Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VI

CHAPITRE XI
Saül veut faire périr David ; amitié de David et de Jonathan.

Saül décide de faire périr David : Jonathan le prévient et promet d’apaiser Saül.

1.[1] Saül ne devait pas en rester là bien longtemps. Voyant David de plus en plus aimé de Dieu et du peuple, il prit peur et, ne pouvant cacher ses appréhensions, — puisqu’il s’agissait de grands intérêts, la royauté et la vie, dont la perte était également redoutable. — il résolut de faire périr David et en donna l’ordre à son fils Jonathan et aux plus dévoués de ses serviteurs. Jonathan s’étonne de voir son père changer de sentiments à l’égard de David, passant d’une bienveillance extrême non pas même à l’indifférence, mais à la résolution de le tuer. Comme il aimait le jeune homme et estimait sa vertu, il lui révèle le secret et le dessein de son père. Il lui conseille de s’en préserver en prenant la fuite le lendemain ; lui-même ira saluer son père, et saisira l’occasion de lui parler de David, de découvrir le sujet de sa haine ; il lui représentera, pour l’adoucir, qu’il ne faut pas au moindre grief faire périr un homme qui a rendu de si grands services au peuple, qui a obligé Saül lui-même par des exploits capables de valoir le pardon même aux plus grandes fautes. « Je t’informerai, ajoute-t-il, des sentiments de mon père. » David, obéissant à cet excellent conseil, se retire hors de la vue du roi.

[1] I Samuel, XIX, 1.

Saül se calme aux discours de Jonathan.

2. Le jour suivant, Jonathan se rend auprès de Saül et, l’avant trouvé de bonne humeur et réjoui, commence à lui parler au sujet de David. « Quelle faute, grande ou petite, a-t-il pu commettre, mon père, pour te porter à vouloir le faire mourir, lui qui a tant fait pour ta propre sûreté, et encore davantage pour le châtiment des Philistins, qui a délivré le peuple des Hébreux des injures et des avanies que nous avions endurées pendant quarante jours, qui osa seul affronter le défi de l’adversaire, qui ensuite t’apporta le nombre prescrit de têtes ennemies et reçut en récompense la main de ma sœur ? Ainsi sa mort nous serait un sujet d’affliction, non seulement à cause de son mérite, mais à cause de nos liens de parenté ; elle serait aussi un malheur pour ta fille, destinée à faire l’épreuve du veuvage avant même d’avoir pu jouir de la vie conjugale[2]. Que toutes ces considérations te ramènent à plus de mansuétude : ne fais aucun mal à un homme qui d’abord nous a rendu ce grand service de rétablir ta santé, quand il a chassé le mauvais esprit et les démons qui l’assiégeaient et a rendu la paix à ton âme, et, ensuite, nous a vengés de l’ennemi. Il serait honteux d’oublier tout cela. » Saül s’apaise a ces raisons et jure à son fils de ne faire aucun mal à David, tant il est vrai qu’un sage discours l’emporte sur la colère et sur la crainte. Jonathan, alors, ayant mandé David, lui fait connaître que les sentiments de son père sont bienveillants et rassurants ; il le ramène auprès du roi, et David demeure auprès de celui-ci comme auparavant.

[2] Cet argument et le suivant sont imaginés par Josèphe.

Succès nouveaux de David ; Saül tente de le tuer.

3.[3] Sur ces entrefaites, les Philistins entreprennent une nouvelle expédition contre les Hébreux, et Saül envoie David avec une armée pour les combattre. La bataille engagée, David en tua beaucoup et revint victorieux trouver le roi. Mais Saül ne lui fit pas l’accueil qu’il espérait ; au contraire, il se montra fâché de son succès, comme si la gloire de David mettait en péril sa propre sécurité. Ensuite, comme un nouvel accès de l’esprit démoniaque l’envahit et l’agite, il appelle David dans la chambre on il était couché et, son javelot à la main, il lui commande de le récréer par le jeu de la harpe et le chant des hymnes. Et tandis que David exécute ses ordres, Saül tend le bras et lui lance son javelot. David, qui avait pressenti le coup, l’évite, s’enfuit dans sa maison et n’en bouge de tout le jour.

[3] I Samuel, XIX, 8.

Michal fait fuir David ; stratagème de Michal ; David chez Samuel.

4. La nuit venue, le roi envoie des gardes chargés de surveiller David jusqu’à l’aube, de peur qu’il ne s’échappe tout à fait ; il compte ensuite l’amener au tribunal et le livrer à la justice, pour le faire mettre à mort[4]. Mais Michal, femme de David et fille du roi, eut avis des intentions de son père. Elle court chez son mari, pleine d’inquiétude à son sujet et tremblant aussi pour sa propre vie ; car, lui mort, elle ne supporterait pas de vivre. « Si, dit-elle, le soleil te trouve encore ici, il ne te verra plus jamais. Fuis, tandis que la nuit te le permet encore ; je supplie Dieu de la prolonger pour toi, car sache bien que si mon père te découvre, tu es un homme perdu. » Et l’ayant descendu à l’aide d’une corde par la fenêtre, elle le fait sauver. Ensuite, elle accommode le lit comme pour un malade et place sous les couvertures le foie d’une chèvre[5] ; à l’aube, comme son père envoie chercher David, elle dit à ses gens que David a été tourmenté toute la nuit, et leur montre le lit recouvert ; les palpitations du foie, qui faisaient mouvoir la couverture, leur persuadent que David est couché là, suffocant de fièvre[6]. Quand les envoyés eurent rapporté à Saül que David s’était trouvé malade pendant la nuit, il ordonna qu’on le lui amenât en quelque état qu’il pût être, pour qu’il le fit périr. Les envoyés reviennent, soulèvent la couverture et constatent la supercherie de la femme ; ils en rendent compte aussitôt au roi. Celui-ci lui reproche d’avoir sauvé son ennemi en le jouant lui-même ; elle imagine alors une excuse spécieuse : elle raconte que son mari l’a menacée de mort et obtenu ainsi par crainte qu’elle l’aidât à se sauver ; il faut lui pardonner, puisqu’elle a agi par contrainte et non de plein gré. « Je pense bien, en effet, dit-elle, que tu tiens plus à ma vie qu’à la mort de ton ennemi. » Et Saül pardonne à la jeune femme. Quant à David, échappé au danger, il se réfugia auprès du prophète Samuel, à Armatha ; il lui raconta les embûches du roi, comment il avait manqué être percé de son javelot alors qu’il n’avait ni péché envers lui, ni manqué de courage en combattant les ennemis, et qu’il avait toujours eu Dieu et le succès avec lui. Mais c’était précisément la raison qui avait attisé la haine de Saül.

[4] Détail singulier, absent de la Bible : là, les émissaires sont simplement chargés de tuer David au matin. Josèphe veut donner à croire que le roi Saül ne songeait pas à un simple attentat, mais à une condamnation régulière.

[5] I Samuel, XIX, 13. Josèphe suit les LXX, qui lisent dans l’hébreu un mot pour un autre, ce dernier l’on traduit généralement par « coussin » ou « tapis de poil de chèvre ». Dans la Bible, Mikhal prend le terafim, qu’elle place dans le lit ; Josèphe n’en fait pas mention.

[6] Détails forgés par Josèphe, qui développe très ingénieusement le contresens de la Septante.

Saül envoie des hommes pour s’emparer de David : délire prophétique de ces envoyés et de Saül.

5.[7] Le prophète, informé de l’injustice du roi, quitte la ville d’Armatha et emmène David en un lieu nommé Galbouath[8], où il demeure quelque temps avec lui. Dès que Saül apprit que David se trouvait chez le prophète, il envoya des hommes armés avec ordre de l’arrêter et le lui amener. Mais ceux-ci, en arrivant chez Samuel, y trouvent une assemblée de prophètes ; saisis, eux aussi, de l’inspiration divine, ils se mettent à prophétiser avec eux. Saül, à cette nouvelle, envoie d’autres gens vers David : le même transport les entraîne ; il dépêche une troisième équipe, qui en fait autant. Enfin, furieux, il accourt en personne. Mais dès qu'il fut dans le voisinage, Samuel, avant même de l’avoir aperçu, l’obligea lui aussi de prophétiser. Saül, en arrivant près de lui, devient si rempli du souffle divin qu’il perd le sens ; il se dépouille de ses vêtements et demeure prosterné à terre tout le jour et toute la nuit, sous les regards de Samuel et de David[9].

[7] I Samuel, XIX, 18.

[8] Hébreu : Naïot ; LXX : Αυαθ έν ‘Ραμά. Le Γαλβουαθ de Josèphe correspond à l’hébreu Ghilboa mentionné plus loin dans la Bible (I Samuel, XXVIII, 4). Mez (Bibel des Josephus) croit que Josèphe a lu gal au lieu de Rama et l’a combiné avec αυαθ, de façon à transformer une désignation inintelligible en un mot rappelant une localité connue. Rien n’est moins vraisemblable ; la variante doit remonter à l’une des branches de la Septante.

[9] Josèphe omet la pointe du récit biblique, l’explication du proverbe « Saül est-il aussi parmi les prophètes ? » C’est qu’il s’est aperçu que ce proverbe avait déjà été expliqué.

David se plaint de Saül à Jonathan.

6.[10] De là, David s’en vint auprès de Jonathan, le fils de Saül, et se plaignit à lui des machinations de son père, affirmant que, sans qu’il eût à se reprocher aucun méfait, aucune faute, celui-ci continuait à comploter sa mort. Jonathan le supplia de n’écouter ni ses propres soupçons, ni les calomniateurs, s’il s’en trouvait, mais de se fier à lui et de prendre courage ; assurément son père ne méditait aucun dessein pareil, autrement il lui en aurait parlé, à lui Jonathan, et l’aurait pris pour conseiller, puisqu’il agissait en toute occasion de concert avec lui. David protesta avec serment que rien n’était cependant plus certain et pria Jonathan de le croire et de veiller sur lui, plutôt que de mépriser des propos véridiques, en attendant, pour les reconnaître vrais, d’avoir vu ou appris l’assassinat de son ami. Si le roi ne lui avait rien dit, c’est qu’il connaissait l’amitié et les sentiments de son fils pour David.

[10] I Samuel, XX, 1.

Service demandé par David à Jonathan.

7. Affligé de n’avoir pu convaincre David des bons sentiments de Saül[11], Jonathan lui demanda ensuite en quoi il pouvait l’assister. Alors David : « Je sais, dit-il, qu’il n’y a rien que je ne puisse attendre de ton amitié. C’est demain nouvelle lune et j’ai coutume alors de souper assis aux côtés du roi. Si tu veux bien, je sortirai de la ville et demeurerai caché dans la plaine. Lorsque le roi demandera après moi, dis-lui que je suis allé dans ma patrie. Bethléem, pour assister à la fête célébrée par ma tribu[12], et ajoute que tu m’en as donné l’autorisation. Si, comme il est d’usage et naturel de faire pour des amis absents, il s’écrie « Je lui souhaite bon voyage ! », sache qu’il n’a point envers moi d’intentions perfides et hostiles ; s’il fait une autre réponse, ce sera l’indice de ses mauvais desseins. Tu me feras connaître les dispositions de ton père, ce sera une marque de la pitié et de l’amitié qui t’ont fait accepter de moi des gages et m’en fournir toi-même, de maître à serviteur. Que si tu trouves en moi quelque malice, fais-moi mourir toi-même, sans attendre que ton père l’ordonne. »

[11] Texte altéré.

[12] La Bible dit : le sacrifice annuel de ma gens.

Promesse solennelle de Jonathan : plan adopté pour faire connaître à David les sentiments de Saül.

8. A ces derniers mots, Jonathan s’indigne ; il promet de se conformer au désir de David et, au cas où son père lui répondrait par quelque grole dure et témoignant sa haine, d’en avertir son ami. Et pour lui donner toute confiance, il le mène en plein air, sous un ciel pur, et fait serment de ne rien négliger pour le salut de David. « Ce Dieu, dit-il, que tu vois si grand et partout répandu, ce Dieu qui, avant que je l’exprime, connaît déjà toute ma pensée, je le prends à témoin de l’engagement que je contracte envers toi : je ne cesserai point de faire l’épreuve des intentions de mon père, jusqu’à ce que j’aie réussi à les bien connaître et à pénétrer les secrets de son âme. Quand j’en serai informé, je ne te les scellerai point, j’irai te les révéler, qu’il soit bien ou mal disposé à ton égard. Dieu lui-même sait avec quelle ferveur je le prie de demeurer toujours avec toi. Aussi bien, il est avec toi aujourd’hui, il ne t’abandonnera pas et il te rendra plus fort que tes adversaires, fût-ce mon père, fût-ce moi-même. Pour toi, souviens-toi seulement de toutes ces paroles ; s’il m’arrive malheur, conserve la vie à mes enfants, et ce que je fais présenteraient pour toi, fais-le à ton tour pour eux. » Après ces serments, il congédie David et l’invite à se retirer en un certain lieu de la plaine où il avait coutume de faire ses exercices. Une fois que Jonathan aura sondé les intentions de son père, il viendra l’y rejoindre, accompagné seulement d’un jeune page. « Et si, après avoir lancé trois flèches vers la cible, je commande à l’enfant de me les rapporter — car elles se trouveront en face de lui — sache qu’il n’y a rien de fâcheux à craindre de mon père ; si tu m’entends dire le contraire, attends-toi aussi à des dispositions contraires du roi. D’ailleurs, je saurai assurer ta sécurité et tu n’auras aucun mal à craindre. Mais prends garde de te souvenir de ceci à l’heure du succès et d’être secourable à mes enfants. »

Saül remarque l’absence de David au repas de la néoménie ; Jonathan menacé de mort par Saül.

9.[13] David, ayant reçu ces assurances de la part de Jonathan, se retira dans l’endroit convenu. Le lendemain, qui était le jour de la nouvelle lune, le roi, après s’être purifié selon l’usage, vint au festin, et, quand se furent assis à ses côtés son fils Jonathan à droite et le général en chef Abner à gauche, voyant le siège de David inoccupé, il garda d’abord le silence, croyant que celui-ci était en retard, faute de s’être purifié après un commerce sexuel[14]. Mais, comme le second jour de la néoménie, David ne paraissait pas davantage, il demanda à son fils Jonathan pourquoi, et la veille et ce jour même, le fils de Jessée avait manqué au repas et à la fête. Jonathan répondit, comme on était convenu que David était allé dans sa ville natale où sa tribu célébrait une fête, après lui en avoir demandé la permission : « David, dit-il, m’a même invité à venir assister à ce sacrifice[15], et si tu me le permets, je vais partir, car tu sais l’amitié que j’ai pour lui. » C’est alors que Jonathan connut toute la malveillance de son père à l’égard de David et vit clairement le fond de sa pensée. En effet, Saül ne contint pas sa colère ; mais, commençant à injurier Jonathan, il l’appela fils de prostituée[16], ennemi de son roi, allié et complice de David ; il lui reprocha de manquer de respect à son père et à sa mère eu montrant de tels sentiments et en s’obstinant à ne pas voir que, tant que vivrait David, leur royauté était compromise : « Mande-le donc ici, dit-il, afin que justice en soit faite. » Comme Jonathan répliquait : « Pour quel crime veux tu donc le châtier ? », la colère de Saül ne se borna plus aux paroles et aux injures, mais, saisissant son javelot, il bondit sur Jonathan pour le tuer. Ses amis l’empêchèrent de commettre un pareil forfait[17] ; mais il en avait fait assez pour démontrer qu’il haïssait David et qu'il désirait sa mort, puisqu’il s’en était fallu de peu que, à cause de lui, il ne devint l’assassin de son propre fils.

[13] I Samuel, XX, 24.

[14] Josèphe semble avoir pris l’hébreu dans le sens physiologique que lui attribue la tradition.

[15] Détail étranger à la Bible.

[16] έξ αύτομόλων γεγενημένον, texte peu intelligible, dérivé de Septante : υίέ xορασίων αύτομολούντων. L’hébreu semble signifier « une égarée ».

[17] Addition de Josèphe.

Entrevue de David et de Jonathan : séparation.

10. Le prince, s’élançant hors de la salle du festin, et, dans son affliction, incapable de goûter à rien, passa toute la nuit dans les larmes, en pensant que lui-même avait failli périr et que le meurtre de David était décidé. A l’aube, il sort de la ville et se rend dans la plaine, sous couleur de s’exercer, en réalité pour faire connaître à son ami les dispositions de son père, ainsi qu’il l’avait promis. Et Jonathan, après s’être conformé à ce qui était convenu entre eux, renvoie le page à la ville, et s’enfonce dans le désert pour retrouver David et s’entretenir avec lui. Celui-ci, en l’apercevant, tombe aux pieds du prince, lui rend hommage et l’appelle le sauveur de sa vie. Jonathan le relève et, mutuellement enlacés, ils s’embrassent longuement dans les larmes, pleurant leur jeunesse, leur liaison victime de l’envie et leur séparation prochaine, qui leur paraissait aussi dure que la mort. Leurs larmes à grand peine séchées, après s’être mutuellement recommandé de se rappeler leurs serments, ils prirent congé l’un de l’autre.

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