Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VI

CHAPITRE IV
Saül premier roi d'Israël.

Saül à la recherche des ânesses de son père : sa rencontre avec Samuel.

1.[1] Or, il y avait dans la tribu de Benjamin un homme de bonne naissance et de mœurs honnêtes, nommé Kis(os). Il avait un fils, jeune homme grand et bien fait, et qui brillait encore plus par son courage et son intelligence que par ses avantages extérieurs : on l’appelait Saül. Ce Kis, un jour que de belles ânesses de son troupeau s’étaient égarées loin du pâturage, comme elles lui étaient plus chères que tout ce qu’il possédait, envoya son fils avec un serviteur à la recherche de ces bêtes. Celui-ci, après avoir parcouru la tribu paternelle en quête des ânesses, s’en alla dans les autres tribus[2] ; ne les avant pas trouvées davantage, il songeait à s’en retourner, de crainte que son père ne fût en peine à son sujet. Cependant, quand ils arrivèrent à la ville d’Armatha[3], le serviteur qui l’accompagnait lui dit qu’il y avait là un prophète véridique et lui conseilla d’aller le trouver, pour savoir de lui ce qui était advenu des ânesses. Saül objecta que, s’ils allaient chez le prophète, ils n’avaient rien à lui offrir en échange de son oracle, car leur argent de route était déjà épuisé. Là-dessus, le serviteur déclara qu’il lui restait un quart de sicle et qu’il le donnerait, — ils ne savaient pas que le prophète n’acceptait point de salaire, d’où leur erreur[4] ; — ils se dirigent donc vers la ville, et avant rencontré près des portes des jeunes filles qui allaient à la fontaine, ils leur demandent la maison du prophète. Celles-ci la leur indiquent et les engagent à se hâter, avant que le prophète n’aille souper ; car il avait beaucoup de convives et se mettait à table avant ses invités[5]. Or, c’était pour cela même que Samuel avait convoqué tant de monde à ce repas ; il avait, en effet, demandé tous les jours à Dieu de lui annoncer qui il devait faire roi et, la veille, Dieu le lui avait désigné, disant qu’il lui enverrait lui-même un jeune homme de la tribu de Benjamin, précisément à cette heure. Assis sur la terrasse de sa maison[6], Samuel attendait que le temps fût écoulé, et, le moment venu, il descendit pour aller dîner. Ce faisant, il rencontre Saül, et Dieu lui révèle que c’est celui-là qui règnera. Cependant Saül s’approche de Samuel, le salue et le prie de lui indiquer la demeure du prophète parce que, étant étranger dans la ville. il l’ignorait. Samuel lui déclare que le prophète c’est lui et l’emmène au festin, l’assurant que les ânesses qu’on l’avait envoyé chercher étaient sauves et que tous les biens imaginables seraient son partage[7]. Saül lui réplique : « Seigneur, je suis trop peu de chose pour concevoir une telle espérance : ma tribu est trop intime pour faire des rois, et ma maison de condition plus humble que les autres maisons. Tu railles et tu vas faire rire de moi en parlant de grandeurs hors de proportion avec mon origine[8]. » Cependant le prophète l’amène au repas, le fait asseoir, ainsi que son compagnon, au-dessus de tous les invités, qui étaient au nombre de soixante-dix[9] et prescrit aux serviteurs de poser devant Saül une portion royale. Puis, quand vint l’heure de se mettre au lit, les autres convives se levèrent et s’en retournèrent chacun chez soi, mais Saül coucha chez le prophète ainsi que son serviteur.

[1] I Samuel, IX, 1.

[2] D’après la Bible, Saül parcourt d’abord la montagne d’Éphraïm et trois territoires, ensuite la tribu de Benjamin.

[3] Hébreu : dans le pays de Çouf (tribu d’Éphraïm) ; Σείφ (Σίφα).

[4] La Bible ne dit rien de tel. Voir cependant plus loin, V, 5.

[5] Josèphe modernise. Dans la Bible il n’est pas question d’un « dîner privé », mais d’un repas populaire, consécutif à un sacrifice, que Samuel doit bénir.

[6] έπί τού δώματος, sens douteux.

[7] Texte altéré, nous nous inspirons de I Samuel, IX, 20.

[8] χώραν ou χρειαν selon les mss.

[9] Comme les LXX. L’hébreu dit : trente environ.

Samuel oint Saül et lui fait des prédictions.

2.[10] Avec le jour, Samuel, l’avant fait lever de sa couche, le reconduisit, et, une fois hors de la ville, lui prescrivit de faire marcher son serviteur en avant et de demeurer seul en arrière : car il avait quelque chose à lui dire sans témoin[11]. Alors Saül renvoie son compagnon, et le prophète, avant pris l’huile sainte[12], la verse sur la tête du jeune homme et l’embrasse : « Sache, dit-il, que tu es élu roi par Dieu pour combattre les Philistins et pour défendre les Hébreux. Et en voici le signe que je vais t’annoncer. Quand tu seras parti d’ici, tu rencontreras sur ta route trois hommes[13] se dirigeant sur Béthel pour y adorer Dieu ; le premier portera trois pains, le second un chevreau[14], le troisième viendra à leur suite chargé d’une outre de vin. Ces gens te salueront, te feront des compliments et te donneront deux pains, et toi, tu les accepteras. De là, tu iras à l’endroit appelé Tombeau de Rachel, où tu trouveras quelqu’un[15] qui t’annoncera que tes finesses sont retrouvées. De là, tu viendras à Gabatha, où tu rencontreras des prophètes assemblés et, saisi d’un transport divin, tu prophétiseras avec eux, de sorte que quiconque t’apercevra sera frappé de stupeur et dira tout étonné : « Comment un si grand honneur est-il arrivé au fils de Kis[16] ? » Quand ces signes te seront apparus, tu sauras que Dieu est avec toi ; puis tu iras embrasser ton père et tes parents. Mais tu viendras à Galgala, où je te rappellerai, afin que nous offrions à Dieu des sacrifices d’actions de grâce pour tous ces événements. » Après ces paroles et ces prédictions, il congédie le jeune homme. Et tout ce que Samuel avait annoncé à Saül ne manqua pas d’arriver.

[10] I Samuel, IX, 26.

[11] Ces mots sont omis par les mss R et O.

[12] I Samuel, X, 1.

[13] I Samuel, X, 3. Josèphe intervertit l’ordre des deux rencontres annoncées aux versets 2 et 3-4.

[14] D’après l’Écriture le premier des trois hommes porte trois chevreaux et le second trois miches de pain.

[15] Dans la Bible, deux hommes.

[16] Dans la Bible (I Samuel, X, 12) les assistants (familiers de Saül) disent simplement : « Qu’est-il arrivé au fils de Kis ? Saül est-il aussi parmi les prophètes ? » C’était un vieux dicton dont ce récit cherchait à fournir l’explication.

Discrétion de Saül.

3.[17] Quand il entra dans sa maison, son parent Abénar(os)[18], — c’était, de tous ses proches celui qu’il aimait le mieux, — le questionna sur les incidents de son voyage. Saül lui en raconta le détail sans rien cacher, comment il était arrivé chez le prophète Samuel, et comment ce dernier lui avait dit que les ânesses étaient retrouvées. Mais quant à la royauté et à ce qui y avait trait, estimant que ce récit exciterait la jalousie et la méfiance, il n’en dit mot, même à un homme qui lui semblait des plus bienveillants et qu’il chérissait le plus de tous ceux de son sang, il ne jugea pas prudent ou sage de confier ce secret, parce qu’il avait réfléchi, j’imagine, à ce qu’est en réalité la nature humaine : personne, ami ou parent, n’est bon d’une bonté à toute épreuve, ni ne conserve ses sentiments devant une situation aussi éclatante procurée par Dieu, mais tous se montrent jaloux et envieux à l’égard des supériorités[19].

[17] I Samuel, X, 13.

[18] La Bible parle ici, sans le nommer, du cousin de Saül. Josèphe a supposé qu’il s’agissait d’Abner (LXX : Άβεννήρ) nommé plus loin I Samuel, XIV, 51, comme cousin paternel de Saül.

[19] Ces réflexions chagrines sont, bien entendu, de Josèphe.

Samuel convoque le peuple.

4.[20] Samuel convoque ensuite le peuple dans la ville de Masphathé[21] et lui adresse ces paroles, parlant, dit-il, conformément aux instructions qu’il a reçues de Dieu : « Après que Dieu leur a procuré la liberté et asservi leurs ennemis, ils se montrent oublieux de ses bienfaits et répudient sa royauté, sans réfléchir à l’avantage qu’il y a d’être gouverné par le meilleur de tous et que le meilleur de tous, c’est Dieu ; au lieu de quoi ils préfèrent prendre pour roi un homme, qui se servira de ses sujets comme de sa chose, selon sa fantaisie ou son caprice au gré de toutes ses autres passions, abusant sans pudeur du pouvoir ; qui, n’étant pas l’auteur et organisateur du genre humain, ne se souciera pas non plus de le préserver, alors que Dieu, pour cette raison même, en prend le plus grand soin. Mais, ajoute-t-il, puisqu’il vous plait ainsi, et que vous persistez dans votre dessein outrageant pour Dieu, rangez-vous tous par tribus et par maisons[22] et tirez au sort. »

[20] I Samuel, X, 17.

[21] Miçpa.

[22] σxήπτρα (I Samuel, X, 19). Spanheim (cité par Ernesti, opusc. phil., p. 397) propose à tort πατριάς (cf. le § suivant : έλαχεν ή Ματρίς... πατριά).

Il tire au sort la royauté. Nomination de Saül.

5.[23] Les Hébreux ayant ainsi fait, le lot de la tribu de Benjamin sortit. Et quand on eut tiré dans celle-ci, ce fut la famille appelée Matris[24] qui fut désignée ; on tira enfin entre les individus de cette famille et la royauté échut au fils de Kis, à Saül. Sitôt informé, le jeune homme alla se retirer à l’écart[25], ne voulant pas, j’imagine, avoir l’air avide de prendre le pouvoir. Loin de là, il fit preuve d’une maîtrise de soi et d’une modestie surprenantes, car tandis que la plupart des hommes sont incapables de contenir leur joie devant les moindres succès et se précipitent pour se faire voir à tout le monde, lui non seulement ne manifesta rien de pareil pour avoir été élu roi et désigné comme le souverain de tant de peuples considérables, mais même se déroba loin de la vue de ses futurs sujets et les força à le chercher, non sans peine. Comme ils étaient embarrassés et inquiets de la disparition de Saül, le prophète supplia Dieu de leur indiquer où il se trouvait et de faire apparaître le jeune homme aux yeux de tous. Dieu leur révèle l’endroit où se tenait caché Saül, Samuel l’envoie chercher, et, sitôt arrivé, le place au milieu du peuple. Or, il les dépassait tous de la tête, et sa stature lui donnait un air vraiment royal. Alors le prophète s’écrie : « Voici le roi que Dieu vous a donné. Voyez comment il est supérieur à tous et digne de commander. » Et comme le peuple l’acclamait aux cris de « Vive le roi ! », le prophète, ayant mis par écrit pour eux tout ce qui adviendrait dans l’avenir[26], leur en donna lecture, en présence du roi, puis il déposa le livre dans le tabernacle de Dieu, afin d’attester ses prédictions auprès des générations futures. Ceci accompli, Samuel congédie le peuple et se retire dans la ville d’Armatha, sa patrie. Saül, de son côté, partit pour Gabatha, d’où il était issu, beaucoup de gens de bien l’accompagnèrent en lui rendant les hommages dus à un roi, mais aussi plusieurs méchants qui affectaient de le mépriser, de railler ses amis, ne lui offraient pas de présents et ne témoignaient ni par des égards, ni par des paroles, d’aucune sympathie pour Saül.

[23] I Samuel, X, 20.

[24] Hébreu : Matrï ; LXX : Ματταρί.

[25] Rien de tel dans la Bible. Elle dit simplement qu’on ne trouva pas le nouvel élu.

[26] L’Écriture dit « la manière de la royauté » (I Samuel, X, 25), ce qu’on interprète généralement par le droit constitutionnel nouveau. Josèphe y voit l’histoire même des rois futurs, sans doute parce que les deux premiers livres des Rois étaient attribués à Samuel.

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