Les évangiles synoptiques

Conclusion

Si tout sentier qui s’écarte de la route généralement suivie était nécessairement un chemin perdu, les résultats du travail que j’offre ici à l’Eglise seraient d’ores et déjà condamnés. La théorie en quelque sorte universellement admise par laquelle on explique à cette heure l’origine et les relations des synoptiques, et sur laquelle il semble qu’il n’y ait plus à revenir, l’hypothèse des deux sources (Marc, pour le cadre historique, et les Logia de Matthieu, traduits en grec, pour les discours de Jésus), cette théorie me paraît inadmissible. A ces deux sources hypothétiques, non mentionnées par Luc, je substitue les deux qu’il indique lui-même : la tradition apostolique orale, ou déjà rédigée partiellement dans les écrits des πολλοί, et les informations prises personnellement par Luc lui-même et obtenues soit par voie purement orale, soit sous forme de matériaux déjà rédigés.

Un second point sur lequel je me sépare de l’opinion qui prévaut dans la critique actuelle, c’est la date de l’écrit de Luc. Ou lui assigne en général une origine postérieure à celle des deux autres synoptiques, à l’aide desquels il aurait été composé. Zahn lui-même va jusqu’à ne poser d’autre limite à cette postériorité que la fin du Ier siècle (II, p. 432). Pour moi, je crois à une composition du IIIe évangile non pas antérieure à celle des deux autres, mais à peu près contemporaine de celle de Marc et un peu antérieure à celle de Matthieu, en tout cas indépendante de l’un et de l’autre et antérieure à l’an 70,

On me dira que je me mets ainsi en contradiction avec moi-même, puisque j’ai admis l’emploi par Paul des Logia araméens de Matthieu, composés peut-être entre 50 et 60. Or, si Paul connaissait, et employait cet écrit, comment Luc n’en aurait-il pas eu aussi connaissance ? Je réponds : Luc était avant tout historien ; or, rien n’était historiquement parlant, moins exact que le recueil de nature entièrement didactique des Logia. Luc, éclairé par les renseignements personnels qu’il avait recueillis, discernait certainement, aussi bien et mieux que nous, la nature synthétique des grands discours de Jésus dans le livre des Logia. Il comprenait le mode de composition de ces prédications dans lesquelles Matthieu avait réuni non seulement des enseignements prononcés dans une même occasion, mais encore des éléments de discours différents se rapportant au même sujet principal. Et, plutôt que de reproduire ces grandes compositions, ce qui eût équivalu pour lui en quelque sorte à copier un volume de sermons, il a préféré, en vrai historien, donner cours à ses propres informations et remettre chaque parole de Jésus au moment et dans la circonstance désignés par les témoins qu’il avait consultés. Je suis persuadé que si l’on appliquait à l’étude de tous les discours de Jésus rapportés dans le Ier et le IIIe évangile la méthode à la fois délicate et ferme employée par Heinrici, dans l’étude du sermon sur la montagne sous ses deux formes, on arriverait au résultat auquel il a été conduit lui-même, c’est-à-dire à l’idée d’une double reconstruction indépendante, et nullement à celle d’une reproduction littéraire. C’est ce qui ressortirait tout particulièrement de la comparaison des deux formes du discours eschatologique (Matthieu ch. 24 et Luc ch. 21), et cela d’autant plus certainement que dans Luc nous trouvons sur ce sujet, deux discours distincts (ch. 17 et 21), qui dans la forme de Matthieu (ch. 24) et de Marc (ch. 13) sont fondus en un seul.

Il est un troisième point sur lequel je me sépare entièrement de la critique régnante. Elle envisage le grand récit de voyage 9.51 à 18.14 ou 34 comme un cadre fictif imaginé par Luc pour y serrer, comme dans un réduit, tous les matériaux auxquels il ne pouvait assigner une place. Je pense, au contraire, que Luc a mis en relief par ce morceau une période très réelle et absolument indispensable, au point de vue chronologique, du ministère de Jésus. C’est ce que je crois avoir démontré.

Luc, jeune Italien attaché peut-être comme esclave à la maison de Théophile, affranchi par son maître et parvenu par ses soins à acquérir la culture scientifique et littéraire nécessaire pour la profession de médecin, Luc, amené à la foi chrétienne lors de la fondation de l’église d’Antioche, puis attaché à Paul et devenu son compagnon de voyage et son collaborateur, Luc enfin, l’historien délicat et consciencieux que nous connaissons, – ce Luc, il me semble parfois l’avoir vu de mes yeux, après avoir passé tant d’années dans son intimité. Mes lecteurs n’auraient-ils pas rencontré un jour un de ces Italiens aux traits fins et gracieux, à l’expression honnête, au regard intelligent, un de ces types exquis qu’on n’oublie pas une fois qu’on les a contemplés ? Tel il m’arrive de me représenter le médecin bien-aimé Luc, dont nous parle l’apôtre Paul. Il me semble le voir, visitant son ami prisonnier, s’occupant avec sollicitude de son bien-être, s’entretenant, avec lui et les amis présents des vastes intérêts de l’œuvre immense dont cette humble chambre est le foyer (Colossiens 1.5-6) et dont les premières clartés se projettent déjà sur les sombres murailles de la maison de César (Philippiens 4.22). Ces amis et collaborateurs comprennent bien que le sort du monde est en quelque mesure entre leurs mains. Que va devenir toute cette société gréco-romaine, en ce moment sollicitée par trois religions rivales ? Comment faire pencher la balance du seul côté salutaire ? Il y a une grande œuvre à faire, un coup à frapper ; il faut que la révélation que Dieu a accordée à Israël, par l’apparition de Jésus-Christ, devienne sans tarder la propriété du monde entier. Un exposé clair, simple, bien suivi, de l’œuvre de Jésus, de son activité bienfaisante, de son enseignement lumineux et sublime, des motifs réels de sa condamnation par les chefs de son peuple, de sa mort saintement subie, enfin de la manifestation glorieuse par laquelle la main de Dieu a changé cette mort en victoire sur la mort, – voilà le rayon de lumière qui seul peut dissiper le brouillard qui pèse à cette heure sur l’horizon religieux du monde. Mais qui se chargera de cette tâche ? Luc contemple sa vie passée ; elle lui apparaît tout entière comme une préparation à un pareil travail et comme un appel à l’entreprendre. Cette pensée lui donne la force de s’arracher des bras de l’apôtre prisonnier ; il a besoin, pour travailler à une tâche semblable, d’une retraite plus rapprochée du théâtre sur lequel se sont déroulées les scènes qu’il doit raconter et d’un milieu tout rempli des grands et vivants souvenirs en face desquels il va se placer.

Ce n’est pas un scribe, se mettant à rédiger le recueil des Discours du Maître ; ce n’est pas un jeune et actif évangéliste, prenant la plume pour retracer en quelques traits saillants le tableau sommaire des faits et gestes du Seigneur. C’est un penseur, au regard profond duquel s’est dévoilé dans la personne et l’œuvre du Christ l’avenir du monde et le salut de l’humanité. L’évangile qui sortira de sa plume sera pour l’Eglise de tous les temps et de tous les lieux le dépositaire de cette sainte révélation.

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