Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE V
Joseph de la prison à ministre de Pharaon.

Joseph en prison.

1.[1] Joseph, dans tous ces événements, s'en remit entièrement à Dieu, et ne voulut ni se défendre ni dévoiler la vérité sur ce qui c'était passé ; il souffrit en silence ses liens et sa contrainte, et se consolait en songeant que Dieu l'emporterait sur ceux qui l'avaient enchaîné, lui qui savait le motif de sa disgrâce et la vérité ; il connut bientôt en effet les marques de la Providence divine. Le geôlier, considérant de quelle diligence et de quelle fidélité il faisait preuve dans les emplois où il l'avait commis, touché aussi de la dignité de ses traits, lui ôte ses chaînes et lui rend son infortune plus tolérable et plus légère ; il lui accorde un traitement plus doux que celui des prisonniers. Ceux qui étaient réunis dans la même prison, à chaque relâche de leurs pénibles travaux, se mettaient à converser, ainsi qu'il arrive entre compagnons d'infortune, et se demandaient réciproquement les motifs de leurs condamnations. L'échanson du roi, d'ailleurs très estimé de lui, et qu'il avait fait mettre aux fers dans un moment de colère, portait les mêmes entraves que Joseph et se lia d'autant plus intimement avec lui ; comme il lui parut d'une intelligence extraordinaire, il lui raconta un songe qu'il avait eu et le pria de lui en indiquer le sens, se plaignant qu'outre le chagrin de sa disgrâce, la divinité l'accablât encore de songes troublants.

[1] Genèse, XL, 1.

Songe de l’échanson du roi.

2. Il dit qu'il avait vu pendant son sommeil trois ceps de vigne, dont chacun soutenait une grappe de raisins ; ces raisins étaient déjà grands et mûrs pour la vendange ; lui-même les pressait dans une coupe que tenait le roi ; et, après avoir fait couler goutte à goutte le moût, il le donnait à boire au roi, qui l'acceptait de bonne grâce. Telle était sa vision et il désirait que Joseph, si quelque perspicacité lui avait été départie, lui indiquât ce que cette vision présageait. Celui-ci l'invite à avoir bon courage et à attendre dans trois jours son élargissement, car le roi avait réclamé son ministère et le rétablirait dans ses fonctions. Il lui expliquait que le fruit de la vigne était un bien que Dieu procurait aux hommes ; car il est offert à Dieu en libation et il sert aux hommes de gage de confiance et d'amitié, il défait les haines et délivre des souffrances et des chagrins ceux qui le portent à leur bouche et les induit au plaisir : « Ce jus, me dis-tu, provenant de trois grappes que tu as exprimées de tes mains, le roi l'a accepté : eh bien ! c'est là pour toi une agréable vision ; elle t'annonce la délivrance de ta présente captivité dans autant de jours que tu vendangeas de ceps pendant ton sommeil. Cependant, quand tu en auras fait l'expérience, souviens-toi de celui qui t'a prédit ton bonheur : une fois en liberté, ne me regarde pas avec indifférence dans la situation où ton départ me laissera, toi qui marcheras vers le bonheur que je t'ai annoncé. C'est sans avoir commis aucune faute que je suis dans ces chaînes, c'est à cause de ma vertu et de ma chasteté que j'ai été condamné à subir le châtiment des criminels ; même l'attrait de mon propre plaisir n'a pu me faire désirer le déshonneur de celui qui m'a traité ainsi ». L'échanson n’avait qu'à se réjouir, comme on peut croire, de cette interprétation du songe et qu'à attendre l'accomplissement de la prédiction.

Songe du panetier.

3.[2] Un autre esclave, le chef des boulangers du roi, avait été incarcéré avec l'échanson ; quand Joseph eut expliqué la vision de ce dernier, plein d'espoir (car il se trouvait avoir eu, lui aussi un songe), il pria Joseph de lui dire également ce que pouvaient signifier ses visions de la nuit passée. Voici ce qu'il avait vu : « Il me semblait, dit-il, que je portais trois corbeilles sur la tête, deux pleines de pains, la troisième de poisson et de mets variés, tels qu’on en apprête pour les rois : des oiseaux descendirent en volant et dévorèrent le tout sans se soucier des efforts que je faisais pour les écarter ». Notre homme s'attendait à ce qu'on lui prédit la même chose qu'à l'échanson : mais Joseph, après avoir concentré ses réflexions sur le songe, lui dit qu'il aurait bien voulu avoir de bonnes choses à lui interpréter et non ce que le songe lui découvrait ; il lui déclare qu'il n'a plus que deux jours à vivre : le nombre des corbeilles l'indiquait. Le troisième jour, il sera mis en croix, et servira de pâture aux oiseaux, sans pouvoir se défendre. Tout s'accomplit, en effet, comme Joseph l'avait prédit à tous les deux : au jour annoncé, le roi, célébrant son anniversaire par des sacrifices, fit crucifier le chef des boulangers ; quant à l'échanson, il le fit sortir des fers et le rétablit dans ses fonctions antérieures.

[2] Genèse, XL, 16.

Songes de Pharaon.

4. Joseph était depuis deux ans dans les tourments de la captivité sans que l'échanson, au souvenir de ses prédictions, lui fût venu en aide, quand Dieu le fit sortir de prison : voici comment il procura sa délivrance. Le roi Pharaôthès eut le même soir deux songes et ensemble l'explication de chacun d'eux[3] ; il oublia l’explication, mais retint les songes. Chagriné de ces visions qui lui paraissent fâcheuses, il convoque, le lendemain, les plus savants des Égyptiens, désireux d'avoir l'explication de ces songes. Mais devant leur embarras, le trouble du roi augmente encore. L'échanson, voyant la perplexité de Pharaôthès, vient à se souvenir de Joseph et de l'intelligence qu'il avait des songes ; il s'avance, il parle de Joseph, raconte la vision qu'il avait eue lui-même en prison, sa libération, prédite par Joseph ; comment le même jour, le chef des boulangers avait été crucifié et comment cet événement aussi s'était produit conformément à l'interprétation divinatrice de Joseph. Il ajoute ce dernier avait été emprisonné comme esclave par Pétéphrès, le chef des bouchers ; cependant, à l'en croire, il appartenait à l’élite de la race des Hébreux et avait pour père un homme illustre. Le roi devait donc le mander, ne pas juger de lui par le malheureux état où il se trouvait actuellement, et il apprendrait ce que signifiaient ses songes. Le roi ordonne qu'on amène Joseph en sa présence ; les messagers reviennent en l'amenant, après lui avoir donné leurs soins, selon les instructions du roi.

[3] Ce détail est étranger à la Bible et de nature midraschique.

5.[4] Celui-ci le prit par la main. « Jeune homme, dit-il, puisque ta vertu et ton extrême intelligence me sont attestées par mon serviteur, les mêmes bons offices que tu lui as rendus, accorde-les à moi aussi en me disant ce que présagent ces songes que j'ai eus pendant mon sommeil ; je désire qu'aucune crainte ne t'empêche de parler, que tu ne me flattes point par des mensonges et par souci de plaire, si la vérité se trouvait pénible à dire. Il m'a semblé que je me promenais le long du fleuve et que j'y voyais des vaches grasses et d'une taille exceptionnelle, au nombre de sept ; elles sortaient du courant pour aller dans le bas-fond ; d'autres, égales en nombre aux premières, venaient du bas-fond à leur rencontre, celles-là extrêmement maigres et d'un aspect horrible ; elles dévorèrent les vaches grasses et grandes sans aucun profit[5], tant la faim les consumait. Après cette vision, je m'éveillai de mon sommeil, tout troublé, me demandant ce que j'avais vu là ; puis je m'endors de nouveau et j'ai un second rêve, bien plus étrange que le premier, et qui m'inspire encore plus de crainte et d'inquiétude. Je voyais sept épis issus d'une seule racine, la tête déjà lourde de grains, s'inclinant par suite de leur poids et de l'approche de la moisson, puis, auprès d'eux, sept autres épis misérables et tout secs, faute de rosée ; ceux-ci se mirent à dévorer et à engloutir les sept beaux épis, ce qui me frappa de terreur ».

[4] Genèse, XLI, 15.

[5] Comme plus haut, ce détail est étranger à la Bible et de nature midraschique.

Joseph les interprète.

6. Joseph répondit en ces termes : « Ce songe, ô roi, quoique vu sous deux formes, annonce un seul et même avenir. Ces vaches, animaux destinés à la charrue, dévorées par des vaches bien plus faibles, ces épis engloutis par de moindres épis prédisent à l'Égypte famine et disette succédant à une durée égale de prospérité ; ainsi la fertilité des premières années sera consumée par la stérilité des années qui suivront en nombre égal. Il sera difficile de remédier à la pénurie des vivres nécessaires. La preuve en est que les vaches maigres ont dévoré les vaches grasses sans avoir pu se rassasier. Cependant, ce n'est pas pour les affliger que Dieu fait voir l'avenir aux hommes ; c'est pour que, une fois avertis, ils emploient leur sagacité à atténuer les épreuves annoncées. Toi-même donc, en mettant en réserve les biens qui viendront dans la première période, tu adouciras pour les Égyptiens le fléau futur ».

Joseph ministre de Pharaon.

7. Le roi admira le discernement et la sagesse de Joseph et, comme il lui demandait quelles mesures préventives il devait prendre pendant l'époque d'abondance en vue des temps qui la suivraient, afin de rendre plus supportable la période de stérilité. Joseph lui suggéra l'idée d'obliger les Égyptiens à ménager leurs biens et à s'abstenir de tout abus ; au lieu de dépenser en voluptueux leur superflu, ils devraient le réserver pour l'époque de disette. Il conseille également de prendre aux cultivateurs leur blé et de le mettre de côté, ne leur distribuant que la quantité nécessaire à leur subsistance. Pharaôthès admira doublement Joseph, pour son explication du songe et pour ses avis : il l'investit de pleins pouvoirs pour exécuter ce qui serait utile au peuple égyptien, ainsi qu'au roi, estimant que celui qui avait trouvé la voie à suivre serait aussi le meilleur chef. Et Joseph, outre ce pouvoir, obtient du roi le droit de se servir de son anneau et de se vêtir de pourpre ; il allait en char par tout le pays, recueillant le blé des laboureurs[6], mesurant à chacun ce qu'il leur fallait pour ensemencer et se nourrir, sans révéler à personne pour quelle raison il agissait ainsi.

[6] Whiston interprète naïvement, en vrai Anglais soucieux des droits individuels : “that is, bought it for Pharaoh at a very low price”. [T. R.].

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