Les évangiles synoptiques

5. La tradition

Les indices internes nous ont conduits aux résultats suivants : Le troisième évangile et les Actes ont un seul et même auteur. Cet auteur est le médecin Luc, collaborateur de Paul. Luc a probablement composé cet écrit après avoir quitté l’apôtre, captif à Rome, pour se rendre en Orient et se rapprocher ainsi du théâtre de l’histoire qu’il voulait raconter ; il m’a paru que dans ce cas la plus grande vraisemblance était en faveur de Césarée, où Paul avait jadis passé deux années, ayant Luc dans son voisinage, et où Luc retrouvait l’évangéliste Philippe, dans la maison duquel il avait logé avec l’apôtre. On comprend de quelle utilité pouvait lui être pour son travail cet homme qui avait participé à la fondation de l’Eglise et qui avait été témoin du ministère de Jésus à Jérusalem. Quel milieu plus favorable pour le travail de Luc que cette famille, où se trouvaient quatre filles prophétesses, qui avaient certainement suivi avec un vivant intérêt tout le déroulement de l’histoire évangélique ?l Si la chose s’est ainsi passée, la composition de l’évangile doit se placer de 63 à 64, dans le temps où avaient lieu à Rome la libération de Paul et son départ de cette ville, puis, peu après, dans l’été de la même année, le martyre de Pierre. Que nous disent maintenant, sur l’origine du IIIe évangile, les données renfermées dans les écrits des Pères ?

l – Cette circonstance explique peut-être la grande, place qu’occupe dans le IIIe évangile l’élément féminin (le rôle d’Elisabeth et de Marie ; l’énumération des femmes qui pourvoyaient aux besoins du Seigneur et de ses disciples dans leurs pérégrinations ; la visite chez Marthe et Marie ; l’exclamation enthousiaste de la femme interrompant un discours de Jésus ; l’allocution aux filles de Jérusalem sur le chemin de la croix ; la sollicitude scrupuleuse des femmes, au soir de la crucifixion, pour l’embaumement du corps).

La preuve de fait la plus ancienne de l’existence et de l’emploi de cet écrit se trouve dans l’épître de Clément Romain, écrite vers la fin du premier siècle (d’après Hilgenfeld, en 95 ; d’après Harnack, Chronologie, de 93-97 ; d’après Volkmar, en 125). Au ch. II, Clément loue les Corinthiens « de donner plus volontiers que de recevoir » (ἥδιον δίδοντες ἢ λαμβάνοντες), par où il fait allusion à la parole attribuée à Jésus Actes 20.35. Or, s’il connaissait les Actes, il devait connaître aussi l’évangile. Mais nous avons dans Clément des traces positives de l’emploi de l’évangile lui-même. Ainsi, dans le passage XIII, 2, où, après avoir recommandé aux lecteurs de se rappeler les discours du Seigneur (μεμνημένοι τῶν λόγων τοῦ κυριου), il leur cite une série de préceptes renfermant diverses paroles du sermon sur la montagne, tirées également des deux rédactions de Matthieu et de Luc ; de cette dernière spécialement ces mots : « Comme vous donnez, ainsi il vous sera donné. » Une coïncidence plus frappante encore entre Clément et Luc se trouve au ch. XVIII, 1 de Clément. Actes 13.22, Luc met dans la bouche de Paul cette parole, où se trouvent combinés en un seul deux passages de l’A.T. relatifs à David : Psaumes 89.21 : « J’ai trouvé David mon serviteur (εὖρον Δαυίδ τὸν δοῦλον μου, » et 1 Samuel 13.14 : « Le Seigneur se cherchera un homme selon son cœur (ζητήσει ὁ Κύριος ἄνθρωπον κατὰ τὴν καρδίαν αὐτοῦ). » La fusion, chez Luc, de ces deux passages si éloignés l’un de l’autre dans l’A.T., se retrouve de la même manière dans Clément, où nous lisons : « J’ai trouvé un homme selon mon cœur, David, le fils de Jessé ; » et ce qu’il y a ici de plus remarquable, c’est l’épithète : le fils de Jessé, qui ne se trouve dans aucun des deux textes de l’A.T. et qui se lit chez Clément comme dans les Actes. Holtzmann a beau ne pas trouver de telles coïncidences « contraignantes », elles me paraissent mettre hors de doute l’emploi des Actes par Clément. L’écrit de Luc était par conséquent connu et employé à Rome avant la fin du premier siècle.

Nous avons placé la Didaché vers l’an 100 et croyons avoir donné nos preuves. L’évangile de Luc y est cité, non pas nominativement, sans doute, mais à peu près littéralement ; comparez XVI, 1 avec Luc 12.35 : « Que vos lampes ne s’éteignent pas et que vos reins ne se délient pas, mais soyez prêts ; car vous ne savez l’heure à laquelle notre Seigneur vient ; » puis IV, 8 avec Actes 4.32 : « Tu dois partager toutes choses avec ton frère et ne pas dire qu’elles t’appartiennent en propre. »

Si la Didaché émane de l’église judéo-chrétienne de Pella, comme cela me semble probable, le IIIe évangile aurait donc été employé dès le commencement du second siècle aux deux extrémités de l’Eglise, Pella et Rome.

L’Apocalypse de Baruch, qui a été composée peu après la ruine de Jérusalem (Schürer, Gesch. des jüd. Volks, II, § 32), présente quelques passages dans lesquels Nösgen a cru trouver des citations de Luc (Stud. u. Krit, 1880, p. 128). Mais les ressemblances sont peu frappantes et il est peu probable qu’un écrivain juif eût cité comme autorité un écrit chrétien.

Les lettres d’Ignace, que Harnack, dans la Chronologie, place entre 110 et 117, présentent deux paroles qui rappellent expressément deux passages de Luc, quoiqu’elles paraissent ici un peu amplifiées. Dans l’épître aux Smyrniotes, III, 2, on lit ces mots : « Quand il vint auprès de Pierre et de ceux qui étaient avec lui, il leur dit : Prenez, touchez-moi, et voyez que je ne suis pas un esprit sans corps (δαιμόνιον ἀσώματον) ; et aussitôt ils le touchèrent et ils crurent ; » comparez Luc 24.39. Dans la même épître (III, 3) Ignace écrit : « Et, après sa résurrection, il a mangé et bu avec eux, comme ayant un corps (ὡς σαρκικός), quoique spirituellement uni au Père ; » comparez Actes 10.41.

Mais si le IIIe évangile et les Actes étaient déjà répandus au commencement du second siècle, comment se fait-il que Papias, qui donne des détails si précis sur la composition de Matthieu et sur celle de Marc, garde un complet silence à l’égard de l’évangile de Luc ? Salmon ne reconnaît pas ce silence et, dans le manque d’ordre que Papias reproche à Marc, il croit trouver la preuve d’une comparaison tacite avec l’évangile de Luc, dont Papias estimerait l’ordonnance supérieure à celle de Marc. Mais pourquoi Papias, dans ce cas, n’aurait-il pas mentionné expressément son point de comparaison ? Il faut, plutôt répondre qu’en réalité nous ne savons rien du silence de Papias sur Luc et que nous ne connaissons positivement que le silence d’Eusèbe à l’égard du contenu de l’écrit de Papias. Et le silence de Papias fût-il même réel, il peut s’expliquer très naturellement, car l’équivalent des informations que Papias avait reçues de la bouche d’un ancien témoin sur la composition des deux premiers évangiles, Luc l’avait donné lui-même dans le prologue de son écrit, et Papias pouvait n’avoir rien entendu qui fût propre à compléter ces renseignements. Eusèbe ne se gênait pas d’exprimer franchement tous les motifs de doute qui pouvaient exister à l’égard de certains livres, et il n’aurait pas manqué de signaler un fait aussi grave que l’ignorance totale de Papias à l’égard de Luc. Cette ignorance est d’autant plus incroyable que, d’après Eusèbe (III, 39, 9), Papias devait connaître le livre des Actes, puisqu’il parlait des quatre filles prophétesses de l’apôtre Philippe (confusion sans doute avec l’évangéliste, Actes 21.9), et de Joseph, surnommé Barsabbas, qui avait été mis en élection avec Matthias pour le remplacement de Judas (Actes 1.23), et au sujet duquel Papias racontait une anecdote miraculeuse.

Je crois avoir prouvé que la vraie date qu’il faut assigner à l’écrit de Papias n’est pas, comme le veut Harnack, 145-160, mais au plus tard 120-125 ; c’est ce qui ressort de son propre témoignage, d’après lequel vivaient encore (λέγουσιν), au moment où il écrivait, deux disciples personnels du Seigneur (p. 27).

Immédiatement après Papias eut lieu la grande explosion du gnosticisme, dont ce Père pressentait déjà les approches quand il mettait l’Eglise en garde contre la multitude des livres qui enseignent des choses fausses et l’engageait à se tenir attachée à la tradition orale comme à « la voix vivante et permanente de l’Eglise. »

Le gnosticisme est apparu sous trois formes principales dans la première moitié du second siècle. C’est une manifestation éclatante de l’impression immense qu’avait produite sur les penseurs du temps le fait chrétien, l’apparition du Christ, par sa grandeur morale. Les trois grands systèmes gnostiques ne sont, en effet, autre chose que des conceptions de l’univers, faisant de la venue de Jésus-Christ le pivot de cette histoire.

Le premier de ces systèmes est celui de Basilide, Syrien, qui vint en Egypte vers 125-130, après avoir déjà enseigné en Perse. Selon lui, l’abîme qu’on ne peut ni sonder, ni nommer, a fait surgir un germe qui, semblable à un œuf, à l’œuf du paon, par exemple, renfermait toutes les possibilités et toutes les richesses de l’univers physique et moral (πανσπερμία τοῦ κόσμου), intuition qui prélude en quelque sorte à celle de l’évolution darwinienne. Basilide connaissait et employait Luc. Hippolyte, dans les Philosophumena (VII, 26), cite de lui cette parole relative au récit de la naissance du Sauveur : « C’est là, dit-il, ce qui est dit (τὸ εἰρημένον) : L’Esprit saint viendra sur toi…, et la puissance du Très-Haut t’ombragera. » Il est manifeste que cette parole est empruntée à Luc 1.35. D’après le grand ouvrage exégétique qu’attribuent à Basilide Clément (Strom. IV, 12) et Eusèbe (H. E., IV, 7, 7), par la parabole de Lazare et du mauvais riche, que renferme Luc seul, Jésus aurait voulu enseigner que les maux et les biens arrivent d’une manière purement accidentelle. Le IIIe évangile était donc bien certainement entre les mains de Basilide.

A plus forte raison peut-on affirmer la même chose de Marcion. Celui-ci arriva du Pont à Rome vers l’an 138-140. Tandis que Basilide reconnaissait la continuité de la révélation divine dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, Marcion la niait ? absolument. Selon lui, le Dieu qui s’était révélé au monde comme le Père de Jésus-Christ, était un Dieu bien supérieur au Dieu créateur du monde, qui s’était révélé à Israël. Celui-ci n’était que Justice pure, tandis que le Dieu de Jésus-Christ est tout Amour. De là l’opposition si tranchée entre les rigueurs de la loi et les compassions infinies de la grâce. Il n’y a pas à demander si Marcion connaissait et employait Luc ; il en avait fait son unique évangile et celui de ses églises ; mais il n’avait pu lui donner ce rôle qu’en en retranchant tout ce qui, dans Luc, impliquait l’autorité de l’A.T. C’est ce que lui reproche Tertullien dans son Contra Marcionem. Ainsi il en avait naturellement supprimé les deux premiers chapitres. Son évangile commençait brusquement par ces mots : « La quinzième année du règne de l’empereur Tibère (comparez Luc 3.1), Dieu descendit à Capernaüm, ville de Galilée, et il les enseignait dans la synagogue » (comparez Luc 4.31). On voit du premier coup d’œil la nature d’un tel récit. Marcion supprimait, de même, paraît-il, environ 309 versets de l’évangile de Luc, sans parler des transformations qu’il faisait subir à plusieurs passages. Quelques critiques avaient un moment soutenu que l’évangile de Marcion était l’original, et celui de Luc une amplification. Depuis que Volkmar a réfuté cette supposition, elle est absolument tombée. Et, en effet, il est aisé de voir que les trois cents et quelques versets qu’avait supprimés Marcion portent absolument le cachet général du style de Luc. Cet usage si remarquable fait du troisième évangile par cet hérétique montre à quel point cet écrit était déjà reçu et considéré dans les églises. On peut dire que, si Basilide est comme le darwiniste du second siècle, Marcion en est le plus déclaré antisémite.

Valentin nous offre un tout autre type d’hérésie. Il venait d’Egypte et enseigna à Rome et en Chypre entre 140 et 160. C’était surtout sur le IVe évangile que reposait sa conception du christianisme. Chose étrange, il mettait un drame passionnel à la base de l’histoire de l’univers, l’amour d’Achamoth (la sagesse spéculative) pour le Dieu suprême, le père inconnaissable, l’insondable et silencieux abîme. Cette ambition désordonnée l’avait fait déchoir du rang qu’elle occupait dans la hiérarchie des puissances célestes et était devenue la première cause de toutes les complications de l’univers, auxquelles l’apparition de Jésus a pour mission de remédier. Tout en se servant surtout de Jean, Valentin citait aussi Luc. Son école trouvait, par exemple, de grands mystères dans la parole de l’ange, Luc 1.35. Irénée dit (III, 14, 3) : « Il y a bien d’autres choses, qui ne sont rapportées que par Luc et dont se servent Marcion et Valentin. » L’école du second voyait, par exemple, dans la brebis perdue de Luc 15.4-7, le type de la sagesse égarée et tombée hors de la sphère divine. On parle parfois d’un Commentaire de l’évangile de Luc, publié par un disciple et ami de Valentin, Héracléon ; mais ce n’est là peut-être qu’une fausse conclusion, tirée d’un passage de Clément d’Alexandrie, qui rapporte une explication donnée par ce gnostique de la parole de Jésus Luc 12.8. Le drame philosophique de Valentin n’était pas sans grandeur morale, quoique ressemblant un peu à une intrigue due à quelque romancier moderne.

Pour avoir été employé, comme il l’a été, par ces trois fameux chefs de secte, l’évangile de Luc devait être un écrit reçu et considéré dans les églises au sein desquelles ces hérésiarques s’efforçaient de recruter des adhérents.

Cette conclusion est pleinement confirmée par les écrits de Justin Martyr, qui enseignait à Rome dans le même temps que Marcion et Valentin, vers 140. Nous avons traité de son témoignage p. 77-90. Il ressort de notre étude qu’il avait en mains un recueil d’écrits intitulés Mémoires des Apôtres, qui portaient aussi le nom d’évangiles, et que Luc faisait certainement partie de ce recueil ; car Justin cite un très grand nombre de traits de l’histoire de Jésus qui ne sont rapportés que par lui. Justin lui-même, après avoir parcouru l’Église depuis la Samarie jusqu’à Rome, rapporte que partout il avait trouvé ces Mémoires apostoliques lus publiquement, à côté des écrits des prophètes, dans les assemblées de culte qui se tenaient le dimanche matin ; dans les villes et dans les campagnes, chez les peuples civilisés comme chez les barbares. Une telle diffusion et un tel emploi supposent naturellement une autorité déjà établie depuis un certain temps.

Après le martyre de Justin, Tatien, son disciple et ami, publia, vers 160-170, une harmonie des quatre évangiles, qu’il intitula Diatessaron, c’est-à-dire : composé au moyen de quatre. Il est bien évident qu’il entendait par là les quatre récits évangéliques dont s’était servi son maître, récits qu’il avait travaillé à fondre en un seul. Des découvertes récentes ont pleinement confirmé cette manière de voir. Lorsque Tatien, qui était d’origine assyrienne, revint dans sa patrie, il y rapporta cet écrit, qui devint le livre de lecture publique des églises de ces contrées, en particulier de l’église d’Edesse, aujourd’hui Orfa, et le demeura pendant des siècles. Vers le milieu du Ve siècle, Théodoret, évêque de Cyrrhus, près de l’Eu-phrate, raconte, dans les Haer. Fab. I, 20, qu’il avait trouvé deux cents exemplaires de cet évangile des réunis dans les paroisses de son diocèse et qu’il les avait remplacés par les exemplaires des évangiles séparés. Sous l’empire d’une tendance hérétique (ascétique), Tatien avait supprimé tout ce qui impliquait la filiation davidique de Jésus.

Peu après le moment où Tatien travaillait à Rome, entre 160 et 170, parut le livre étrange des Homélies Clémentines, écrit à la fois semi-gnostique et très judaïsant. Luc est cité six fois dans cet écrit, ce qui est d’autant plus étonnant que son auteur était plus violemment anti-paulinien. Cette circonstance prouve mieux que toute autre l’autorité dont les écrits de Luc jouissaient dans l’Eglise entière.

Au milieu du siècle passé, Muratori, le bibliothécaire de Milan, découvrit un recueil de traités divers provenant du couvent lombard fondé à Bobbio par les moines irlandais que conduisait Colomban. Un de ces traités renferme la liste des écrits sacrés propres à être lus dans le culte public de l’Eglise. C’est le plus ancien catalogue des écrits canoniques du N.T. que nous possédions. L’auteur écrivait probablement de Rome. Il indique la date de son écrit ; car il dit que le Pasteur d’Hermas a été composé tout récemment (nuperrimé) et de nos jours (temporibus nostris), par le frère de l’évêque de Rome, Pius. Or, celui-ci a occupé ce siège de 140-455 ou peut-être de 142-157. Les expressions « tout récemment » et « de nos jours » ne permettent pas, quoi que disent Salmon et Zahn, de faire descendre la composition de ce document plus tard que 170-180. Nous renvoyons à l’étude que nous en avons faite. Nous faisons seulement remarquer ici à l’égard du IIIe évangile que Luc est nommé dans cet écrit pour la première fois comme l’auteur de notre évangile. L’auteur suit évidemment, en parlant ainsi, la tradition romaine. Parlant des Actes, il dit, tirant cette conclusion des morceaux « en nous » (mais avec une évidente exagération), que Luc a écrit dans ce livre les choses qui s’étaient passées en sa présence (en quoi les Actes diffèrent de l’évangile). Mais, chose digne de remarque, de cette assertion même il conclut que, s’il a omis les faits du martyre de Pierre et du départ de Paul pour l’Espagne, cela provient de l’éloignement de Rome où Luc se trouvait au moment où ces faits se sont passés. C’est là une circonstance dont la tradition romaine avait sans doute conservé le souvenir ; elle coïncide avec la conséquence que nous avons tirée de l’épître aux Philippiens, relativement au départ de Luc peu avant l’acquittement de Paul, vers le printemps de 64, et fort peu de temps avant le martyre de Pierre dans le courant de l’été suivant.

Un témoignage en faveur du IIIe évangile nous arrivé vers 178 d’un côté d’où nous ne l’aurions pas attendu. Le philosophe païen Celse écrivit alors, pour combattre le christianisme, l’écrit intitulé Λόγος ἀληθής, dont nous connaissons une grande partie par la réponse qu’y fit Origène. Celse connaît et cite nos quatre évangiles, surtout Matthieu, mais aussi Luc, ainsi la parole que Jésus adresse à Pierre (Luc 5.10) : « Dès maintenant tu seras pêcheur d’hommes vivants. » Il relève la contradiction entre Matthieu et Marc, d’une part, qui parlent de deux anges apparus au tombeau, et Luc et Jean, de l’autre, qui n’en mentionnent qu’un seul. Il ne doute pas de l’origine apostolique de nos évangiles, et c’est précisément en cela qu’il cherche sa force, car il lui importe, selon son expression, de tuer le christianisme par son propre glaive.

Vers 180-185, Irénée, évêque de Lyon, un des derniers dépositaires des souvenirs apostoliques d’Asie Mineure et de Rome, reproduit, dans son grand ouvrage Contre les hérésies, la tradition romaine que nous avons déjà lue dans le Fragment de Muratori, sur le nom de l’auteur du IIIe évangile. Il écrit, III, 1 : « Luc, le compagnon de Paul, rédigea dans un livre l’évangile annoncé par Paul. » Au nom de l’auteur il ajoute le trait important que n’avait pas fait ressortir l’auteur du Fragment, la relation étroite entre le contenu de l’écrit de Luc et la prédication de Paul. Mais cette relation porte uniquement, d’après Irénée, sur l’enseignement évangélique prêché par Paul et non sur le côté historique de l’Evangile. Quant à ce dernier, en effet, Paul n’aurait pu être qu’une autorité insuffisante, puisqu’il ne pouvait guère puiser lui-même que dans les entretiens qu’il avait eus avec Pierre pendant les deux semaines passées avec lui à Jérusalem. Le ferme d’évangile, dans le témoignage d’Irénée, doit être pris au sens doctrinal. Irénée constate ici de la manière la plus simple la relation que d’autres fausseront dans la suite en l’exagérant. C’est ce que nous constatons déjà par ce que Tertullien nous rapporte dans son écrit Contre Marcion (IV, 5), que c’était une opinion répandue que l’œuvre de Luc était celle de Paul lui-même (nam et Lucae digestum Paulo adscribere soient).

Une tradition toute particulière sur l’ordre de composition des évangiles se trouvait, d’après Eusèbe H. E. VI, 14, 5), dans les Hypotyposes de Clément d’Alexandrie. Il la tenait des anciens presbytres qui s’étaient succédé dès le commencement et qui racontaient que les deux évangiles renfermant des généalogies « avaient été écrits les premiers ; » ainsi, Luc avant Marc, ce qui s’écarte de la tradition ordinaire, mais peut-être pas absolument de la vérité.

Le disciple et successeur de Clément, Origène, d’après Eusèbe (H. E. VI, 25,6), s’exprimait ainsi : « Comme je l’ai appris touchant les quatre évangiles, qui seuls sont reçus sans contestation dans l’Eglise de Dieu qui est sous le ciel…, en troisième lieu l’évangile selon Luc, qui est loué (cité ?) par Paul. » Résulterait-il de cette expression qu’Origène lui-même appliquât au IIIe évangile les passages des épîtres de Paul où il parle de son évangile ?

Dans le vieil argument latin, datant du IIIe s. au plus tard, qui se trouve placé dans la Vulgate en tête de l’évangile de Luc, se trouve la notice suivante : « Luc est mort en Bithynie à l’âge de 74 ans et a écrit son évangile en Achaïe, après Matthieu et Marc. » Cette donnée chronologique provient probablement de l’ordre généralement reçu des évangiles dans le Canon.

Eusèbe rapporte (H. E. III, 4, 6) que ce Luc, originaire d’Antioche, médecin quant à la science, qui avait beaucoup fréquenté Paul et aussi les autres apôtres (fausse interprétation du mot tous (πᾶσιν) dans le prologue de Luc), a composé des modèles (ὑποδείγματα) de son art de guérir les âmes dans deux livres inspirés : l’évangile, qu’il atteste avoir rédigé selon ce que lui avaient transmis les témoins oculaires qu’il dit avoir tous (!) accompagnés dès le commencement, et les Actes des apôtres, qu’il a composés, non d’après ce qu’il avait entendu, mais d’après ce qu’il avait perçu de ses propres yeux. Or, l’on dit (φασΐ) que Paul a coutume de faire mention de cet évangile chaque fois que dans ses lettres il dit : « selon mon évangile. »

Jérôme, dans le De vit., c. 7, s’exprime ainsi : « Quelques-uns supposent que chaque fois que Paul, dans ses épîtres, dit : selon mon évangile, il veut parler de l’écrit de Luc. » Ces expressions : solent, on a coutume (Tertullien) ; φασΐ, ils disent (Eusèbe) ; quelques-uns supposent (Jérôme), me paraissent plutôt impliquer que ces Pères ne partageaient pas cette erreur.

Chrysostome, dans sa première homélie sur le livre des Actes, semble dire, il est vrai, qu’on peut attribuer cet ouvrage à Paul lui-même. Mais il ne veut évidemment parler que de l’influence que Paul n’avait pu manquer d’exercer sur l’esprit de son disciple ; car voici comment il s’exprime dans ce même discours : « Si la plus grande partie du livre renferme les actions de Paul, la raison en est que celui qui a composé ce livre, le bienheureux Luc, était son compagnon. »

Le lien toujours plus étroit que nous voyons s’affirmer, non dans la tradition elle-même, mais dans une opinion assez généralement répandue, entre l’écrit de Luc et la personne de Paul, n’est pas une raison de mettre en doute la vérité de la tradition unanime qui attribue cet écrit à Luc, le compagnon de l’apôtre ; au contraire, la manière sobre et simple en laquelle cette tradition apparaît dans les premiers témoignages, celui du Fragment de Muratori et celui d’Irénée, en montre le caractère réellement exempt de toute intention apologétique.

On dira peut-être que cette tradition unanime a été chez les Pères le résultat naturel de ce qu’ils lisaient eux-mêmes dans les écrits de Luc et en particulier dans le livre des Actes. Mais il est un point sur lequel les rapports traditionnels dépassent décidément ce qu’on aurait pu conclure de ces deux ouvrages, c’est le nom de Luc, sous lequel ils désignent leur auteur. Ce nom n’est mentionné ni dans l’évangile, ni dans les Actes, et l’on n’a pu y être conduit que par un souvenir historique. Car si l’on eût procédé par supposition, les noms de personnages plus connus, tels que Barnabas, Timothée, Tite ou Silas, se seraient présentés plus naturellement à la pensée.

Une tradition aussi unanime et aussi précise que celle qui a désigné le nom de l’auteur du IIIe évangile et des Actes ne peut être un pur accident, et ceux qui la rejettent sont, comme dit Plummer, tenus de l’expliquer.

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