Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE II
Les dix générations issues d’Adam jusqu’au déluge.

Caïn et Abel.

1.[1] Il leur naquit deux enfants mâles ; le premier s'appelait Kaïs (Caïn)[2], dont le nom se traduit par acquisition, le second, Abel(os) c’est-à-dire deuil[3]. Il leur naquit également des filles[4]. Les deux frères se plaisaient à des occupations différentes : Abel, le plus jeune, était zélé pour la justice et, dans l'idée que Dieu présidait à toutes ses actions, il s'appliquait à la vertu ; sa vie était celle d'un berger. Caïn était en tout d'une grande perversité et n'avait d'yeux que pour le lucre ; il est le premier qui ait imaginé de labourer la terre ; il tue son frère pour le motif suivant. Comme ils avaient décidé de faire des offrandes à Dieu, Caïn apporta les fruits de la terre[5], et ceux des arbres cultivés ; Abel, du lait[6] et les premiers-nés de ses troupeaux. C'est cette offrande qui plut davantage à Dieu : des fruits nés spontanément et selon les lois naturelles l'honoraient, mais non pas des produits obtenus par la cupidité d'un homme, en forçant la nature. Alors Caïn, irrité de voir Abel préféré par Dieu, tue son frère : ayant fait disparaître le cadavre, il croyait que le meurtre resterait ignoré[7]. Mais Dieu, qui savait le crime, alla trouver Caïn, et lui demanda où pouvait être son frère ; depuis plusieurs jours, il ne l'aperçoit plus, lui qu'il voyait auparavant aller et venir sans cesse avec Caïn. Celui-ci, embarrassé, n'ayant rien à répondre, déclare d'abord qu'il est très étonné lui-même de ne pas voir son frère, puis, harcelé par Dieu de questions pressantes et poussé à bout, il répond qu'il n'est pas le gouverneur de son frère, chargé de surveiller sa personne et ses actes. Dès ce moment, Dieu l'accuse d'être le meurtrier de son frère : « Je m'étonne, dit Dieu, que tu ne puisses dire ce qui est advenu d'un homme que tu as toi-même tué ». Cependant, il ne lui inflige pas la peine méritée par son meurtre, Caïn lui ayant offert un sacrifice et l'ayant supplié de ne pas lui faire sentir trop durement sa colère[8] ; mais il le maudit et menace de punir ses descendants jusqu'à la septième génération[9] ; puis, il le bannit de cette contrée avec sa femme. Comme Caïn craignait de devenir la proie des bêtes féroces[10] et de périr ainsi, Dieu l'exhorte à ne pas baisser la tête d'un air morne pour un pareil motif : il n'aura rien à redouter des bêtes féroces et, par suite, il pourra errer sans crainte sur toute la terre. Dieu met un signe sur lui pour le faire reconnaître et lui enjoint de partir.

[1] Genèse, IV, 1.

[2] Josèphe, qui rend tous les noms déclinables, grâce à des désinences appropriées, arrive à dénaturer singulièrement le mot hébreu [hébreu]. L'étymologie qu'il donne de ce nom est d'ailleurs conforme à la racine hébraïque et à l'explication qu'en donne la Genèse elle-même (IV, 1).

[3] Πένθος « Deuil » est aussi le terme dont se sert Philon pour expliquer le nom d’Abel : De migr. Abr., § 13 : ὄνομα δ' ἐστὶ τοῦ τὰ θνήτα παθοῦντος « C’est le nom de celui qui pleure un mort ». Le traducteur de l’Ecclésiastique rend également [hébreu] par πένθος. Ils ont tous confondu [hébreu] qui signifie « souffle, vanité » avec qui se traduit en effet par « deuil ». Dans le ms ; R (Paris) de Josèphe, on lit au lieu de πένθος, ουδὲν ou οὐθὲν, c’est la leçon qu’a choisie Niese, sans s’expliquer, d’ailleurs, sur le sens qu’il lui attribue (« ne signifie rien » ou « signifie néant ? »).

[4] Cf. Gen. R., XXII ; Yebamot, 62 a : Rabbi Natan (Tanna du IIe siècle de l'ère chrétienne) dit qu'en qu’en même temps que Caïn et Abel naquirent des filles. Le Livre des Jubilés au ch. IV (commencement) cite le nom d'une fille nommée Avan. Cf. aussi le Livre d’Adam, cité dans Roensch, op. cit., p. 341, 348.

[5] La Bible (Gen., IV, 3) ne parle que des fruits de la terre.

[6] Josèphe, par une curieuse variante, a dû lire ici dans l'hébreu [hébreu] au lieu de [hébreu]. Les LXX traduisent, conformément à notre texte de la Bible : καὶ ἀπὸ τῶν στεάτων αὐτῶν « et de leurs graisses ». Des exemples de ce genre sont de nature à prouver l'indépendance de Josèphe à l'égard de la Septante.

[7] Le même trait se lit dans le Pirké R. El., ch. XXI. Caïn a enseveli le corps de son frère pour pouvoir nier le meurtre et Dieu lui reproche d'avoir menti et d'avoir cru qu'il ne saurait rien.

[8] Dans le Pirké R. El., il est dit que les mots prononcés par Caïn (Gen., IV, 13) : « Mon péché est trop grand pour être supporté » furent considérés par Dieu comme l'expression de son repentir. Dans Sanhédrin, 37 b, Gen. R., XXII, Pesikla 160 a, Lévit., X, il est parlé également de la pénitence de Caïn. Voir aussi le Pseudo-Jonathan (ad loc., et vers. 24).

[9] D'après le verset 24 (ch. IV). L'expression « sera vengé sept fois » est interprétée par Josèphe d'une façon singulière. Onkelos, dans sa traduction du même passage, Pseudo-Jonathan et Gen. R., XXIII, expliquent, au contraire, que Dieu a suspendu la peine de Caïn jusqu'à la septième génération.

[10] Dans Gen. R., XXII, Juda ben Haï (Tanna du IIème siècle ap. J.-C.), se fondant sur les mots de l'Écriture : « Quiconque tuera Caïn », dit que les animaux même sont venus réclamer la punition du meurtrier.

Prospérité de Caïn.

2.[11] Caïn traverse beaucoup de pays et s'arrête avec sa femme dans un endroit appelé Naïs[12], où il fixe sa résidence et où des enfants lui naquirent. Loin de considérer son châtiment comme un avertissement, il n'en devint que plus pervers : il s'adonna à toutes les voluptés corporelles, dût-il maltraiter, pour les satisfaire, ceux qui étaient avec lui ; il augmente sa fortune de quantités de richesses amassées par la rapine et la violence ; il invita au plaisir et au pillage tous ceux qu'il rencontrait et devint leur instructeur en pratiques scélérates. Il détruisit l'insouciance, où vivaient précédemment les hommes, par l'invention des mesures et des poids ; la vie franche et généreuse que l'on menait dans l'ignorance de ces choses, il en fait une vie de fourberie. Le premier, il délimita des propriétés ; il bâtit une ville, la fortifia par des murs et contraignit ses compagnons à s'associer en communauté. Cette ville, il la nomme Anocha du nom de son fils aîné Anoch(os)[13]. Anoch eut pour fils Jared(ès)[14] ; de celui-ci naquit Marouêl(os)[15], lequel eut pour fils Mathousalas, père de Lamech(os) qui eut soixante-dix-sept enfants[16] de deux femmes, Sella et Ada. L'un d’eux Jôbel(os), né d'Ada, planta des tentes et se plut à la vie pastorale. Joubal(os), son frère, né de la même mère, s'adonna à la musique et inventa les psaltérions et les cithares. Thobél(os), un des fils de l'autre femme, plus fort que tous les hommes, se distingua dans l'art de la guerre où il trouva de quoi satisfaire aux plaisirs du corps ; il inventa le premier l'art de forger. Lamech devint père d'une fille, Noéma : comme il voyait, par sa grande science des choses divines, qu'il subirait la peine du meurtre commis par Caïn sur son frère, il s'en ouvrit à ses femmes[17].
Encore du vivant d’Adam, les descendants de Caïn en arrivèrent aux plus grands crimes : par les traditions et l'exemple, leurs vices allaient toujours en empirant ; ils faisaient la guerre sans modération et s'empressaient au pillage. Et ceux qui n'osaient pas verser le sang montraient, du moins, tous les emportements de l'insolence, de l'audace et de la cupidité.

[11] Genèse, IV, 17.

[12] En hébreu : Nôd ; LXX, Ναίδ.

[13] LXX : Ἑνώχ La ville porte le même nom.

[14] LWW : Γαίδαδ En hébreu : ’irad.

[15] Ce nom a beaucoup de variantes. L’hébreu lui-même donne déjà Mehouyaël et Mehiyaël, les LXX Μαλελεήλ. Il y a des confusions entre les deux listes de Gen., IV, et Gen., V. Pour les noms qui suivent. les transcriptions de Josèphe et des Septante sont à peu près identiques.

[16] Il n'est pas fait mention dans la Genèse de ces 77 fils de Lamech ; peut-être faut-il voir un rapport entre cette donnée et le verset obscur (Gen., IV, 24) où il est dit « Lamech sera vengé 77 fois ». Il n'est pas invraisemblable que Josèphe, souvent fantaisiste dans ses exégèses, ait vu dans ce chiffre énigmatique le nombre des enfants du patriarche.

[17] Ainsi abrégé, ce trait n'a pas de sens. Dans la Bible (Gen., IV, 23) il sert à amener un fragment de vieille chanson [T. R.]

Seth et ses descendants.

3. Adam, le premier-né de la terre, pour en revenir à lui, comme mon récit l'exige, après qu'Abel eut été immolé et que Caïn eut pris la fuite à cause de ce meurtre, souhaitait d'autres enfants ; il fut pris d'un vif désir de faire souche, alors qu'il avait franchi déjà 230[18] années de sa vie ; il vécut encore 700 ans avant de mourir. Il eut, avec beaucoup d'autres enfants[19], un fils Seth(os) ; il serait trop long de parler des autres ; je me contenterai de raconter l'histoire de Seth et de sa progéniture. Celui-ci, après avoir été élevé, parvenu à l'âge où l'on peut discerner le bien, cultiva la vertu, y excella lui-même et resta un exemple pour ses descendants. Ceux-ci, tous gens de bien[20], habitèrent le même pays et y jouirent d’un bonheur exempt de querelles sans rencontrer jusqu'au terme de leur vie aucun fâcheux obstacle ; ils trouvèrent la science des astres et leur ordre dans le ciel[21]. Dans la crainte que leurs inventions ne parvinssent pas aux hommes et ne se perdissent avant qu'on en eût pris connaissance, — Adam avait prédit une cataclysme universel occasionné, d'une part, par un feu violent et, de l'autre, par un déluge d'eau, — ils élevèrent deux stèles[22], l'une de briques et l'autre de pierres, et gravèrent sur toutes les deux les connaissances qu'ils avaient acquises ; au cas où la stèle de brique disparaîtrait dans le déluge, celle de pierre serait là pour enseigner aux hommes ce qu'ils y avaient consigné et témoignerait qu'ils avaient également construit une stèle de brique. Elle existe encore aujourd'hui dans le pays de Siria[23].

[18] Ici commence des divergences numériques avec la Genèse (V, 3-4). Adam, dans la Bible hébraïque, est père à 130 ans, et vit ensuite 830 ans ; cette différence de 100 ans dans le détail des calculs, sinon dans le total, se retrouvera perpétuellement plus loin à propos des générations des patriarches.

[19] Cf. le Livre des Jubilés, ch. IV, Adam et Eve auraient eu encore neuf fils.

[20] Pirké R. El. (ch. XXI et XXII) : « De Seth descend la race des hommes vertueux ». Philon (De poster. Caini, I, § 50, M. I, p. 258) appelle de même Seth : « science de la vertu humaine ».

[21] D'après le Pirké R. El., Dieu a confié à Adam, qui l'a transmise à ses descendants, la science de l'embolisme, c'est-à-dire de l'intercalation d'un mois additionnel dans l'année lunaire.

[22] Il en est question aussi dans le Livre des Jubilés, ch. VIII. Le Sefer hayaschar (6 a) dit que Kénan écrivit l'avenir sur deux tables de pierre qu'il déposa parmi ses trésors. Cette histoire a passé dans le Livre d'Adam ou Apocalypse de Moïse (voir Roensch, op. cit., p. 425) et dans les chroniques byzantines.

[23] κατὰ γῆν τὴν Σιριάδα. On ignore ce qu'il faut entendre par là. Vossius pensait au pays de Seirath (?) mentionné dans l'histoire d'Ehud (Juges, III, 26), et qui n'était pas très loin des « pierres taillées » (d'autres interprètent : des carrières) de Gilgal. En tout cas, c'est quelque vieux monument en écriture inconnue (hiéroglyphes hétéens ?) qui aura donné lieu à la tradition recueillie par Josèphe. Whiston soupçonne qu'il s'agit des stèles érigées par Sésostris en pays conquis (Hérodote, II, 102) [T. R.]

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