Les évangiles synoptiques

4. Composition du troisième évangile

A. L’auteur

En traitant de la personne de Luc, j’ai déjà touché à ce sujet et mentionné l’opinion de quelques Pères sur l’identité de l’auteur de notre évangile et des Actes avec le personnage nommé Luc, que Paul désigne dans ses lettres comme son compagnon d’œuvre. Dans l’examen qui va suivre, je me bornerai aux données fournies par la critique interne et rechercherai si, indépendamment de toute tradition, nous serions conduits à envisager le Luc dont parle Paul comme l’auteur du IIIe évangile et des Actes.

Voici les principaux traits communs entre l’un et l’autre qui frappent un lecteur attentif :

1. Le temps de leur vie. Le Prologue de l’évangile nous fait connaître l’auteur de cet écrit comme un chrétien de la seconde génération. Il se range (1.2) parmi ceux qui ont reçu immédiatement de la bouche des témoins oculaires la narration évangélique (« comme nous ont transmis ceux qui ont été les témoins oculaires dès le commencement »). Par ce pronom nous, au v. 1, il paraît même se joindre aux membres de la génération en présence de laquelle se sont passés les événements qu’il va rapporter. Le je individuel compris dans ce nous ressort au v. 3 (« il m’a paru bon, à moi aussi ») ; puis de nouveau au 1er verset des Actes : « J’ai composé le premier livre. » Le nous reparaît Actes 11.28 (d’après la vraie leçon) : « Et l’allégresse était grande ; et comme nous étions rassemblés, l’un d’eux, nommé Agabus, se leva… ; » puis enfin, d’une manière plus répétée, dans les trois morceaux dits « en nous, » dans la seconde partie des Actes, si du moins l’on ne veut pas voir dans ce je et dans ce nous un artifice littéraire de l’auteur des Actes. Au cas contraire, on doit conclure que l’auteur est un homme qui a assisté à la fondation de l’église d’Antioche, et qui a plus tard accompagné Paul dans une partie de ses voyages. Nous avons donc bien le droit de l’envisager, en vertu de ses propres affirmations, comme ayant appartenu à la génération qui a suivi immédiatement les apôtres et non pas seulement, selon l’expression de Holtzmann (Einl. p. 397), comme un homme ; de « la génération postérieure » (der spaeteren Génération), terme équivoque, destiné à laisser la porte ouverte à toutes les hypothèses. – Ces données, qui ressortent de l’évangile et des Actes sur leur auteur, conduisent à placer le temps de sa vie à la même époque où travaillait avec l’apôtre son compagnon d’œuvre nommé Luc.

2. L’origine. La langue grecque classique du Prologue et de la seconde partie des Actes nous permettent d’affirmer l’origine grecque de l’auteur de ces écrits. Il nous suffit de comparer ce style coulant, simple et naturel avec le style maniéré et travaillé de l’historien juif Josèphe pour comprendre du premier coup d’œil que l’auteur de ces deux écrits n’avait pas, comme celui-ci, appris le grec, mais qu’il le parlait comme sa langue maternelle. (Voir plus haut ) – C’est ce que nous avons constaté, d’autre part, par le nom de Lucas, le Lucanien, par lequel Paul désigne son compagnon d’œuvre (Colossiens 4.14).

3. La religion. L’esprit libéral et universaliste de l’auteur de l’évangile et des Actes ressort clairement de ces deux écrits et trahit un homme appartenant au groupe pagano-chrétien de l’Eglise primitive, comme cela pouvait déjà se conclure de son origine grecque. – C’est, en effet, comme nous l’avons vu, dans le groupe de ses collaborateurs pagano-chrétiens que Paul range expressément Luc (Colossiens 4.11-14).

4. La culture et la position sociale. Tout dans les écrits de Luc démontre un homme littérairement cultivé et historiquement bien orienté. Les rapports lexicographiques de ses ouvrages, en particulier avec ceux de l’historien Polybe, sont remarquables, dit Vogel (p. 13). Son tact délicat et humanitaire, vraiment hellénique, se fait sentir d’un bout à l’autre de ses écrits. On est frappé de la manière distinguée dont il reproduit les discours de Paul adressés aux personnages haut placés, comme Félix, Festus et Agrippa. « Son livre, dit Renan, est le plus beau qui ait été écrit ; à la fois hébraïque et hellénique, joignant l’émotion du drame à la sérénité de l’idylle. » Jérôme le place déjà pour le style au-dessus de tous les autres écrivains du N.T., et, en ajoutant : quippe et medicus, il rappelle la culture scientifique que suppose cette profession. Il y a là une coïncidence remarquable entre ce que nous constatons à l’égard de l’auteur du IIIe évangile et des Actes, et le degré de culture supérieur que Paul attribue à son compagnon d’œuvre en le désignant comme le médecin. Parmi ses collaborateurs, il n’y en avait probablement pas d’autres qui possédassent de telles qualités littéraires et une semblable position sociale. C’est ici le lieu de dire quelques mots des particularités du langage médical que l’on a cru remarquer dans le style de Luc. Un médecin anglais, Hobart, a consacré tout un ouvrage à prouver que l’auteur de l’écrit de Luc était un homme familiarisé avec la langue médicale du temps et qu’il était par conséquent médecin. Zahn est si convaincu par cette démonstration qu’il la déclare valable pour tout homme « à qui l’on peut en général démontrer quelque chose » (II, p. 427). Je ne saurais cependant me ranger au nombre de ceux que les preuves de Hobart ont convaincus. Que Luc dise παραλελυμένος, paralysé, le terme scientifique, au lieu du mot vulgaire παραλυτικός (paralytique) ; « l’écoulement s’arrêta » (ἔστε ἡ ῥύσις τοῦ αἰματος), au lieu de : la plaie sécha (ἐξηράνθη ἡ πηγὴ τοῦ αἴματος, Marc) ; qu’il dise : « ceux qui sont en santé » (ὑγιαίνοντες), au lieu de : « ceux qui sont forts » (ἰσχυύοντες ; Matthieu et Marc) ; qu’il emploie le terme ὑδρωπικος (hydropique), dans un morceau appartenant à lui seul, etc., etc., (terme qui lui est commun avec le fameux médecin Hippocrate), il n’y a dans tout cela rien qui, me paraît-il, force à conclure à la profession de médecin de l’auteur de l’évangile. Zahn fait ressortir, il est vrai, un certain nombre de traits qui conviendraient à cette supposition (p. 427), mais qui n’ont pourtant rien de réellement concluant. Ce qui me semblerait plus décisif, c’est le rapport que l’on peut constater entre le style de Luc et celui de son contemporain, le médecin Dioscoride, qui a écrit un ouvrage sur La matière médicale, dont un grand nombre d’expressions lui sont communes avec Luc (voir Vogel, p. 61, qui cite quinze termes communs aux deux écrivains). Il est assez remarquable que, comme l’affirme Vogel, p. 13, Dioscoride était originaire de la ville cilicienne d’Anazarbe et pouvait par conséquent avoir travaillé d’après l’ouvrage d’un médecin cilicien, nommé Anazarbus, qui pouvait aisément être connu de Paul et de Luc. Mais rien de tout cela ne me paraît décisif dans la question.

5. L’intérêt dominant. Il n’est pas difficile de voir quel a été l’intérêt qui a dominé le cœur et la pensée de l’auteur de l’évangile et des Actes. Non seulement l’intérêt général de la cause évangélique dans le monde grec a été certainement sa préoccupation principale, mais on sent qu’un intérêt plus spécial encore l’a inspiré : d’abord, celui de recueillir dans la vie de Jésus les paroles et les actes qui renfermaient en germe cette notion du salut gratuit et universel, que Paul a mise en pleine lumière ; puis, en même temps, de montrer, par le récit de la fondation de l’Eglise, comment Dieu a suscité, éclairé et conduit Paul dans la réalisation du plan divin concernant cette œuvre immense. – Or, ce trait qui ressort à chaque page de l’ouvrage de Luc, à qui pourrait-il mieux convenir qu’à celui que Paul range, dans les Colossiens (4.11-14), parmi les ouvriers d’origine païenne qui travaillaient avec lui à l’accomplissement de cette œuvre divine ?

6. Le lieu. La fin des Actes nous montre l’auteur des morceaux « en nous » arrivant à Rome avec Paul et le macédonien Aristarque, et cela évidemment dans l’intention de demeurer un certain temps avec lui pour l’aider dans l’œuvre de l’évangélisation de la capitale, à laquelle l’apôtre ne pouvait travailler que difficilement, prisonnier comme, il l’était. Or, c’est précisément là la position de Luc et d’Aristarque, d’après les épîtres aux Colossiens et à Philémon, écrites de Rome. Cette position de Luc ne paraît cependant pas avoir continué jusqu’à la fin des deux années de l’emprisonnement de Paul à Rome (Actes 28.30-31). Nous devons conclure, en effet, de l’épître aux Philippiens, la dernière de cette époque, que Luc avait quitté Rome lorsqu’elle fut envoyée ; car une salutation de sa part à cette église qu’il connaissait si particulièrement ne pourrait manquer. Luc aura donc quitté Rome un certain temps avant l’envoi de cette lettre, envoi qui a certainement précédé la fin de ces deux années. Cette séparation de Luc d’avec Paul pourrait servir à expliquer peut-être la fin si brusque du livre des Actes. Quoi qu’il en soit de cette question, il est évident que la position de l’auteur, telle qu’elle ressort des derniers chapitres des Actes (27 et 28), correspond complètement à celle de Luc d’après les épîtres de Paul.

Il me paraît que cette série de traits communs entre le Luc des épîtres de Paul et ce que nous pouvons savoir de l’auteur du IIIe évangile et des Actes, ne doit, même indépendamment des données patristiques, laisser aucun doute sur leur identité. On pourrait comparer cette série de concordances à l’ensemble des mesures anthropométriques au moyen desquelles la police constate aujourd’hui l’identité d’un personnage qui se présente sous deux noms et deux jours différents.

Cependant, il est des savants qui nient cette identité. Nous l’avons dit déjà en parlant de la tendance religieuse du livre de Luc : Holtzmann et Jülicher allèguent, contre sa rédaction par un compagnon de Paul, la manière fausse en laquelle y est présenté l’enseignement de l’apôtre. Ce n’est plus le franc et net paulinisme, tel que nous le trouvons dans les épîtres authentiques de Paul ; c’est un paulinisme affaibli et décoloré. Jülicher va jusqu’à dire (Einl. § 32) que « si l’auteur des Actes [par conséquent aussi de l’évangile] était Luc, le fameux ami de Paul, il aurait écrit dans ce cas bien des choses contre sa conscience, et que, pour son honneur même, il vaut mieux renoncer à le désigner par son nom. » Cette parole, qui fait plutôt l’effet d’une spirituelle plaisanterie que d’une assertion sérieuse, est motivée par quelques passages du livre des Actes, en particulier par le récit Actes 21.20 et suiv., au sujet duquel Reuss fait aussi des observations analogues. C’est là un passage sur lequel nous reviendrons plus tardk. Quant à l’évangile, la seule parole qui puisse donner lieu à une objection de ce genre (Luc 7.47) a été expliquée plus haut (, note). Au point de vue des faits, les contradictions qu’on allègue entre le récit des Actes et les épîtres de Paul ont déjà été examinées dans le premier volume de cet ouvrage (Les épîtres de Paul). On y reviendra dans l’étude du livre des Actes pour autant que cela sera nécessaire. Je rappelle seulement que Renan, après les avoir étudiées avec un soin particulier dans Les Apôtres (p. XXIX-XLVII), n’en conclut pas moins à la composition des Actes par Luc, le compagnon de Paul.

k – Je me borne en ce moment, pour toute réponse aux objections critiques sur ce passage, à demander si jamais Paul a réellement engagé un seul Juif non croyant, bien moins encore tous les Juifs dispersés parmi, les Gentils (τοὺς κατὰ τὰ ἔθνη πάντας Ἰουδαίους), comme on l’en accusait d’après Actes 21.24, à s’affranchir de l’observation de la loi. Paul enseignait, il est vrai, que Christ est la fin de la loi, mais pour tout croyant (παντὶ τῷ πιστεύοντι: Romains 10.4). L’accusation dont Paul tenait à se justifier publiquement était donc une pure calomnie, et il avait bien le droit et même le devoir d’y mettre fin immédiatement, comme le lui demande Jacques au nom de toute l’Eglise. Paul ne devait pas accepter qu’on fit de lui, au lieu d’un apôtre, un farouche iconoclaste à l’égard de la loi juive qu’il respectait. En démentant un tel mensonge, bien loin de renier sa vraie pensée, il la rétablissait dans son intégrité ; comparez 1 Corinthiens 9.20, où Paul lui-même formule sa manière d’agir qui est tout à fait conforme à ce que raconte Actes ch. 21.

Il serait difficile, en effet, de trouver un autre collaborateur de l’apôtre auquel puissent convenir tous les différents caractères indiqués plus haut. Nous avons démontré qu’ils ne s’appliquent ni à Timothée, ni à Silas, ni à Tite. Nous avons constaté qu’en général l’auteur ne s’est point abstenu, ni dans l’évangile, ni dans les Actes, d’imprimer aux morceaux qu’il empruntait le cachet de son propre style, et que, par conséquent, en laissant subsister le nous dans les morceaux « en nous, » s’ils avaient été d’un autre auteur, il aurait commis ou une inconcevable négligence ou même une fraude réfléchie, destinée à le faire passer, lui qui écrivait beaucoup plus tardivement, pour le témoin oculaire des faits racontés. C’est là le procédé que lui imputent réellement Zeller et Overbeck. Mais comment croire que l’auteur d’un livre tel que le IIIe évangile ait employé un procédé aussi malhonnête ! Et pourquoi d’ailleurs ne l’employer que d’une manière intermittente, en laissant dans les Actes entre les morceaux « en nous » de grands intervalles ? Enfin, nous savons comment s’y prenaient les faussaires de l’époque ; ils n’agissaient pas d’une manière aussi discrète, se bornant à tromper tacitement leurs lecteurs. Ils parlaient hautement. L’auteur du prétendu évangile de Pierre s’exprime ainsi : « Nous, les douze disciples, et moi, Simon Pierre, et mon frère André, nous… » L’auteur du Protévangile de Jacques parle de même : « Moi, Jacques, qui ai écrit cette histoire… » Wendt et Mangold pensent qu’il n’y a pas eu fraude de la part de l’auteur des Actes, mais qu’en maintenant le nous dans son texte, il a simplement voulu faire remarquer qu’il empruntait ces passages aux récits d’un témoin oculaire. Mais, dans ce cas, un mot de lui eût suffi pour indiquer que c’étaient là des citations. Nous croyons pouvoir renvoyer ici le lecteur aux remarques pleines de bon sens de Renan, que nous avons citées.

Nous concluons qu’il n’y a pas de motif sérieux qui engage à attribuer le troisième évangile à un autre auteur que Luc, le médecin bien-aimé, collaborateur de l’apôtre Paul.

Indiquons encore, avant de terminer, deux hypothèses opposées à notre manière de voir sur l’auteur de l’évangile.

Mayerhoff, qui, à l’exemple de Schleiermacher, avait été conduit à attribuer à Timothée le livre des Actes, constatant en même temps que ce livre et le troisième évangile ne pouvaient avoir qu’un seul et même auteur, crut devoir conclure de là que l’évangile était également de Timothée. La prémisse étant fausse, la conséquence l’était aussi ; elle a été rétractée par son auteur.

Nous avons mentionné plus haut l’opinion d’Evans qui, fortement frappé des analogies de style entre les écrits de Luc et les épîtres de Paul, a essayé d’attribuer à l’apôtre lui-même la composition de l’évangile et des Actes. Mais ces coïncidences d’expressions s’expliquent aisément, s’il est vrai que Luc ait travaillé un certain temps avec Paul. Quelle que soit la ressemblance entre les récits de la sainte Cène chez Luc et chez Paul (4 Cor. XI), il reste pourtant entre les deux des différences assez marquées pour qu’ils ne puissent provenir du même auteur ; et si l’énumération des apparitions de Jésus ressuscité (1 Corinthiens ch. 15) n’est nullement incompatible avec le récit de Luc (ch. 24), il y a cependant dans le contenu des deux narrations une différence trop grande pour qu’on puisse les attribuer à la même plume. Comment enfin aurait-on rapporté au disciple un écrit qui aurait été l’œuvre de l’apôtre ? On aurait plutôt fait l’inverse.

Hasert (l’anonyme saxon), qui voyait dans le troisième évangile une satire perpétuelle contre les Douze et en particulier contre Pierre, a probablement trouvé piquant d’attribuer une pareille œuvre à saint Paul. Faire d’un évangile un pamphlet dirigé par un apôtre contre un apôtre, cela valait la peine d’écrire un livre ! On ne réfute pas une méchante plaisanterie.

B. Le temps

La relation qui existe entre la date de l’ouvrage de Luc et la personne de son auteur n’empêche pas que les deux questions ne puissent être traitées à part, en sorte que la solution de l’une puisse servir à contrôler celle de l’autre.

Les dates proposées par les critiques modernes pour les écrits de Luc sont très distantes les unes des autres. Entre la plus reculée et la plus récente il y a un écart d’environ quatre-vingts ans, tout l’intervalle entre les années 64 et 150. On peut diviser ce long espace de temps en trois périodes principales entre lesquelles se partagent les opinions des critiques :

  1. Celle qui précède la ruine de Jérusalem, en 70 (la plupart des Pères et des écrivains catholiques ; parmi les modernes, Michaëlis, Schneckenburger, Hase, Thiersch, Hug, Hofmann, Tholuck, Guericke, Resch, Wieseler, Keil, Lange, Nösgen, Osterzee, Salmon, etc) ;
  2. la période de l’an 70 à l’an 100 : de Wette, Bleek, Reuss, Ewald, Lekebusch, Güder, Lechler, Renan, Weiss (80), Zahn (75), Holtzmann (69-91), Harnack (78-93), Keim (90), Wright (71-80), Plummer, etc. ;
  3. les premiers temps du IIe siècle ou plus bas encore : Jülicher (80-120), Volkmar, Hausrath, Weizsaecker, Baur et Zeller (vers 130), quelques Hollandais (vers 150).

Chacune des trois opinions est donc fortement appuyée.

Les raisons avancées en faveur de la troisième sont, avant et par dessus tout, à ce qu’il me paraît, les descriptions détaillées de la ruine de Jérusalem mises dans la bouche de Jésus (19.43-44 ; 21.24), descriptions dans lesquelles on prétend que sont entrés des traits qui supposent clairement la connaissance du fait déjà accompli. Puis, on allègue la parole 21.24, qui suppose la connaissance d’un intervalle entre la ruine de Jérusalem et la Parousie ; de plus, le Prologue, qui, selon l’expression de Jülicher, montre la littérature évangélique « déjà dans sa fleur. » On allègue encore la conception déjà altérée du christianisme paulinien, telle qu’elle se présente aussi chez les Pères du IIe siècle. Knfin, on croit découvrir chez Luc des traces de dépendance par rapport à Josèphe, dont la Guerre juive a été publiée vers 77 et les Antiquités juives vers 94, dépendance qui ferait descendre l’œuvre de Luc jusqu’à la fin du Ier ou jusqu’au commencement du IIe siècle. (Comparez Jülicher, Einl. p. 206.)

La supposition que Luc ait fait parler Jésus à sa guise dans le tableau de la ruine de Jérusalem, en y introduisant des traits que l’accomplissement seul avait pu lui fournir, paraît ne présenter aucune difficulté à la pensée de la plupart des critiques actuels, même d’un Zahn ou d’un Wright. A mes yeux, cette manière de voir reste inadmissible. Luc, non content de présenter, ainsi que les deux autres synoptiques, Jésus comme prophète, aurait tenu à le faire passer pour encore plus prophète qu’il n’avait été réellement, et aurait, dans ce but, enrichi son discours de traits fictifs ! On ne peut empêcher personne d’admettre cette supposition, mais on peut demander sérieusement si elle est suffisamment fondée. Que Jésus ait possédé non la toute-science, mais un savoir prophétique surnaturel, c’est ce qui ressort de plusieurs traits de sa vie, de sa parole à Nathanaël (Jean ch. 1), de son entretien avec la Samaritaine (Jean ch.4), de la commission qu’il donne aux deux disciples chargés de lui amener l’ânon ou de lui préparer la Pâque (Luc 22.10-13), et tout particulièrement de l’annonce du reniement de Pierre, avec un détail aussi spécial que le chant du coq. On peut rejeter de tels faits dans le domaine de la légende ; mais le reniement du principal apôtre… qui aurait donc pris plaisir à l’inventer et à le mettre en cours dans l’Eglise ? Or le fait se trouve raconté en détail dans les quatre récits. Je ne parle pas de la prévision de sa mort et de sa résurrection qui a accompagné Jésus durant tout le temps de sa vie (Marc 2.20 ; Jean 3.14 ; Luc 12.50 ; Jean 10.11,15 ; 12.24-27 ; Matthieu 20.22, 28, etc.). Qu’il ait prévu aussi la ruine de Jérusalem, cela résulte de Luc 13.1-5 ; comparez Matthieu 23.34-38 et Luc 11.50-51. Or, s’il prévoyait cet événement, il ne pouvait se le représenter que sous la forme où de pareilles exécutions militaires avaient lieu à cette époque. S’il y avait ruine, le bon sens disait qu’il devait y avoir siège, et siège à la manière de l’époque : tranchées, palissades, assaut, massacre, vente des survivants. Mais les passages mis par Luc dans la bouche de Jésus ne contiennent absolument rien de plus ; ils sont pour l’époque ce qu’aurait été de nos jours la parole d’un général français, qui, prévoyant le siège de Paris, aurait dit : Il y aura investissement, tranchées, travaux d’approche, batteries montées, bombardement, sorties et défenses sanglantes. Pour parler ainsi, pas besoin de don prophétique assurément, mais emploi du simple bon sens. Je ne vois donc aucun motif sérieux de suspecter l’authenticité des paroles de Jésus rappelées plus haut. J’ajoute que l’argument tiré de ce fait ne me paraît pas seulement mal fondé en lui-même, mais surtout contraire au respect qu’avait l’évangéliste pour la parole et la personne de son Maître.

Quant à l’intervalle impliqué dans la parole 21.24 entre la ruine de Jérusalem et la Parousie, je n’ai rien à ajouter aux observations présentées plus haut. On en appelle encore au Prologue, qui impliquerait qu’au moment où l’auteur écrivait son évangile, il existait déjà « une riche littérature » sur le sujet. Mais lors même que cette assertion a été et est encore mille fois répétée, elle n’en est pas moins, me paraît-il, juste le contraire de la vérité. Que dit Luc ? Il s’excuse par l’exemple d’un certain nombre de devanciers d’entreprendre de traiter un si grand sujet. On ne parle pas ainsi quand ce sujet a déjà été abondamment traité et surtout quand des ouvrages, provenant de la plume d’auteurs compétents, ont déjà été publiés. Bien loin de s’appuyer sur de pareils exemples pour excuser sa hardiesse, l’auteur devrait plutôt s’excuser de le traiter à nouveau après de semblables publications. En face de ces nombreux précédents, il devrait commencer par un quoique et non par un puisque. La manière dont Luc s’exprime convient au moment où la littérature évangélique n’en était encore qu’à ses débuts, et nullement à celui où, comme le dit Jülicher, elle aurait été déjà dans sa fleur. Pour moi, je pense qu’en bonne logique on doit conclure du Prologue de Luc qu’au moment où il entreprenait la rédaction de l’histoire de Jésus, un pareil ouvrage était encore une nouveauté qui avait besoin d’être justifiée en raison de la gravité du sujet. En particulier, je pense que jamais Luc ne se serait exprimé comme il le fait, s’il eût eu sous les yeux les écrits déjà publiés d’un apôtre de Jésus et d’un disciple des apôtres. Quant à l’argument tiré de la prétendue altération du christianisme paulinien au moment où « un chrétien inconnu, comme dit Holtzmann, composa l’œuvre attribuée à Luc, » il a déjà été démontré faux, du moins quant à l’évangile. Cet écrit reflète le plus pur paulinisme dans ses deux éléments essentiels : l’universalité et la gratuité du salut (le εἰς πάντας et le διὰ πίστεως ; de Paul), tout comme le paulinisme lui-même ne fait que refléter exactement la conduite et les enseignements de Jésus. La raison tirée de la dépendance où Luc serait de Josèphe sera examinée plus tard, quand nous traiterons des sources de Luc.

A ces arguments qui nous ont paru sans valeur, nous opposons avant tout le témoignage de l’auteur lui-même qui, dans les premières lignes de son ouvrage, se range parmi ceux qui ont entendu la narration évangélique de la bouche même des témoins oculaires des faits ; puis l’abondance et la précision des détails qui remplissent son écrit et fondent sa supériorité historique sur les deux autres synoptiques, renseignements qu’il ne peut avoir recueillis que dans un temps où vivaient encore une foule de contemporains des faits racontés et des paroles rapportées.

La seconde manière de voir (70-100) ne se heurte pas, il est vrai, au témoignage que l’auteur rend lui-même dans son Prologue de sa relation personnelle avec les témoins oculaires de la vie de Jésus. Toutefois les raisons alléguées en faveur de cette date se confondent en grande partie avec celles avancées à l’appui de la précédente. Ainsi les détails que présente chez Luc la prophétie de la destruction de Jérusalem et qui dépassent en précision l’annonce de ce même fait chez Marc et Matthieu, et la dépendance où serait l’écrit de Luc par rapport aux deux autres synoptiques. Nous n’avons rien à ajouter à la réponse que nous venons de faire au premier de ces deux arguments, si ce n’est qu’autant il est naturel de la part des critiques rationalistes, autant il paraît étrange de la part des critiques qui n’hésitent pas à reconnaître en Jésus une apparition surnaturelle. Quant au second, quelle que soit la faveur dont jouit à cette heure l’idée de la composition de Luc au moyen des deux autres synoptiques, je me permets de ne point l’envisager comme démontrée ; je renvoie provisoirement à mes observations précédentes () et je me réserve d’examiner plus à fond ce problème dans le Ve chapitre de cet ouvrage. On en appelle encore à l’annonce d’un intervalle entre la ruine de Jérusalem et la Parousie, destiné à la conversion des païens (Luc 21.24), détail que Luc aurait ajouté de son chef au discours de Jésus en voyant les années s’écouler après la ruine de Jérusalem ; mais il y a une trace bien marquée d’un pareil intervalle dans Matthieu (24.23-26) et Marc (13.21-23). Nous avons déjà montré que cette addition de Luc est conforme à la pensée exprimée par Jésus lui-même dans plusieurs paroles conservées à la fois par Luc et par les autres évangiles (Matthieu 8.11-12 ; 21.43 ; Marc 13.9 ; Jean 10.16). Nous avons donc simplement ici un de ces cas si fréquents où la parole de Jésus est rapportée plus complètement et plus exactement par Luc que par les deux autres synoptiques. Enfin, l’argument tiré des écrits antérieurs mentionnés dans le Prologue est précaire, puisque ce morceau bien compris paraît plutôt conduire à la conclusion inverse de celle qu’on en tire ().

M. Plummer, tout en admettant la composition de Luc après l’an 70, allègue cependant en faveur de la date antérieure le fait suivant : Tandis que Luc, après avoir rapporté la prophétie d’Agabus sur la famine prochaine, a soin de mentionner expressément son accomplissement (Actes 11.28), il ne fait rien de semblable à l’égard de l’annonce de la ruine de Jérusalem. Mais la raison de ce silence se comprend facilement dans ce second cas ; l’accomplissement de la prophétie était universellement connu, et, de plus, Luc ne devait pas se donner l’air de triompher d’une telle catastrophe. La chose se présente donc à moi sous un autre jour. Qu’est tout l’ouvrage de Luc ? Malgré le respect profond avec lequel l’auteur traite les institutions juives, il n’en reste pas moins que son livre est l’acte d’accusation le plus formel contre le peuple d’Israël, soit qu’il s’agisse de sa conduite envers Jésus personnellement (dans l’évangile), ou envers les continuateurs de son œuvre (dans les Actes). Or, après que Dieu avait si épouvantablement frappé son peuple, aurait-ce bien été le moment de prononcer contre lui un tel réquisitoire ? On fait le procès au malfaiteur avant, mais non pas après son supplice. Ce qui me paraîtrait beaucoup plus inexplicable que la non mention de la ruine de Jérusalem, si Luc avait écrit après l’an 70, ce serait le silence gardé par lui sur la mort de Paul. Lui qui mentionne avec complaisance une circonstance aussi insignifiante que l’enseigne du vaisseau qui portait l’apôtre en Italie, il ne dirait mot de sa mort déjà consommée ! Si donc le martyre de Paul a eu lieu en 67, comme c’est la date la plus probable, il ne nous reste qu’à placer la composition des Actes, et à plus forte raison aussi celle de l’évangile, avant cette date.

Pour toutes ces raisons, je ne puis que me ranger à la première manière de voir (la composition avant l’an 70). Cette date est de plus confirmée par le grand nombre de détails précis et minutieux qui se rencontrent dans les récits de Luc et qui importent si peu à l’ensemble de l’histoire évangélique que leur souvenir aurait bien difficilement pu survivre, dans la tradition générale, à la grande catastrophe qui, en cette année, bouleversa la Terre-Sainte, balaya le peuple juif et transplanta l’Eglise elle-même ; ainsi le nom des femmes qui accompagnaient Jésus dans ses courses de prédication en Galilée et pourvoyaient de leurs biens à ses besoins et à ceux de ses disciples, en particulier la qualification de l’une d’elles, Jeanne, comme femme de l’intendant d’Hérode (8.1-3) ; le sujet de l’entretien de Jésus avec Elie et Moïse sur la montagne de la transfiguration (9.31) ; le cri enthousiaste d’une femme du peuple interrompant un discours de Jésus (11.7) ; la circonstance qui motiva l’enseignement de l’oraison dominicale (11.1) ; la relation entre l’enseignement sur la Providence et la demande d’un homme relative à son héritage (12.13 et suiv.) ; puis la relation entre les paraboles du ch. 15 et le murmure des pharisiens ; l’envoi de Jésus à Hérode et la réconciliation de ce roi avec Pilate à cette occasion ; l’allocution aux filles de Jérusalem sur le chemin de la croix. Autant de petits traits dont la tradition générale n’aurait pas gardé la mémoire après le bouleversement dont nous venons de parler. Nous ne disons rien ici de plusieurs détails tout aussi précis que renferme le livre des Actes.

C. Occasion ; but ; lecteurs

Si l’évangile a réellement été composé par Luc, le collaborateur de Paul, et si cette œuvre date d’avant l’an 70, pouvons-nous espérer de fixer d’une manière plus précise le moment et le lieu de sa composition ?

Lorsque, quelques années après la conversion de Paul qui eut lieu vers 36 ou 37, des chrétiens émigrés de Jérusalem fondèrent l’église d’Antioche, Luc, qui appartenait sans doute à la maison de Théophile et qui participa à cet événement, pouvait être âgé de vingt à trente ans. D’autre part, les Pères parlent de lui comme ayant atteint l’âge de soixante-dix à quatre-vingts ans, d’où il résulterait qu’il a vécu au plus tard jusqu’à l’an 90. Ce n’est évidemment pas tout de suite après sa conversion qu’il a pu composer l’évangile. Il se joignit à la mission de Paul, Silas et Timothée, vers l’an 52, et, après la fondation de l’église de Philippes, demeura, comme nous l’avons vu, dans cette ville cinq à six années. Durant ce séjour en Macédoine, il n’avait naturellement aucune occasion de recueillir les matériaux nécessaires pour un tel ouvrage. De Philippes, il accompagne Paul en Palestine et y demeure pendant les deux années de l’emprisonnement de l’apôtre. Ces deux années de séjour en Palestine furent sans doute pour lui d’une très grande importance. Il put alors visiter Jérusalem et les lieux saints, fréquenter une foule de personnes qui avaient été témoins de certaines parties du ministère de Jésus. A Césarée même, où sans doute il était souvent auprès de l’apôtre, usant de la liberté que Félix avait accordée à Paul de voir ses amis, il pouvait visiter le diacre Philippe, chez lequel il avait passé, en se rendant à Jérusalem avec Paul, des journées si émouvantes (Actes 20.8 et suiv.). Il se trouvait là dans un milieu tout plein des riches et vivants souvenirs de la personne de Jésus et des premiers temps de l’église. Philippe avait joué un rôle considérable à cette époque primitive, à Jérusalem (Actes ch. 6) et en Palestine (ch. 8 et 9). Il avait quatre filles animées de l’esprit prophétique, dont l’histoire de l’Eglise a conservé le souvenir. (Voir le récit de Papias, dans Eusèbe, H. E. III, 39, 9.) Ces personnes, ayant vécu à Jérusalem, avaient dû connaître la mère de Jésus, Marthe et Marie de Béthanie et d’autres personnes qui pouvaient être dépositaires d’une foule de détails de l’histoire évangélique. Aussi ce moment a-t-il été envisagé par plusieurs critiques comme celui où Luc aurait composé son évangile. Je pense, quant à moi, que ce fut alors qu’il recueillit une partie des matériaux au moyen desquels il put composer plus tard son ouvrage. Ces deux ans écoulés, au printemps de l’an 62 il arriva à Rome avec Paul, et nous constatons par les épîtres aux Colossiens et à Philémon qu’il y demeura avec l’apôtre pendant la première partie de sa captivité. Mais l’épître aux Philippiens, écrite plus tard, vers les derniers temps de cette captivité, prouve qu’au moment où elle fut envoyée Luc avait quitté Paul. Sa salutation, en effet, s’il eût été présent ; ne pourrait manquer dans une lettre adressée à une église où il avait passé tant d’années. Où Luc se rendit-il alors et dans quel but quittait-il l’apôtre au moment où l’on pouvait attendre l’arrêt qui devait décider de son sort ? L’épître aux Philippiens nous suggère la réponse à ces questions en nous faisant entrevoir l’état de crise religieuse très sérieuse auquel les choses en étaient arrivées à Rome vers la fin de l’emprisonnement de Paul.

L’arrivée de Paul à Rome, au printemps de l’an 62, y avait déterminé une grande fermentation religieuse. Sans doute, aux yeux de la plupart, il arrivait là comme un malfaiteur ordinaire ; mais le vrai motif de l’accusation dont il était l’objet ne tarda pas à transpirer. Paul le raconte lui-même aux Philippiens (1.13) : « De sorte qu’il a été de plus en plus connu que mes liens étaient des liens en Christ (c’est-à-dire endurés pour la cause de Christ), et cela dans le prétoire tout entier et dans le public en générala. » Les mots dans le prétoire tout entier expliquent assez comment ce résultat s’était produit. Ce terme désignait la grande caserne construite par Tibère à la porte Viminale, où résidait la garde impériale et d’où se renouvelaient journellement les détachements qui occupaient les corps de garde particuliers. C’est donc de là que venaient les soldats qui se succédaient à tour de rôle dans l’appartement de l’apôtre (Actes 28.16), et c’est par eux que la vérité sur la raison de l’emprisonnement de Paul s’était bientôt répandue dans toute la garde prétorienne, puis dans le public romain en général.

a – Voir, sur l’expression ἐν Χριστῷ, Meyer, ad h. l.

Présenté sous son vrai jour, le fait excita un intérêt général, non seulement chez les païens, mais surtout chez les Juifs. Il y avait alors à Rome une population d’à peu près trente mille Juifs – -les uns disent plus, les autres moins – descendant en partie des quelques milliers de captifs que Pompée avait ramenés de Palestine ; la plupart avaient été bientôt affranchis par ceux qui les avaient achetés comme esclaves. A ceux-là s’étaient joints le grand nombre de ceux qui venaient à Rome pour leur trafic. Toute cette colonie juive jouissait de la plus complète liberté religieuse, par suite de la bienveillance particulière que César et Auguste n’avaient cessé de lui témoigner. Le judaïsme était alors reconnu dans tout l’empire comme religio licita. Sans doute, de temps en temps, lorsque les Juifs devenaient trop remuants, ils étaient l’objet de quelque mesure pénale, d’un décret d’expulsion, par exemple ; mais ce n’était là qu’une crise passagère ; ils ne tardaient pas à se retrouver en pleine tranquillité et activité dans leur quartier du Transtévère. Mais ils ne se bornaient pas à jouir passivement de la liberté religieuse qui leur était accordée ; ils passaient insensiblement de l’attitude défensive à l’agression ; ils s’élevaient hardiment contre le paganisme régnant. Sans doute, leurs usages particuliers répugnaient en général à la société romaine et leur attiraient ses dédains. Les poètes satiriques n’ont pas assez de sarcasmes pour stigmatiser les coutumes juives, telles que l’observance sabbatique, la circoncision, l’abstention de la viande de porc. Mais, comme le dit Schürer, les moqueries d’un Horace, d’un Perse ou d’un Juvénal prouvent néanmoins combien était grande l’attention qu’attirait cette religion. En effet, il n’y avait pas seulement dans le judaïsme de vieux rites prêtant à la raillerie ; il y avait l’idée sublime du Dieu unique, tout-puissant et juste. A cette croyance élevée se joignait une loi morale austère, inviolable, puis aussi une espérance glorieuse proposée à l’humanité. De pareilles pensées parlaient à la conscience des Romains, naturellement grave et sévère. De là les succès du judaïsme dans une partie de la société romaine, surtout chez les femmes ; et l’on ne s’étonnerait pas que dans ces conditions bien des imaginations juives exaltées entrevissent déjà la conquête de Rome païenne par ceux qu’elle croyait avoir assujettis. Les choses étaient arrivées au point que Sénèque lui-même disait : « Cette race, la plus scélérate de toutes, a donné des lois à ses conquérants. »

Qu’on se représente maintenant l’effet que dut produire sur Juifs et païens l’arrivée d’un nouveau prétendant au milieu d’un tel état de choses. Pour les Juifs, le christianisme était un dangereux concurrent ; pour les païens, un nouvel objet de curiosité. La foi aux idoles s’écroulait devant le monothéisme juif, et voici que le judaïsme à son tour se voyait sérieusement menacé. Bien plus, le nouvel arrivant osait l’accuser d’avoir fait la guerre à son propre Dieu en crucifiant ignominieusement, un envoyé céleste. Si Rome était lasse de l’idolâtrie, il ne semblait lui rester ou qu’à accepter Jésus-Christ et reléguer le judaïsme au Transtévère, ou qu’à tourner le dos à l’Evangile annoncé par Paul et remplacer les Douze Tables par les commandements mosaïques.

On voit combien la position était grave ; le moment décisif approchait pour Rome et même pour le monde. Paul le sentait bien quand, dans l’épître aux Philippiens, il écrivait ces lignes significatives (1.22) :
« Tous les saints vous saluent, surtout ceux de la maison de César. » Mais qu’adviendrait-il de la perspective qui s’ouvrait ainsi pour l’Evangile à Rome même, si lui, Paul, il était condamné à mort ? Il est impossible que, se rendant compte de la situation, l’apôtre ne se demandât pas ce qu’il y avait à faire pour décider favorablement cette grande crise et, en cas d’insuccès, pour assurer la conservation et la victoire finale de l’Evangile. En face de l’opinion publique ainsi travaillée d’un côté par le judaïsme, de l’autre par le christianisme, qui se présentaient tous deux comme seuls capables de sauver l’humanité, Paul, contemplant cet état de choses de son lieu de captivité, dut se dire que le seul moyen véritablement efficace de jeter la lumière sur la relation compliquée entre ces deux religions hostiles et se prétendant cependant toutes deux divines, et de dissiper l’épais brouillard qui pesait en ce moment sur l’horizon religieux du monde civilisé, serait un exposé simple, précis, fidèle, bien suivi du cours des choses depuis son premier commencement jusqu’à son terme à la fois tragique et glorieuxb. Ainsi serait expliqué ce qu’il y avait eu de contradictoire en apparence dans la relation entre Israël et Jésus, relation d’intime solidarité en commençant, puis bientôt d’hostilité croissante et enfin même de haine meurtrière. Mais à qui s’adresser pour lui demander un pareil travail ? Peu avant de venir à Rome, Luc avait précisément eu l’occasion, pendant les deux ans qu’il avait passés en Palestine, de s’instruire de toutes les circonstances de l’histoire de Jésus dès son origine. Il avait entendu les récits des témoins encore vivants en grand nombre. Il était ainsi en état de composer un récit tel que l’exigeaient les circonstances dont nous venons de rendre compte ; et par une coïncidence, dans laquelle Paul reconnut sans doute une dispensation providentielle, ce même Luc, seul probablement parmi les collaborateurs de l’apôtre, possédait la culture littéraire nécessaire pour la réussite d’un pareil travail.

b – A mon point de vue, il n’existait encore aucun écrit évangélique un peu complet. Les écrits des πολλοὶ étaient insuffisants, comme le prouve le prologue de Luc par lequel seul nous les connaissons, et probablement n’étaient-ils pas encore parvenus à Rome. L’évangile de Marc ne peut avoir été composé que vers 64, et nous sommes en 63. Celui de Matthieu date probablement du moment qui a précédé la guerre juive, vers 66. Quant aux Logia de Matthieu, ce n’était pas un ouvrage proprement historique.

Nous venons de voir combien un récit digne de foi de la vie et de l’œuvre de Jésus en Israël était un besoin pressant pour la société gréco-romaine que représentait Théophile ; un tel écrit n’était pas moins réclamé par les besoins de l’église de Rome en particulier. Dans l’épître aux Philippiens (1.12-18), l’apôtre trace un tableau frappant de l’état du christianisme à Rome et du double effet qu’y avait produit son arrivée. Pour la plus grande partie des membres de l’église, la présence de l’apôtre, sa foi, sa vaillance, sa joie dans l’épreuve avaient été un puissant stimulant ; ils s’étaient réveillés d’une sorte de torpeur et avaient rompu le silence craintif qu’ils avaient gardé pendant un certain temps. En voyant le courage avec lequel l’apôtre marchait au devant de la mort pour la défense de l’Evangile, leur zèle s’était ranimé ; ils s’étaient remis à rendre courageusement témoignage à Jésus-Christ. Un effet analogue s’était produit chez les membres judaïsants de l’église, mais par un mobile opposé. Envisageant Paul comme le prédicateur d’un évangile hostile à la loi et profondément faussé, ils s’étaient mis, eux aussi, avec zèle, à proclamer Christ, mais un Christ légal, comme Jésus l’était demeuré extérieurement dans toute sa vie ; ils le prêchaient moins par amour pour lui que par jalousie contre Paul. Néanmoins, celui-ci n’hésite pas à se réjouir de ce double réveil du témoignage rendu à son Maître. Il sait que tout cela finira par tourner à un résultat salutaire pour l’église et pour lui-mêmec

c – Il me paraît impossible d’admettre que les adversaires contre lesquels Paul met en garde les Philippiens 3.2, 19, soient les mêmes personnes que les chrétiens judaïsants qu’il caractérise 1.15,17. Ces derniers sont des croyants mal éclairés qui annoncent Christ à leur manière ; ceux-là sont appelés par Paul (3.2) des chiens, à cause de leur impudence, de mauvais travailleurs, à cause de leurs mobiles égoïstes, fausse circoncision, littéralement mutilation, à cause de leur esprit charnel ; et 3.19 il les menace de perdition à cause de leur esprit sensuel et purement terrestre, et stigmatise l’honneur qu’ils tirent de choses dont ils devraient rougir. Je ne pense pas que ce puissent être là des croyants judaïsants. Ce sont de purs Juifs, tels que Paul en avait rencontrés à Philippes et dans les autres villes de Macédoine (Actes 16.16 et suiv. ; 1 Thessaloniciens 2.15-16, etc.).

A ces Juifs romains qui envisageaient la loi comme leur salut et celui du monde, il fallait montrer que Jésus, tout en respectant fidèlement la loi durant le cours de sa vie et dans l’œuvre de son ministère, avait cependant ouvert à l’humanité une sphère d’existence morale supérieure à la simple légalité, la vie de l’amour dans la communion avec Dieu lui-même, le suprême législateur ; que sous le couvert du rigorisme légal le plus scrupuleux pouvait se cacher un cœur plein de dureté, d’égoïsme et d’orgueil ; qu’un cri de repentance et de foi montant vers Dieu d’un cœur humilié était un moyen plus sûr d’obtenir grâce et pardon que l’obéissance du pharisien le plus irréprochable ; qu’en dehors du peuple de la loi il y avait toute une humanité perdue par le péché, mais aimée de Dieu, que Jésus était venu sauver aussi bien que le peuple élu, et qu’enfin le royaume de Dieu était désormais ouvert à ces milliers de païens aussi bien qu’à Israël lui-même, et cela sans condition d’œuvre légale, mais par la seule vertu de la foi. Tout ce plan divin pour le salut du monde, qui forme le contenu de la première partie de l’épître aux Romains (ch. 1 à 8), il s’agissait de le montrer révélé déjà dans la vie et dans l’enseignement de Jésus. C’était là la base solide inébranlable de l’œuvre de Paul chez les Gentils, surtout dans la lutte qu’elle avait à soutenir avec l’hostilité juive.

En lisant le IIIe évangile à ce point de vue, on voit aisément combien il répond à son but. Il reprend le cours des choses dès leur origine et en montre le développement continu et progressif. Il rattache l’œuvre nouvelle aux circonstances politiques du temps (Auguste, Quirinius, Tibère). Il fait ressortir, dans la conduite des parents de Jésus, l’attachement scrupuleux aux institutions israélites ; il montre en Jésus lui-même la fidélité constante à la loi et la soumission aux autorités établies, mais en même temps il proclame la loi sublime de la charité telle que l’a enseignée et pratiquée Jésus, et montre ainsi le caractère élevé par lequel son enseignement s’est distingué de l’étroitesse légale et de la lettre de l’enseignement rabbinique. Il raconte avec prédilection la condescendance de Jésus envers les êtres les plus dégradés et fait voir que c’est précisément là ce qui lui a attiré la malveillance des chefs de la nation, qui pressentaient que leur autorité croulerait dès que la loi perdrait sa place souveraine en Israël. Il décrit l’accroissement journalier de cette hostilité jusqu’à la rupture ouverte entre eux et Jésus. Son procès, sa condamnation à mort avaient été l’effet de la haine inspirée aux chefs par leur amour du pouvoir. Pilate lui-même, le gouverneur romain, l’avait bien compris ; il avait reconnu le néant de l’accusation élevée contre Jésus de soulever le peuple et de défendre de payer le tribut à César. Hérode lui-même en avait également jugé ainsi. Si néanmoins Pilate avait fini par céder aux instances des chefs, c’était lorsqu’elles avaient atteint un tel degré de violence qu’il n’avait pas cru prudent d’y résister plus longtemps (23.24). Quant à Jésus, après avoir gardé une attitude pleine de dignité en face de ses juges, il avait subi son affreux supplice avec calme, douceur, patience, charité soit envers ceux qui le crucifiaient, soit envers l’un de ceux qui étaient crucifiés avec lui, et il avait expiré enfin en remettant avec foi son esprit à Dieu son Père. Mais, comme il l’avait annoncé, la main de Dieu n’avait pas tardé à se montrer ; son corps, exempt de toute souillure, avait bientôt recouvré la vie. Vivant, Jésus avait manifesté sa présence par des preuves sensibles ; puis, après avoir donné aux siens l’ordre de prêcher le pardon des péchés et le salut en son nom à toutes les nations, il était remonté vers son Père en donnant sa bénédiction à ses disciples.

Si, d’un côté, ce récit contenait la justification de Jésus par rapport à l’hostilité de son peuple, de l’autre, il constituait contre ce peuple l’acte d’accusation le plus formel. Après cela, Israël, plutôt que de s’enorgueillir de sa justice propre, n’avait plus qu’à se frapper la poitrine, comme les foules revenant du spectacle de la croix (23.48).

Paul jugea sans doute que le récit de ces faits, présenté au monde gréco-romain avec simplicité, serait ce qui répondrait le mieux aux besoins de l’heure présente ; et Luc se décida à le quitter pour un certain temps et à se retirer en un lieu tranquille, propice à l’exécution de cet important travail. Et quel lieu plus propre à ce dessein pouvait se présenter à sa pensée que celui où, tout en tenant jadis société à Paul prisonnier, il avait recueilli tant de renseignements sur l’histoire évangélique ? Si peut-être les notes qu’il y avait prises alors s’étaient perdues dans le naufrage, où pouvait-il espérer d’en retrouver le contenu mieux que là où il les avait jadis recueillies ? Ce fut ainsi qu’avant la fin des deux ans de l’emprisonnement de Paul à Rome, peu. avant l’envoi de la lettre aux Philippiens, dans le cours de l’an 63, Luc se rendit en Orient, probablement en Palestine et à Césarée, et que là, auprès du diacre Philippe et de sa famille, il composa l’œuvre jugée nécessaire. Ainsi me paraît s’expliquer la genèse de notre évangile. C’est une hypothèse, sans doute, mais à laquelle conduit la combinaison des données renfermées dans les lettres de Paul et des circonstances mentionnées dans les histoires des écrivains romains. On comprend qu’Ewald soit arrivé à la pensée que la source première de la littérature synoptique ait été un évangile de Philippe. Il me paraît plutôt qu’on est conduit, par le cours naturel des choses, à l’hypothèse que je présente ici.

Si le but qui a présidé à la composition du IIIe évangile est bien celui que nous venons d’indiquer, le cercle de lecteurs auquel cet écrit était destiné, est aisé à déterminer. C’était ce vaste monde gréco-romain (y compris les colonies juives qui y étaient disséminées), c’est-à-dire toute la société contemporaine, avec l’Eglise chrétienne déjà existante comme fruit du travail de Paul et du témoignage apostolique, telle qu’elle est désignée dans le premier nous du prologue (v. 1).

A ce vaste cercle de lecteurs, on pourrait opposer que Luc ne désigne, dans la seconde partie du prologue, qu’un seul individu comme destinataire de son ouvrage, « le très puissant Théophile. » Mais cet homme haut placé était pour Luc le représentant éminent de toute la société cultivée du temps, pour laquelle il écrivait. Une partie de cette société partagée entre le paganisme et le judaïsme, commençait à entrevoir dans le christianisme une sagesse supérieure. C’était à ce groupe qu’appartenait Théophile, le patron et ami de Luc ; il se sentait attiré par cette religion plus pure ; mais il n’avait pas encore trouvé dans sa foi naissante la force de faire le dernier pas et de se ranger ouvertement parmi les chrétiens. L’écrit par lequel Luc espérait le décider ne pouvait donc différer en rien de celui par lequel il importait alors de frapper sur la société tout entière le coup décisif. D’ailleurs, il est probable que Luc, en adressant ce livre à son protecteur, avait encore une intention plus spéciale, celle que nous avons indiquée. Ce haut personnage devait ouvrir à l’écrit de Luc la porte de la grande publicité.

On a reproché à Luc la manière un peu dédaigneuse dont il s’exprime sur la richesse et la prédilection marquée avec laquelle il parle de la pauvreté. Il y aurait bien plutôt dans ce fait un motif de louer sa grande loyauté, si l’on pense qu’il adressait son ouvrage à un riche protecteur de qui il attendait un service signalé.

C’était surtout en vue des lecteurs païens que Luc écrivait. On le voit d’ailleurs par le fait que fréquemment il donne des explications sur certaines localités palestiniennes, tandis qu’il ne fait rien de semblable à l’égard des localités italiennes qu’il mentionne dans les Actes, ce qui n’eût certainement pas été le cas s’il eût pensé spécialement à des lecteurs juifs. Ainsi il désigne expressément Nazareth et Capernaüm comme villes de Galilée (1.26 ; 4.31) et Arimathée comme ville de Judée (23.51) ; il indique la distance de Jérusalem à Emmaüs (24.13) ; il explique certains usages juifs, comme lorsqu’il rappelle que le premier jour des pains sans levain était celui « où il fallait immoler la Pâque » (22.7). M. Bovon (Théol. du N.T., I, p. 96) observe que, si Luc fait remonter la généalogie de Jésus jusqu’à Adam, c’est surtout en vue de lecteurs d’origine païenne et pour le même motif pour lequel Paul déclare aux Athéniens que Dieu a formé d’un seul sang tout le genre humain, opposant cette affirmation aux légendes païennes sur la multiplicité des races humaines prétendues autochtones.

D. Les sources. Le dénombrement de Quirinius.

Luc fait entendre lui-même dans son prologue qu’il n’a pas été témoin des faits qu’il raconte, mais qu’avec tous les croyants contemporains il en a reçu connaissance de la bouche des témoins originaires (v. 2). A cette première source, il en ajoute une seconde (v. 2) : les informations particulières qu’il a prises dans le but de compléter (ἄνωθεν), de préciser (ἀκριβῶς) et de coordonner (καθεξῆς) la tradition généralement reçue, provenant directement des témoins oculaires.

Il n’est pas possible de dire a priori de quelle manière ces deux sources, indiquées par l’auteur lui-même, auront été combinées dans son récit. Il est évident que la première, originairement orale, avait déjà reçu une rédaction plus ou moins élémentaire dans les écrits des πολλοί. Quant aux renseignements particuliers réunis par Luc, ils pouvaient être encore de nature purement orale ou se trouver déjà rédigés. C’est en étudiant le livre lui-même que l’on peut plus ou moins constater la manière dont Luc a continuellement combiné ces deux sources.

La première section, comprenant les récits de l’enfance, n’appartenait certainement pas à la tradition générale ; ces récits y ont été ajoutés plus tard. Nous en avons la preuve dans leur absence chez Marc, qui présente la tradition primitive (du moins quant au contenu) sous sa forme la plus simple, et dans Matthieu lui-même, qui renferme un récit provenant évidemment d’une autre source. Ces récits, tels que nous les trouvons chez Luc, venaient sans doute, ainsi que nous l’avons vu, du côté de Marie, dont ils reflètent souvent les impressions intimes. Etaient-ils encore sous leur forme primitive, en langue araméenne, ou déjà traduits en grec ? Probablement c’est Luc qui les traduisit lui-même, car on y rencontre fréquemment les tournures et les expressions qui lui sont familières dans toute la suite de ses deux écrits (καθόντι, ἦν προσευχόμενον, ἔναντι, ὀπτασία, σωτήρ, ἐυαγγελίζεσθαι, τὸ πλῆθος, etc., etc.).

Dans les récits de la seconde section, celle de l’avènement messianique, on remarque un premier fond commun aux trois synoptiques, emprunté à la tradition orale, par exemple dans une partie du récit du ministère de Jean-Baptiste et dans celui du baptême de Jésus. Cependant les traits particuliers à Luc n’y manquent pas, ainsi les conseils pratiques particuliers, donnés par Jean aux différentes classes de néophytes (3.10-14). Cette addition à la tradition générale (voir Marc et Matthieu) prouve que Luc a eu ici une source spéciale ou plutôt une forme plus complète de la tradition générale. Dans le récit du baptême, la prière de Jésus est propre à Luc, et, si ce trait n’est pas une pure invention, il indique aussi une forme de la tradition un peu différente de celle qu’ont rédigée Matthieu et Marc. Cette remarque est encore plus applicable au récit de la tentation, dont Marc ne donne qu’un résumé très sommaire et dans lequel Luc diffère de Matthieu par plusieurs détails, surtout par l’ordre différent des deux dernières tentations. On ne comprendrait guère une divergence aussi grave, si son récit ne dépendait d’une autre forme de la tradition. La généalogie est tirée, comme nous l’avons vu, d’un document tout particulier, provenant probablement de la famille de Marie. Ce document répond plus exactement que celui de Matthieu à la durée de l’espace de temps écoulé entre le retour de l’exil et la naissance de Jésus.

Le récit du ministère galiléen commence chez Luc par un morceau qui évidemment provient d’une information spéciale et n’a point appartenu à la tradition générale. Une visite de Jésus à Nazareth était tout différemment racontée dans celle-ci (voir Marc et Matthieu). Rien n’empêche que les deux formes n’aient répondu l’une et l’autre à la réalité. A l’exception du récit de la première prédication à Nazareth, le tableau des premiers jours du ministère public à Capernaüm, la guérison du démoniaque, la soirée du sabbat, la première nuit passée dans la maison de Pierre, la première excursion aux alentours, tout est si semblable au récit de Marc qu’il faut admettre que, si Luc n’est pas ici dépendant du IIe évangile, il doit avoir appris ces détails de la bouche de Pierre ou de Marc lui-même. La vocation des quatre premiers disciples, dans Luc, proviendrait naturellement de la tradition, s’il ne s’y joignait, chez lui, le trait de la pêche miraculeuse et la forme de la vocation apostolique, adressée spécialement à Pierre. Luc a donc eu ici une source particulière au moyen de laquelle il a complété le récit traditionnel.

Il en est de même des récits suivants (lépreux, paralytique, vocation de Lévi, etc.) Dans chacun de ces récits, Luc a certains traits qui lui sont propres et qui, s’ils ne sont pas de son invention, prouvent qu’il tenait la connaissance de chacun de ces faits de la tradition orale ou écrite, mais déjà sous une forme un peu différente de celle qui est consignée par les deux autres synoptiques. Il en est de même des deux récits sabbatiques qui suivent. Dans le récit du premier sabbat, 6.1 se trouve l’étrange nom de second-premier, que lui donne Luc, terme qui ne se retrouve nulle part ailleurs et qui indique certainement une tradition provenant d’une source particulière. Le second sabbat indiqué serait, d’après Matthieu, le même sabbat (12.9), tandis que Luc l’appelle nettement (6.6) un autre sabbat. La tradition différait sur ce point. Le sermon sur la montagne, qui suit, nous est rapporté dans deux rédactions très différentes ; il n’est pourtant pas douteux qu’elles ne se rapportent toutes deux au même discours. Les béatitudes semblables qui commencent les deux comptes-rendus et les deux paraboles qui les terminent, ainsi que l’identité essentielle du sujet, ne permettent pas de douter qu’il s’agisse du même fait. Mais comment expliquer les différences si considérables qui distinguent les deux rédactions ? On admet volontiers dans la critique actuelle, pour expliquer les paroles communes aux deux discours, que l’un des évangélistes a travaillé sur le texte de l’autre, ou qu’ils ont tous deux travaillé d’après une source commune. Mais les différences entre les deux discours supposeraient, dans le premier cas, un incroyable arbitraire chez le second rédacteur, dans sa manière de traiter les paroles de Jésus, soit quant aux omissions, soit quand aux additions, soit quant aux changements de fond et de forme. Et dans la seconde supposition, qui est aujourd’hui le plus généralement admise, Matthieu et Luc puiseraient leurs rédactions respectives dans deux traductions grecques du même discours araméen renfermé dans les Logia de Matthieu. En parlant ainsi, on joue sur les mots, car des comptes-rendus aussi différents ne sauraient être appelés des traductions d’un même texte. C’est ce que vient de montrer, dans un travail détaillé et approfondi, l’un des exégètes actuels les plus solides de l’Allemagne, M. Georges Heinricid. Il prouve, par l’étude détaillée des textes, « que les deux comptes-rendus ne sont, pas des reproductions, mais des reconstructions du même discours, par les deux évangélistes, non au moyen d’un emploi mutuel ou par l’emploi de sources communes, mais indépendamment l’un de l’autre » (p. 10). Il conclut ainsi (p. 81) : « La rédaction des mêmes sentences dans des formes particulières et différemment placées, comme elle se trouve en général dans nos évangiles, devient compréhensible dans la supposition que chacun des évangélistes a suivi ses propres autorités, de la bouche ou du texte desquelles il a reçu le dépôt traditionnel commun des enseignements de Jésus. » Nous ne saurions mieux exprimer notre manière de voir sur l’origine des deux rédactions du sermon sur la montagne et des récits évangéliques en général.

dDie Bergpredigt, zur Feier des Reformationsfestes, Leipzig, 1899.

En reprenant, dans le cours du ministère galiléen, chacun des récits de Luc pour les comparer à ceux des deux autres synoptiques, nous trouverions ainsi à chaque pas, d’un côté, le fond commun de la tradition générale et, de l’autre, certains traits particuliers qui se dessinent sur ce fond et qui doivent être attribués à la source propre par laquelle cette tradition était parvenue à Luc.

Nous passons au récit de voyage commençant 9.51 et complètement propre à Luc, du moins dans cette extension. Plusieurs critiques actuels, comme nous l’avons dit plus haut, n’y voient qu’un cadre fictif dans lequel Luc a jeté pêle-mêle le contenu de ce qui restait après avoir terminé le tableau du ministère galiléen. D’après Hollzmann, au contraire, nous trouverions ici tout le contenu de l’ouvrage de Matthieu connu sous le nom de Logia. Selon lui, en effet, tandis que notre Matthieu a fondu en un seul tout la narration de Marc et le contenu de l’écrit araméen des Logia apostoliques, Luc aurait juxtaposé le contenu de ces deux sources ; il aurait commencé par donner le contenu de Marc, puis il aurait profité du changement de théâtre du ministère de Jésus (Luc 9.51) pour placer là tout le contenu de son autre source, les Logia de Matthieu, de sorte que le plan de Luc pourrait se formuler ainsi : activité de Jésus en Galilée, d’après la source A (Marc) ; activité hors de Galilée, d’après la source A (Logia) (Syn. Ev. p. 210). Je crois avoir montré plus haut que ce récit de voyage, dans lequel la critique ne voit qu’un cadre fictif, répond incontestablement à une réalité et qu’il remplit une place nécessaire dans l’histoire de Jésus ; que, si nous cherchons une source pour les faits et discours qui remplissent ce voyage, il est impossible de la trouver dans les grands discours des Logia, que Luc se serait plu à disloquer pour en faire une série d’incidents particuliers ; nous ne pouvons attribuer ce long récit, avec toutes ces scènes si variées, qu’aux renseignements dus à l’un ou à plusieurs de ceux qui ont accompagné Jésus à ce moment-là. Quant aux discours ou fragments de discours parallèles que renfermaient les Logia et qu’avait déjà consignés Matthieu, ce n’est pas Luc qui les a tirés de l’ouvrage de Matthieu, comme l’a supposé Weisaecker ; c’est bien plutôt Matthieu qui, les ayant entendus lui-même, leur a donné une place dans les grands enseignements des Logia.

Dans le récit du séjour de Jésus à Jérusalem avant la Passion, nous rencontrons chez Luc d’abord les traits tout à fait remarquables et ininventables qui caractérisent l’entrée de Jésus dans la capitale ; dans la suite nous sommes frappés de différents araméismes très saillants, évités par Marc et Matthieu, et qui indiquent une forme spéciale et très primitive de la tradition grecque. Le récit de la Passion repose évidemment sur la narration traditionnelle, telle que, nous la retrouvons dans Marc très simplement consignée ; mais sur ce fond, qui se retrouve en grande partie chez Matthieu, se détachent, chez Luc, une foule de traits particuliers qui ne peuvent provenir que de sources indépendantes de la tradition orale ainsi que de sa rédaction dans Marc et Matthieu. Comparez l’institution de la sainte Cène et les discours qui suivent (22.14-38), le regard de Jésus à Pierre (22.61), le récit, absolument différent de ceux de Marc et de Matthieu, de la condamnation (22.66-71) de l’envoi de Jésus à Hérode et la réconciliation de celui-ci avec Pilate à cette occasion, l’allocution aux filles de Jérusalem, l’intercession pour les bourreaux, le salut promis au brigand repentant, le repos des femmes le soir du jour de la mort : tous ces traits, qui enrichissent si remarquablement chez Luc la tradition générale, sont certainement dus à des informations particulières, peut-être simplement orales.

Nous avons traité des différences entre les récits de la Résurrection dans Luc et dans Matthieu. Evidemment les sources de Luc sont ici tout à fait particulières et indépendantes d’une tradition commune telle que celle que reproduisent Marc et Matthieu ; mais elles s’accordent remarquablement avec le récit de Jean, récit qui, d’autre part, corrobore aussi celui de Matthieu. Quant aux apparitions racontées par Luc, elles forment tout spécialement la transition au récit des Actes et à l’œuvre future des disciples.

Il résulte de cette étude rapide que Luc, tout en connaissant la tradition apostolique générale, soit purement orale, soit déjà rédigée dans les écrits des πολλοί, l’a, comme il le dit dans son prologue, complétée, critiquée, coordonnée d’après des informations particulières, orales ou écrites, araméennes ou grecques, qu’il avait recueillies par un travail personnel.

Quant à l’emploi par Luc de Marc et de Matthieu, il me paraît que nous avons trouvé jusqu’ici plus de raisons de nous en défier que d’y ajouter foi.

Depuis Keim (dans sa Vie de Jésus), un grand nombre de critiques rangent parmi les sources de Luc les écrits de l’historien juif Josèphe, en particulier la Guerre juive, publiée un peu avant l’an 79, et l’Archéologie, vers 93. L’exemple de Keim a été suivi par Holtzmanne, par Wittichenf, par Krenkelg et par d’autres. On s’appuie pour cela sur deux ordres de raisons, d’abord un certain nombre de termes communs aux deux écrivains, puis un certain nombre de faits historiques qui devraient avoir été empruntés par Luc à Josèphe.

eZeitschrift für wissenschaftliche Théologie, 1873.

fLeben Jesu, 1876.

gJosephus und Lucas, 1894.

Parmi les termes communs qui ont été cités, nous en indiquerons quelques-uns seulement ; ainsi παρακολουθεῖν, ἀποψύχειν, ὑπερῷον, ἔλαιών (mont des Oliviers). Mais le plus souvent ils sont employés dans des applications toutes différentes par les deux écrivains, par exemple, παρακολουθεῖν, assister aux événements, dans Josèphe ; en prendre connaissance, dans Luc ; ὑπερῷον, une chambre haute du temple (Josèphe), la chambre haute (alija) d’une maison particulière (Luc). De plus, ces termes sont trop communs pour qu’ils puissent prouver quoi que ce soit. « Ils pourraient, dit Vogel, avoir un certain poids si les deux auteurs appartenaient à des époques différentes. Mais, si l’on voit dans Luc le compagnon de Paul, tous deux étaient contemporains, vivant en Palestine ou dans le voisinage, s’intéressant à l’histoire d’Israël et ayant beaucoup lu les Septante. » Quelques noms de localités communs aux deux écrivains n’ont rien d’étonnant, puisque Luc avait vécu lui-même en Palestine et que tous deux ajoutent ordinairement à ces noms l’épithète ainsi appelé, expression qui prouve que c’étaient là des dénominations populaires ; ainsi lorsque Josèphe ajoute au nom ἐλαιών l’épithète καλούμενον ou προσαγορευόμενον, ou lorsque Luc, parlant de la belle porte (θύρα ἡ ὡραία, Actes 3.2), ajoute ἡ λεγομένηh. « Il est peu probable, observe Zahn, qu’un homme capable d’écrire le grec comme le fait l’auteur de la période Luc 1.1-4 ait dû aller se mettre à l’école d’un Juif qui, de son propre aveu, n’a pu composer ses écrits dans cette langue, qu’à l’aide de maîtres. » Comparez Cont. Ap. I, 9 : χρησάμενος τισὶ πρὸς τὴν έλληνίδα φωνὴν συνεργοῖς

h – Il est remarquable que Josèphe, en décrivant les portes du temple (Guerre juive, V, 5, 3 ; Antiq. XX, 9, 7), n’en désigne aucune par ce nom.

Quant aux faits que Luc doit avoir empruntés à Josèphe, nous ne parlerons ici que de ceux qui concernent l’évangile, renvoyant ceux qui se rapportent aux Actes à l’étude de ce livre. Nous parlerons seulement des trois suivants : le ministère de Jean-Baptiste, le dénombrement de Quirinius et l’allusion à l’histoire d’Archélaüs dans la parabole des marcs (Luc ch. 19).

l. Voici le rapport de Josèphe sur Jean-Baptiste (Ant. XVIII, 5, 2) : « C’était un homme excellent ; il exhortait les Juifs à s’efforcer d’être vertueux, à pratiquer la justice les uns envers les autres et la piété envers Dieu, puis à venir au baptême. Car c’est ainsi que le baptême sera agréable à Dieu, si l’on en use non pour le pardon de quelques péchés, mais pour la purification du corps, après que l’âme a été purifiée par la justice. Comme beaucoup s’attachaient à lui (car ils se sentaient élevés à l’ouïe de ses discours), Hérode craignit que l’influence qu’il exerçait sur la multitude ne dégénérât en révolte (car elle paraissait disposée à faire tout, ce qu’il lui conseillerait) ; et il crut préférable de prévenir, en faisant mourir Jean, des desseins possibles de révolution, plutôt que d’avoir à regretter trop tard de n’avoir pas prévenu une catastrophe. Ainsi Jean, par suite de ce soupçon d’Hérode, fut conduit enchaîné dans la forteresse de Machærus et exécuté là. »

Ce rapport pourrait-il avoir été la source de celui de Luc ? Quoi de plus confus que ce que dit l’historien juif sur le but du baptême, qui aurait pour effet de laver le corps, après que l’âme a été purifiée par la justice ! C’est là nier tout rapport entre cet acte et le pardon des péchés, tandis que Luc dit positivement (3.3) : « Il vint prêchant le baptême de repentance pour la rémission des péchés. » Chez Josèphe, d’abord, purification de l’âme par la justice, puis du corps par le baptême. On retrouve là les restes du ritualisme juif et spécialement la trace de l’ancien essénisme de l’auteur. Chez Luc, nous avons la simple tradition chrétienne, tout comme dans Marc et Matthieu : repentance avec confession des péchés, puis baptême avec promesse de pardon ; et enfin, plus spécialement chez Luc, conseils en vue des fruits de repentance qui doivent suivre le baptême. Ce n’est pas là la seule différence entre Luc et Josèphe. La cause du meurtre de Jean-Baptiste est, chez Josèphe, la raison de salut public. Cette explication était sans doute celle que donnait l’opinion populaire, tandis que Luc, comme Matthieu et Marc, est au fait de la cause véritable et plus intime, les reproches de Jean relativement à l’union du roi avec sa belle-sœur Hérodias (Luc 3.19-20). Impossible donc de voir dans l’un de ces récits la source de l’autre.

2. On appuie avec plus d’insistance sur un autre fait ; on prétend que la mention du dénombrement exécuté par Quirinius (Luc 2.2) est empruntée à Josèphe (Antiq. XVII, 13, 5 ; XVIII, 1, 1 ; 2, 1). Il est bien question, dans ces passages de Josèphe, d’un envoi de Quirinius en Syrie, à peu près à l’époque de la naissance de Jésus, « pour rendre la justice au peuple et opérer le cens financier » (Antiq. XVIII, 1, 1), à quoi Josèphe ajoute peu après : « pour opérer le cens financier et régler ce qui concerne la fortune d’Archélaüs. » Enfin, XVIII, 12, 1, il s’exprime ainsi : « Après que Quirinius eut réglé ce qui concerne la fortune d’Archélaüs et que le cens fut terminé… (τῶν ἀποτιμήσεων πέρας ἐχουσῶν). » Il est à remarquer, sans doute, comme le fait observer Zahn, que Quirinius n’est nulle par désigné par Josèphe comme gouverneur de Syrie, ainsi qu’il l’est chez Luc ; cependant ses attributions sont bien celles d’un gouverneur. Ce qui est plus important, c’est que le cens dont parle Josèphe ne s’applique qu’à la Judée, non pas même à toute la Palestine, encore bien moins à l’empire romain tout entier, ainsi que le dit Luc. Enfin nous verrons tout à l’heure combien le moment du dénombrement dont parle Luc diffère de celui qu’assigne Josèphe au recensement de Quirinius. Ces différences sont en tout cas trop considérables pour qu’on puisse supposer que Luc ait tiré son récit de celui de Josèphe. Nous pourrions nous en tenir à ce résultat, quant à la question spéciale qui nous occupe ici ; mais cette question du dénombrement de Quirinius a été trop discutée et a une importance trop grande pour l’appréciation de l’exactitude de Luc, comme historien, pour que nous ne soyons pas forcés de nous y arrêter plus spécialement.

Sur le dénombrement de Quirinius

Parmi les nombreux travaux qui ont été publiés sur ce sujet, il en est deux qui nous importent plus particulièrement comme les plus récents : celui de Schürer, dans Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 2e éd., 1890, I, p. 426-455, et celui fort sommaire de Zahn, dans Einl. II, 1899, p. 394-397. D’après tous deux, les évangélistes Matthieu et Luc s’accordent à placer la naissance de Jésus sous le règne d’Hérode-le-Grand. Par conséquent le dénombrement qui, d’après Luc, amena Joseph et Marie à Bethléem, devrait aussi avoir eu lieu au temps de la vie de ce roi (comparez Luc 1.5 et Matthieu 2.1-18). De plus, Luc s’accorde avec Josèphe pour attribuer l’exécution d’un dénombrement en Judée au personnage nommé Quirinius. Mais ici s’élève une question : Quand ce Quirinius est-il ainsi intervenu dans les affaires de Syrie et plus particulièrement de Judée ? D’après Luc, ce devrait être déjà durant la vie du roi Hérode. Or, la mort de ce roi eut lieu en l’an 750 de la fondation de Rome, année qui, par suite d’une erreur commise par ceux qui ont fixé notre ère, correspond à la quatrième année qui a précédé la date vulgaire de la naissance de Jésusi. On est à même de fixer exactement l’époque de la mort d’Hérode ; nous savons, en effet, qu’elle fut précédée de peu de jours d’une éclipse de lune, qui eut lieu dans la nuit du 12 au 13 mars, quatre ans avant notre ère (Antiq. XVII, 6, 4). Or les astronomes ont prouvé qu’il ne pouvait pas y avoir eu d’autre éclipse de lune à cette époque-là en Palestine. Si donc le dénombrement de Quirinius avait eu lieu durant la vie d’Hérode, ce serait avant l’an 750 de Rome que Quirinius aurait dû être gouverneur de Syrie et présider à ce dénombrement en Judée. Mais cela est complètement impossible, car il est certain que, durant les années qui précédèrent la mort d’Hérode, la Syrie eut deux gouverneurs, Saturninus, depuis l’an 9 à l’an 6, et Varus, depuis l’an 6 jusqu’à la mort d’Hérode et encore un certain temps après. Si donc Quirinius a réellement été gouverneur de Syrie, ce ne peut avoir été qu’après la mort d’Hérode, deux ou trois ans plus tard, comme le pense Zahn, ou même plus tard encore, en l’an 6-7 de notre ère, ainsi que le raconte Josèphe et que le pense Schürer, avec la plupart des critiques. Dans les deux cas, nous serions forcés d’attribuer à Luc une erreur chronologique plus ou moins grave, puisqu’il place, d’accord avec Matthieu, la date de la naissance de Jésus dans les derniers temps de la vie d’Hérode. L’erreur serait, d’après Zahn, de quelques mois ou même de quelques années ; d’après Schürer, qui suit Josèphe, d’une dizaine d’années au moins. Ce résultat serait peu favorable à l’exactitude de Luc ; il le mettrait en contradiction non seulement avec la tradition palestinienne sur la naissance de Jésus telle qu’elle est consignée par Matthieu (comparez le massacre des enfants de Bethléem), mais encore avec lui-même, puisqu’il fait naître Jésus sous le règne d’Hérode.

i – Cette naissance, en effet, a été fixée à l’an de Rome 753, ainsi quatre ans trop tard, ce qui fait que lorsque nous parlons des dates de la vie de Jésus, nous devons toujours nous rappeler qu’il est né quatre ans au moins avant l’année fixée pour celle de sa naissance, c’est-à-dire quatre ans avant l’ère chrétienne.

Après avoir exposé l’opinion de deux hommes aussi éminents, qu’il me soit permis de proposer une autre manière de voir ; je l’ai énoncée déjà dans mon Commentaire sur saint Luc ; je la répète dans cet ouvrage avec plus de confiance qu’auparavant, après avoir examiné les travaux dont je viens de parler.

Voici comment je traduis littéralement la parole Luc 2.2 : « Le premier dénombrement lui-même (je lis : αὐτὴ ἡ, et non pas αὕτη) eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de la Syrie. » Et voici comment je paraphrase cette remarque, interjetée ici par l’évangéliste : « Quant au dénombrement lui-même, qu’on appelle premier, il eut lieu (non sous le règne d’Hérode, mais) lorsque la Judée était incorporée à la province romaine de Syrie dont Quirinius était le gouverneur. » Luc veut empêcher qu’une confusion se produise dans l’esprit du lecteur. Il y avait eu un dénombrement qui, dans le langage populaire, s’appelait le premier ou aussi, comme on le voit par Actes 5.37, le dénombrement tout court, absolument parlant, parce qu’il avait plus fortement marqué que tout autre dans la vie du peuple, comme signalant la perte de l’indépendance nationale par l’incorporation de la Judée, par conséquent de Jérusalem et du temple, à l’empire. Ce cens avait en outre été le signal de l’émeute de Judas le Galiléen et l’occasion de la guerre qui avait suivi. Or, comme Luc venait de mentionner dans le v. 1 un dénombrement qui avait précédé ce cens fameux, généralement désigné comme le premier, il paraissait y avoir là une contradiction. Et voilà le malentendu auquel Luc a voulu parer par la remarque intercalée au verset 2.

Il faut donc selon nous distinguer entre le dénombrement ordonné v. 4 et celui dont parle le v. 2. Le mot ἀπογράφειν, dont Luc se sert au v. 1, a un sens assez général pour les désigner tous les deux. Comme le dit Schürer lui-même (I, p. 431) : « Ce mot signifie simplement : inscrire, et a par conséquent un sens plus général que ἀποτιμᾶν, qui désigne la taxation fiscale résultant de l’enregistrement. » Il peut ainsi désigner le recensement des personnes, soit sans, soit avec l’acquittement de l’impôt. Le v. 1 peut donc ne se rapporter encore qu’à une inscription personnelle, tandis que le v. 2 indiquerait le cens complet, l’inscription avec estimation et paiement de l’impôt (ἀποτίσμησις). Luc lui-même distingue les deux choses par le pronom αὐτή, mis en tête (le dénombrement lui-même), et par l’épithète spéciale de premier, par laquelle il l’oppose au simple recensement du v. 1. Que si l’on ne veut pas accorder cette distinction au point de vue grammatical, on est bien obligé de la reconnaître au point de vue historique ; car enfin le dénombrement du v. 1, auquel est liée étroitement par Luc la naissance de Jésus-Christ, a eu lieu selon lui sous Hérode – chacun le reconnaît, – tandis que – ce qu’on méconnaît – la date de l’autre est fixée par Luc lui-même à l’époque postérieure, où la Judée faisait déjà partie de la province de Syrie ; autrement, comment sa qualité de gouverneur de Syrie aurait-elle donné à Quirinius le droit d’effectuer un dénombrement en Judée ? Il saute donc aux yeux que Luc veut parler de deux faits différents ; l’un ordonné par Auguste sous le règne d’Hérode, l’autre exécuté par Quirinius un certain temps après l’incorporation de la Judée à la province romaine de Syrie.

Mais qu’entendre, dans ce cas, par ce recensement de l’empire entier ordonné par l’empereur Auguste et mentionné par Luc au v. 1 ? Arrivé au faîte de sa fortune, Auguste contemplait sans doute avec quelque orgueil le colossal empire étendu à ses pieds, qui n’était rien moins que toute la terre connue, l’orbis terrarum, avec Rome pour centre. Le désir d’embrasser d’un regard cet Etat immense devait être chez lui un besoin naturel. Son ami Agrippa avait, probablement à sa demande, essayé de dresser une carte de cet empire universel ; elle portait le titre de Commentaires d’Agrippa et contenait de nombreuses et exactes données, avec des mesures géographiques reposant sans doute sur des travaux ordonnés par Auguste. Après la mort de celui-ci, ces matériaux, soigneusement rassemblés, furent réunis en une carte du monde exécutée en marbre et exposée dans un péristyle (Schürer, p. 435). Ce qu’Auguste faisait ainsi au point de vue géographique, il l’exécuta aussi dans le domaine statistique. Nous savons qu’il avait fait établir un document qui comprenait « le dénombrement de toutes les ressources publiques de chaque pays compris dans l’empire ; le nombre des citoyens et des alliés sous les armes, des flottes, des royaumes, des provinces, le montant des tributs et impôts ; » c’est ainsi que Tacite et Dion Cassius décrivent le contenu de ce document, qui se nommait Breviarium imperii ; il était écrit de la propre main de l’empereur, qui le portait partout avec lui.

Un document de cette importance devait nécessairement reposer sur des renseignements statistiques recueillis dans tous les pays qui composaient l’empire. Remarquons que les Etats des rois alliés y sont spécialement mentionnés. Or, l’on sait qu’Hérode appartenait à cette catégorie. Si donc, comme il est impossible de ne pas le supposer, une mesure générale fut prise par Auguste pour rassembler toutes les données indispensables à la rédaction de cet immense travail, elle dut comprendre aussi les Etats d’Hérode. Il ne s’agissait pas encore pour le moment d’arriver à un résultat fiscal. Ce que l’empereur voulait savoir et pouvoir mesurer d’un coup d’œil, c’étaient les ressources militaires et financières dont chaque peuple soumis pouvait disposer. Cette connaissance était pour lui d’une haute importance, soit qu’il s’agit de faire usage des forces alliées dans une expédition commune, ou bien même de les soumettre en cas de révolte. C’était là également, sans doute, le but du tableau statistique de l’empire qu’Auguste ordonna de faire lire dans le Sénat après sa mort (Suétone, Octav., c. 28). Il n’y avait rien qui pût empêcher Auguste de réclamer de tels renseignements de la part d’Hérode. Aucune atteinte à sa souveraineté n’en résultait. Comment Hérode aurait-il refusé de faire exécuter pour l’empereur une mesure statistique réclamée également de tous les autres rois alliés ? Hérode put donc sans déroger faire procéder au recensement de ses sujets et de leurs biens, en vue de fournir à l’empereur les renseignements dont il avait besoin. Seulement, voulant sans doute constater dans cet acte même de subordination son indépendance de libre souverain, Hérode fit exécuter cet enregistrement non selon la forme romaine, d’après laquelle chacun indiquait son nom et sa fortune au chef-lieu du district qu’il habitait, mais d’après la forme nationale juive, qui maintenait autant que possible les distinctions de tribus et de familles. Si Joseph, en se rendant à Bethléem, son lieu d’origine, prit avec lui Marie, ce n’était sans doute pas seulement parce que, d’après la loi romaine, les femmes étaient soumises à la taxe de douze à soixante-cinq ans (Schürer), mais pour la soustraire à tout jugement défavorable qui aurait pu la frapper à Nazareth.

On prétend qu’une mesure comme celle de ce recensement n’aurait pu être omise par les historiens du temps si elle avait réellement eu lieu ; mais, comprise ainsi que nous l’avons fait, comme simple moyen de renseignement statistique, sans conséquence fiscale immédiate, elle n’avait rien dont l’état du peuple eût pu péniblement se ressentir et pouvait aisément passer ignorée. En tout cas, il serait infiniment plus difficile de comprendre comment, si aucun fait n’eût donné lieu au récit de Luc, il eût pu raconter l’existence d’un décret impérial pour le monde entier, dont personne n’avait jamais entendu parler et dont il n’aurait pu lui-même donner aucune preuve. C’eût été un vrai acte de folie qui n’aurait guère contribué à fonder la foi des lecteurs en la vérité inébranlable (ἁσφάλεια) du récit qui allait suivre.

Ainsi me paraissent tomber les cinq objections par lesquelles Schürer pense établir l’erreur qu’aurait commise Luc en plaçant le cens de Quirinius avant la mort d’Hérode, tandis que Josèphe le place avec raison six à sept ans après cette mort :

  1. L’histoire ne connaît rien d’un pareil dénombrement au temps d’Auguste et sous Hérode. – Nous avons vu dans quel sens une pareille mesure est conforme aux données de l’histoire.
  2. Un dénombrement romain n’eût pas amené Joseph et Marie à Bethléem. – Nous avons constaté que le dénombrement accompli sous Hérode a fort bien pu être exécuté d’après les formes juives.
  3. Un dénombrement romain accompagné de taxation (ἁποτίσμησις) n’aurait pu avoir lieu en Palestine au temps du roi Hérode. – Rien ne s’opposait à une mesure qui avait simplement un but statistique.
  4. Josèphe parle du cens qui eut lieu en l’an 7 après Christ comme de quelque chose de tout nouveau ; il n’y avait donc pas eu de cens antérieurement. – Ce qu’il y eut de nouveau en l’an 7, c’est la mesure fiscale qui constata définitivement l’incorporation de la Judée à l’empire et la fin de l’existence nationale juive, au moins pour la province principale, la Judée.
  5. Un cens exécuté par Quirinius au temps d’Hérode est impossible, car Quirinius n’a pas été gouverneur de Syrie pendant la vie d’Hérode. – Ce n’est pas non plus ce que dit Luc ; bien loin de placer le dénombrement de Quirinius au temps d’Hérode, il déclare au contraire que cette mesure eut lieu lorsque la Judée était incorporée à la Syrie et se trouvait, comme telle, sous le gouvernement de Quirinius.

Ainsi, si nous avons bien compris Luc, tombent, comme d’elles-mêmes, ces diverses objections. Luc a mentionné seul, v. 1, un dénombrement qui est resté sans conséquences historiques générales, mais qui avait pour la narration spéciale de l’histoire de Jésus une importance capitale, comme ayant déterminé le lieu et le mode de sa naissance ; sur quoi il a cru devoir faire remarquer en passant (v.,2) que ce dénombrement sous Hérode était un tout autre fait que le fameux dénombrement qui avait eu lieu après la réduction de la Judée en province romaine et qui, par l’épithète de premier, que le peuple lui avait donnée, semblait exclure tout dénombrement précédent.

Le récit de Luc reste donc debout, ainsi que l’affirmation des deux évangélistes qui placent la naissance de Jésus sous le règne d’Hérode.

Comment Luc a-t-il pu être si exactement instruit de ce dénombrement antérieur au « premier » et qu’il est seul à mentionner ? Je supposerais que dans une capitale de province, comme Antioche, par la protection d’un homme d’Etat, tel que Théophile, il a pu avoir accès aux archives publiques et qu’au vu de pièces officielles concernant ce fait il s’est senti autorisé à en faire le point de départ de l’histoire de Jésus. L’exactitude et la précision de Luc, autant qu’elles sont possibles dans de telles circonstances, me paraissent, dans ce cas particulier, comme dans toute sa narration en général, hors de doutej.

jZahn, si je le comprends bien, place le gouvernement de Quirinius en Syrie, ainsi que les événements qui s’y rattachent, l’annexion de la Judée, la révolte de Judas et la guerre qui en est résultée, à une époque qui a suivi de très près la mort du roi Hérode (deux ou trois ans après cet événement), au lieu de l’an 6-7 qu’indique Josèphe pour tous ces événements. Mais il est très invraisemblable que, si c’était à la suite de la mort d’Hérode que la Judée eût été annexée à la Syrie, cette annexion ne se fût pas étendue à tous les Etats de ce roi, ce qui n’a point eu lieu ; car nous savons que deux des provinces de la Palestine restèrent indépendantes de la domination romaine, et cela pour bien des années encore, celle d’Hérode Antipas (Galilée et Pérée) jusqu’à sa destitution en l’an 39 de notre ère, et celle de Philippe (les districts septentrionaux) jusqu’à sa mort en l’an 34. Il résulte de là que l’annexion de la Judée à l’empire n’eut pas lieu à l’occasion de la mort d’Hérode, mais comme conséquence de la destitution d’Archélaüs, en l’an 6-7 de notre ère, ainsi que le rapporte Josèphe.

3. Dans la parabole des marcs (19.11 et suiv.), Luc met dans la bouche de Jésus une allusion évidente aux voyages des Hérodes à Rome, en particulier à celui d’Archélaüs dont parle Josèphe (Antiq. XVII et XVIII). Mais Jésus pouvait parfaitement connaître ce voyage, de notoriété publique, qui avait été suivi d’une délégation de cinquante personnages juifs chargés de contrecarrer auprès de l’empereur les prétentions d’Archélaüs, et Luc n’avait nul besoin de Josèphe pour reproduire la parabole. Le dernier trait de celle-ci (v. 27) ne correspond du reste à rien dans l’histoire réelle.

La dépendance de Luc à l’égard de Josèphe est si peu (démontrée que ceux qui l’affirment ne parlent plus finalement que de réminiscences du premier à la suite d’une rapide lecture des écrits du second. Et nous croyons pouvoir conclure de toute cette discussion, avec Schürer, « ou bien que Luc n’a pas du tout connu Josèphe, ou bien qu’il l’a si mal lu qu’après l’avoir lu il a tout oublié. » Voici comment Vogel, que ne domine aucun préjugé théologique, (termine son étude sur ce sujet : « D’après tout cela, j’envisage l’emploi de l’Archéologie par Luc comme non démontré et, en échange, comme possible et même probable à un certain degré la connaissance de la Guerre juive, publiée vers l’an 77, sans oser pourtant affirmer que les faits exigent cette explication. » L’emploi même de ce dernier ouvrage est absolument exclu pour ceux qui, comme nous, placent la composition de Luc avant l’an 70.

Un grand nombre de critiques, afin d’expliquer les matières particulières à Luc, ont supposé divers écrits perdus qui lui auraient servi de sources ; ainsi Ewald et Sabatier, un écrit évangélique émanant de l’évangéliste Philippe ; G. Meyer, dans La Question synoptique, 1878, un écrit perdu qu’il ne cherche pas à préciser ; Keim, un grand évangile judéo-chrétien, d’origine ébionite, ressemblant à Matthieu, et un écrit samaritain d’où proviendraient les récits de faits qui se sont passés dans cette province ; Feine pense à un ouvrage ébionite que Luc aurait combiné avec une forme postérieure des Logia de Matthieu ; Nösgen admet aussi l’emploi des Logia de Matthieu, que Luc aurait retravaillés au moyen de la tradition orale et spécialement de renseignements dus à Jacques ; Volkmar parle d’un Evangelium pauperum de caractère essénien ; Weiss, d’un écrit s’étendant sur toute la vie du Sauveur et dont il donne une sorte d’analyse (Einl., p. 545 et suiv.), écrit que Luc aurait combiné avec Marc dans l’histoire de la Passion, etc. Ce sont là des hypothèses qu’il n’est pas plus possible de réfuter que de prouver ; elles sont à notre point de vue superflues.

E. Double rédaction

Dès longtemps, quelques critiques et récemment d’une manière plus précise et plus insistante Frédéric Blass ont, par une étude comparative approfondie des documents dans lesquels nous a été transmis le texte des Actes, rendu vraisemblable, sinon même certain, le fait que cet écrit avait été rédigé à double par son auteur. Les différences, en effet, qui distinguent le texte généralement reçu d’avec celui d’un groupe particulier de documents (comprenant le codex D, un certain nombre d’exemplaires de l’ancienne traduction latine et une traduction syriaque), ne peuvent absolument pas s’expliquer comme de simples variantes dues à la négligence, à l’inhabileté ou à la témérité des copistes. Elles portent à la fois sur le fond et sur le style, et cela d’une manière très constante, de telle sorte qu’il ne reste qu’à les attribuer à une composition originairement différente et par conséquent à une double rédaction de l’auteur lui-même. Aussi Blass a-t-il été amené par là à l’hypothèse suivante : Luc aurait rédigé à Rome un premier exemplaire du livre des Actes immédiatement après les deux ans qu’il y avait passés avec l’apôtre prisonnier (Actes 28.30-31). Puis, avant d’envoyer à Théophile ce manuscrit dans lequel il avait laissé courir sa plume, il l’aurait révisé avec soin, soit pour le fond, soit pour la forme, en en châtiant y style et en en retranchant bien des détails qui lui paraissaient maintenant superflus. Ce qui prouve bien, comme l’observe Zahn, que les nombreux détails qui distinguent le groupe particulier de documents dont nous venons de parler appartiennent réellement à l’auteur lui-même, c’est qu’ils ne sont ni assez importants pour avoir été interpolés postérieurement, ni d’un contenu qui ait pu en aucune façon en motiver le retranchement ; ainsi, par exemple, les deux passages déjà cités plus haut : 11.28 : « Comme nous étions rassemblés, il y eut une grande allégresse, » et 21.16 : « Ceux-ci nous conduisirent chez ceux chez qui nous devions loger, et étant arrivés dans un certain village, nous logeâmes chez Mnason, Cypriote, ancien disciple. » Ajoutons encore ce détail curieux, 12.10 : « Et étant sortis, ils (l’ange et Pierre) descendirent les sept degrés et s’avancèrent dans la rue. » Comparez aussi 9.8, où Saul prie ses compagnons de le relever de terre. De pareils détails abondent dans le texte particulier que Blass appelle l’édition romaine et qu’il désigne par la lettre β. On comprend sans peine, vu le peu d’importance de ces détails, que Luc, après les avoir laissés se glisser dans une première rédaction, les ait retranchés dans une révision postérieure.

Blass suppose que, lorsque Luc envoya à Théophile la rédaction corrigée qu’il appelle α, ou édition d’Antioche, la première (β) demeura à Rome et que de là elle se répandit en Occident, où elle servit de base à l’ancienne traduction latine (l’Itala), tellement qu’on en retrouve aussi les traces chez quelques Pères latins (Irénée et Cyprien), tandis que la rédaction plus soignée, qui avait été envoyée à Antioche, se répandait dans les églises d’Orient, telle que nous la trouvons encore dans les anciens Mss. alexandrins et qu’elle est demeurée dans notre texte reçu.

Jusqu’ici, il nous paraît qu’on ne peut qu’adhérer à l’hypothèse de Blass ; mais ce critique a eu l’idée, qu’il faut peut-être appeler malheureuse, d’appliquer une hypothèse analogue au IIIe évangile. Il suppose que Luc a composé cet écrit en Palestine, pendant la captivité de Paul à Césarée, et qu’arrivé à Rome, avec l’apôtre, il a retravaillé ce premier jet, de sorte qu’il y aurait ici une relation inverse entre la composition de l’évangile et celle des Actes, la première rédaction des Actes ayant été faite en Occident, puis s’étant répandue plutôt en Orient ; l’évangile, au contraire, ayant été rédigé d’abord en Orient, puis publié en Occident. Mais, autant cette combinaison a de vraisemblance à l’égard des Actes, autant elle en paraît dénuée à l’égard de l’évangile ; car les variantes dans les documents divers du texte de celui-ci n’ont nullement le caractère constant et marqué que présentent les différences des deux textes des Actes ; puis rien ne distingue assez complètement la nature des variantes que présente le texte du IIIe évangile du genre de celles des trois autres pour faire supposer une origine toute différente des unes et des autres.

Nous renvoyons les lecteurs aux deux petits écrits dans lesquels Blass a non seulement exposé lui-même sa théorie, mais encore publié le texte de l’évangile et des Actes d’après la forme qu’il appelle romainek.

kEvangelium secundum Lucam, secundum formam quæ videtur Romanam, edidit Fridericus Blass, Lipsiæ 1897.
Acta apostolorum secundum formant quæ videtur Romanam, edidit Fridericus Blass, Lipsiæ 1896.

F. Le lieu de la composition

Il est impossible de trouver dans l’évangile lui-même un seul indice qui nous éclaire sur ce point. Nous verrons plus tard que la tradition ne nous en apprend pas davantage. Nous ne mentionnons donc ici que quelques suppositions modernes. Un grand nombre d’auteurs se déclarent pour Rome (Holtzmann, Hug, Keim, Lekebusch, Zeller) ; d’autres, pour l’Asie Mineure (Hilgenfeld, Köstlin, Overbeck). J’avais pensé à Corinthe, vu les quelques relations qu’on remarque entre l’évangile et la 1re épître à cette église. Aujourd’hui, j’opinerais plutôt, par les raisons indiquées plus haut, pour Césarée, mais non durant le premier séjour que Luc y a fait avec Paul, comme l’ont pensé Michaëlis, Schott, Thiersch, Tholuck, etc., mais durant celui qui eut lieu, selon ce que je pense, deux ans plus tard, vers la fin de la captivité romaine de Paul.

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