Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VI

CHAPITRE XII
David se réfugie chez les Philistins et simule la folie ; les Moabites le recueillent ; mise à mort par Saül du grand-prêtre Achimélech et de sa famille pour son aide apportée à David.

David à Nob, chez le grand-prêtre Achimélech ; il reçoit de lui des provisions.

1.[1] David, fuyant devant le roi et la mort dont il le menaçait, s’arrêta dans la ville de Naba[2] chez le grand prêtre Achimélech(os)[3] ; celui-ci s’étonna de le voir arriver seul, sans ami, sans serviteur et voulut savoir pour quelle raison personne ne l’accompagnait. David lui répondit qu’il était chargé par le roi d’une mission confidentielle qui ne comportait pas d’escorte, car il voulait le secret. « Pourtant, ajouta-t-il, j’ai prescrit à mes serviteurs de venir me rejoindre en ce lieu-ci. » Il demanda aussi quelques provisions de route ; ce serait agir en ami et le seconder dans la tache qui lui était confiée. Son désir exaucé, il demanda encore une arme portative, glaive ou javelot. Or, il y avait là un certain esclave de Saül, de race syrienne[4], nommé Doëg(os), qui faisait paître les mules[5] du roi. Le grand-prêtre déclara ne posséder, quant à lui, point d’armes, mais qu’il y avait le glaive de Goliath, que David lui-même, après avoir tué le Philistin, avait consacré à Dieu.

[1] I Samuel, XXI, 1.

[2] Hébreu : Nob ; LXX : Νομβά.

[3] Les mss. flottent entre Άχιμέλεχος, leçon conforme à l’hébreu, et Άβιμέλεχος comme les LXX.

[4] Comme les LXX (sauf L, corrigé d’après l’hébreu) ; l’hébreu dit : Iduméen.

[5] D’après l’hébreu, intendant des troupeaux ; Josèphe est conforme aux LXX (ήμιόνους).

David chez le roi des Philistins ; il simule la folie ; on l’expulse.

2.[6] Muni de cette arme, David quitte le pays des Hébreux pour se réfugier à Gitta, ville des Philistins, dont le roi se nommait Anchous[7]. Les gens du roi le reconnurent et le dénoncèrent à celui-ci, lui disant que c’était là ce David qui avait tué tant de myriades de Philistins. David, craignant d’être mis à mort par le roi et se voyant dans un péril aussi grand que celui auquel il avait échappé chez Saül, s’avise de simuler la folie et la rage : il laisse couler la bave de sa bouche, et donne tous les autres signes de la démence, de façon à persuader le roi de Gitta de sa maladie. Le roi s’irrite contre ses serviteurs de lui avoir amené un insensé, et ordonne d’expulser David sans délai.

[6] I Samuel, XXI, 11.

[7] Hébreu : Akhisch. LXX comme Josèphe.

Réfugié dans la caverne d’Adullam, il réunit quatre cents partisans.

3.[8] S’étant ainsi sauvé de Gitta, il s’en va dans la tribu de Juda[9] ; là, se cachant dans une caverne proche de la ville d’Adullam, il en donne avis à ses frères. Ceux-ci, avec toute sa famille, se rendirent auprès de lui, et tous ceux qui étaient dans le besoin ou qui avaient peur du roi Saül accoururent le joindre et se déclarèrent prêts à suivre ses ordres. Ils étaient au total environ quatre cents. En se voyant à la tête d’une troupe et assuré de ces concours, David reprend courage ; il part de là, arrive chez le roi des Moabites et lui demande de recueillir et de garder ses parents chez lui, jusqu’à ce qu’il soit fixé sur son propre sort. Le roi lui accorde cette faveur et comble d’honneurs les parents de David durant le temps qu’ils demeurent dans son pays.

[8] I Samuel, XXII, 1.

[9] Localisation exacte, mais omise dans la Bible.

Saül convoque une assemblée pour délibérer au sujet de David ; Doëg dénonce Achimélech.

4. Cependant le prophète[10] ordonne à David de quitter le désert et de regagner le territoire de la tribu de Juda pour y demeurer ; il obéit et, arrivé dans la ville de Saré[11], s’y arrête. Saül, en apprenant que David avait été aperçu à la tête d’une troupe, tomba dans un émoi et un trouble peu communs ; connaissant la bravoure et l’audace de l’homme, il se douta que l’entreprise qu’il voyait poindre n’était pas médiocre et qu’elle cogiterait bien des larmes et des efforts. Il convoque donc ses amis, ses officiers et la tribu d’où il était issu sur la colline[12] où il avait son palais royal, et, s’étant assis sur l’endroit dit Aroura (champ)[13], tous les magistrats et la troupe des gardes du corps rangés autour de lui, il leur parla ainsi : « Hommes de ma tribu, je sais que vous vous souvenez de mes bienfaits, comment j’ai donné à quelques-uns d’entre vous des champs, à d’autres des dignités et des commandements parmi le peuple. Eh bien ! je voudrais savoir si vous comptez recevoir du fils de Jessée des faveurs plus grandes et plus nombreuses ; car je sais que vous tous inclinez vers lui, parce que ce sont les sentiments de mon propre fils Jonathan, et qu’il vous les a inspirés. Je n’ignore pas les serments et les engagements qui le lient avec David, je sais que Jonathan est le complice et le conseiller de ceux qui se sont ameutés contre moi ; et nul de vous n’en a cure ; vous attendez en grand repos l’événement. » Le roi s’étant tu, aucun autre assistant ne prit la parole ; seul Doëg le Syrien, l’homme qui faisait paître ses mules, raconta qu’il avait vu David arriver dans la ville de Naba chez le grand-prêtre Achimélech, que celui-ci lui avait prophétisé son avenir, et que, muni ensuite de provisions de route et du glaive de Goliath ; il avait été conduit en toute sécurité là où il voulait.

[10] Josèphe ne le nomme pas. D’après l’Écriture, c’est Gad (I Samuel, XXII, 5).

[11] Hébreu : le bois de Héret. LXX : έν πόλει Σαρίx.

[12] Βουνός, comme dans les LXX (yhibea dans l’hébreu).

[13] Même traduction que chez les LXX de l’hébreu Eschel, traduit ordinairement par « tamarisc ».

Achimélech se disculpe.

5. Saül mande aussitôt le grand-prêtre et toute sa race : « Quel mal t’ai-je fait, lui dit-il, quelle injustice as-tu éprouvée de ma part pour avoir accueilli le fils de Jessée, lui avoir donné des vivres et des armes, à lui qui conspire contre ma couronne ? Et pourquoi aussi lui as-tu fait des révélations sur l’avenir ? Certes tu ne pouvais ignorer qu’il me fuyait et qu’il déteste toute ma maison. » Le grand-prêtre n’essaya pas de nier les faits ; il convint franchement de tout ce qu’il avait accordé à David, mais assura l’avoir fait par amitié pour le roi et non pour David : « J’ignorais, dit-il, qu’il fut ton ennemi ; je le croyais ton serviteur fidèle, s’il en fut, ton chiliarque, et, qui plus est, ton gendre et ton parent. Ces dignités, on ne les accorde pas d’ordinaire à des ennemis, mais à ceux qui vous témoignent le plus de dévouement et d’égards. Quant à mes oracles, ce n’est pas la première fois que je les lui ai rendus, je l’ai déjà fait maintes fois ailleurs. Enfin, comme il assurait avoir été envoyé par toi en toute diligence pour certaine affaire, si je lui avais refusé ce qu’il réclamait, j’aurais cru t’offenser plus que David même. Aussi, ne pense aucun mal de moi et ne va pas, à cause de ce que tu apprends actuellement des entreprises de David, suspecter la bienveillance que j’ai cru devoir lui témoigner naguère : j’en faisais hommage à ton ami, à ton gendre, au chiliarque, et non à ton ennemi. »

Saül le fait mettre à mort avec sa famille.

6. Ces paroles du grand-prêtre ne convainquirent pas Saül, car la peur est assez puissante pour rendre suspect même un plaidoyer sincère ; il ordonne donc aux hommes d’armes de le saisir et de le mettre à mort avec toute sa race. Comme les gardes n’osaient pas porter la main sur le grand-prêtre et redoutaient plus d’offenser la divinité que de désobéir au roi, il charge Doëg le Syrien d’exécuter ce meurtre ; ce dernier, avec quelques autres misérables de son espèce[14], massacre Achimélech et sa parenté, en tout environ trois cent cinq personnes[15]. Saül envoya également des gens dans la ville des prêtres, à Nabà, fit périr tous ceux qui s’y trouvaient sans épargner ni femmes, ni enfants, ni aucun âge, et incendier la ville. Un seul enfant s’échappa, un fils d’Achimélech, nommé Abiathar(os)[16]. Ces événements s’accomplirent selon ce que Dieu avait prédit au grand-prêtre Éli, quand il lui déclara qu’en raison des impiétés de ses deux fils, sa postérité serait détruite[17].

[14] D’après l’Écriture, Doëg travaille seul, ce qui est peu vraisemblable.

[15] Comme les LXX et Zonaras. Hébreu : Quatre-vingt-cinq. Certains mss. de Josèphe ont 85, 385, 530.

[16] Hébreu : Ebiatar.

[17] Cf. supra, V, où cependant la ruine totale de la maison d’Éli n’est pas indiquée.

Réflexions sur la conduite de Saül.

7. Le roi Saül, en exécutant un acte aussi cruel, en immolant toute la famille des grands-prêtres, sans pitié pour les petits enfants, sans respect pour la vieillesse, allant jusqu’à ruiner la ville que la divinité même avait élue comme résidence et pépinière du sacerdoce et des prophètes et désignée comme seule capable de produire de tels hommes, Saül par là fait connaître et comprendre à tous le véritable caractère des hommes. Tant que la médiocrité de leur condition les empêche de se livrer à leurs instincts et d’oser tout ce qu’ils désirent, ils se montrent doux et mesurés, ne poursuivent que la justice et y appliquent toute leur pensée et tous leurs efforts. Alors aussi, à l’égard de la divinité, ils sont convaincus qu’elle préside à tous les événements de la vie et que non seulement elle voit tous les actes qu’on accomplit, mais pénètre aussi parfaitement les pensées d’où procèdent ces actes. Mais dès qu’ils arrivent au pouvoir et à la souveraineté, dépouillant toutes ces attitudes et jetant bas, comme autant de masques de théâtre, les convenances et les usages, ils révèlent, en échange, l’audace, l’insolence, le mépris des choses divines et humaines. Et au moment où la piété et la droiture leur seraient le plus nécessaires, à eux qui sont à portée de l’envie et dont les pensées et les actes sont exposés à tous les yeux, alors. comme s’ils pensaient que Dieu ne les voit plus ou redoute leur puissance, voilà la conduite démente où ils se livrent. Toutes leurs terreurs excitées par un simple propos, toutes leurs haines gratuites, toutes leurs prédilections inconsidérées, ils y attachent un caractère d’autorité, de certitude et de vérité, et les croient agréables à Dieu et aux hommes ; quant à l’avenir, ils ne s’en mettent point en peine. Ils honorent tout d’abord les grands services, et, après les avoir honorés, les jalousent ; après avoir promu des gens à de hautes distinctions, ils les privent, non seulement de leur récompense, mais de la vie même, sous de misérables prétextes que leur seule extravagance rend invraisemblables. S’ils punissent, ce n’est pas pour des actes dignes de répression, mais sur la foi de calomnies, d’accusations sans contrôle, et le châtiment s’abat non sur ceux qui le méritent, mais sur ceux qu’ils peuvent mettre à mort. C’est de quoi nous donne un merveilleux exemple la conduite de Saül, fils de Kis, le premier qui ait été roi sur les Hébreux après le gouvernement aristocratique et celui des Juges, lui qui mit à mort trois cents prêtres et prophètes, sur un simple soupçon contre Achimélech, lui qui détruisit aussi leur ville et chercha par cette boucherie à vider ce qu’on peut appeler le temple[18] à la fois de prêtres et de prophètes, ne laissant même pas subsister leur patrie pour qu’elle pût en produire d'autres après eux.

[18] Nous traduisons littéralement le texte νόν τρόπψ τινί ναόν, mais il est probablement altéré. — Tout le développement (section 7) est l’œuvre propre de Josèphe.

Abiathar, échappé seul au massacre, rejoint David.

8.[19] Abiathar, le fils d’Achimélech, qui, seul de la race de prêtres massacrés par Saül avait pu s’échapper, s’en alla trouver David, et lui raconta la catastrophe des siens et la mort de son père. David répondit qu’il avait prévu ce qui devait arriver, dès qu’il avait aperçu Doëg ; il s’était douté, en effet, que cet homme calomnierait le grand-prêtre auprès du roi et il s’accusait lui-même de leur malheur. Cependant il pria Abiathar de demeurer là et de vivre avec lui, car nulle part ailleurs il ne serait aussi bien en sûreté.

[19] I Samuel, XXII, 21.

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