Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE IV

CHAPITRE II
Révolte de Coré et du peuple contre Moïse et son frère à propos du sacerdoce.

Indiscipline des Hébreux.

1. Ainsi qu'il arrive aux grandes armées, surtout après des revers, de montrer de l'indiscipline et de l'indocilité, on vit ce fait se produire aussi chez les Juifs. Ces soixante myriades d'hommes qui, à cause de leur nombre, peut-être même dans la prospérité ne se seraient pas soumis aux meilleurs d'entre eux, à plus forte raison alors, sous l’empire de la misère et du malheur, s'emportaient les uns contre les autres et contre leur chef. C'est ainsi qu'une sédition, dont nous ne savons pas d'exemple ni chez les Grecs ni chez les Barbares, s'émut parmi eux ; elle leur fit courir à tous un danger mortel dont ils furent préservés par Moïse, qui ne leur garda pas rancune d’avoir été tout près de périr lapidé par eux. Dieu lui-même ne laissa pas de leur épargner un désastre terrible et, bien qu'ils eussent outragé leur législateur et les instructions que Dieu leur avait mandées lui-même par Moïse, il les sauva des malheurs que cette sédition leur eût attirés s'il n'y avait veillé. Cette sédition, ainsi que les mesures que prit ensuite Moïse, je la raconterai après avoir préalablement exposé le motif qui la fit naître.

Jalousie de Coré ; ses récriminations contre Moïse et Aaron.

2.[1] Coré[2] (Korés), un des plus éminents d'entre les Hébreux par la naissance et par les richesses[3], homme assez éloquent et fort capable de se faire écouter du peuple[4], voyant Moïse monté au faite des honneurs, conçut contre lui une ardente jalousie, car il était de la même tribu, et même son parent[5]. Il était plein de dépit, parce qu'il croyait avoir plus de droits à jouir de pareils honneurs, comme étant plus riche que Moïse, sans lui être inférieur par la naissance. Et il allait réclamant parmi les Lévites, qui étaient de sa tribu, et principalement parmi ses parents, criant qu’il était honteux de laisser insouciamment Moïse travailler à se préparer une gloire personnelle, l'acquérir par de coupables manœuvres en se réclamant de Dieu, contrevenir aux lois en donnant le sacerdoce à son frère Aaron, sans l'avis général du peuple, mais sur sa propre décision, et, à la manière d'un tyran, distribuant les honneurs à sa guise[6]. « La violence est chose bien moins grave qu’un préjudice causé en cachette, parce qu'alors ce n'est pas seulement contre le gré des gens, c'est sans qu'ils soupçonnent même la perfidie qu'on leur enlève le pouvoir. Quiconque, en effet, a conscience de mériter de recevoir les honneurs, tâche de les obtenir par persuasion, n'osant pas s'en emparer par force ; mais ceux qui n'ont aucun moyen d'arriver par leur mérite aux honneurs, sans doute n'emploient pas la violence, parce qu'ils tiennent à avoir l'air d'honnêtes gens, mais ils s'efforcent de parvenir à la puissance par des artifices pervers. Il est de l'intérêt du peuple de châtier de telles gens, pendant qu'ils croient encore nous échapper, et d'éviter qu'en les laissant arriver au pouvoir, on ne se fasse d'eux des ennemis déclarés. Car enfin, quelle raison pourrait donner Moïse d'avoir conféré le sacerdoce à Aaron et à ses fils ? Que si Dieu a décidé d'octroyer cette charge à quelqu'un de la tribu de Lévi, c'est moi qui y ai le plus de droits ; ma naissance me fait l'égal de Moïse ; ma fortune et mon âge me donnent l'avantage. Que si elle revient à la plus ancienne des tribus, il serait juste que ce fût celle de Roubel qui possédât la charge, entre les mains de Dathan(ès), d'Abiram(os) et de Phalaès[7], qui sont les plus âgés d'entre ceux de la tribu et puissants par d'abondantes richesses. »

[1] Nombres, XVI, 1.

[2] En hébreu : Korah.

[3] La tradition parle aussi des richesses de Coré (Sanhédrin, 110 a ; Pesahim, 119 a) : R. Siméon ben Lakisch (IIIe siècle) voit dans le mot de l'Ecclésiaste (V, 12) : « la richesse conservée pour le malheur de son détenteur », une allusion à la richesse de Coré. Un autre Amora, R. Lévi, raconte que Coré avait trois cents mules blanches pour porter les clefs de ses trésors, et R. Hama bar Hanina parle de trois trésors enfouis par Joseph en Égypte, dont l'un aurait été découvert par Coré.

[4] Dans Tanhouma sur Nombres, XVI. 1, Coré est représenté de même comme un homme important, d'une grande science et qui tient des discours insidieux au peuple pour prouver que Moïse et Aaron occupent arbitrairement leurs charges ; le Midrash se fonde sur le mot hébraïque (Nombres, XVI, 1), qu'il rend par « il séduisit ».

[5] Coré, d'après Exode, VI, 16 et Nombres, XVI, 1, était le cousin-germain de Moïse.

[6] Dans le Midrash (Tanhouma, ibid.), Coré se plaint de la nomination d'Eliçaphan aux fonctions de phylarque, ce qui aurait constitué un passe-droit, car Ouziel, père de ce personnage, était, selon Exode, VI, 16, le plus jeune des fils de Kehat.

[7] Exode, VI, 14.

Succès de ses calomnies parmi le peuple.

3. Sans doute, Coré voulait par ces discours paraître veiller à l'intérêt général ; en réalité, il ne travaillait qu'à se faire décerner à lui-même cette charge par le peuple ; mais, s'il y avait de méchants desseins dans ce qu'il disait, c'était avec grâce qu'il parlait aux gens de sa tribu. Ces propos se propageant peu à peu parmi la foule, et ceux qui les écoutaient enchérissant encore sur les calomnies dirigées contre Aaron, toute l'armée en est bientôt envahie. Le nombre de ceux qui se joignirent à Coré était de deux cent cinquante grands, très ardents à vouloir dépouiller du sacerdoce le frère de Moïse et à déshonorer ce dernier lui-même. Mais le peuple était également excité et s'élançait pour jeter des pierres à Moïse[8]. Ils se réunirent tumultueusement en assemblée dans le trouble et le désordre. Debout devant le tabernacle de Dieu, ils criaient qu'on chasse le tyran et qu'on délivre le peuple asservi à un homme qui se réclamait de Dieu pour imposer ses commandements oppressifs. Dieu, en effet, si c'était lui qui avait choisi quelqu'un pour prêtre, aurait investi de ces fonctions le plus digne et n'aurait pas consenti a les attribuer à des hommes bien inférieurs à beaucoup d'autres, et, s'il avait décidé de les octroyer à Aaron, il les lui aurait fait conférer par le peuple et n'en aurait pas laissé le soin à son frère.

[8] Ceci se trouve également dans Tanhouma (ibid.).

Discours de Moïse à l'assemblée.

4.[9] Mais Moïse, qui avait prévu dès longtemps les calomnies de Coré, quoiqu’il vît le peuple très irrité, ne s'effraya pas ; au contraire, assuré d'avoir bien administré les affaires, et sachant que son frère devait au choix de Dieu d'avoir obtenu le sacerdoce, et non à son bon plaisir à lui, il vint à l'assemblée. Au peuple il ne tint aucun discours, mais, s'adressant à Coré et s'écriant de toutes ses forces, Moïse, qui, parmi tous ses talents, avait le don de se faire écouter du peuple : « A mon avis, dit-il, Coré, non seulement toi, mais chacun de ces hommes — il désignait les deux cent cinquante, — vous méritez les honneurs ; le peuple tout entier lui-même, je ne l'écarterais pas de ces mêmes honneurs[10], encore qu'il leur manque ce que vous avez, vous, en fait de richesses et autres distinctions. Si aujourd'hui Aaron est investi du sacerdoce, ce n'est pas pour l'avantage de la richesse — ne nous surpasses-tu pas l'un et l'autre par l'étendue de la fortune ? —, ni pour la noblesse de la naissance, — Dieu nous a faits égaux à cet égard en nous donnant le même ancêtre —, ni par amour fraternel que j'ai conféré à mon frère un honneur dont un autre aurait été plus digne. Aussi bien, si j'avais négligé Dieu et les lois en disposant de ces fonctions, je ne me serais pas oublié moi-même pour les conférer à un autre, car je suis bien plus proche parent de moi-même que mon frère et je suis lié plus étroitement à ma personne qu'à la tienne. Il eût été insensé, en effet, d'aller m'exposer aux dangers d’une illégalité pour en donner à un autre tout le bénéfice. Mais, d'abord, je suis au-dessus d'une vilenie, et Dieu n'eût pas permis qu'on l'outrageât ainsi, ni que vous ignorassiez ce qu'il vous fallait faire pour lui être agréable ; mais, comme il a choisi lui-même celui qui doit être son prêtre, il m'a dégagé de toute responsabilité à cet égard. Cependant, bien qu'Aaron doive ces fonctions, non à ma faveur, mais à une décision de Dieu, il vous les soumet publiquement et permet à qui veut de les revendiquer ; désormais, il entend qu'on ne les lui accorde que si on fait choix de lui et, pour le moment, qu'on lui permette de concourir pour les gagner : plutôt que de garder ce privilège, il préfère ne pas voir de dissensions parmi vous, bien qu'il le tienne de vos propres suffrages ; car, ce que Dieu a donné, nous ne nous trompons pas en croyant le recevoir aussi de vous. Et puis, récuser une dignité que Dieu offrait lui-même eût été impie ; en revanche, vouloir la garder pour toujours quand Dieu ne nous en garantit pas la jouissance assurée, ce serait manquer complètement de sens. Dieu désignera donc de nouveau lui-même celui qu'il veut voir lui offrir les sacrifices pour vous et présider au culte. Il est absurde, en effet, que Coré, qui convoite ces fonctions, enlève à Dieu la faculté de décider à qui il les accordera. Ainsi, mettez fin à cette querelle et aux troubles qu'elle entraîne, et demain, vous tous qui briguez le sacerdoce, apportez, chacun de chez vous, un encensoir avec des parfums et du feu et venez ici. Et quant à toi, Coré, laissant le jugement à Dieu, attends le suffrage qu'il portera sur cette question et ne te fais pas supérieur à Dieu ; tu viendras ici et l'on discutera ainsi tes droits aux honneurs. On ne trouvera rien à redire, j'imagine, à ce qu'Aaron soit reçu également à se mettre sur les rangs, lui qui est de la même famille et à qui on ne peut rien reprocher des actes de son pontificat. Vous brûlerez vos parfums, une fois réunis, en présence de tout le peuple ; et quand vous aurez fait ces fumigations, celui dont l'offrande agréera le plus à Dieu, celui-là sera déclaré votre prêtre ; et je serai à l'abri ainsi de cette calomnie selon laquelle j'aurais par faveur octroyé ces fonctions à mon frère. »

[9] Nombres, XVI, 8.

[10] Cp. Nombres, XI, 29, où Moïse, dans l’épisode d'Eldad et Médad (non rapporté par Josèphe), s'écrie : « Plût à Dieu que tout le peuple se composât de prophètes ».

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