Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE I
Constitution de l’univers et disposition des ses éléments. Naissance d’Adam.

Création du monde.

1.[1] Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Celle-ci n'était pas visible ; elle était cachée sous des ténèbres profondes et un souffle d'en haut courait à sa surface. Dieu ordonna que la lumière fût. Quand elle eut paru, il considéra l'ensemble de la matière et sépara la lumière des ténèbres, les appelant jour et nuit, et il nomma matin et soir l'apparition de la lumière et sa cessation. Et ce jour devrait être le premier, mais Moïse employa le terme de « un[2] jour ». Pourquoi ? Je pourrais le dire dès maintenant, mais comme je me propose de faire la recherche de toutes les causes dans un écrit[3] spécial, je diffère jusque-là l'éclaircissement de ce point.
Ensuite, le second jour, Dieu établit le ciel sur le monde ; l'ayant distingué du reste, il jugea qu'il devait être organisé à part et, l'avant entouré d'une surface congelée, il le rendit humide et pluvieux, en rapport avec les besoins de la terre, qu'il féconderait de ses rosées.
Le troisième jour, il fixe la terre et répand autour d'elle les eaux de la mer ; c'est ce même jour qu'il lui fait produire d'un seul coup[4] les végétaux et les semences.
Le quatrième jour, il orne le ciel en y plaçant le soleil, la lune et les autres astres ; il prescrit leurs mouvements et leurs cours, qui devront indiquer les révolutions des saisons. Le cinquième jour, paraissent les poissons et les oiseaux ; il lance les uns dans les profondeurs des mers, les autres à travers les airs. Il les unit par les liens de la vie en commun et la génération, pour se perpétuer et multiplier leur espèce.
Le sixième jour, il crée la race des quadrupèdes, les fait mâles et femelles ; et, ce jour-là, il forme aussi l'homme.
Ainsi, selon Moïse, le monde avec tout ce qu'il renferme fut créé en six jours seulement ; le septième, Dieu s'arrêta et se reposa de ses travaux. De là vient que, nous aussi, nous passons ce jour-là dans le repos et nous l'appelons sabbat, mot qui signifie cessation[5] dans la langue des Hébreux.

[1] Genèse, I.

[2] Josèphe, conformément à l'exégèse traditionnelle, remarque l'emploi du mot « un » dans la Bible au lieu de l'ordinal « premier », qu'on attendrait. Mais il se réserve de donner plus tard les raisons de cette singularité. Le Talmud (Nazir, 7 a) l'explique en disant que l'expression « un jour » signifie un jour complet, d'où il résulte qu'on doit compter avec le jour la nuit qui précède. Philon, De mundi opificio, § 9, M. I, p. 7, dit aussi καὶ ἡμέραν οὐχὶ πρώτην, ἀλλὰ μίαν « non pas premier jour, mais un jour » ; mais il donne, lui, une explication allégorique. Il voit dans le terme de « un » l'unité intelligible, incorporelle du monde, κόσμος νοητός, ἀσώματος, comme il dit plus loin.

[3] Le même dont il parle à la fin du préambule.

[4] Cf. Rosch-haschana, 11 a, et Houllin, 60 a : R. Josué ben Lévi (Amora palestinien du IIIème siècle de l'ère chrétienne) dit que toute l’œuvre de la création est apparue en plein développement. Philon dit de même, dans le De mundi opificio, 12, M1, p.9 : « il chargea tout de fruits, dès le début de la création, au rebours de ce qui se passe maintenant ».

[5] Philon (De Cherub., 26, M. I, p. 54) traduit également par cessation. C'est, en effet, le sens de la racine hébraïque.

Adam et Ève.

2.[6] Après le septième jour, Moïse commence à parler de questions naturelles[7] ; sur la création de l'homme il s'exprime ainsi : Dieu, pour façonner l'homme, prit de la poussière de la terre, et y inspira un souffle et une âme[8]. Cet homme fut appelé Adam(os)[9], ce qui, Hébreu, signifie roux[10], parce que c'est avec de la terre rouge délayée qu'il fut formé ; c'est bien, en effet, la couleur de la vraie terre vierge. Dieu fait passer devant Adam les animaux selon leurs espèces, mâles et femelles, en les désignant[11] ; il leur donne les noms qui sont encore usités aujourd'hui. Puis, considérant qu'Adam n'a pas de compagne à qui s’unir (en effet il n'existait pas de femme), et qu'il s'étonne de voir les autres animaux pourvus de femelles, il lui enlève une côte tandis qu'il dort, et en forme la femme. Adam, quand elle lui fut présentée reconnut qu'elle était née de lui-même. La femme s'appelle essa[12] En hébreu : mais cette première femme eut nom Eve, c'est-à-dire mère de tous les vivants.

[6] Genèse, II.

[7] Voir préambule. On ne voit pas très bien pourquoi le ch. II de la Genèse serait plus « physiologique » que le premier [T. R.].

[8] Cette distinction de trois éléments dans l'homme — corps, souffle et âme — se retrouve dans plusieurs écrits contemporains de Josèphe, par exemple Saint Paul, Ire aux Thessaloniciens, V, 23 [T. R.]

[9] Ἄδαμος dans le texte ; les LXX ont Ἄδαμ : Josèphe, pour ne pas effaroucher ses lecteurs romains et grecs, hellénise presque tous les noms propres en les déclinant, comme il le dit lui-même plus loin ; il arrive ainsi à modifier parfois singulièrement le nom qu'il transcrit. En français, nous garderons l'orthographe de Josèphe pour les noms peu importants ; pour ceux qui reviennent très souvent, nous conservons la forme traditionnelle en indiquant, entre parenthèses, à la première mention, la transcription de Josèphe.

[10] Josèphe fond ici les deux explications de la racine hébraïque [hébreu] : le sens de « terre » est le seul qui soit donné pour Adam dans la Bible. Quant au sens de « rouge », on ne le trouve pas dans la littérature rabbinique, excepté dans le Pirké de Rabbi Eliezer, XII, qui s'inspire d'écrits chrétiens.

[11] Dans l'Écriture, c'est Adam qui donne leurs noms aux animaux.

[12] Transcription de [hébreu]. La Version latine porte : issa.

Le paradis.

3. Moïse raconte que Dieu planta du côté de l'orient un parc, foisonnant en plantes de toute espèce ; il y avait, entre autres, la plante de la vie et celle de l'entendement, par laquelle on apprenait ce que c'est que le bien et le mal ; il fit entrer dans ce jardin Adam et la femme et leur recommanda de prendre soin des plantes. Ce jardin est arrosé par un fleuve unique dont le cours circulaire environne toute la terre et se divise en quatre branches ; le Phison, dont le nom signifie abondance[13], s'en va vers l'inde se jeter dans la mer : les Grecs l'appellent Gange ; puis l'Euphrate et le Tigre, qui vont se perdre dans la mer Erythrée ; l'Euphrate est appelé Phorat[14], c’est-à-dire dispersion ou fleur, et le Tigre, Diglath[15], ce qui exprime à la fois l'étroitesse et la rapidité ; enfin le Géon[16], qui coule à travers l'Egypte, dont le nom indique celui qui jaillit de l'orient ; les Grecs l'appellent Nil.

[13] Josèphe transcrit [hébreu] par Φεισών, faisant venir, par conséquent, Phisôn de la racine [hébreu] « s’étendre, prendre de grandes proportions ». Philon traduit (Leg. alleg., M. I, p. 24) « changement de corps ». Le Phison est assimilé au Gange parce que, d'après l'Écriture, il entoure « le pays de l'or ».

[14] Hébreux [hébreu] Josèphe, en proposant deux traductions, voit dans le mot hébraïque deux racines : soit la racine [hébreu] soit la racine [hébreu], la première signifiant en effet, dispersion, et la seconde, fleur. Philon (Leg. alleg., I, 23) traduit par καρποφορία « fertilité » ; il pensait sans doute à [hébreu] fructifier.

[15] Diglath n'est pas hébreu, mais araméen (Onkelos et Pseudo-Jonathan, Gen. II, 14) ; en assyrien, c'est diklat ou idiklat. En réalité, Josèphe traduit le mot hébreu qu'il décompose sans doute en deux mots ; de là les deux termes. La question est de savoir comment il le décompose. Peut-être, comme le propose Siegfried (op. cit.), Josèphe a-t-il vu dans hiddékel : had et dak ; mais le mot dak signifie « fin », et non « étroit ». Dans Gen. R., XVI, le mot hiddékel est décomposé en « aigu » et « voix » ou « rapide ». Gesenius (Geschichte der hebr. Sparche) distingue dans hiddékel : had et dékel, équivalent un peu altéré de Tigris qui signifie « flèche », « cours rapide ». Josèphe l'entendait peut-être ainsi, à moins, enfin, qu'il n'ait eu dans l'esprit, non pas l’hébreu hiddékel, mais uniquement la transcription diglath, où il a pu reconnaître ainsi que nous le suggère M. Israël Lévi, les racines « mince, étroit » et « bondir ».

[16] Le Géon. Josèphe transcrit l'hébreu [hébreu] par Γηών, les LXX Γηῶν. Sa traduction « Celui qui jaillit » indique qu'il pensait à la racine [hébreu]. Pghilon traduit Gihon par στήθος « poitrine » ou κέρατίζων « qui frappe avec les cornes » (Leg. alleg., I, § 21), ce qui donne deux étymologies différentes [hébreu] et [hébreu].

Le pêché ; Adam et Ève chassés du paradis terrestre.

4.[17] Dieu donc invita Adam et la femme à goûter de tous les végétaux, mais à s'abstenir de la plante de l'entendement, les prévenant que, s'ils y touchaient, ils s'attireraient la mort. A cette époque où tous les animaux parlaient une même langue[18], le serpent, vivant en compagnie d'Adam et de la femme, se montrait jaloux des félicités qu'il leur croyait promises[19], s'ils se conformaient aux prescriptions de Dieu, et, espérant qu'ils tomberaient dans le malheur en désobéissant, il engage perfidement la femme à goûter de la plante de l'entendement ; « on y trouve, disait-il, le moyen de discerner le bien et le mal » ; dès qu'ils le posséderaient, ils mèneraient une vie bienheureuse qui ne le céderait en rien à la vie divine. Il ébranle par ses mensonges la femme au point de lui faire négliger la recommandation de Dieu ; elle goûta de la plante, en apprécia la saveur et persuada à Adam d'en manger aussi. Alors ils se rendirent compte qu'ils étaient nus et que leur sexe était à découvert, et ils songèrent à se couvrir ; la plante, en effet, aiguisait l’intelligence. Aussi se couvrirent-ils de feuilles de figuier, et, après s'en être fait une ceinture, ils crurent leur félicité plus grande puisqu'ils avaient trouvé ce qui leur manquait auparavant. Mais, comme Dieu entrait dans le jardin, Adam, qui jusqu'alors venait souvent converser avec lui, eut conscience de sa faute et se déroba. Dieu trouva son attitude étrange et lui demanda pourquoi, tandis que naguère il se plaisait à converser avec lui, il fuyait maintenant l'entretien et se détournait. Comme Adam ne disait mot, se sentant coupable d'avoir contrevenu à l'ordre divin, Dieu lui dit : « J'avais décidé que vous mèneriez une vie heureuse, à l'abri de tout mal, sans qu'aucun souci vous torturât l'âme ; tout ce qui contribue à la jouissance et au plaisir devait s'offrir spontanément à vous, de par une providence, sans labeur, sans souffrances pour vous ; avec ces avantages, la vieillesse ne vous aurait pas atteints rapidement, et une longue vie eût été votre partage. Mais voici que tu as outragé mon dessein en méprisant mes ordres ; ce n'est pas par vertu que tu gardes le silence, c’est parce que ta conscience est troublée ». Adam cherchait à se disculper et priait Dieu de ne pas s'irriter contre lui ; il rejetait sa faute sur la femme, et disait qu'elle l'avait, par sa ruse, induit à pécher ; à son tour, la femme accusait le serpent. Dieu jugea Adam digne de punition pour avoir succombé à un conseil de femme ; il déclara que désormais pour eux la terre ne produirait plus rien d'elle-même et que, en retour d'un labeur acharné, parfois elle donnerait des fruits, parfois elle les refuserait. Quant à Eve, il la punit en lui infligeant l'enfantement et les souffrances qui l'accompagnent, parce que, s'étant laissée prendre aux tromperies du serpent, elle avait entraîné Adam dans le malheur. Il priva aussi le serpent de la parole[20], irrité de sa malice à l'égard d'Adam ; il lui mit du venin sous la langue le désigna comme un ennemi des hommes et ordonna qu'on le frappât à la tête, parce que c’est là que gît l'origine du mal qui a atteint les hommes et que c’est là aussi que ses adversaires lui porteront le plus aisément le coup mortel ; enfin il le condamna à n'avoir plus de pieds et à se traîner en se tordant sur la terre. Dieu, leur ayant infligé ces châtiments, fit sortir Adam et Eve du jardin et les transporta dans un autre lieu.

[17] Genèse, III, 1.

[18] Cf. Philon, De opif. mundi, M I, p. 37, λέγεται τὸ παλαιὸν.... ὄφις ἀνθρώπου φωνὴν προίεσθαι « on dit qu'autrefois le serpent émettait une voix humaine ». Le Livre des Jubilés, ch. III, fin, dit que les animaux parlaient à l'origine une seule et même langue, et que Dieu leur ferma la bouche après que le serpent eut séduit Eve. Ceci se retrouve plus tard dans le Livre d'Adam, œuvre chrétienne (voir Roensch, Das Bush der Jubiläen, Leipzig, 1874, p. 341).

[19] Dans le Talmud, Sanhédrin, 59 b, Juda ben Têma (Tanna du IIe siècle) dit : les anges se tenaient devant Adam, lui cuisaient sa viande, etc. Le serpent s'en montra jaloux. Un autre Tanna de la même époque, Josué ben Korha, dit (Gen. R., XVIII) : le serpent avait vu Adam et Eve s'unir et avait désiré celle-ci. D'après la Tosefta, Sôta, IV, p. 301, le serpent voulait tuer Adam pour épouser la femme.

[20] Voir plus haut (I, 4).

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