus 20 qui lui sont propres, soit en tout 78 ; Marc en possède 5 en propre, soit en tout 63 ; Luc en possède en propre 45, soit en tout 103. On voit par là que Luc renferme près des trois quarts du contenu total et qu’à lui seul il nous en a conservé environ un quart. Par conséquent, si Luc nous manquait, c’est à peu près la quatrième partie de l’histoire évangélique, telle que nous l’ont transmise les synoptiques, qui nous ferait défaut. Nous ignorerions par exemple les nombreux traits suivants : la pécheresse aux pieds de Jésus, la visite chez Marthe et Marie, l’envoi des 70 disciples, la visite chez Zachée, les pleurs de Jésus sur Jérusalem, l’entretien avec le brigand converti, la rencontre avec les deux disciples allant à Emmaüs, etc. ; puis des paraboles telles que celles-ci : la brebis perdue, la drachme perdue, l’enfant prodigue, le bon Samaritain, l’économe infidèle, le mauvais riche, le pharisien et le péager, etc., etc. On voit quelle énorme lacune dans notre connaissance du ministère et des enseignements de Jésus résulterait de l’absence de Luc dans le canon évangélique.

2. Le récit de Luc n’est pas moins supérieur aux deux autres en qualité qu’en richesse. Non seulement il a sauvé de l’oubli une foule de faits et d’enseignements importants, mais même dans les récits qu’il a (en commun avec les deux autres synoptiques, il a conservé de nombreux détails qui répandent un jour nouveau sur les faits racontés ; ainsi la prière de Jésus au moment du baptême et celle qui précède le fait de la transfiguration ; dans ce dernier récit, la mention du sujet de l’entretien avec Moïse et Elie, qui éclaire d’une vive lumière toute cette scène mystérieuse ; l’apparition de l’ange à Gethsémané ; le regard de Jésus sur Pierre après le reniement, etc. Luc a également trouvé le moyen de replacer dans leur milieu naturel une foule de faits et de paroles dont la tradition n’avait conservé que la teneur : les adieux aux villes de Galilée, l’occasion de l’enseignement de l’oraison dominicale, la vraie situation de la rencontre de Jésus avec les trois disciples disposés à se joindre à lui. Remarquons encore la relation du précepte sur la prière avec la parabole de l’ami indiscret, puis celle de l’enseignement sur la Providence avec la parabole du riche insensé ; le tressaillement de joie unique auquel donnent lieu chez lui le retour et le récit des septante disciples ; les situations particulières qui sont l’occasion de plusieurs paroles : de l’exhortation à la repentance (13.1,23), de l’avertissement contre les professions de foi faites à la légère (14.25), des paraboles des ch. 15 et 16 (15.1.2 ; 16.1,14) ; enfin la distinction bien marquée entre le discours sur la Parousie (ch. 17) et celui sur la ruine de Jérusalem (ch. 21).

La critique actuelle traite dédaigneusement les petits préambules par lesquels Luc motive certains enseignements de Jésus ; mais je crois que quiconque méditera sérieusement les cas que nous venons de citer, reconnaîtra que les paroles de Jésus, rattachées, comme elles le sont par Luc, à la situation indiquée, acquièrent une valeur, un charme nouveaux, comme la fleur replacée dans son milieu naturel. Il est évident que Luc n’a pu réussir à rétablir les relations entre ces paroles et les situations qui les ont inspirées qu’au moyen d’informations très précises et provenant le plus souvent de témoins des faits. Elles ne sauraient provenir de simples conjectures de sa part. La preuve qu’il ne s’est point permis d’inventer ces situations particulières en les inférant lui-même des paroles rapportées, ressort de divers cas où nous le voyons énumérer des séries de préceptes placés en quelque sorte bout à bout sans aucune liaison, ni temporelle, ni logique ; ainsi 16.14-18 et 17.1-10.

M. Sabatier dit (Sources de la vie de Jésus, p. 32) : « Le morcellement est le procédé littéraire de Luc, comme le groupement est celui de Matthieu. » Cette observation est juste, à condition de retrancher le mot littéraire. Car le procédé de Luc est tout simplement historique, reproduisant d’une manière remarquablement précise les renseignements qu’il avait réussi à recueillir.

3. En racontant comme il le fait, Luc a pleine conscience de sa tâche d’historien. Comme les écrivains classiques, tels qu’Hérodote, Thucydide, Polybe, il ouvre son écrit par un préambule destiné à expliquer les sources où il a puisé ses récits et le but qu’il s’est proposé dans ce travail. Il a cherché à remonter jusqu’à l’origine la plus reculée de l’histoire extraordinaire qu’il va raconter. Au moment de retracer l’inauguration publique du ministère de Jésus par l’apparition de Jean-Baptiste, il replace ce fait initial dans le grand cadre de l’histoire contemporaine, soit païenne, soit juive (3.1 et suiv.). Puis il conduit sans interruption le récit de Nazareth à Capernaüm et de Capernaüm à Jérusalem, où aboutit la première partie de l’ouvrage ; il le continue dans la seconde en poursuivant le développement de l’œuvre de Jérusalem à Antioche et d’Antioche à Rome. Ce n’est qu’en approchant de ce dernier terme et en racontant des scènes auxquelles il avait assisté lui-même, que son récit perd un peu de son caractère historique général, pour prendre celui de Mémoires, où domine le souvenir personnel, modification que la vivacité des impressions récentes explique aisément.

Comme dit bien Zahn (II, p. 371) : « Luc n’écrit pas, comme Matthieu, une apologie du Christ et de son Eglise, rendue nécessaire par les préjugés étroits d’un milieu national. Il ne présente pas non plus, comme Marc, une série de récits détachés qui se sont empreints dans son esprit en les entendant souvent raconter. Mais, en vrai historien grec, il veut exposer l’histoire du christianisme depuis ses origines jusqu’au terme maintenant atteint, et cela de telle manière qu’un païen cultivé, qui avait entendu parler des faits transmis dans l’Eglise, qui s’y était sérieusement intéressé et qui se trouvait en relation amicale. avec divers chrétiens, pût recevoir, au moyen d’un exposé suivi dû à de solides informations, l’impression de la certitude des traditions chrétiennes. »

4. Nous trouvons une garantie de la vérité des récits de Luc dans les nombreuses coïncidences qu’il présente d’un côté avec les épîtres de Paul et de l’autre avec les récits de Jean. Quant aux premières, comparez Luc 1.32 (David son père) avec Romains 1.3-4 et 2 Timothée 2.8 ; Luc 2.21, 22 avec Romains 15.8 et Galates 4.4 ; Luc 18.14 (la parole relative au péager justifié) avec Romains 4.5 ; le récit de l’institution de la sainte Cène (Luc 22.19 et suiv.) avec l’enseignement de Paul (1 Corinthiens 11.23 et suiv.) ; le récit des apparitions de Jésus ressuscité (Luc 24.34 et suiv. : Pierre, les Douze, tous les apôtres) avec l’énumération de Paul (1 Corinthiens 15.5-7).

Les rapports entre Luc et Jean ne sont pas moins frappants : pas plus que Jean, Luc ne fait dépendre le retour de Jésus en Galilée de l’emprisonnement de Jean-Baptiste ; pas plus que chez Jean, le ministère de Jésus n’est divisé par Luc en deux masses bien tranchées, l’activité en Galilée et le ministère à Jérusalem. Ce contraste est tempéré chez lui par l’importante transition que forme le récit du long voyage de Galilée à Jérusalem, dans le cours duquel on discerne au moins une visite en Judée. Il est impossible de n’être pas frappé également des affinités entre le caractère que Luc attribue aux deux sœurs de Lazare à Béthanie et le jour sous lequel elles nous apparaissent toutes deux, jusque dans les nuances les plus délicates, dans le récit johannique de la résurrection de Lazare. Chez Luc, comme chez Jean, Jésus annonce le reniement de Pierre, non sur le chemin de Gethsémané, ainsi que le racontent Matthieu et Marc, mais avant le départ de la chambre haute. Luc et Jean remarquent tous deux que ce fut l’oreille droite du serviteur du grand sacrificateur que Pierre abattit de son coup d’épée. Tous deux aussi parlent de deux anges apparus au tombeau, et non d’un seul, comme Matthieu et Marc. Comme on ne saurait soutenir que Jean, tout en pouvant connaître Luc, dépende de lui, – son récit est trop original et autonome, – ces coïncidences nombreuses sont, aux yeux de celui qui admet l’authenticité de Jean, une garantie de la vérité historique de l’écrit de Luc jusque dans de très minutieux détails.

B. Au point de vue littéraire

b Non seulement le troisième évangile est écrit dans un style grec supérieur à celui des trois autres, mais on peut même dire que cet écrit, seul d’entre tous les livres du N.T. (sauf peut-être l’épître aux Hébreux), possède, à côté de son importance religieuse, un vrai mérite littéraire. Renan l’a appelé « le plus beau livre qu’il y ait » (Les Evangiles, p. 283). Je lisais cet évangile avec un philologue éminent, pour qui la Grèce était devenue comme une seconde patrie. En arrivant à la fin du ch. 15 (la parabole de l’enfant prodigue), il posa le livre et s’écria plein d’admiration : « Homère n’a rien écrit de plus parfait. » Le style de Luc offre néanmoins d’étonnantes différences. Certains morceaux, comme le préambule de l’évangile (1.1-4) et la seconde partie des Actes, présentent le style hellénique le plus classique. C’est évidemment ici le style propre de l’auteur, quand il écrit librement et de son chef. D’autres parties, au contraire, sont saturées d’expressions et de tournures araméennes ou hébraïques. Le passage de l’une de ces manières à l’autre est surtout sensible au moment où l’auteur, à la suite du Prologue, arrive à la narration évangélique (1.5 et suiv.). Ce brusque changement ne permet pas de douter qu’à ce moment ne commence un nouveau mode de composition.

b – Comparez sur ce sujet l’excellent écrit de Vogel : Zur Characteristik des Lucas nach Sprache und Stil, 1897.

Du reste, on s’aperçoit facilement, dans les deux écrits de Luc, qu’il s’est abondamment nourri du grec de la traduction des LXX. Ce cachet sémitique, si prononcé dans les deux premiers chapitres, se retrouve presque partout plus ou moins sporadiquement. Zahn parle d’un petit nombre d’araméismes (einige wenige Aramaeismen) dans cet évangile. On va voir combien cette expression reste au-dessous de la vérité.

Pour mettre le lecteur à même de juger de ce caractère marqué du troisième évangile, nous dresserons la liste des principaux hébraïsmes ou araméismes que l’on y rencontre presque à chaque pas.

Hébraïsmes et araméismes principaux du troisième évangile.

I. – Prologue. 1.1-4. Pas de fait de ce genre dans ce passage.

II. – Ch. 1 et 2 (récits de l’enfance).

Nous ne ferons pas ici de citations particulières ; il faudrait reproduire le texte entier, qui n’est pour ainsi dire qu’un long hébraïsme.

III. – Ch. 3 à 4.13 (l’avènement messianique).

IV. – Ch. 4.14 à 9.50 (le ministère galiléen).

V. – 9.51 à 19.28 (le voyage à Jérusalem).

VI. – 19.29 à 21.38 (Le séjour à Jérusalem).

VII. – 22.1 à 23.56 (la Passion)

VIII. – Ch. 24 (la Résurrection)

Ce n’est pas seulement cette série de locutions hébraïsantes ou araméennes répandues dans tout le texte de Luc qui donne à cet évangile un caractère particulier ; c’est en même temps l’emploi fréquent de certaines expressions et tournures grammaticales portant la marque de leur origine hébraïque ; par exemple, la juxtaposition des propositions au moyen du simple καὶ, remplaçant la construction syntactique grecquec, – Vogel compte en moyenne sur cent versets dans l’évangile jusqu’à cinquante cas de ce genre (dans les Actes seulement seize), ce qui est une proportion beaucoup plus forte que dans les deux autres synoptiques, même dans Marc où cette forme n’est pourtant pas rare ; – puis l’emploi de la 3e personne du pluriel des verbes pour désigner un sujet indéfinid ; le génitif d’un substantif servant à remplacer un adjectif de qualité, tout en en renforçant le sense ; l’emploi analytique du verbe être avec un participe, remplaçant le verbe finif ; le verbe doublé de son propre substantifg.

c – Comparez entre autres 2.25-28 ; 36-39 ; 4.5-8 ; 14.1-6 ; 19.1-7.

dδώσουσι (6.38) ; ἀπαιτοῦσιν (12.20) ; παρέθεντο (12.48).

eλόγοι τῆς χάριτος (4.22) ; υἱὸς εἰρήνης (10.6) ; πνεῦμα ἀσθενείας (13.11) ; ἐργάται ἀδικίας (13.27) ; οἰκονόμος τῆς ἀδικίας (16.8) ; υἱοὶ τοῦ φωτός (ibid.) ; κριτὴς τῆς ἀδικίας (18.6) ; υἱοὶ τῆς ἀναστάσεως (20.36).

fἦν προσευχόμενον (1.10) ; ἦν προσδοκῶν (1.21) ; ἦν κεχρηματισμένον (2.26) ; ἦν ὑποτασσόμενος (2.51) ; ἦν τεθραμμένος (4.16) ; ἦν γεγραμμενοι (5.17), etc., etc.

gβάπτισμα βαπτίζεσθαι (12.50) ; ἐπιθυμίᾳ ἐπιθυμεῖν (22.15).

Nous n’avons point parlé encore de l’emploi chez Luc du nom hébreu de Jérusalem dont nous nous occuperons plus tard spécialement.

Il y a ici un phénomène étrange, qui doit paraître doublement surprenant à ceux qui admettent que Luc, en composant son ouvrage, a employé les récits de Matthieu et de Marc, ces deux écrivains d’origine juive qui, sans démentir leur caractère sémitique, n’emploient pourtant que rarement des formes purement araméennes, comme celles qui abondent sous la plume de Luc, l’écrivain grec ! Holtzmann peut-il croire avoir résolu cette question difficile, en disant, comme il le fait dans Les Evangiles synoptiques (p. 333), que Luc en a agi ainsi « parce qu’il tenait à honneur (indem er etwas darauf hielt) de donner à sa narration une forme hébraïsante. » Mais pourquoi aurait-il tenu à cela, après que les deux autres écrivains synoptiques, ses prétendus modèles, y avaient eux-mêmes renoncé ? Et quel étrange procédé ne serait-ce pas que de réintégrer après coup artificiellement dans la narration évangélique ces formes étrangères, après qu’elles avaient disparu des ouvrages des écrivains antérieurs ? Weiss voit plutôt ici un effet de l’influence exercée sur Luc par la lecture fréquente de la traduction des Septante. Mais, s’il en était ainsi, cette influence devrait s’exercer sur le style de Luc d’une manière tout à fait générale ; or, ses écrits présentent des parties entières qui ne portent pas la moindre trace d’une telle influence.

Le problème posé par les nombreux araméismes de Luc me paraît devoir se résoudre d’une tout autre manière. A Jérusalem, dès les jours qui suivirent la Pentecôte, se forma, à côté de la tradition araméenne émanant directement des narrations apostoliques, une tradition parallèle en langue grecque, destinée à la nombreuse population juive que les Actes appellent helléniste, c’est-à-dire ne parlant que le grec. Le récit Actes 6.1 et suiv. est typique à cet égard. De même que les nombreux hellénistes, convertis à l’Evangile, réclamaient l’égalité des secours matériels, ainsi et à plus forte raison devaient-ils réclamer aussi une égale distribution du pain de vie pour eux-mêmes et pour les leurs. Or, cet aliment spirituel n’était autre que l’enseignement apostolique sur l’histoire et les paroles de Jésus, présenté sous la seule forme où il leur fût accessible, en langue grecque. Ainsi se forma sans tarder une tradition grecque, qui ne put primitivement qu’être comme calquée sur la tradition araméenne et en reproduire plus ou moins littéralement les formes. Mais ce caractère semi-hébraïque, qui fut dans le commencement celui de la tradition grecque, dut s’effacer graduellement, les araméismes les plus marqués tombant bientôt d’eux-mêmes en désuétude et les formes helléniques prenant de plus en plus le dessus. C’est sous cette forme plus avancée et déjà dégagée des plus choquants hébraïsmes que nous trouvons la tradition grecque consignée par Matthieu et Marc. Il me paraît en conséquence probable que la forme sous laquelle elle se trouve rédigée dans Luc appartient à un stage antérieur et plus rapproché de son origine. On pourrait difficilement comprendre que Luc eût de lui-même, et par un travail de sa propre imagination, réintroduit dans le récit évangélique ces tournures et locutions étrangères au style grec en général, comme au sien en particulier, qui avaient déjà disparu des autres narrations. La seule manière naturelle d’expliquer la présence de ces particularités qui font disparate dans le style de Luc, me paraît être d’admettre que l’auteur est entré en possession de la tradition grecque portant encore distinctement l’empreinte semi-hébraïque qu’elle avait reçue au moment de sa formation.

La chose est-elle concevable ? Luc a-t-il réellement pu se trouver dans des circonstances telles qu’il soit entré en contact avec une forme de la tradition grecque aussi rapprochée de sa première apparition ? Il me le paraît ; cela a pu avoir lieu de deux façons. D’abord par les personnes avec lesquelles Luc a été en relation et dont plusieurs, appartenant à l’Eglise de la Pentecôte, étaient encore pour la génération suivante les vivants porteurs de la tradition première. Ainsi Barnabas et Silas, tous deux membres de la primitive Eglise de Jérusalem, avec lesquels Luc s’était rencontré à Antioche ; puis d’autres encore, tels que ce Mnason, ancien disciple (ἀρχαῖος μαθητής), comme l’appelle Luc, chez lequel il logea avec Paul dans leur voyage de Césarée à Jérusalem ; enfin et surtout Philippe, dont l’Eglise primitive de Jérusalem avait fait l’un de ses sept représentants et que Luc appelle l’évangéliste, lui attribuant ainsi la fonction de narrateur attitré de l’histoire évangélique. Lorsque Luc s’arrêta à Césarée avec saint Paul et les autres compagnons de l’apôtre, ce fut chez Philippe qu’il passa les jours mémorables dont il nous a lui-même conservé le souvenir dans le passage saisissant Actes 21.8-14.

La société de pareils hommes était pour Luc une source de narrations authentiques sur l’histoire de Jésus. Mais peut-être ce moyen n’a-t-il pas été le seul, ni même le principal. Les écrits des πολλοί (1.1), par la mention desquels Luc ouvre le sien, étaient certainement connus de lui. Qu’étaient-ils ? Sans doute des recueils de nature anecdotique, dans lesquels était formulée de la manière la plus fraîche la tradition grecque relative à certains faits et enseignements saillants de Jésus. Premiers essais de littérature évangélique, ils devaient avoir conservé les formes initiales de la tradition apostolique, et c’est de là surtout qu’elles ont pu passer dans l’écrit plus complet de Luc.

S’il en est ainsi, le troisième évangile serait en relation plus étroite qu’on ne le pense d’ordinaire avec la tradition primitive, et il n’y aurait pas de raison pour interposer entre son écrit et cette tradition les deux autres synoptiques, d’autant plus que Luc ne fait point expressément mention de ceux-ci dans son Prologue, que les expressions dont il se sert pour caractériser ses devanciers ne s’appliquent point naturellement à eux, et qu’enfin, dans plusieurs des exemples cités dans la liste ci-dessus, Marc et Matthieu non seulement ne présentent pas les formes araméennes de Luc, mais semblent même les corriger. En conservant les formes antiques des écrits primitifs antérieurs au sien, d’une manière aussi littérale que possible, Luc donnait à ses lecteurs grecs une preuve de l’authenticité des sources d’où il tirait ses récits et une garantie de la fidélité avec laquelle il y puisait. Ce procédé n’avait rien d’artificiel ; il était aussi loyal que naturel.

On pourrait opposer à ce que nous venons de dire sur la relation directe de l’évangile de Luc avec la tradition grecque primitive formulée à Jérusalem, notre jugement sur l’évangile de Marc, d’après lequel ce dernier écrit serait « le monument de la tradition apostolique sous sa forme absolument primitive. » Cette place, nous paraissons ici la donner à Luc. Mais les deux assertions se concilient, si l’on pense que celle qui est relative à Marc porte essentiellement sur le fond de la narration, spécialement sur l’absence de tout récit de l’enfance dans cet écrit, tandis que ce que nous disons ici de Luc se rapporte uniquement aux formes extérieures de la narration, aux traces demeurées de son origine araméenne. Les deux assertions n’ont donc rien de contradictoire et se complètent plutôt. Ou bien objectera-t-on que, si Pierre est réellement l’auteur des narrations rédigées par Marc, celles-ci devraient porter également l’empreinte des formes araméennes qui y restèrent attachées au premier moment ? Mais à l’époque où Pierre racontait l’histoire de Jésus à un auditoire de chevaliers romains, trente et quelques années après la fondation de l’Eglise, il est tout naturel que les formes originaires de la tradition grecque eussent peu à peu disparu et que le récit évangélique se fût déjà hellénisé tout à fait. Pierre ne pouvait songer à réintroduire dans ses récits des formes étrangères, choquantes pour des oreilles gréco-romaines ; et Marc a naturellement suivi son exemple. Zahn a cru découvrir dans Marc un passage qui supposerait entre lui et Luc un rapport inverse de celui que nous croyons constater : ce serait Marc qui aurait conservé l’hébraïsme et Luc qui l’aurait supprimé (getilgt) (Einl. II, p. 419). Il s’agit de Marc 6.39, où se lit l’hébraïsme συμπόσια συμπόσια, qui ne se retrouve pas dans le passage parallèle de Luc 9.14. Mais le terme de supprimer (tilgen) qu’emploie Zahn suppose précisément ce qui est en question, c’est que Luc aurait eu sous les yeux le texte de Marc et l’aurait corrigé intentionnellement en le grécisant, tandis qu’on peut fort bien ne voir ici qu’une différence accidentelle de narration, comme il s’en trouve à chaque ligne dans les synoptiques.

Avant de quitter ce sujet des formes hébraïques de Luc, je dois mentionner encore un fait particulier qui me paraît confirmer la conclusion à laquelle je me vois conduit. Sur 30 fois que Luc nomme la capitale, il la désigne 26 fois par son nom de forme hébraïque (Ἱερρουσαλήμ) et 4 fois seulement (2.22 ; 13.22 ; 19.28 ; 23.7) par la dénomination de forme grecque (Ἱεροσόλυμα), tandis que Matthieu et Marc emploient exclusivement cette dernière forme (sauf le cas Matthieu 23.37, où la citation de la parole de Jésus a paru sans doute exiger la forme originale du nom). N’est-il pas naturel de conclure de là que dans la forme où la tradition grecque était parvenue à Luc, oralement ou par écrit, régnait encore la dénomination hébraïque primitive, tandis que dans cette tradition, telle que nous la trouvons rédigée dans Marc et Matthieu, ce nom était déjà hellénisé ? C’est aussi sous cette dernière forme que ce nom se présente constamment dans l’évangile de Jean, écrit le dernier des quatre ; et si quatre fois sur trente nous trouvons dans Luc la forme grecque, c’est sans doute parce qu’elle commençait à s’introduire, mais sans avoir encore absolument prévalu. Holtzmann, dans Les Evangiles synoptiques, expliquait la présence de ces deux formes dans nos synoptiques par les deux sources qu’il attribuait à ces écrits, la source A (le Marc primitif) et la source Λ (les Logia), qui auraient usé chacune de préférence de l’une ou de l’autre de ces formes. Mais Wetzel a montré, p. 84 et 85, le néant de cette explication à laquelle son auteur a du reste certainement renoncé lui-même en abandonnant l’hypothèse à laquelle elle se rattachait.

Cette diversité de style, presque de langue, dans le IIIe évangile, que nous venons de chercher à expliquer, soulève un nouveau problème : comment accorder cette bigarrure, en dedans d’un même écrit, avec l’unité indéniable de style qui, d’autre part, le caractérise, ainsi que celui des Actes ? Dans deux études approfondies (Theol. Jahrb., 1843, et Apostelgesch., p. 390 et suiv.) Zeller a énuméré jusqu’à 139 termes exclusivement propres à Luc et 134 locutions qui lui sont presque exclusivement propres. Voir également Vogel, p. 61-68. Schaff compte dans l’évangile et les Actes 160 termes, qui dans tout le N.T. ne se trouvent que chez Luc. Et il affirme que, sur 19 209 mots dont se compose l’évangile de Luc, il y en a 12 969 qui ne se trouvent ni dans Matthieu, ni dans Marc.

Nous donnons ici un certain nombre d’exemples de ces termes ou exclusivement ou presque exclusivement propres à Luc.

Verbes ; Les 11 suivants lui sont entièrement propres ; ils se retrouvent également dans l’évangile et dans les Actes :

ἀναδεικνύναι, ἀναφαίνεσθαι, διαπορεῖν, διαστῆναι, ἐπιβάζειν, ὀδυνᾶσθαι, προϋπάρχειν, συμβάλλειν, ὑπολαμβάνειν, διαπορεύεσθαι, ἡσυχάζειν.

Les 17 suivants ne se retrouvent que rarement ailleurs :

ἀναλαμβάνειν, διαμαρτύρεσθαι, ἀποφηέγγεσθαι, διαδιδόναι, ἐξαποστέλλειν, καταφιλεῖν, παραστῆναι, παραγίγνεσθαι, προσφωνεῖν, προχειρίζεσθαι, συγκαλεῖσθαι, συλλαλεῖν, ἐφίστασθαι, πορεύεσθαι (46 fois dans l’évangile, 38 fois dans les Actes), προσδοκᾶν, ἐυαγγελίζεσθαι (10 fois dans l’évangile, 16 fois dans les Actes, seulement 1 fois chez Matthieu), ἀτενίζειν (12 fois en tout), αὐξάνειν.

Substantifs : Les 11 suivants ne se trouvent que chez Luc (tous dans l’évangile et les Actes) :

ἑσπέρα, θάμβος, ἄσις, στρατηγός, στρατιά, συγγένεια, πολίτης, ἀπογραφή, νομοδιδάσκαλος, ἐπιστάτης, μεγαλεῖα.

Les suivants se trouvent parfois ailleurs :

αἱ ἡμέραι (pour désigner une époque) ; οἶκος (dans le sens de famille) ; ὕψιστος, ὑπάρχοντα (pour désigner les biens) ; παραλυτικός, νομικοί (au lieu de γραμματεῖς) ; λίμνη Γεννησαρέτ (les autres disent θάλασσα) ; σωτήρ, σωτηρία, σωτήριον (17 fois dans évangile et Actes, ailleurs seulement deux fois, dans Jean) ; υἱος, (υἱοὶ) ὑψιστου.

Adjectifs, pronoms, participes :

Les 4 suivants sont propres à Luc :

κράτιστος, τραχύς, ἔμφοβος, εὐλαβής

D’autres lui sont familiers : εἷς (dans le sens de πρῶτος ;) ; ἕτερος (comme synonyme de ἄλλος) ; καὶ αὐτὸς ou καὶ αὐτοὶ ; le participe pris substantivement avec l’article τὸ : τὸ εἰωθος, τὸ εἰθισμένον, τὸ γεγονός, τὸ συμβεβηκός, τὸ ὡρισμένον, τὸ διατεταγμένον, etc.

Adverbes, prépositions, conjonctions ;

Expressions propres à Luc :

ἔναντι, ἑξῆς, καθεξῆς, καθότι

Expressions fréquentes chez Luc :

πανταχοῦ, καθώς, ὡσεὶ, ἀνθ’ ὧν, δὲ καὶ, εἰ δὲ μήγε, μὲν οὖν (sans δὲ subséquent) ; παραχρῆμα, ἐν (désignant l’état, la dépendance) ; σὺν (employé plutôt que μετὰ ; dans l’évangile 36 fois, 51 fois dans les Actes ; seulement 10 fois dans les autres évangiles réunis).

Quelques tournures particulières :

τί ὅτι, ἀρξάμενος ἀπὸ, ἐλεημοσύνηv διδόναι ou ποιεῖν, ἡμέρα τῶν σαββάτων ou τοῦ σαββάτου, θεῖναι τὰ γόνατα, ἡμέρας γενομένης, πορεύεσθαι εἰς εἰρήνην ou ἐν εἰρήνῃ, τίθεσθαι εἰς τὴν καρδίαν ou ἐν τῇ καρδίᾳ, συμβάλλειν ἐν τῇ καρδίᾳ etc.

Pour celui qui désirerait faire une étude plus précise de la question du style particulier de Luc, je recommande le travail approfondi de Credner (Einl. I, p. 132-442) et celui de Vogel, qui, à côté des relations de Luc avec les écrits juifs (grecs) postérieurs et avec les classiques grecs contemporains, présente dans quatre tableaux :

  1. une liste de termes exclusivement propres à Luc dans le Nouveau Testament (57 exemples)
  2. celle des termes des deux écrits de Luc qui ne se présentent que très rarement dans le reste du N.T. (42)
  3. celle des termes pour lesquels Luc montre une prédilection (24)
  4. celle des tournures spéciales qui caractérisent ses deux écrits (32).

Ces tableaux suffisent, aux yeux de Vogel, comme aux nôtres, à prouver que l’évangile et les Actes, malgré les diversités du style, ne peuvent être attribués qu’à une seule et même plume. – Voir encore la belle étude de Plummer, p. XLI-XLV.

La solution du contraste entre cette constance du vocabulaire et des formes syntactiques dans l’œuvre de Luc, et la diversité que nous y avons constatée, ne peut, me paraît-il, se trouver que dans la liberté avec laquelle il reproduisait le contenu de ses sources. Sa fidélité n’était pas de la servilité et n’empêchait pas que sa propre manière d’écrire ne conservât jusqu’à un certain point ses droits. Ce fait est d’une très grande importance pour l’appréciation de l’origine des morceaux « en nous » ; car, si ces morceaux eussent été tirés par lui du journal d’un autre compagnon de Paul, il eût été facile à l’auteur des Actes de remplacer le nous par un ils, à moins qu’il n’eût l’intention frauduleuse de se faire passer lui-même pour l’une des personnes présentes aux scènes racontées dans ces morceaux.

En résumé, il me paraît qu’on doit distinguer dans le IIIe ’évangile quatre classes de morceaux, dont chacune trahit un mode de composition spécial :

La première comprend les deux premiers chapitres, qui sont la reproduction en quelque sorte littérale d’un original araméen. Luc a-t-il trouvé ces récits de l’enfance déjà rédigés en grec ou les a-t-il traduits lui-même d’après des traditions araméennes, orales ou écrites, qu’il avait réussi à recueillir ? Nous l’ignorons ; mais le fait que dans ces chapitres se retrouve un grand nombre des expressions favorites que l’on remarque dans toute la suite de son ouvrage, parle en faveur de la seconde alternative.

La seconde classe comprend les récits dans lesquels nous avons trouvé encore un très grand nombre de formes araméisantes, quoique déjà en quantité moindre que dans les deux premiers chapitres : ce sont les récits du ministère galiléen, jusqu’à 9.51. Peut-être Luc les a-t-il déjà trouvés en grande partie rédigés en grec dans les écrits des πολλοί, toutefois sans s’interdire, en les reproduisant, de les marquer de son empreinte.

Dès le ch.  10 les formes araméennes commencent à devenir un peu moins fréquentes, tellement qu’on en retrouve à peine encore quelques traces dans les ch. 14 à 18 ; c’est ici une troisième classe de morceaux, dans lesquels je pense que Luc a reproduit lui-même en grec des traditions orales araméennesh.

h – Dans le récit du séjour à Jérusalem (ch. 20), les araméismes reparaissent d’une manière assez frappante, particulièrement dans la parabole des vignerons. La tradition araméenne avait laissé dans ce morceau si important une empreinte profondément marquée.

Restent, comme quatrième classe, les parties qu’il a composées complètement de son chef, sans tradition comme point d’appui ; celles-ci se reconnaissent aisément à leur style grec vraiment classique. Ce sont surtout le Prologue de l’évangile et la seconde partie du livre des Actes, depuis le ch. 13.

Dans tout ce qui précède, nous avons supposé que Luc savait l’araméen. Zahn ne le pense pas. Il s’exprime ainsi (II, p. 402) : « Il est invraisemblable que le Grec Luc fût en état de lire un livre araméen… ; les quatre traductions de noms araméens que nous trouvons chez lui (Actes 1.19, Hacel-Dama ; 4.36, Barnabas ; 9.36, Tabitha ; 13.8, Elymas) ne sont pas inattaquables, et le fussent-elles, elles pourraient lui avoir été fournies par d’autres. » La seule qui lui paraisse certainement exacte est celle du troisième nom. Je ne saurais me prononcer sur cette appréciation. Mais voici l’opinion nettement opposée de Vogel (p. 14) : « Que Luc possédât la langue araméenne, cela s’entend de soi-même ; comparez Actes 21.40 ; 22.2 ; 26.14. N’était-ce pas la langue parlée journellement par Paul et ses compagnons d’œuvre, comme elle l’avait été autrefois par le Seigneur et ses disciples ? » Cette raison ne me paraît pas, il est vrai, très concluante. N’est-il pas possible que Paul s’entretînt en grec avec ses compagnons d’œuvre, comme il le faisait avec les églises dans ses épîtres ? Mais il serait bien invraisemblable qu’avec l’intérêt si vif que Luc éprouvait pour l’histoire évangélique, il n’eût pas profité des constantes occasions qu’il avait à Antioche, auprès de la nombreuse population juive, d’apprendre la langue dans laquelle Jésus avait parlé et de se mettre ainsi en contact direct avec sa parole et sa personne. Que Luc ignorât l’hébreu, c’est possible ; mais qu’il ne se fût pas familiarisé avec l’araméen parlé autour de lui, cela est très invraisemblable, quoi qu’en dise Zahn.

A la caractéristique littéraire du IIIe évangile appartient encore un trait spécialement relevé par Vogel (p. 12-15) : « Une très grande partie du vocabulaire de Luc, dit-il, ne trouve de parallèle que chez les écrivains profanes grecs. Luc a environ deux cent trente termes qui lui sont communs avec les écrivains grecs depuis Homère jusqu’aux écrits du IIIe et IIe siècle avant Jésus-Christ. » Vogel conclut de ce fait que Luc était bien un écrivain d’origine grecque. « C’est ce qui ressort aussi, selon cet auteur, de son vif intérêt pour les détails extérieurs et secondaires des faits, de son sentiment humanitaire et des tournures grammaticales de son style qui ne permettent pas de douter de sa connaissance directe des écrivains profanes…. En comparaison avec Matthieu, Marc et surtout Jean, son style se distingue par une plus grande pureté et un choix plus délicat d’expressions. Son goût plus fin ne lui permet pas d’employer des termes appartenant au jargon populaire, tels que κεντούριων, κῆνσος, κοδράντης, κουστωδία, quoiqu’il ne se refuse pas d’user de termes tirés du latin et familiers aux Grecs d’Asie Mineure, comme κολωνία, πραιτώριον, σικάριοι, σιμικίνθιον, ἀσσάριον, δηνάριον, λεγιών… Tous ces caractères lexicographiques sont communs à l’évangile et aux Actes, et par conséquent pourront difficilement être expliqués autrement, ou du moins mieux, qu’en admettant que les deux écrits proviennent d’un seul et même auteur, dont le caractère propre ressort seulement d’une manière plus libre dans la seconde partie des Actes. » Nous n’avons rien à ajouter à ce jugement.

Quant à l’emploi de termes médicaux que plusieurs croient trouver dans le style de Luc, nous nous expliquerons plus tard sur ce sujet, en étudiant la question de l’auteur de l’évangile.

C. Au point de vue religieux

Composition du troisième évangile

Le troisième évangile a été sous ce rapport l’objet d’appréciations très différentes. Dès les temps anciens on a compris la relation étroite qui le rattache à l’apostolat et à l’enseignement de Paul. Selon Origène et Eusèbe, plusieurs pensaient même que, quand Paul parlait de son évangile, il voulait désigner par là l’écrit de Luc. Dans les temps modernes, l’historien Gieseler a surtout contribué à remettre en lumière le caractère paulinien du troisième évangile.

Baur est parti de ce fait, en l’exploitant à outrance pour en faire une des bases de sa critique des évangiles. Luc est, selon lui, le contrepied de Matthieu, celui-ci absolument judéo-chrétien, celui-là rigoureusement paulinien et hostile au premier. Son caractère religieux est celui d’une opposition constante au judaïsme et à la loi, aux Douze, à Pierre lui-même. Le Hollandais Scholten a suivi ces traces : « Luc altère les paroles de Jésus de manière à favoriser l’universalisme et à diminuer la considération des Douze… Il reconstruit la tradition d’après le type d’enseignement paulinien, ce qui ôte à cet écrit toute garantie de vérité historique » (Das paulin. Evang, p. 249). Un écrivain qu’on a longtemps désigné sous le nom de « l’anonyme saxon » (Hasert) alla même jusqu’à voir dans l’écrit de Luc une satire sur le compte des Douze et de Pierre, et, ce qui rendait la chose encore plus piquante, écrite par Paul lui-même. Toute la France a pu lire dans la Revue des Deux-Mondes l’écho de cette critique. Dans un article intitulé : « Un essai d’histoire religieuse » (1865), M. Burnouf disait : « Tout ce qui dans Matthieu est favorable aux Juifs ou à la loi mosaïque est supprimé par Luc ; il omet les paroles de Jésus qui dans Matthieu confirment l’autorité des Douze ; il ôte à ceux-ci le mérite d’avoir fondé la religion du Christ en leur ajoutant septante envoyés ; il rabaisse Pierre, etc. » Toutefois Baur et Scholten, ne pouvant s’empêcher de reconnaître dans l’écrit de Luc beaucoup de passages contraires à ces assertions, ont supposé un remaniement postérieur qui aurait modifié l’écrit primitif dans un but de conciliation, comme s’il suffisait de joindre l’un à l’autre deux enseignements contraires pour les concilier.

Mais dans l’école même de Baur se trouvèrent des hommes, comme Volkmar et Zeller, qui, reconnaissant l’unité de notre évangile, cherchèrent à justifier la présence dans cet écrit paulinien d’assertions favorables au judaïsme et aux apôtres. Le premier, qui voyait dans Marc la réponse d’un paulinisme modéré au manifeste judéo-chrétien de l’Apocalypse, trouva dans Luc le document d’un paulinisme encore beaucoup plus accentué que celui de Marc. Comme, selon lui, c’était Marc qui avait créé en grande partie le personnage de Jésus, l’auteur de Luc imagina de faire du ministère ambulant de Jésus le prototype de celui de Paul, afin de recommander l’œuvre anti-légale de ce dernier à la majorité judéo-chrétienne de l’Eglise. Ce qu’il y avait de réel au fond de ces récits, nul ne pouvait le dire. Les éléments judaïques répandus dans Luc n’étaient que des moyens de conciliation. D’après Overbeck et Wittichen, le caractère de Luc n’est déjà plus qu’un paulinisme teinté de judaïsme. Selon Holtzmann, tout ce que l’on a cru y découvrir d’hostile au judaïsme, aux Douze et à Pierre est erroné. Ce qu’il renferme de vraiment paulinien, c’est son universalisme. Seulement la rigueur du paulinisme primitif s’y montre affaiblie et l’on glisse déjà sur la pente conduisant au catholicisme du second siècle. Enfin Holsten va jusqu’à faire de Luc l’intermédiaire entre le judéo-christianisme et le paulinisme et à lui donner une place semblable à celle que Baur avait attribuée à Marc et qu’Hilgenfeld lui assigne encore à cette heure.

Après de telles oscillations, on comprend cette ironie de Welzel (p. 51) : « De sorte que chacun peut aujourd’hui choisir à son gré. Ou envisager Marc, avec Baur, comme le médiateur qui évite toute controverse, ou bien faire de lui, avec Holsten, le champion du paulinisme ; ou bien encore faire de Luc, avec Baur et Hilgenfeld, l’avocat du paulinisme, ou trouver en lui, avec Holsten, le conciliateur entre les partis : tout à choix ! » Le fait est que, comme le dit Weiss (Einl. § 48, 6) : « Les confirmations de l’enseignement de Paul que renferme notre évangile n’ont nullement une tendance polémique contre des conceptions différentes, mais visent uniquement à fortifier la foi dans le sens paulinien de ce mot et à avancer la vie qui procède de cette foi. » Reuss pense à peu près de même : « Nous nous rapprocherons davantage de la vérité en affirmant que ce n’est point un intérêt de parti, mais une impartiale recherche de la vérité et un désir sincère de posséder une plus grande richesse de faits, qui a porté Luc à rassembler les matériaux de son écrit » (Gesch. der heil. Schr. § 495). Renan lui-même reconnaît Luc comme un disciple de Paul « modéré, tolérant, plein de respect pour Pierre, même pour Jacques. Il est aussi respectueux qu’on peut l’être pour les apôtres ; mais il craint pourtant qu’on ne leur fasse une place trop exclusive » (allusion à ce qu’il croit, être le but du récit de la mission des Septante ; Les Evangiles, p. 265 et 270).

Voilà les jugements ; étudions les faits.

Comme preuve d’hostilité contre le judaïsme, Hilgenfeld cite la comparaison du peuple juif avec un figuier stérile prêt à être coupé (13.6 et suiv.). Mais ce figuier n’est-il pas l’objet de la sollicitude et de l’intercession du vigneron ? – Jérusalem est appelée la meurtrière des prophètes (13.38). Mais le judéo-chrétien Matthieu dit la même chose (23.37-38). – Le roi fera mourir les habitants de cette ville (19.27) ; absolument comme dans Matthieu (22.7) ; seulement Luc a soin de rapporter les sanglots de Jésus prévoyant cette catastrophe (Luc 19.42), fait dont Matthieu ne parle pas. Si c’était l’inverse, que dirait la critique ? – L’annonce du rejet d’Israël et de la vocation des païens (13.28-19 ; 14.23) se trouve également et peut-être plus énergiquement formulée dans Matthieu (8.11-12 ; 21.41-43). On voit ce que valent ces prétendues preuves de l’anti-judaïsme de Luc.

Il est facile de constater, au contraire, que l’esprit de son écrit est celui du plus religieux respect pour le judaïsme et pour la loi. C’est dans le Lieu saint du temple qu’est annoncée l’œuvre nouvelle ; au jour fixé par la loi, Jésus est incorporé à Israël par la circoncision et tous les rites prescrits ; c’est du trône de David son père qu’il doit hériter. A l’âge de douze ans, il est conduit à la fête de Pâques, selon la coutume, et il ne rentre à Nazareth qu’après son achèvement. Il ordonne au lépreux guéri d’aller offrir à Jérusalem le sacrifice prescrit par Moïse ; c’est en qualité de fille d’Abraham qu’il guérit la femme atteinte de courbature ; les frères du mauvais riche, pour être préservés du sort de leur aîné, n’ont qu’à écouter Moïse et les prophètes ; Jésus accepte l’hospitalité de Zachée, qui, malgré sa profession de péager, est aussi un fils d’Abraham. La théocratie israélite est la vigne que Dieu lui-même a plantée ; c’est lui qui l’a confiée aux vignerons actuels. En face de la croix, Jésus s’attendrit sur le sort des filles de Jérusalem ; les saintes femmes diffèrent d’embaumer son corps par respect pour le commencement du sabbat ; enfin, c’est dans Luc lui-même que nous lisons cette parole de Jésus : « Il est plus facile que le ciel et la terre passent que de ce qu’un petit trait de la loi vienne à tomber » (comparez Matthieu 5.18). Hilgenfeld prétend sans doute, à l’exemple de Marcion, qu’il faut lire, non : de la loi, mais : de mes paroles. Mais Jésus pouvait-il parler de ses propres paroles comme déjà mises par écrit ? Et le parallèle de Matthieu permet-il de douter de la teneur de cette parole, conservée sans variante dans tous les documents ? Il est trop évident que la leçon de Marcion n’est qu’une correction arbitraire, au service de son système dogmatique.

On allègue encore l’omission chez Luc de certaines paroles rapportées par Matthieu et que Luc aurait supprimées par parti pris anti-judaïque. Ainsi, dans l’instruction donnée aux Douze (Luc 9.1 et suiv.), l’omission de ces mots (Matthieu 10.5-6) : « N’allez pas sur le chemin des Gentils et n’entrez pas dans une ville des Samaritains ; mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais ces paroles ne se retrouvent point non plus chez Marc dans ce même discours (6.7 et suiv.), ce qu’explique aisément leur valeur purement temporaire, comme celle de la mission tout entière à laquelle elles se rapportaient. On s’appuie aussi sur l’omission du récit de la femme cananéenne (Matthieu 15.24), omission qui serait motivée par cette parole : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais il eût été facile, tout en conservant ce récit, qui est tout en faveur de la foi des païens, d’omettre cette seule parole. C’est précisément là ce que fait Marc, et, du reste, ce récit appartient à tout un ensemble de morceaux qui constituent ce qu’on appelle la grande lacune de Luc, lacune que la critique a peine à expliquer. Il n’eût pas été plus difficile à Luc de s’approprier cette parole, qui ne s’appliquait qu’au temps de la vie terrestre de Jésus, qu’à Paul d’appeler le Seigneur « serviteur de la circoncision » (Romains 15.8).

On cite aussi parfois le précepte Matthieu 7.6 : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, » précepte que Luc aurait omis comme s’opposant à l’évangélisation des païens. Mais ni la situation, ni le contenu général du sermon sur la montagne ne comportent une allusion à un fait aussi éloigné, et Jésus n’ignorait pas que, même parmi les Juifs, ses disciples rencontreraient des esprits profanes, grossièrement moqueurs, prêts à conspuer tout ce qui réveille l’impression de la sainteté.

On accuse Luc d’hostilité contre les Douze et contre Pierre, et l’on allègue les faits suivants : Jésus les met en garde contre, une certaine légèreté dans la manière d’écouter (8.18). Luc raconte des traits d’irritation coupable de la part de Jean et de Jacques (9.49,51 et suiv.). Pierre, Jacques et Jean s’endorment à la Transfiguration et Pierre ne sait plus ce qu’il dit. Ils se montrent d’une incurable inintelligence à l’égard de l’annonce répétée de la Passion (9.45 ; 18.34). La mission des Septante, auxquels Luc applique une partie du discours qui dans Matthieu est adressé aux Douze, est un moyen évidemment imaginé pour rabaisser ces derniers. Au moment même de la sainte Cène, Luc mentionne une dispute honteuse des Douze entre eux au sujet de leur rang futur dans le royaume divin (22.24 et suiv.).

Il n’est pas difficile de répondre à ces allégations, et nous l’avons déjà fait en partie. Il est clair que les disciples et même les apôtres n’étaient pas sans défauts. Jean et Jacques pouvaient être violents, excessifs dans leur zèle, sans être pour cela indignes de leur position ; autrement, pourquoi Jésus les eût-ils surnommés fils du tonnerre (Marc 3.17) ? Pierre, dans l’extase où le plongent la Transfiguration et la présence de Moïse et d’Elie, pour un moment ne sait plus ce qu’il dit ; mais les trois évangélistes s’accordent à lui imputer d’autres fautes bien plus graves, si même c’est là une faute. Que l’on pense au reniement et aux imprécations qui l’ont précédé. L’inintelligence des disciples est relevée aussi par Matthieu (15.16 ; 16.7-11) et surtout par Marc (6.52 ; 7.18 ; 8.17), et, spécialement à l’égard de l’annonce de la Passion, par Marc (9.32). L’envoi des septante disciples ne fait pas double emploi avec celui des Douze. Quant à l’instruction pour la mission des Douze, elle est rapportée par Marc (6.8-11) aussi brièvement que par Luc (9.3-6) ; ce qui prouve bien que le long discours Matthieu ch. 10 n’a point-été supprimé par Luc pour l’appliquer en partie aux Septante, mais qu’au contraire c’est une composition de Matthieu, semblable aux quatre autres grands corps de discours, formés d’enseignements divers réunis dans un but didactique et non historique. Le récit de Luc sur ce point n’est donc pas une fiction due à l’esprit de parti, mais simplement de l’histoire. Nous croyons l’avoir démontré plus haut. Enfin, quant à la dispute entre les disciples, Marc en mentionne une toute pareille (9.38 et suiv.). Il importe d’ailleurs de remarquer que le trait d’orgueilleuse ambition des deux fils de Zébédée, rapporté par les deux autres évangélistes (Marc 10.35 ; Matthieu 20.20), est précisément omis par Luc ; il faudrait même dire supprimé à dessein, s’il avait réellement eu sous les yeux les deux autres récits ou seulement l’un des deux.

Pour prouver l’hostilité de Luc à l’égard de Pierre, Baur allègue particulièrement l’omission dans le troisième évangile de la grande promesse faite à cet apôtre après son énergique profession (Matthieu 16.17-19) : « Bienheureux es-tu, Simon, fils de Jona… ; tu es Pierre, et sur cette pierre je fonderai mon Eglise. » Mais il est à remarquer :

  1. Que si Luc omet (non la profession de Pierre, mais uniquement) la parole élogieuse de Jésus, il omet également, d’autre part, la parole imprudente de Pierre et la réprimande foudroyante, qui suivent immédiatement dans Matthieu (v. 22 et 23) : « Retire-toi de moi, Satan ! Tu m’es en scandale. »
  2. Que Marc fait pis encore ; car, tout en omettant la promesse, il a soin de rapporter la faute de Pierre et la réprimande de Jésus. Si donc il y avait un indice de malveillance prononcée dans l’une de ces trois manières de raconter cette scène, ce serait chez Marc et non chez Luc qu’il faudrait la chercher.
  3. L’omission chez Luc de la tendre invitation : « Venez à moi, vous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai, » qui se lit chez Matthieu (11.28-30), et qui semblerait convenir particulièrement au IIIe évangile, prouve clairement combien il faut se garder d’arguments semblables à celui que nous venons de rapporter.

Non seulement les faits allégués pour appuyer cette thèse sont sans aucune valeur, mais il en est une foule d’autres qui prouvent directement le contraire. Ainsi, dans le récit de l’appel des quatre premiers disciples (ch. 5), la personne de Simon Pierre est particulièrement mise en relief (v. 4, 5, 8, 9), et c’est à Simon seul que Jésus adresse le mot décisif, v. 10 : « Désormais tu seras pêcheur d’hommes vivants. » 6.12, la scène de l’élection des Douze, qui n’est pas même rapportée par Matthieu et qui n’est mentionnée que très brièvement par Marc (3.13-19), est décrite par Luc avec une solennité toute particulière. Ce n’est qu’après avoir passé toute la nuit dans une prière intense que Jésus accomplit cet acte. Remarquons aussi le témoignage honorifique de Jésus sur les Douze (22.28-30), fortement, relevé par Luc. Quant à Pierre, il est mis à la tête du groupe d’élite. Il est toujours nommé le premier des trois apôtres dont Jésus se faisait particulièrement accompagner (chez Jaïrus, à la Transfiguration, à Gethsémané). C’est à lui que (12.43) Jésus adresse cette promesse : « Bienheureux ce serviteur-là, que son maître en venant trouvera agissant de la sorte ; je vous dis, en vérité, qu’il l’établira sur tout ce qu’il a. » C’est à lui que Jésus donne ainsi qu’à Jean la mission de confiance d’aller préparer la Pâque (22.8). C’est à lui qu’il déclare qu’il a prié tout particulièrement pour son relèvement après le reniement, et qu’il confie la charge de fortifier ses frères (22.32). A Gethsémané, Luc seul cherche à excuser le sommeil des trois disciples en ajoutant qu’ils dormaient à force de douleur. La promesse et l’ordre 22.32b offrent un trait de coïncidence frappant avec Jean 21.15-17. Luc seul omet les imprécations que Pierre prononce sur lui-même au moment de son reniement et mentionne le regard de douloureuse tendresse que Jésus jette sur lui (22.61).

A quoi bon prolonger cette réfutation ? Ne suffit-il pas de se rappeler le rôle attribué par Luc à l’apôtre Pierre dans le livre des Actes, au jour de la Pentecôte et dans les temps qui suivirent, la condamnation foudroyante d’Ananias et de Saphira, la conversion de Corneille et de sa famille, la loyauté de sa conduite à l’égard de Paul dans l’assemblée de Jérusalem (Actes 15) ? On pourrait être tenté d’ajouter aussi le silence gardé sur la grande faute de Pierre à Antioche (Galates 2.11 et suiv.), s’il n’y avait ici dans le récit des Actes des lacunes inexpliquées. Non certes, le paulinisme de Luc n’a point altéré, chez lui, la sincérité dans la narration des faits, ni à l’égard du judaïsme, ni à l’égard des apôtres et de Pierre en particulier. Ce qui a souvent faussé le jugement des critiques, c’est la supposition que Luc, en écrivant l’évangile, avait Matthieu sous les yeux ; cette hypothèse donne à certaines omissions le caractère fâcheux de retranchements intentionnels et réfléchis, tandis que les omissions peuvent provenir de simples lacunes dans les renseignements recueillis par Luc, comme le prouvent l’omission du passage de Matthieu (ch. 11) que nous venons de citer, et encore plus clairement celle de l’enseignement de Jésus sur les purifications rituelles (Marc ch. 7 ; Matthieu ch. 15), enseignement qui implique l’abolition future de tout le système lévitique.

En réalité, Luc est paulinien comme le sont Marc et Matthieu. La parole la plus frappante sur l’incompatibilité du système légal avec l’esprit nouveau qu’apporte Jésus, se lit également dans les trois synoptiques ; c’est, la parabole du vêtement nouveau qui ne comporte aucun mélange de vieux drap (Luc 5.36 ; Marc 2.21 ; Matthieu 9.16). Les deux principes qui constituent le paulinisme, la gratuité et l’universalité du salut, sont affirmés dans Marc et Matthieu aussi bien que dans Luc. C’est dans Marc que nous lisons ces mots (2.5) : « Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Mon fils, tes péchés te sont pardonnés ; » Matthieu de même (9.2). C’est dans Marc que Jésus dit à la Cananéenne (7.29) : « A cause de cette parole (de foi), va, le démon est sorti de ta fille. » Et dans Matthieu (15.28) : « Femme, ta foi est grande ; qu’il te soit fait comme tu le désires. » Voilà le salut par la foi clairement enseigné ; l’universalité n’est pas moins nettement affirmée (Matthieu 8.10-12) : « En vérité, je vous dis que je n’ai pas trouvé une telle foi en Israël, et je vous dis qu’il en viendra un grand nombre, de l’Orient et de l’Occident, et qu’ils seront assis à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, tandis que les enfants du Royaume seront jetés dans les ténèbres de dehors » (comparez Luc 13.27-30). On le voit, le fond de l’enseignement de Jésus est le même dans les trois évangiles ; la seule différence est que Luc accentue plus fortement ces deux points, parce qu’il était parvenu à réunir un grand nombre de traits qui s’étaient perdus dans la tradition générale, mais qu’il avait recueillis de la bouche de témoins autorisés et qui manifestaient clairement la pensée de Jésus sur ce salut gratuit et universel dont la prédication avait été spécialement confiée à Paul.

Mais il est un point particulier au sujet duquel on oppose nettement l’enseignement de Luc à celui des autres évangiles ; c’est sa prédilection prétendue pour les pauvres comme tels et la condamnation absolue de la richesse. Nous avons vu que Renan va jusqu’à prétendre que, dans la pensée de Luc, le disciple de Jésus doit renoncer à tout ce qu’il possède ; le riche est toujours coupable ; l’enfer est son lot assuré. Il vaudra mieux, dans le ciel, s’être fait des amis parmi les pauvres, même par injustice, que d’avoir été un économe correct. C’est là, selon Renan, du pur ébionisme ; mais, si le fait était réel, il assignerait à Luc sa place parmi les écrits judéo-chrétiens, non parmi les pauliniens. Je n’examinerai pas ici l’étrange explication de la parabole, de l’économe infidèle, d’où l’on tire cette conclusion ; je crois pouvoir renvoyer à mon Commentaire sur l’évangile de Luc. Mais je ferai remarquer que des trois autres principaux passages de Luc en raison desquels on lui attribue une telle opinion (6.20, 24-26 ; 12.33-34 ; 18.22), le dernier se retrouve, à peu près tel quel, dans Marc 10.21 et Matthieu 19.21, et le second dans Matthieu 6.19-21. Quant au premier, il s’agit de savoir si la forme de Luc : « Heureux, vous pauvres, » n’est pas, historiquement parlant, préférable à celle de Matthieu : « Heureux les pauvres en esprit, » qui paraît bien résulter d’une modification postérieure, destinée à expliquer le paradoxe en le spiritualisant. De sorte que cette condamnation de la propriété, qu’on a appelée la grande hérésie de Luc, serait plutôt, si nous devons en croire nos trois synoptiques, celle de Jésus. Mais il faut plutôt comprendre que les pauvres et les riches que Jésus avait en vue en prononçant les béatitudes et les malheur à vous ! du sermon sur la montagne, étaient des riches et des pauvres déterminés, ceux qu’il avait sous les yeux, en réalité ou en pensée, dans l’état de choses et à l’époque où il parlait. Abraham, dans la parabole du mauvais riche, ne condamne nullement le riche comme riche, mais comme n’ayant pas fait un usage légitime de sa richesse ; il le renvoie à Moïse et aux prophètes, qui n’avaient point blâmé la richesse, mais qui avaient recommandé fréquemment la bienfaisance. Si c’était la propriété que Jésus avait voulu condamner en faisant parler ainsi le patriarche, il eût commis là une maladresse, car Abraham était un des plus grands exemples de richesse qu’offrît l’histoire sainte. Non, s’il lui refuse la goutte d’eau que demande le malheureux de l’autre côté de la tombe, ce n’est pas parce que celui-ci a mené une vie de bien-être ici-bas, mais parce qu’il, n’a pas songé à faire part à Lazare et aux pauvres en général des miettes tombant de sa table. – Quand on lit la réponse de Jésus au jeune homme riche : « Vends ce que tu as et le donne aux pauvres, » on oublie fréquemment que ce n’est là encore qu’une condition préalable et que la vraie réponse à sa question est renfermée dans ce qui suit : « Puis, viens et suis-moi. » C’était là le vrai moyen pour lui d’obtenir cette vie éternelle à laquelle il aspirait. Il y a deux manières de se défaire de ses biens pour servir Dieu et les hommes : l’une, d’en faire un don total et immédiat « pour la nourriture des pauvres, » comme dit Paul (1 Corinthiens 13.3), – mais cela même, déclare-t-il, peut se faire sans charité, par esprit d’ostentation, par exemple, ou pour en tirer un mérite ; – l’autre, de continuer à les administrer avec prudence en saisissant toutes les occasions qui se présentent de les appliquer utilement, selon les circonstances qui se présentent, au service de Dieu et pour le bien des hommes. Cette seconde manière est certainement préférable, puisque ses effets bienfaisants dureront plus longtemps et se réaliseront plus sûrement. Jésus n’en prescrit, pas d’autre à Zachée, par exemple. Mais il n’en pouvait être ainsi dans le cas du jeune homme qui venait à lui en lui demandant le secret de la vie. Cette vie était toute en Jésus ; il ne pouvait la trouver et la posséder qu’en lui, en le suivant avec les disciples. Pour cela, les circonstances données exigeaient qu’il renonçât à administrer lui-même sa grande fortune. Le détachement extérieur devenait ainsi pour lui une condition indispensable de l’attachement à Jésus et du salut qu’il cherchait. Il n’en est pas toujours ainsi. Le détachement demandé par Jésus aux riches en général est un fait intérieur, de nature morale. Il le fait entendre lui-même quand il ajoute, comme cela a lieu dans Marc 10.24, « qu’il est difficile à ceux qui se confient aux richesses… !i » Paul a certainement compris ainsi la pensée du Maître, quand il a écrit (1 Corinthiens 7.30) : « Que ceux qui achètent soient comme s’ils ne possédaient pas. » Il n’interdit pas plus par là la possession de fait qu’il ne défend le mariage quand il dit : « Que ceux qui ont femme, soient comme s’ils n’avaient pas femme. » C’est la bonne manière de se servir de sa fortune en l’administrant au service de la charité, qu’il loue expressément chez le riche Philémon (v. 5 et 6), comme c’est aussi là ce que Jésus lui-même appelle (Luc 12.21) être riche en Dieu (πλουτεῖν εἰς θεόν), en opposition à amasser pour soi-même (θησαυρίζειν ἑαυτῷ). – Il s’agit donc avant tout dans la pensée de Jésus d’un détachement intérieur et moral ; celui-ci est d’obligation universelle ; mais certaines circonstances exceptionnelles peuvent exiger qu’il devienne en même temps extérieur, comme chez le missionnaire qui part pour ne point revenir ou dans le cas de ces évangélistes dont parle Eusèbe (H. E. III, 37, 2), qui, sous Trajan, vendirent et distribuèrent leur avoir, afin de porter l’Evangile aux peuples qui ne le connaissaient pas encore.

i – L’omission de ces mots d’après א B Δ ne nous paraît pas justifiée.

Quant à Luc lui-même, il a si peu songé à l’exagération qu’on lui prête, qu’il la combat expressément quand il met dans la bouche de Pierre ces paroles adressées à Ananias (Actes 5.4) : « Ton champ, si tu le gardais, ne te restait-il pas, et, si tu le vendais, son prix ne demeurait-il pas en ton pouvoir ? » Impossible d’affirmer plus nettement le droit de propriété, même pour le chrétien.

Ecartons donc cette prétendue hérésie de Luc : le salut par la pauvreté volontaire. Quant à la question générale de sa conception religieuse, nous pensons que l’on doit rejeter également les deux opinions contraires qui ont été avancées à ce sujet : celle qui trouve dans l’évangile de Luc et dans les Actes une tendance anti-légale, hostile au judaïsme, aux Douze et à Pierre, exagérant ce que l’on peut découvrir de semblable dans l’exemple et les enseignements de Jésus ; et celle qui, au contraire, trouve chez lui un paulinisme affaibli, accordant une place, à côté de la justification par la foi, à la justice des œuvres, transformant, comme semblent le faire parfois les écrivains du IIe siècle, l’Evangile en une loi nouvelle et retombant ainsi du domaine de l’Esprit dans celui de la lettre. Cette seconde appréciation, qui est celle de quelques-uns des principaux représentants de la critique actuelle (Holtzmann, Jülicher), fait des écrits de Luc (des Actes, il est vrai, plutôt que de l’évangile) une transition à la tendance catholico-légale et conclut de là à l’origine tardive de ces écrits. Nous examinerons en son temps la question quant aux Actes. Mais, quant à l’évangile, ce jugement est certainement incompatible avec les faits. Qu’on se rappelle cette parole de Jésus au paralytique (5.20) : « Voyant leur foi, Jésus dit : O homme, tes péchés te sont pardonnés ; » sa déclaration à la pécheresse prosternée à ses pieds (7.48,50) ; « Tes péchés te sont pardonnés… ; ta foi t’a sauvée…. ; va en paixj ; » la promesse de Jésus au brigand, croyant : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis ; » sa déclaration au sujet du péager repentant : « Je vous dis que celui-ci s’en retourna justifié dans sa maison plutôt que l’autre ; » enfin cette déclaration (17.10), qui implique la rupture la plus radicale avec toute justice légale : « Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, parce que nous n’avons fait que ce que nous étions obligés de faire. » Seraient-ce vraiment là les indices d’un deutéro-paulinisme, selon l’expression par laquelle Hollzmann caractérise la conception religieuse de Luc ?

j – La parole de Jésus 7.47 : « C’est pourquoi je te dis : Ses péchés lui sont pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé, » est bien souvent mal comprise, et même prise au rebours de son véritable sens. On croit y trouver l’idée catholique qu’aux yeux de Jésus l’amour est, avec la foi, une cause et une condition de pardon. Mais cette pensée serait évidemment l’opposé du sens de la parabole des deux débiteurs (v. 41 et 42), qui a pour but de montrer que c’est le pardon qui est la cause et la mesure de l’amour. Ces mots : « parce qu’elle a beaucoup aimé, » signalent l’amour non comme la cause, mais comme la preuve du pardon reçu. Le parce que porte sur je te dis, et non sur sont pardonnés ; il équivaut à un puisque. Voir mon Commentaire sur l’évangile de Luc, à cet endroit.

La vérité est que Luc se tient exactement dans la ligne du vrai paulinisme, tout comme Paul lui-même ne fait que prolonger, par des applications nouvelles, les deux lignes tracées par Jésus : d’un côté la gratuité du salut nettement accentuée, et de l’autre le respect le plus profond pour le caractère divin de l’ancienne alliance et de ses institutions.

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