Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE VI
Les frères de Jacob en Égypte à cause de la famine ; rencontre avec Joseph.

Mariage et enfants de Joseph. La famine.

1.[1] Joseph avait accompli sa trentième année ; il jouissait de tous les honneurs par la faveur du roi qui lui donna le nom de Psonthomphanèchos[2], en considération de son intelligence exceptionnelle : car ce mot signifie celui qui trouve les choses cachées. Il contracte de plus un mariage des plus considérables ; il épouse, en effet, la fille de Pétéphrès[3], un des prêtres d'Héliopolis ; elle était encore vierge et s'appelait Asénéthé[4]. Il en eut des fils avant la période de stérilité ; l'aîné, Manassès, c'est-à-dire qui fait oublier[5], parce que, arrivé à la prospérité, il trouvait l'oubli de ses infortunes ; le plus jeune, Éphraïm(ès), mot qui signifie celui qui restitue[6], parce qu'il avait été rétabli dans la liberté de ses ancêtres. Quand l'Égypte, selon l'interprétation des songes donnée par Joseph, eut passé sept ans dans une enviable prospérité, la famine s'abattit la huitième année, et, comme ce malheur frappait des gens qui ne l'avaient pas pressenti, tout le monde, plein d'affliction, afflua vers les portes de la maison du roi. Celui-ci appelait Joseph, qui leur distribuait du blé et fut nommé d'une commune voix le sauveur du peuple ; ces vivres, il ne les offrait pas seulement à ceux du pays, il était permis aussi aux étrangers d'en acheter, car Joseph pensait que tous les hommes, en vertu de leur parenté, devaient trouver appui auprès de ceux qui étaient dans la prospérité.

[1] Genèse, XLI, 45.

[2] Josèphe a lu ici comme la Septante. Avaient-ils sous les yeux un mot hébreu différent de celui que nous trouvons dans la Bible massorétique ? Il n'est pas nécessaire de le supposer, bien que nous lisions dans l'hébreu Çaphnath Phanèah et non Psonthomphanèch. La preuve qu'il n'y a là qu'une différence de simple lecture et non de texte, c'est que l'explication que donne Josèphe de ce surnom, à savoir : « celui qui trouve les choses cachées », concorde avec l'étymologie implicite du mot hébreu Çaphnath (Çâphoun, caché) qui n'est lui-même peut-être qu'une transcription approximative d'un mot égyptien.

[3] En hébreu : Pôtiphéra’.

[4] En hébreu : Acenath.

[5] En grec ἐπίληθος. Même expression que dans la Septante (Gen., XLI, 51) : ὅτι ἐπιλαθέσθαι με.

[6] En grec ἀποδίδους. Cette traduction que donne Josèphe du nom d'Ephraïm s'écarte singulièrement de l'étymologie donnée par la Bible elle-même et à peu près suivie par les LXX. Josèphe se réfère, non pas au verbe hébreu “multiplier”, mais certainement à celui qui signifie “payer”. Cette acception du mot hébreu “payer” est d'ailleurs post-biblique. Mais ce procédé d'étymologies arbitraires est courant chez les agadistes, au milieu desquels Josèphe a vécu dans sa jeunesse.

Les fils de Jacob en Égypte.

2.[7] Or, Jacob, lui aussi, envoie tous ses fils en Égypte pour acheter du blé (car la Chananée était dans une désolation profonde, le fléau s'étendant sur tout le continent) à la nouvelle que le marché était ouvert même aux étrangers ; il ne retient que Benjamin, qui lui était né de Rachel et avait ainsi la même mère que Joseph. Les fils de Jacob, arrivés en Égypte, vont trouver Joseph et demandent à acheter des vivres ; car rien ne se faisait sans son avis, au point que, pour faire sa cour au roi avec profit, il fallait avoir soin de rendre ses hommages également à Joseph. Celui-ci reconnaît ses frères, qui ne se doutaient de rien quant à lui ; car c'était dans l'adolescence qu'il avait été séparé d'eux, et à l'âge où il était arrivé, ses traits s'étaient transformés et le leur rendaient méconnaissable[8] ; puis la hauteur de son rang empêchait qu'il pût seulement leur venir en la pensée. Il voulut éprouver d'une façon générale leurs sentiments. De blé, il ne leur en fournit pas et il prétendit que c'était pour espionner les affaires du roi qu'ils étaient venus, qu'ils arrivaient de différents pays et que leur parenté n'était qu'une feinte ; car il était impossible qu'un simple particulier eût pu élever tant d'enfants d'une si remarquable beauté, alors qu'il était difficile aux rois mêmes d'en élever autant. C'était pour avoir des nouvelles de son père et savoir ce qui lui était advenu après son propre départ qu'il agissait ainsi ; il désirait aussi se renseigner au sujet de Benjamin, son frère, car il craignait que, renouvelant sur lui la tentative dont il avait été lui-même victime, ils ne l'eussent fait disparaître de la famille.

[7] Genèse, XLI, 1.

[8] Cf. Baba Meçia, 39 b ; Ketoubot, 27 b ; Yebamot, 88 a ; Gen. R., XCIX, où Rab Hisda (Amora babylonien mort en 309) explique que Josèphe reconnut ses frères, parce qu'ils étaient déjà barbus quand il les quitta, tandis que lui était imberbe à cette époque.

Discours de Ruben.

3.[9] Quant à eux, ils étaient dans l'émoi et la crainte ; ils croyaient le plus grand danger suspendu sur leurs têtes, et ne songeaient en aucune façon à leur frère ; ils se disposèrent à se justifier de ses accusations. Roubel prit la parole, en qualité d'aîné : « Nous, dit-il, ce n'est point pour nuire que nous sommes venus ici, ni pour faire tort aux intérêts du roi ; nous cherchons à nous sauver et à échapper aux maux qui sévissent dans notre patrie, comptant sur votre générosité, qui, nous l'avons appris, met à la disposition, non seulement de vos concitoyens, mais même des étrangers, les provisions de blé ; car vous avez résolu de fournir à tous ceux qui le demandent de quoi subsister. Que nous soyons frères et qu'un même sang coule en nous, cela est manifeste, rien qu'à voir nos physionomies qui diffèrent si peu ; notre père est Jacob, un Hébreu ; nous, ses douze fils, nous lui sommes nés de quatre femmes. Tant que nous vivions tous, nous étions heureux. Mais depuis la mort d'un de nos frères, Joseph, le sort a mal tourné pour nous. Notre père a fait paraître une grande affliction à son sujet ; et pour nous, cette mort malheureuse et la douleur du vieillard nous font cruellement souffrir. Nous venons maintenant nous procurer du blé ; les soins à donner à notre père et la surveillance de la maison, nous les avons confiés à Benjamin, le plus jeune de nos frères. Tu n'as qu'à envoyer quelqu'un chez nous, pour savoir si j'ai dit le moindre mensonge ».

[9] Genèse, XLII, 10.

Joseph renvoie ses frères.

4.[10] C'est ainsi que Roubel essayait d'inspirer à Joseph une opinion favorable sur leur compte ; mais celui-ci, apprenant que Jacob vivait et que son frère n'avait pas péri, les fit pour le moment jeter en prison afin de les interroger à loisir ; le troisième jour, il les fait approcher : « Puisque, dit-il, vous affirmez avec énergie que vous êtes venus sans dessein de nuire aux intérêts du loi, que vous êtes frères et que vous avez pour père celui que vous dites, le moyen de me convaincre, c'est d'abord de me laisser comme otage l'un de vous, qui n'aura aucune violence à subir, et, une fois que vous aurez rapporté le blé chez votre père, de revenir chez moi en amenant avec vous le frère que vous déclarez avoir laissé là-bas : voilà qui m'assurera de la vérité ». Ceux-ci, devant ce surcroît d'infortune, se lamentaient et ne cessaient de se rappeler les uns aux autres, en gémissant, la malheureuse histoire de Joseph : Dieu les châtiait de leur attentat contre lui et leur attirait ces malheurs. Mais Roubel blâmait énergiquement ces vains regrets, qui ne pouvaient être d'aucune utilité pour Joseph ; il estimait résolument qu'il fallait supporter toutes les souffrances, car c'était une punition que Dieu leur infligeait. Voilà ce qu'ils se disaient les uns aux autres, sans se douter que Joseph entendait leur langage. La honte les envahit tous aux discours de Roubel, ainsi que le repentir de leur action, comme s'ils n'eussent pas eux-mêmes pris la décision pour laquelle ils jugeaient qu'ils étaient justement châtiés par Dieu[11]. Les voyant dans ce désarroi, Joseph saisi d'émotion, fond en larmes et, pour ne pas se faire connaître à ses frères, se retire, laisse passer quelque temps, puis revient près d'eux. Il retient Syméon comme gage de retour de ses frères et, leur ordonne de se munir, en partant, de leurs provisions de blé, après avoir commandé à l'intendant de mettre secrètement dans leurs sacs l'argent qu'ils avaient emporté pour faire acquisition du blé et de les libérer nantis de cet argent. Celui-ci exécuta ce qu'on lui avait prescrit.

[10] Genèse, XLII, 17.

[11] Nous conservons, avec Naber, la leçon de la majorité des mss. (ὥσπερ οὐκ αὐτῶν), mais nous avouons ne pas bien comprendre la pointe.

Nouveau voyage des fils de Jacob.

5.[12] Les fils de Jacob, de retour en Chananée, annoncent à leur père ce qui leur est advenu en Égypte, comment on les a pris pour des gens qui venaient espionner le roi ; ils avaient eu beau dire qu'ils étaient frères et qu'ils avaient laissé le onzième à la maison, on ne les avait pas crus ; ils avaient dû laisser Syméon chez le gouverneur jusqu’à ce que Benjamin arrivât pour attester la véracité de leurs dires ; et ils étaient d'avis que leur père, sans s'effrayer de rien, envoyât le jeune homme avec eux. Jacob n'approuva nullement la conduite de ses fils, et, comme la détention de Syméon lui était pénible, il trouvait insensé de lui adjoindre encore Benjamin. Roubel a beau supplier et offrir en échange ses propres fils, afin que, s'il arrivait malheur à Benjamin pendant le voyage, le vieillard les mit à mort : il ne se rend pas à leurs raisons. Dans cette cruelle perplexité, ils furent encore bouleversés davantage par la découverte de l'argent caché au fond des sacs de blé. Mais ce blé qu'ils avaient apporté vint à manquer, et la famine les pressant davantage, sous l'empire de la nécessité, Jacob se décida à envoyer Benjamin avec ses frères ; car il ne leur était pas possible de revenir en Égypte, s'ils partaient sans avoir exécuté leurs promesses ; et comme le fléau allait empirant[13] tous les jours et que ses fils le suppliaient, il ne lui restait plus d'autre parti à prendre dans la circonstance. Joudas, d'un caractère habituellement hardi, prit la liberté de lui dire qu'il ne devait nullement s'inquiéter au sujet de leur frère, ni considérer avec défiance des choses sans gravité ; on ne pourrait rien faire à son frère sans l’intervention divine ; et ce qui lui arriverait pourrait tout aussi bien lui arriver s’il demeurait auprès de son père. Il ne fallait donc pas qu'il les condamnât ainsi à une perte certaine, ni qu'il les privât des vivres que Pharaôthès pouvait leur fournir, par une crainte déraisonnable à l'égard de son fils. Au surplus, il y avait à considérer le salut de Syméon ; hésiter à laisser partir Benjamin, c'était peut-être la perte de celui-là ; pour Benjamin, il devait s'en remettre à Dieu et à lui-même : ou bien il le ramènerait vivant, ou il perdrait la vie en même temps que lui. Jacob, se laissant convaincre, lui confie Benjamin et lui donne le double du prix du blé, avec les produits du pays chananéen, baume végétal, myrrhe, térébinthe et miel, pour les offrir à Joseph en présents. Il y eut beaucoup de larmes versées par le père et par les fils, lors de leur départ ; celui-là, en effet, se demandait si ses fils lui reviendraient vivants de ce voyage, et eux, s'ils trouveraient leur père en bonne santé, sans que le chagrin qu'ils lui causaient l'eût abattu. Toute la journée se passa pour eux dans la tristesse ; le vieillard, accablé, demeura chez lui, et ses fils s'en allèrent en Égypte, consolant leurs souffrances présentes par l'espoir d'un meilleur avenir.

[12] Genèse, XLII, 29.

[13] Genèse, XLIII, 1.

Accueil de Joseph.

6. Arrivés en Égypte, ils sont conduits auprès de Joseph ; ils étaient gravement tourmentés par la crainte qu'on ne les accusât à propos de l'argent du blé, en leur attribuant une fraude, et ils s'en défendaient de toutes leurs forces auprès de l'intendant de Joseph : c'était chez eux, assuraient-ils, qu'ils avaient trouvé l'argent dans les sacs, et ils venaient maintenant le rapporter. Mais comme celui-ci leur déclare qu'il ne sait même pas ce qu'ils veulent dire, ils sont délivrés de leur crainte. De plus, il relâche Syméon et veille à ce qu'il rejoigne ses frères. Cependant Joseph revenait de son service chez le roi ; ils lui offrent les présents et, comme il s'informait de leur père, ils lui dirent qu'il l'avaient laissé en bonne santé. Sachant ainsi qu'il vivait encore, il demande également, car il avait aperçu Benjamin, si c'était là leur plus jeune frère ; sur leur réponse affirmative, il s'écrie que Dieu veille sur toutes choses ; mais comme, dans son émotion, il allait pleurer, il se retire pour ne pas se trahir à ses frères ; puis il les convie à souper et on place leurs lits à table dans le même rang qu'ils occupaient chez leur père. Joseph les traite tous cordialement, en favorisant Benjamin d'une part double[14] de celle de ses voisins.

[14] L'Écriture dit quintuple (v. 34)

La coupe de Benjamin.

7.[15] Après le repas, quand ils furent allés dormir, il commanda à l'intendant de leur donner leurs mesures de blé, de cacher derechef dans leurs sacs l'argent destiné au paiement et de jeter, en outre, dans la charge de Benjamin la coupe d'argent où il avait coutume de boire ; il en usait ainsi pour éprouver[16] ses frères et savoir s'ils assisteraient Benjamin accusé de vol et en danger apparent, ou s'ils l'abandonneraient, satisfaits de leur propre innocence, pour s'en retourner chez leur père. L'intendant se conforme à ces instructions et, le lendemain, sans se douter de rien, les fils de Jacob s'en vont avec Syméon, doublement joyeux et d'avoir recouvré ce dernier et de pouvoir ramener Benjamin à leur père ainsi qu'ils s’y étaient engagés. Mais voici que des cavaliers les enveloppent, amenant avec eux le serviteur qui avait déposé la coupe dans le sac de Benjamin. Troublés de cette attaque inopinée des cavaliers, ils leur demandent pour quelle raison ils assaillent des hommes qui, peu de temps auparavant, avaient été honorés et traités en hôtes par le maître ; ceux-ci répondent en les traitant de misérables, qui, précisément, au lieu de conserver le souvenir de cette hospitalité bienveillante de Joseph, n'avaient pas hésité à se mal conduire à son égard : cette coupe dont il s'était servi pour porter leurs santés[17], ils l'avaient dérobée, et l'attrait de ce profit coupable l'emportait sur l'affection qu'ils devaient à Joseph et la crainte du danger qu'ils couraient si on les prenait sur le fait ; là-dessus, ils les menacent d'un châtiment prochain, car, en dépit de leur fuite après le vol, ils n'avaient pas échappé à Dieu, s'ils avaient pu tromper la surveillance de l'esclave de service. « Et vous demandez, disent-ils, le motif de notre présence ici, comme si vous l'ignoriez : eh bien ! vous en serez instruits bientôt par votre châtiment même ». C'est en termes analogues et d'autres encore plus violents que l'esclave les invectivait. Ceux-ci, ignorant ce qui se tramait contre eux, se moquaient de ces discours et s'étonnaient de la légèreté de langage avec laquelle cet homme osait porter une accusation contre des gens qui, loin de garder l'argent du blé retrouvé au fond des sacs, l'avaient rapporté, bien que personne n’en eût rien su : tant s'en fallait qu'ils eussent conçu de coupables desseins ! Cependant, croyant qu'une enquête les justifierait mieux que leurs dénégations, ils demandèrent qu'on s'y livrât et, au cas où il se trouverait un receleur, qu'on châtiât tout le monde ; n'avant rien à se reprocher, ils pensaient qu'à parler librement ils ne couraient aucun danger. Les Égyptiens acceptèrent de faire ces recherches ; mais, disaient-ils, la punition ne frappera que celui qui sera reconnu l'auteur du larcin. Ils se mettent donc à fouiller et quand ils ont passé en revue tout le monde, ils arrivent en dernier lieu à Benjamin ; ils savaient fort bien que c'était dans son sac qu'ils avaient enfoui la coupe, mais ils voulaient que leur perquisition parût se faire rigoureusement.

[15] Genèse, XLIV, 1.

[16] Cette explication est analogue à celle que donne Philon, De Josepho, M., II, § 39, p. 74 : πάντα δ' ἦσαν ἀπόπεισαι... πῶς ἔχουσι τοῦ τῆς χώρας ἐπιτρόπυ σκοποῦντας, εὐνοίας πρὸς ὁμομήτιον ἀδελφόν « Tout cela, c'étaient des épreuves pour voir quels sentiments les animaient, en présence du gouverneur du pays, à l'égard de son frère de même mère ».

[17] Dans l'Écriture, la coupe de Joseph lui sert à des pratiques de magie (XLIV, 5).

Tous les frères donc, délivrés de tout souci personnel, n'avaient encore quelque inquiétude qu'à l'égard de Benjamin, mais ils se rassurèrent en songeant que celui-là non plus ne se trouverait pas en faute ; et même ils gourmandaient leurs persécuteurs pour l'obstacle qu'ils mettaient à un voyage qu'ils auraient pu pousser plus loin. Mais quand on eut cherché dans le sac de Benjamin et pris la coupe, ils se mirent aussitôt à gémir et à se lamenter et, déchirant leurs vêtements, déploraient le sort de leur frère, qui allait être châtié de son vol, et la déception qu'ils infligeraient à leur père touchant le salut de Benjamin. Ce qui aggravait encore leur désastre, c'était de se voir atteints au moment où ils croyaient déjà avoir échappé aux plus terribles aventures ; les malheurs arrivés à leur frère et le chagrin que leur père allait en éprouver, ils s'en disaient responsables, ayant contraint leur père, malgré sa répugnance, à l'envoyer avec eux.

Discours de Juda.

8. Les cavaliers, s'étant saisis de Benjamin, l'amènent à Joseph, suivis de ses frères ; ce dernier, voyant Benjamin gardé à vue et les autres dans une tenue de deuil : « Quelle idée, dit-il, ô les plus méchants des hommes, vous êtes-vous donc faite de ma générosité ou de la providence divine pour avoir osé agir ainsi envers votre bienfaiteur et votre hôte ? » Ceux-ci s'offrent eux-mêmes au châtiment pour sauver Benjamin ; ils se reprennent à songer à leur attentat contre Joseph et ils s'écrient qu'il est plus heureux qu'eux tous ; s'il a péri, il est affranchi des misères de la vie, s'il vit encore, Dieu le venge de ses bourreaux ; ils ajoutent qu'ils font le malheur de leur père ; après ce qu'il avait souffert jusque-là pour Joseph, ils lui donnaient encore Benjamin à pleurer, et Roubel alors se répandait en reproches contre eux. Mais Joseph les relâche, disant qu'ils n'ont point fait de mal, et qu'il se contente du seul châtiment de l'enfant ; car il ne serait pas plus raisonnable, disait-il, de le relâcher, lui, parce que les autres sont innocents, que de faire partager à ceux-ci la peine de celui qui a commis le larcin ; ils pouvaient s'en aller, il leur promettait sauvegarde. Là-dessus, tous sont saisis d'épouvante et l'émotion leur ôte la parole, mais Joudas, celui qui avait déterminé leur père à envoyer le jeune homme, et qui en toute occurrence faisait preuve d'énergie, résolut, pour sauver son frère, d'affronter le danger[18] : « Sans doute, seigneur gouverneur, dit-il, nous sommes coupables envers toi d'une excessive témérité qui mérite un châtiment et il est juste que nous le subissions tous, encore que la faute n'ait été commise par nul autre que par le plus jeune d’entre nous. Cependant, quoique nous désespérions de le voir sauvé, un espoir nous reste dans ta bonté et nous promet que nous échapperons au danger. Et maintenant, sans te soucier de nous, sans considérer notre méfait, prends conseil de la vertu et non de la colère, qui s'empare des faibles par sa violence et les dirige non seulement dans les affaires importantes, mais même dans les circonstances les plus communes ; fais preuve contre elle de grandeur d'âme et ne te laisse pas dominer par elle jusqu'à mettre à mort ceux qui cessent désormais de lutter eux-mêmes pour conquérir leur propre salut, mais qui aspirent à le tenir de toi. Aussi bien, ce n'est pas la première fois que tu nous l'auras procuré ; déjà, quand nous sommes venus en hâte acheter du blé et nous approvisionner de vivres, tu nous a fait la faveur de nous permettre d'en emporter aussi pour ceux de notre maison, de quoi les sauver du danger de mourir de faim. Or, c'est tout un de prendre pitié de gens qui vont périr faute du nécessaire, ou de s'abstenir de punir des hommes qui ont eu l'air de pécher et qu'on a enviés pour l'éclatante générosité que tu leur as fait paraître ; c'est la même faveur, accordée toutefois d'une façon différente : tu sauveras ceux que tu as nourris à cet effet, et ces existences que tu n'as pas laissé anéantir par la faim, tu les préserveras par tes bienfaits ; car il serait admirable et grand tout ensemble, après nous avoir sauvé la vie, de nous donner encore dans notre détresse de quoi la conserver. Et je crois bien que Dieu voulait ménager une occasion de faire briller celui qui l'emporte en vertu, en amenant ainsi sur nous tous ces malheurs ; il voulait qu'on te vît pardonner tes injures personnelles à ceux qui t'ont offensé et que ta bonté ne parût pas s'exercer uniquement sur ceux qui, pour une autre raison, ont besoin d'être secourus ; car s'il est beau d'avoir fait du bien à ceux qui étaient dans le besoin, il est plus généreux de gracier ceux qui ont été condamnés pour avoir failli envers toi ; car, si le pardon accordé à des fautes légères, commises par négligence, mérite des éloges, demeurer sans colère devant des actes tels qu'ils mettent la vie du coupable à la merci de la vengeance de la victime, c'est se rapprocher de la nature de Dieu. Quant à moi, si notre père ne nous avait fait voir, à la façon dont il pleure Joseph, combien la perte de ses enfants le fait souffrir, je n'aurais pas plaidé, pour ce qui nous concerne, en faveur de notre acquittement ; si je n'avais voulu donner satisfaction à ton penchant naturel qui se complaît à laisser la vie sauve même à ceux qui n'auraient personne pour pleurer leur perte, nous nous serions montrés dociles à toutes tes exigences. En réalité, sans pleurer sur nous-mêmes, encore que nous soyons jeunes et que nous n'ayons pas encore joui de la vie, c'est par considération pour notre père et par pitié pour sa vieillesse que nous te présentons cette requête et que nous te demandons la vie que notre méfait a mise en ton pouvoir. Notre père n'est pas un méchant homme, et il n'a pas engendré des enfants destinés à le devenir ; c'est un homme de bien et qui ne mérite pas de pareilles épreuves ; en ce moment, le souci de notre absence le dévore ; s'il apprend la nouvelle et le motif de notre perte, il n'y résistera pas ; cela ne fera que précipiter sa fin, et l'ignominie de notre disparition attristera son départ de ce monde ; avant que notre histoire se répande ailleurs, il aura hâte de s'être rendu insensible. Entre dans ces sentiments et quelque irritation que nos torts te causent aujourd'hui, fais grâce à notre frère de la juste répression que ces torts méritent et que ta pitié pour lui soit plus efficace que la pensée de notre crime ; révère la vieillesse d'un homme qui devra vivre et mourir dans la solitude en nous perdant ; fais cette grâce en faveur du nom de père : car dans ce nom tu honoreras aussi celui qui t'a donné le jour et tu t'honoreras toi-même, toi qui jouis déjà de ce même titre ; en cette qualité, tu seras préservé de tout mal par Dieu, le père de toutes choses, et ce sera un témoignage de piété envers lui, relativement à cette communauté de nom, que de prendre pitié de notre père et des souffrances que lui causera la perte de ses enfants. Ainsi, ce que Dieu nous a donné, si tu as le pouvoir de nous le prendre, il t'appartient aussi de nous le conserver et d'avoir la même charité que Dieu lui-même : ayant ces deux manières d'exercer ta puissance, il te sied de la manifester dans des bienfaits et, au lieu de faire mourir, d'oublier les droits que cette puissance te confère comme s'ils n'existaient pas et de ne plus le concevoir que comme le pouvoir de gracier et de croire que plus on aura sauvé de gens, plus on se sera ajouté d'illustration à soi-même. Pour toi, ce sera nous sauver tous que de pardonner à notre frère cette malheureuse aventure ; nous ne pouvons plus vivre, s'il est puni ; car il ne nous est pas permis de retourner seuls sains et saufs chez notre père ; il faut que nous restions ici pour partager son supplice. Et nous te supplions, seigneur gouverneur, si tu condamnes notre frère à mort, de nous comprendre nous aussi dans son châtiment, comme si nous étions complices de son crime ; car nous ne nous résoudrons point à nous donner la mort de chagrin de l'avoir perdu, c'est en criminels comme lui que nous voulons mourir. Que le coupable soit un jeune homme qui n'a pas encore un jugement très assuré, et qu'il soit humain dans ces conditions d'accorder l'indulgence, je t'épargne ces arguments et je n'en dirai pas davantage[19] ; de la sorte, si tu nous condamnes, ce seront mes omissions qui paraîtront nous avoir attiré cet excès de sévérité, et si tu nous relâches, cet acquittement sera attribué à ta bonté éclairée ; car non seulement tu nous auras sauvés, mais tu nous auras procuré le meilleur moyen de nous justifier et tu auras plus fait que nous-mêmes pour notre propre salut. Mais si tu veux le faire mourir, punis-moi à sa place et renvoie-le à son père, ou s'il te plaît de le retenir comme esclave je suis plus propre à me mettre à ton service ; je suis donc mieux fait, comme tu vois, pour l'une et l'autre peine ». Alors Joudas, prêt à tout supporter pour le salut de son frère, se jette aux pieds de Joseph et fait tous ses efforts pour amollir sa colère et l'apaiser ; tous ses frères se prosternent et s'offrent à mourir pour sauver la vie de Benjamin.

[18] Genèse, XLIV, 16.

[19] Cela est bien heureux pour le lecteur de ce verbiage [T. R.]

La reconnaissance.

9.[20] Joseph, vaincu par l'émotion et incapable de porter plus longtemps le masque de la colère, fait sortir d'abord ceux qui étaient là afin de se déclarer à ses frères seuls. Les étrangers partis, ils se fait connaître à ses frères et leur dit : « Je vous loue de votre vertu et de la sollicitude dont vous entourez notre frère et je vous trouve meilleurs que je ne m'attendais d'après le complot que vous avez formé contre moi ; tout ce que j'ai fait là, c'était pour éprouver votre amitié fraternelle ; ce n'est donc pas à votre instinct que j'impute le mal que vous m'avez fait, c'est à la volonté de Dieu, qui nous fait maintenant goûter le bonheur, ainsi qu'il le fera à l'avenir s'il nous reste favorable. A la nouvelle inespérée que mon père vit encore, et en vous voyant ainsi disposés pour notre frère, je ne me souviens plus des fautes dont je vous ai sus coupables envers moi, je renonce aux sentiments de haine qu'elles m'inspiraient et je crois devoir vous rendre grâce, à vous qui avez servi à la réalisation présente des plans divins. Et vous aussi, je veux vous voir oublier tout cela et vous réjouir, puisque l'imprudence de jadis a eu un tel résultat, plutôt que de vous affliger dans la confusion de vos fautes. N'avez pas l'air de vous chagriner d'une méchante sentence portée contre moi et du remords qui vous en est venu, puisque vos desseins n'ont pas abouti. Réjouissez-vous donc de ce que Dieu a fait arriver : allez en informer notre père, de peur qu'il ne soit consumé d'inquiétudes à votre sujet et que je ne sois privé du meilleur de ma félicité s'il mourait avant qu'il pût venir en ma présence et prendre sa part de notre bonheur actuel. Vous l'emmènerez, lui et vos femmes et vos enfants et tous vos parents pour émigrer ici ; car il ne faut pas qu'ils restent étrangers à notre prospérité, ceux qui me sont si chers, surtout puisque la famine a encore cinq années à durer ». Ce disant, Joseph embrasse ses frères. Ceux-ci fondaient en larmes et déploraient la conduite qu'ils avaient eue à son égard : c'était presque comme un châtiment pour eux que la générosité de leur frère. Ils célèbrent alors des festins. Le roi apprit que les frères de Joseph étaient venus chez lui et il s'en réjouit fort comme d'un bonheur de famille ; il leur offrit des voitures remplies de blé, de l'or et de l'argent pour l'apporter à leur père. Ils reçurent plus de présents encore de Joseph, les uns destinés à leur père, les autres à chacun d'eux en particulier, et Benjamin fut le plus favorisé ; puis ils s'en retournèrent.

[20] Genèse, XLV, 1.

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