Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VII

CHAPITRE XI
Les tribus à nouveau soumises à David ; Joab tue son rival Amasa ; révolte et mort de Siba.

Soumission des tribus à David.

1.[1] Cependant les Hébreux du parti d’Absalon qui s’étaient échappés de la bataille, une fois revenus chacun chez soi, envoient dans toutes les villes pour rappeler les bienfaits reçus de David, la liberté et le salut qu’il leur avait procurés au prix de tant de grandes guerres. Ils se plaignaient qu’on eut chassé David du trône pour y installer un autre et maintenant, une fois mort le chef qu’ils avaient choisi, qu’on n’allât pas supplier David de mettre fin à sa colère, de leur rendre sa bienveillance et de reprendre la direction des affaires ainsi qu’auparavant en acceptant de nouveau la royauté. Tout cela était rapporté continuellement à David. Celui-ci néanmoins ne laisse pas d’écrire aux grands-prêtres Sadoc et Abiathar, leur mandant de représenter aux chefs de la tribu de Juda combien il serait honteux pour eux que les autres tribus les devançassent en choisissant de nouveau David pour roi, « alors, disait-il, que vous lui êtes apparentés et issus du même sang que lui. » Il leur prescrivit d’en dire autant au général Amessas : fils de sa sœur, comment ne se faisait-il pas un devoir de persuader le peuple de rendre la royauté à David ? Il pouvait attendre de son roi non seulement le pardon, qui lui était déjà accordé, mais le commandement en chef de tout le peuple, que lui avait précédemment conféré Absalon. Les grands-prêtres allèrent, d’une part, s’entretenir avec les chefs de la tribu et, de l’autre, persuadèrent Amessas, après lui avoir fait la commission du roi, de réfléchir à son sujet. Amessas, alors, décide la tribu d’envoyer sur-le-champ des députés à David pour l’inviter à rentrer en possession de sa royauté. Et tous les Israélites firent de même, à l’instigation d’Amessas.

[1] II Samuel, XIX, 10.

La tribu de Juda vient à lui la première ; David fait grâce à Séméi.

2.[2] Quand les envoyés se furent présentés à David, il se rendit à Jérusalem. Avant tous les autres, la tribu de Juda vint à la rencontre du roi sur le fleuve du Jourdain ainsi que Séméi, fils de Ghéra, avec mille hommes qu’il amenait de la tribu de Benjamin, et Sibas, affranchi de Saül et ses fils, au nombre de quinze, avec vingt serviteurs. Ceux-ci, avec la tribu de Juda, jetèrent un pont sur le fleuve, afin que le roi pût le franchir plus aisément avec les siens. Lorsque David arriva sur les bords du Jourdain, la tribu de Juda l’acclama ; quand il monta sur le pont, Séméi se jeta à terre devant lui, lui embrassa les pieds et le pria de pardonner ses torts envers lui et de ne pas le traiter avec rigueur : « Ne croyez pas que votre premier soin, une fois revenu au pouvoir, doive être de me châtier, mais considérez plutôt que dans le repentir de mes fautes, je me suis hâté d’accourir en premier vers vous. » Tandis qu’il suppliait et implorait ainsi, Abisaï, frère de Joab, s’écria : « C’est pour cela que tu échapperais à la mort, toi qui as insulté un roi placé par Dieu sur le trône ! » Mais David s’étant tourné vers lui : « Ne finirez-vous pas, dit-il, enfants de Sarouïa ? Prenez garde de susciter encore de nouvelles agitations et séditions après tant d’autres. Sachez que je considère ce jour comme le premier de mon règne. C’est pourquoi je jure de faire remise du châtiment à tous ceux qui ont failli envers moi et de ne sévir contre aucun des coupables. Et toi, dit-il, Séméi, rassure-toi, et ne crois pas ta vie en danger. » Celui-ci se prosterna aux pieds du roi et marcha devant lui.

[2] II Samuel, XIX, 14.

Méphiboseth s’excuse auprès de David et se plaint de Siba ; David leur pardonne à tous deux.

3.[3] On vit aussi venir à sa rencontre le petit-fils de Saül, Memphibosthos, vêtu d’habits sordides, les cheveux épais et en désordre : c’est qu’après la fuite de David il ne se les était pas coupés, de chagrin, et n’avait pas nettoyé ses vêtements, regardant comme un malheur personnel ce changement de règne. En outre, il avait été injustement accusé auprès de David par son intendant Sibas. Quand il eut salué le roi en se prosternant devant lui, David commença à lui demander pourquoi il n’était pas parti avec lui et ne l’avait point accompagné dans sa fuite. Memphibosthos en rejeta la faute sur Sibas. Celui-ci, en effet, avait reçu l’ordre de tout préparer pour le départ, mais il ne s’en était pas occupé et ne s’était pas plus soucié de lui que d’un esclave. « Pourtant, dit-il, si j’avais eu les pieds valides, je n’eusse pas été séparé de toi ; je m’en serais servi pour fuir. Mais il ne s’est pas contenté de contrarier ainsi mon dévouement envers toi, seigneur, il a ajouté à cela des calomnies et de misérables mensonges. Cependant je sais bien que rien de tout cela ne trouve accès dans ton esprit, qui est équitable, veut le triomphe de la vérité et chérit la divinité. Après avoir été, en effet, exposé aux pires dangers par mon grand-père et quand toute notre famille méritait de périr pour te venger, tu t’es montré modéré et bon en oubliant tout ce passé à l’heure même où ta rancune pouvait se permettre la vengeance. Tu m’as traité en ami, tu m’as admis tous les jours à ta table ; bref, j’ai été traité comme le plus honoré de tes parents. » Après ces paroles, David résolut de ne point châtier Memphibosthos, mais de ne pas rechercher non plus Sibas, pour l’avoir calomnié. Il conta à Memphibosthos que, pour le punir de n’être pas venu le rejoindre avec Sibas, il avait donné tous ses biens à ce dernier ; maintenant il lui faisait grâce et ordonnait de lui restituer la moitié de ses biens. Mais Memphibosthos s’écria : « Que Sibas garde le tout ; pour moi, il me suffit que tu aies recouvré la royauté ! »

[3] II Samuel, XIX, 25.

Barzilaï refuse de venir vivre à la cour.

4.[4] Berzéléos le Galadite, grand et bel homme, qui avait comblé David de présents pendant son séjour aux Retranchements et l’avait escorté jusqu’au Jourdain, fut invité par lui à l’accompagner à Jérusalem : David promettait d’entourer sa vieillesse de tous les honneurs, de prendre soin de lui et de veiller sur lui comme sur un père. Mais Berzéléos, par amour de son foyer, refusa d’aller vivre avec le roi, déclarant qu’il avait atteint ce degré de vieillesse où l’on ne jouit plus des plaisirs, — il avait quatre-vingts ans, — mais où l’on songe à la mort et à la sépulture ; puis il lui demanda pour toute grâce de le congédier. En effet, l’âge lui avait enlevé le goût de la nourriture et de la boisson ; de plus, ses oreilles étaient fermées aux sons des flûtes et au chant des autres instruments[5] destinés à charmer ceux qui vivent ensemble à la cour des rois. Vaincu par ces vives instances : « Eh bien, dit le roi, je te congédie, toi, mais laisse-moi ton fils Achiman(os)[6] : je veux le combler de largesses. » Berzéléos lui laissa donc son fils, salua le roi et, après lui avoir souhaité la réussite de tous ses projets[7], s’en retourna chez lui. David arrive à Galgala, avant déjà autour de lui la moitié du peuple et toute la tribu de Juda.

[4] II Samuel, XIX, 32.

[5] Dans le texte biblique il est question de chanteurs, non d’instruments.

[6] Hébreu : Khimbam ; LXX : Χαμαάμ (L : Αχιμσαν). Dans la Bible c’est Barzilaï qui propose Khimbam à David.

[7] D’après II Samuel, XIX, 40, c’est, au contraire, David qui charge Barzilaï de bénédictions.

Les autres tribus reprochent à Juda d’être allée la première saluer le roi.

5.[8] A Galgala se rendent auprès de lui les notables de la région[9] accompagnés d’une grande multitude : ils font grief à la tribu de Juda d’être venue à David en secret, alors qu’on aurait dû se porter tous ensemble d’un commun accord à sa rencontre. Mais les chefs de la tribu de Juda les prièrent de ne pas leur en vouloir d’avoir été ainsi devancés ; c’est en qualité de parents de David, obligés par là même à plus de sollicitude et d’affection, qu’ils avaient pris les devants ; mais ils n’avaient point, en récompense de leur empressement, reçu de présents qui pussent indisposer les retardataires. Ainsi parlèrent les chefs de la tribu de Juda. Cependant les premiers des autres tribus, loin de se calmer : « En vérité, dirent-ils, chers frères, nous nous étonnons que vous vous disiez seuls parents du roi : celui qui a reçu de Dieu la plénitude du pouvoir doit être considéré comme notre parent à tous. Et c’est pourquoi l’ensemble du peuple a onze parts[10] (du roi) et vous une seule ; en outre nous sommes les plus anciens ; vous n’avez donc pas bien agi en venant secrètement et à la dérobée auprès du roi. »

[8] II Samuel, XX, 42.

[9] τής χώρας. Mais les mss. R, O ont la leçon πάσης φυλής « de toutes les tribus ».

[10] « Dix parts » dans la Bible.

Révolte de Siba ; David charge Joab de la réprimer.

6.[11] Tandis que les chefs discutaient ainsi les uns avec les autres, un homme méchant, amateur de discorde, nommé Sabéos, fils de Bochorias[12], de la tribu de Benjamin, se dressa devant le peuple et cria très haut : « Nul de nous n’a de part avec David, ni de lot du fils de Jessée. » Après ces paroles, il sonne du cor et proclame la guerre contre le roi. Alors tous le suivirent, abandonnant David. Seule lui resta fidèle la tribu de Juda, et elle l’installa dans le palais royal à Jérusalem. Quant aux concubines, dont son fils Absalon avait abusé, il les transféra dans une autre maison et recommanda à ses serviteurs de leur procurer tout le nécessaire, mais n’eut plus commerce avec elles. Cependant il désigne Amessas comme général et lui attribue la charge occupée par Joab[13]. Puis il lui donne ordre de réunir tout ce qu’il pourrait de guerriers de la tribu de Juda et de le rejoindre dans trois jours : il lui confierait alors toutes ses forces et l’enverrait combattre le fils de Bochorias. Amessas partit, mais ne mit aucune hâte à rassembler l’armée. Comme il ne revenait pas, au troisième jour le roi dit à Joab[14] qu’il n’était pas expédient de laisser du répit à Sabéos : on pouvait craindre qu’avec le temps de se préparer il ne vint à causer plus de maux et d’affaires que n’en avait suscité Absalon. « En conséquence, dit-il, ne temporisons plus : prends tout ce qu’il y a de troupes sous la main, ainsi que les six cents ; de concert avec ton frère Abesséos, relance l’ennemi et n’importe où tu le surprendras, essaye de livrer bataille. Fais diligence pour le prévenir, de peur qu’il ne s’empare de quelques places fortes et ne nous ménage ainsi bien des combats et des sueurs. »

[11] II Samuel, XX, 1.

[12] LXX : Σαβεέ υίός Βοχορί ; hébreu : Schéba b. Bikhri.

[13] C’est le sens littéral. Mais, en réalité (cf. plus bas), David avait simplement attribué à Amessas les mêmes pouvoirs qu’à Joab : c’était un partage de commandement.

[14] Bible : « David dit à Abiscbaï ». Josèphe avait-il une version différente ? « Joab » va mieux avec le contexte qu’Abischaï. Thenius a fait remarquer que les LXX ont dû lire Joab. Cf. Peschito.

Joab tue son rival Amasa ; il assiège la ville où Siba s’est réfugié.

7.[15] Joab résolut d’agir sans retard. Il prit avec lui son frère et les six cents, et prescrivit à tout ce qui restait de troupes à Jérusalem de le suivre ; puis il courut contre Sabéos. En arrivant à Gabaon, bourgade située à quarante stades de Jérusalem, il rencontra Amessas qui s’avançait à la tête de forces considérables. Joab, ceint de son épée et revêtu de sa cuirasse, se porta au-devant de lui. Comme Amessas approchait pour le saluer, Joab fait comme par mégarde tomber son épée hors du fourreau. Il se baisse pour la ramasser et de l’autre main, comme pour l’embrasser, saisit par la barbe Amessas, qui s’était rapproché de lui ; puis, sans que l’autre pût se garer, il le frappe au ventre et l’étend raide mort : attentat impie et de tout point détestable sur un jeune homme de mérite, son parent, qui ne lui avait fait aucun tort, mais qu’il jalousait parce que le roi lui avait conféré le commandement et l’égalité dans les honneurs. C’était déjà pour la même raison qu’il avait assassiné Abner. Encore ce premier attentat pouvait invoquer une excuse spécieuse : le désir de venger son frère Asaël ; rien de semblable ne pouvait couvrir le meurtre d’Amessas. S’étant ainsi défait de son collègue, Joab poursuivit Sabéos, après avoir laissé un gardien près du cadavre avec ordre de crier aux soldats : « Amessas est mort justement et son châtiment est mérité ; si vous êtes du parti du roi, suivez son général Joab et Abesséos son frère. » Le corps gisant sur le chemin, tout le monde accourt le voir et, selon l’habitude de la foule, tous se tiennent debout autour, manifestant leur étonnement et leur pitié[16]. Puis l’homme l’enlève de là et le porte en un lieu fort écarté de la route où il dépose le corps et le recouvre d’un manteau. Cela fait, le peuple tout entier suivit Joab. Cependant, tandis qu’il poursuit Sabéos à travers tout le pays d’Israël, quelqu’un lui indique que le rebelle se trouve dans une ville forte appelée Abelmachéa[17]. Il s’y rend donc, dispose ses troupes autour de la ville et l’entoure d’une circonvallation ; puis, il commanda à ses soldats de saper les murailles et de les jeter bas. Car les habitants de la ville ayant refusé de le recevoir, il s’était fort irrité contre eux.

[15] II Samuel, XX, 7.

[16] Nous lisons avec Naber : έθσύμαζον, ήλέουν (texte très douteux).

[17] La Bible (texte massorétique) a ici deux noms de lieux : Abel ou (et) Beth Maacha (LXX : Άβέλ Βεθμαχά ou v. 15 Φερμαχά), mais les éditeurs corrigent avec raison.

Une femme parlemente avec Joab et lui livre la tête de Siba ; officiers nommés par David.

8.[18] Une femme de la ville, pleine de sens et d’esprit, voyant sa patrie au seuil de la ruine, monte sur le rempart et fait appeler Joab par les hommes d’armes. Celui-ci s’étant approché, elle commença par lui dire que Dieu avait désigné les rois et les capitaines pour détruire les ennemis des Hébreux et procurer à ceux-ci la paix et la délivrance[19]. « Et toi, dit-elle, tu prends à tâche d’anéantir et de saccager une ville maîtresse des Israélites, qui n’a commis aucun crime. » Joab proteste et prie Dieu de lui demeurer propice ; il assure qu’il n’a envie de faire périr personne du peuple, bien loin de vouloir anéantir une si grande ville ; pourvu qu’on lui remette pour être châtié l’homme qui s’est révolté contre le roi, Sabéos fils de Bochorias, il lèvera le siège et ramènera l’armée. Quand la femme eut entendu les paroles de Joab, elle le pria de patienter un peu, le temps de lui jeter la tête de son ennemi, puis elle descend auprès de ses concitoyens : « Voulez-vous, dit-elle, malheureux que vous êtes, périr misérablement avec vos enfants et vos femmes, à cause d’un scélérat que personne ne connaît et l’avoir pour roi à la place de ce David qui vous a fait tant de bien ? Pensez-vous qu’une seule ville puisse résister à une armée si considérable[20] ? » Elle les persuade ainsi de trancher la tête à Sabéos et de la lancer dans le camp de Joab. Aussitôt fait, le général du roi fit sonner la retraite et leva le siège. Rentré à Jérusalem, il est désigné à nouveau comme général de toute l’armée. Le roi place Banéas à la tête des gardes du corps et des six cents, il préposa Adoram(os) aux impôts, Sabathès et Achilaos[21] aux registres, et nomma Sousas[22] scribe, et Sadoc et Abiathar prêtres[23].

[18] II Samuel, XX, 16.

[19] Josèphe remplace par une phrase banale un passage très obscur de la Bible (v. 18).

[20] Discours imaginé par Josèphe.

[21] Bible : Josaphat ben Ahiloud (un seul fonctionnaire). Plus haut, où nous avons vu déjà cette énumération, on lit Ίωσάφατον υίόν Άχίλου.

[22] Comme LXX ; hébreu : Scheva. Plus haut Σεισάν.

[23] La Bible ajoute ici : et Ira le Yaïrite était pontife de David.

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