Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE III

CHAPITRE VIII
Aaron grand-prêtre ; apparition de la nuée au-dessus du tabernacle.

Aaron est nommé grand-prêtre.

1.[1] Lorsque le tabernacle dont il vient d'être parlé fut achevé, avant que les offrandes fussent consacrées, Dieu, apparaissant à Moïse, lui prescrivit de conférer le sacerdoce à son frère Aaron, l'homme que ses vertus rendaient le plus digne de tous d'obtenir cette charge. Alors, réunissant le peuple en assemblée, il leur expose ses mérites et sa bonté ainsi que les dangers qu'il avait courus dans leur intérêt. Et comme eux témoignaient que tout cela était vrai et faisaient paraître leur vive sympathie pour lui : « Israélites, leur dit-il, voici que l’œuvre s'achève, telle qu'elle a plu à Dieu lui-même, et telle que nous avons pu l'accomplir. Mais comme il faut recevoir Dieu dans le tabernacle, quelqu'un nous est nécessaire au préalable pour faire fonctions de prêtre, pour s'acquitter des sacrifices et des prières en notre faveur. Et pour moi, si le soin d'en décider me revenait, je croirais mériter moi-même cette charge[2], d'abord parce que chacun à naturellement de l'amour-propre, ensuite parce que j'ai conscience de m'être donné beaucoup de mal pour votre salut. Mais enfin, Dieu lui-même a jugé qu'Aaron méritait cette dignité et c'est lui qu'il a choisi pour prêtre, sachant qu'il est le plus juste d'entre nous. Ainsi c'est lui qui revêtira la robe consacrée à Dieu, qui aura à s'occuper des autels et à veiller aux sacrifices, qui adressera des prières en votre faveur à Dieu qui les agréera, parce qu'il a souci de votre race et que, venant d'un homme qu'il a élu lui-même, il ne peut que les exaucer. »
Les Hébreux furent satisfaits de ces paroles et acquiescèrent au choix divin. Car Aaron, à cause de sa famille, du don prophétique et des vertus de son frère, était le plus qualifié de tous pour cette dignité. Il avait quatre fils[3] en ce temps-là : Nabad(os), Abious[4], Eléazar(os), Itamar(os).

[1] Lévitique, VIII, 1.

[2] Dans le Midrash également, Moïse passe pour avoir désiré lui-même la charge du grand-prêtre (Lévit. Rabba, XI ; Tanhouma sur Lev., IX, 1). On y représente aussi Dieu invitant Moïse à consacrer Aaron devant les anciens et le peuple pour que sa nomination ait un caractère public.

[3] Exode, VI, 23.

[4] En hébreu : Nadab, Abihou.

Tentures protectrices du tabernacle ; contribution du demi-sicle.

2.[5] Tout l'excédent[6] des matériaux affectés à la préparation du tabernacle, il ordonna de l'utiliser à faire des tentures protectrices pour le tabernacle lui-même, pour le candélabre, l'autel des parfums et les autres ustensiles, afin qu'en voyage ils ne subissent aucun dommage soit du fait de la pluie, soit par la poussière qu'on remuerait. Et après avoir réuni à nouveau le peuple, il leur imposa une contribution[7] qui se monterait à un demi-sicle par tête : le sicle, monnaie des Hébreux, équivaut à quatre drachmes attiques[8]. Ceux-ci obéirent avec empressement aux ordres de Moïse, et le nombre des contribuables fut de 605.550[9]. Apportaient l'argent tous les hommes libres âgés de vingt ans et au-delà jusqu'à cinquante, et tout ce qu'on réunit était dépensé pour les besoins du tabernacle.

[5] Exode, XXXI, 10 ; XXXV, 19 ; XXXIX, 1.

[6] Il se pourrait qu'en employant l'expression « le superflu, l'excédent », Josèphe ait entendu traduire l'hébreu dans l'expression difficile bigdè serad et ait vu dans ce mot la même racine qui a formé « superstes », (Nombres, XXI, 35 ; Josué, X, 20, etc.). Cette exégèse, d’ailleurs peu plausible, se retrouve dans le recueil Bikkouré Haittim, année 1825, p. 59.

[7] Exode, XXX, 11.

[8] Ce n'est pas exact. La drachme attique pèse 4,37g, le sicle hébraïque ou tyrien 14 grammes. C'est, en réalité, un tétra drachme phénicien [T. R.]

[9] Chiffre erroné, la Bible et les LXX ont 603.550 (Exode, XXXVIII, 26).

Les parfums de purification.

3.[10] Il purifia le tabernacle et les prêtres, et voici comment il procéda à leur purification. Il fit broyer et pétrir 500 sicles de myrrhe choisie, autant d'iris et la moitié de ce poids de cinname et de calame[11] (c'est aussi une espèce de parfum), et, après les avoir mélangés et amollis par la cuisson avec un héïn d'huile d'olives, mesure de notre pays qui contient deux conges attiques, fit préparer selon l'art des parfums un onguent d'une suave odeur. Puis, l'ayant pris, il en oignit les prêtres en personne et tout le tabernacle et les mit en état de pureté ; et les parfums — il y en avait beaucoup et de toutes sortes — on les porta dans le tabernacle sur l'encensoir d'or, car ils avaient une grande valeur. Je me dispense d'exposer quelle était la nature de ces parfums, de crainte de fatiguer mes lecteurs. Deux fois par jour, avant le lever du soleil et à l'heure du coucher, on devait faire des fumigations et garder de l'huile purifiée pour les lampes, en faire luire trois sur le candélabre sacré devant Dieu durant tout le jour et n'allumer les autres que vers le soir[12].

[10] Exode, XXX, 22.

[11] Josèphe donne les mêmes noms de parfums qu'on trouve dans les LXX (Exode, XXX, 22-24).

[12] Les versets du Pentateuque où il est question de l'éclairage du candélabre ont donné lieu à des interprétations diverses de la part du Talmud et des commentateurs. Ces versets sont : Exode, XXV, 37 ; XXVII, 20 ; XXX, 8 ; Lévitique, XXIV, 14 ; I Samuel, III, 3 ; II Chroniques, XIII, 11. Ils sont discutés dans Menahot, 98 b. L'opinion de Josèphe est conforme à celle du Sifré (p. 16 a).

Consécration du tabernacle.

4.[13] Tout dès lors étant achevé, les artisans qui parurent les plus excellents furent Béséléèl et Eliab. Car aux inventions déjà connues ils s'ingénièrent à en ajouter encore de meilleures et ils se montrèrent très capables d'imaginer ce qu'on ne savait pas fabriquer précédemment. Mais des deux, c'est Béséléèl qui fut estimé le plus habile. On ne mit en tout à l'ouvrage que sept mois[14]] ; ce temps écoulé, la première année depuis leur départ d'Égypte se trouva achevée. Ce fut au début de la deuxième année[15], au mois de Xanthicos d'après les Macédoniens et de Nisan chez les Hébreux, et à la néoménie, que l'on consacra le tabernacle et tous ses ustensiles que j'ai décrits.

[13] Exode, XXXVIII, 22.

[14] Dans Tanhouma (sur Exode, XI, fin), R. Samuel bar Nahman (Amora palestinien du IIIe siècle) exprime l'opinion que le tabernacle a été érigé le septième mois après que les travaux avaient commencé. Cette opinion se rapproche de celle de Josèphe.

[15] Exode, XL, 17.

Apparition de la nuée divine.

5. Dieu fit voir qu'il était satisfait de l’œuvre des Hébreux et, loin de rendre leur travail vain en dédaignant d'en faire usage[16], il consentit à pénétrer dans ce sanctuaire et à y habiter. Il y annonça sa présence comme il suit[17]. Tandis que le ciel était serein, au-dessus du tabernacle l'obscurité se fit, une nuée l'entoura qui n'était ni assez profonde ni assez dense pour qu'on se crût en hiver, ni cependant assez légère pour que la vue eût le pouvoir de rien percevoir au travers ; une rosée délicieuse en dégouttait[18] attestant la présence de Dieu pour ceux qui le voulaient et y croyaient.

[16] Nous traduisons d'après le sens général de la phrase, mais le texte est sûrement corrompu [T. R.]

[17] Exode, XL, 34.

[18] La Bible ne parle pas de cette rosée.

Cérémonies de l'inauguration.

6.[19] Moïse, après avoir gratifié de récompenses méritées les artisans qui avaient exécuté ces travaux, sacrifia dans le vestibule du tabernacle, selon les prescriptions de Dieu, un taureau, un bélier, et bouc pour les péchés. D'ailleurs, je me propose de dire, quand j'en serai aux sacrifices, les rites sacrés qui entourent leur accomplissement, j'y indiquerai ceux que la Loi ordonne de brûler en holocaustes et ceux dont elle permet de prélever des parties pour les consommer. Puis, avec le sang des victimes, il aspergea les vêtements d'Aaron et Aaron lui-même avec ses fils, en les purifiant avec de l'eau de source et du parfum liquide afin de les donner à Dieu. Pendant sept jours donc, il s'occupa d'eux et de leurs costumes ainsi que du tabernacle et de ses ustensiles, en faisant d'abord des fumigations d'huile comme je l'ai déjà dit, avec le sang des taureaux et des béliers dont on immolait chaque jour un de chaque espèce ; le huitième jour, il annonça une fête pour le peuple et prescrivit qu'on offrit des sacrifices, chacun selon ses moyens. Les Hébreux, luttant de zèle et jaloux de se surpasser mutuellement par le nombre de leurs sacrifices respectifs, obéirent à ces instructions. Et quand les victimes furent déposées sur l'autel, un feu soudain en sortit[20], brûlant spontanément, et, pareil par sa flamme à la lueur d'un éclair, il consuma tout ce qui se trouvait sur l'autel.

[19] Lévitique, VIII, 14.

[20] Lévitique, IX, 24.

Mort des deux fils aînés d'Aaron.

7.[21] Mais ce fut cause aussi d'un malheur pour Aaron, pour l'homme et pour le père, malheur d'ailleurs vaillamment supporté par lui, car il avait l'âme affermie contre les accidents et il pensait que c'était par la volonté de Dieu que ce désastre lui arrivait. Deux d'entre ses fils, qui étaient au nombre de quatre, comme j'ai déjà dit, les plus âgés, Nabad et Abious, ayant apporté sur l'autel non les parfums qu'avaient prescrits Moïse, mais ceux dont ils s’étaient servis antérieurement, furent complètement brûlés, le feu s'étant élancé sur eux et s'étant mis à consumer leur poitrine et leur visage, sans que personne pût l'éteindre. C'est ainsi qu'ils moururent. Moïse ordonne à leur père et à leurs frères[22] de soulever leurs corps, de les emporter hors du campement et de les ensevelir en grande pompe. Le peuple les pleura, péniblement affecté par une mort survenue d'une façon si étrange. Moïse estima que seuls les frères et le père devaient s'abstenir de songer au chagrin de cette perte, en se souciant plus de rendre hommage à Dieu que de prendre une attitude désolée à cause de ces morts. Déjà, en effet, Aaron était revêtu des vêtements sacerdotaux.

[21] Lévitique, X, 1.

[22] Dans l'Écriture, c'est Miçaël et Elçaphan, fils d'Ouziel, oncle d'Aaron, qui sont chargés d'emporter hors du camp les corps de Nadab et d'Abihou.

Rôle de Moïse.

8. Moïse, ayant décliné tous les honneurs qu'il voyait le peuple disposé à lui conférer, ne se consacra plus qu'au service de Dieu. Il avait cessé maintenant ses ascensions au Sinaï, mais, pénétrant dans le tabernacle, il y recevait réponse de ce qu'il demandait à Dieu. Il semblait un homme ordinaire par sa mise, et dans tout le reste il se donnait l'air de quelqu'un du commun ; il ne voulait pas que rien pût le distinguer de la foule, si ce n'est le seul souci de leur apparaître comme une providence. Au surplus, il écrivit une constitution et des lois, selon lesquelles ils mèneraient une vie agréable à Dieu, sans avoir rien à se reprocher les uns aux autres. Il organisa tout cela sous l'inspiration de Dieu.
Je vais m'étendre maintenant sur la constitution et les lois.

Les pierres précieuses du grand-prêtre.

9. Toutefois je veux rappeler d'abord un détail que j'avais laissé de côté touchant les vêtements du grand-prêtre. Moïse ne laissait aux coupables manœuvres des imposteurs aucune occasion de s'exercer, au cas où il y aurait eu des gens capables d'abuser de l'autorité divine, car il laissait Dieu absolument maître de présider aux sacrifices, quand il lui plaisait, ou de n'y pas assister. Et ce point, il a voulu qu'il apparût clairement non seulement aux Israélites, mais encore à tous les étrangers qui pourraient se trouver parmi eux. De ces pierres, en effet, que j'ai dit précédemment que le grand-prêtre portait sur ses épaules, — c'étaient des sardoines, et je crois superflu d'en indiquer les propriétés, qui sont parvenues à la connaissance de tout le monde —, il arrivait, lorsque Dieu assistait aux cérémonies sacrées, que celle qui servait d'agrafe sur l'épaule droite se mettait à briller[23], car une lumière en jaillissait, visible aux plus éloignés, et qui auparavant n'appartenait nullement à la pierre. Ce seul fait doit sembler merveilleux à ceux qui ne font pas les sages en décriant les choses divines. Mais voici qui est plus merveilleux encore : c'est qu'au moyen des douze pierres, que le grand-prêtre portait sur la poitrine insérées dans la trame de l'essèn, Dieu annonçait la victoire à ceux qui se disposaient à combattre. En effet, une telle lumière s’en échappait, tant que l'armée ne s'était pas ébranlée, qu'il était constant pour tout le peuple que Dieu était là pour les secourir. De là vient que ceux des Grecs qui vénèrent nos usages parce qu'ils n'ont rien à leur opposer appellent l'essèn logion (oracle). Mais essèn et sardoine ont cessé de briller deux cents ans avant que je composasse cet écrit[24], parce que Dieu s'est irrité de la transgression des lois. Mais nous aurons meilleure occasion d'en parler : pour l'instant je reviens à la suite de mon récit.

[23] Il est fait allusion, ici et dans les paragraphes suivants, aux Ourim et Toumim. Le Talmud (Yoma, 73 b) explique justement le mot Ourim par lumière. Sur le fonctionnement de ces oracles, qui, d'ailleurs, selon le Talmud (Sota, 48 b) et Josèphe lui-même (plus loin) n'existaient plus dès l'époque du second temple, les opinions les plus diverses avaient cours. En tout cas, contrairement à l'opinion de Josèphe, la tradition (cf. aussi Philon, De vita Mos., II, M., p. 154) croit que ces Ourim et Toumim étaient distincts des pierres du pectoral. L'oracle était rendu, d'après une opinion talmudique, au moyen des lettres gravées sur les pierres, lesquelles lettres se réunissaient miraculeusement pour former des mots.

[24] Donc environ depuis la mort de Jean Hyrcan et l'abolition de la théocratie. D'après la tradition, l'oracle des Ourim et Toumim a cessé bien avant, « depuis la mort des premiers prophètes », dit la Mishna de Sota, IX, 14, c'est-à-dire, comme il résulte de la discussion du Talmud (ibid., 48 b), depuis l'époque du second temple, Aggée, Zacharie et Malachie étant seuls considérés comme « derniers prophètes ».

Sacrifices offerts par les douze phylarques ; entretiens de Moïse avec Dieu.

10.[25] Lorsque le tabernacle fut enfin consacré et qu'on eut bien préparé tout ce qui concernait les prêtres, le peuple se persuada que Dieu habitait avec lui dans la tente et se disposa à offrir des sacrifices et à se donner relâche, comme s’il avait écarté désormais toute perspective de malheur, prenant bon courage à l'égard d'un avenir qui s'annonçait favorable ; et dans chaque tribu on offrit des dons tant publics que privés à Dieu. Ainsi les phylarques s'en viennent par deux offrir un char et deux bœufs, — ce qui faisait en tout six chars, lesquels transportaient[26] le tabernacle dans les marches. En outre, chacun apporte pour son compte un gobelet, un plat et une cassolette[27], cette dernière d'une valeur de dix dariques[28] et remplie de parfums. Quant au plat et à la coupe, qui était en argent, les deux réunis pesaient 200 sicles ; mais pour la coupe on n'en avait employé que 70. Ils étaient pleins de farine de froment pétrie dans l'huile, de celle dont on se sert sur l'autel pour les sacrifices. Plus un veau et un bélier, avec un agneau âgé d'un an, destinés à être brûlés entièrement, et, en outre, un chevreau pour demander pardon des péchés. Chacun des chefs offrait encore d'autres sacrifices dits de préservation[29], chaque jour deux bœufs et cinq béliers et autant[30] d'agneaux d'un an et de boucs.
C'est ainsi qu'ils sacrifient pendant douze jours, chacun son jour complet. Quant à Moïse, qui avait cessé de gravir le Sinaï et qui entrait dans le tabernacle[31], il s'y renseignait auprès de Dieu sur ce qu'il fallait faire et sur la rédaction des lois. Ces lois, trop excellentes pour être l’œuvre de la sagesse humaine, ont été observées strictement à toute époque parce qu'on estimait qu'elles étaient un don de Dieu, si bien que, ni en temps de paix, par mollesse, ni en temps de guerre, par contrainte, les Hébreux n'ont transgressé une seule de ces lois. Mais je cesse de parler sur ce sujet, ayant résolu de composer un autre livre sur les lois.

[25] Nombres, VII, 1.

[26] Ce sont les Lévites et non les phylarques qui auront la garde de ces chars et la mission d'emporter les pièces du tabernacle (Nombres, VII, 6, 7, 8).

[27] Les LXX emploient les mêmes termes que Josèphe (Nombres, VII, 13).

[28] Dans la Bible, 10 pièces d'or.

[29] En hébreu : schelamim. Les mêmes sont appelés plus loin « sacrifices d'actions de grâce ».

[30] Nombres, VII, 17.

[31] Nombres, VII, 89.

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