Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE IV
La tour que les fils de Noé édifièrent en outrage à Dieu ; Dieu confond leurs langues ; l’endroit où ce fait eu lieu s’est appelé Babylone.

Les fils de Noé dans la plaine de Sennaar.

1.[1] Les enfants de Noé au nombre de trois, Sèm(as), Japheth(as) et Cham(as), étaient nés cent ans avant le déluge ; les premiers, ils descendirent des montagnes[2] vers les plaines et y établirent leur demeure. Comme les autres craignaient fort d'habiter les plaines à cause du déluge[3] et hésitaient à la pensée de descendre des hauteurs, ils leur rendirent courage et leur persuadèrent de suivre leur exemple. La plaine où ils les établirent d'abord s'appelle Sennaar[4]. Dieu leur recommanda[5], s'ils se multipliaient, d'envoyer des colonies ailleurs, pour éviter les querelles mutuelles et de cultiver de grandes terres pour jouir de leurs fruits en abondance ; mais par aveuglement ils n'écoutèrent point Dieu, et, en conséquence, ils furent précipités dans des calamités qui leur firent sentir leur erreur. En effet, comme ils avaient une floraison nombreuse de jeunes gens, Dieu leur conseilla de nouveau de détacher une colonie ; mais eux, sans songer qu'ils tenaient leurs biens de la bienveillance divine, et attribuant à leur force personnelle l'origine de toute leur abondance, n'obéissaient pas. A leur désobéissance ils ajoutèrent même le soupçon que Dieu leur tendait un piège en les poussant à émigrer, afin que, divisés, il pût les maîtriser plus aisément.

[1] Genèse, IX, 18.

[2] On ne sait d'où Josèphe a puisé ce renseignement. La phrase qui suit « comme les autres craignaient » est étrange. Quels sont ces autres ? La famille de Noé survivait seule à cette époque. D'après la suite, il semble qu'il soit ici parlé des descendants de Noé ; mais comment peuvent-ils être contemporains de Sem, Cham et Japhet ? D'après le Pirké R. Gen., ch. XI, tous les hommes s'en vont habiter la plaine de Sennaar.

[3] Cette explication n'a pas d'origine explicite dans la Bible. Le Pirké Rabbi El., ch. XI, dit aussi que les hommes craignaient un nouveau déluge à l'époque de Nemrod qui régnait sur eux.

[4] Genèse, XI, 2.

[5] Josèphe supplée au moyen d'explications rationalistes au silence de la Genèse sur les causes de la dispersion des premiers hommes lors de l'édification de la tour de Babel. Ces explications sont sans doute personnelles à Josèphe. Le Midrash s'est efforcé aussi, mais par une autre voie, d'éclaircir le mystère du XIe chapitre de la Genèse.

Nemrod.

2.[6] Celui qui les exalta ainsi jusqu'à outrager et mépriser Dieu fut Nemrod (Nébrôdès)[7], petit-fils de Cham, fils de Noé, homme audacieux, d'une grande vigueur physique ; il leur persuade d'attribuer la cause de leur bonheur, non pas à Dieu, mais à leur seule valeur et peu à peu transforme l'état de choses en une tyrannie. Il estimait que le seul moyen de détacher les hommes de la crainte de Dieu[8], c'était qu'ils s'en remissent toujours à sa propre puissance. Il promet de les défendre contre une seconde punition de Dieu qui veut inonder la terre : il construira[9] une tour assez haute pour que les eaux ne puissent s'élever jusqu'à elle et il vengera même la mort de leurs pères[10].

[6] Genèse, X, 8 — XI, 3.

[7] Hébreu, Nemrôd ; LXX et Jubilés, ch. VIII : Νεβρώδ.

[8] Dans une baraïta citée par le Talmud (Pesahim, 94 b ; Hagira, 13 a), R. Yohanan ben Zakkaï (un contemporain de Josèphe) parle de Nemrod qui fomenta la révolte contre le règne de Dieu (il joue sur le mot Nimrod, qui ressemble au mot marad, se révolter).

[9] Sur Nemrod constructeur de la tour de Babel, voir Houllin, 89 a, et Pirké R. El., XXIV, Nemrod fait un discours au peuple pour l'engager à construire une grande ville, afin de se protéger contre un nouveau déluge.

[10] Peut être allusion à la légende que les hommes voulaient alors faire la guerre à Dieu. Sanhedrin, 109 a ; Gen. R., 38 ; Tanh., ad loc., etc.

La Tour de Babel.

3. Le peuple était tout disposé à suivre les avis de Nemrod, considérant l'obéissance à Dieu comme une servitude ; ils se mirent à édifier la tour avec une ardeur infatigable, sans se ralentir dans leur travail ; elle s'éleva plus vite qu'on n'eût supposé, grâce à la multitude des bras. Mais elle était si formidablement massive que la hauteur en semblait amoindrie. On la construisait en briques cuites, reliées ensemble par du bitume pour les empêcher de s'écrouler. Voyant leur folle entreprise, Dieu ne crut pas devoir les exterminer complètement, puisque même la destruction des premiers hommes n’avait pu assagir leurs descendants ; mais il suscita la discorde parmi eux en leur faisant parler des langues différentes, de sorte que, grâce à cette variété d'idiomes, ils ne pouvaient plus se comprendre les uns les autres. L'endroit où ils bâtirent la tour s'appelle maintenant Babylone, par suite de la confusion introduite dans un langage primitivement intelligible à tous : les Hébreux rendent « confusion » par le mot babel[11]. La Sibylle fait aussi mention de cette tour et de la confusion des langues dans ces termes[12] : « Alors que tous les hommes parlaient la même langue, quelques-uns édifièrent une tour extrêmement haute, pensant s'élever par là jusqu'au ciel. Mais les dieux envoyèrent des ouragans, renversèrent la tour et donnèrent un langage spécial à chacun ; de là vient le nom de Babylone attribué à la ville ». Quant à la plaine appelée Sennaar en Babylonie, Hestiée en parle en ces termes : « Les prêtres qui échappèrent, emportant les objets sacrés de Zeus Enyalios[13], s'en vinrent en Sennaar de Babylonie ».

[11] Transcription exacte de l'hébreu. Les LXX donnent du mot Babel la même explication que Josèphe : σύγχυσις = confusion.

[12] L. III, § 2 des Oracula Sibyllina, p 84 (éd. Alexandre, Paris, 1869).

[13] Enyalios est ordinairement une épithète d'Arès, une fois de Dionysos : notre texte est le seul, à ma connaissance, où cet adjectif soit accolé au nom de Zeus. Gutschmid proposait de lire, entre grec, Poséidon (comme chez Proclus, sur Cratyle, 88) ; mais il s'agit peut-être du dieu des batailles [T. R.]

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