Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE X

CHAPITRE IX
Guédalia est nommé gouverneur ; Jérémie est libéré de prison, mais il refuse d'aller à Babylone ; les fugitifs reviennent au pays, sous l'impulsion de Guédalia ; Ismaël, un ancien fugitif à la solde des Ammonites, égorge Guédalia pendant un festin et emmène en captivité la population de la ville de Masphatha ; Jean, un chef des fugitifs, fait la guerre à Ismaël et les libère ; il forme le projet d'aller en Égypte ; il consulte Jérémie ; Jérémie prophétise des maux s'ils vont en Égypte ; ils n'écoutent pas le prophète et partent pour l'Égypte en emmenant avec eux Jérémie et Baruch ; le roi des Babyloniens fait la guerre à l'Égypte, fait à nouveau prisonniers les Juifs qui s’y trouvaient et les emmène à Babylone.

Guédalia est nommé gouverneur des Juifs restés dans le pays ; libération de Jérémie ; il refuse d’aller à Babylone.

1.[1] Nabouzardan, général, après avoir emmené en captivité le peuple des Hébreux, laissa sur place les indigents et les transfuges en leur désignant pour gouverneur un certain Godolias, fils d’Aïcam(os)[2], homme de bonne naissance, conciliant et juste. Il leur prescrivit de cultiver le sol et de payer au roi un tribut déterminé. Quant au prophète Jérémie, Nabouzardan le fit sortir de prison et l’invita à venir avec lui à Babylone, car le roi lui avait donné l’ordre de pourvoir à tout son entretien ; s’il refusait, Jérémie devait déclarer où il avait résolu de demeurer pour qu’il en écrivit au roi. Mais le prophète ne voulut ni le suivre ni s’établir nulle part ailleurs ; il préféra passer sa vie sur les ruines de sa patrie et ses misérables débris. Informé de sa résolution, le général ordonna à Godolias, qu’il avait laissé sur les lieux, d’avoir tous les égards pour Jérémie et de pourvoir à tous ses besoins, puis il lui rendit la liberté, après l’avoir gratifié de magnifiques présents. Jérémie demeura dans une ville du pays nommée Masphatha[3] ; il pria Nabouzardan de délivrer en même temps que lui son disciple Barouch, fils de Ner, qui était d’une maison très illustre et merveilleusement versé dans la langue nationale.

[1] II Rois, XXV, 22 ; Jérémie, XXXIX, 14 ; XL, 4.

[2] Hébreu : Guedalia fils d’Abikam.

[3] Hébreu : Miçpa.

Les fugitifs se rallient à Guédalia et s’établissent dans le pays sous sa protection.

2.[4] Cela réglé, Nabouzardan se rendit à Babylone. Cependant, les gens qui avaient fui pendant le siège de Jérusalem et s’étaient dispersés dans le pays, quand ils apprirent que les Babyloniens étaient partis, laissant quelques hommes sur la terre de Jérusalem pour la travailler, se réunirent de toutes parts et vinrent trouver Godolias à Masphatha. Ils avaient pour chefs Jean, fils de Karéas, Yézanias, Saréas[5], et d’autres encore. Il y avait aussi un certain Ismaël, de la famille royale, méchant homme plein de ruse qui, pendant le siège de Jérusalem, s’était enfui chez Baalim[6], roi des Ammanites, avec lequel il avait habité depuis lors. A ces nouveaux venus Godolias persuada de demeurer au pays sans plus rien redouter des Babyloniens ; s’ils cultivaient la terre, il ne leur arriverait aucun mal. C’est ce qu’il leur garantit par serment, ajoutant qu’ils auraient en lui un défenseur, et que, si on leur causait quelque tort, ils pouvaient compter sur une prompte assistance. En outre, il leur conseillait de se fixer chacun dans la ville de son choix et de recruter des hommes avec ses propres gens pour relever les fondations de ces villes et les habiter. Il les avertit aussi de se munir, pendant qu’il en était encore temps, de froment, de vin et d’huile, afin d’avoir de quoi se nourrir pendant l’hiver. Après ces paroles, il les congédia vers les lieux qu’ils s’étaient. respectivement choisis dans la contrée.

[4] II Rois, XXV, 23 ; Jérémie, XL, 7.

[5] Hébreu : Yohanan ben Karéah, Yezanyahou [Yaazania (Rois)], Séraïa ; LXX : Ίωνά υίός Καρήθ, Ίεζονίας, Σαραίας.

[6] Hébreu : Baalis.

Guédalia est inutilement averti par ses amis de se méfier d’Ismaël.

3.[7] Le bruit s’étant répandu parmi les populations voisines de la Judée que Godolias avait recueilli avec humanité les fugitifs revenus à lui et leur avait permis de s’établir dans le pays pour le cultiver, à condition de payer tribut au Babylonien, les gens de ces pays accoururent aussi auprès de Godolias et colonisèrent la région. Jean et les chefs qu’il avait avec lui apprécièrent tant cette faveur[8] et furent si touchés de la bonté et de l’humanité de Godolias qu’ils lui vouèrent une extrême affection et lui révélèrent que Baalim, le roi des Ammanites, avait envoyé Ismaël pour l’assassiner traîtreusement et en secret et pour régner sur les Israélites, car il était de la race royale. Ils ajoutaient qu’ils le sauveraient de ses embûches s’il leur permettait de tuer Ismaël à l’insu de tous : car si Godolias était tué par Ismaël, ils redoutaient, disaient-ils, l’anéantissement complet des derniers restes de la force d’Israël. Mais Godolias ne pouvait croire, disait-il, à la vérité d’un semblable complot tramé par quelqu’un qu’il avait si bien traité. Quelle apparence, en effet, qu’un homme ; qui, dans son dénuement, avait obtenu de lui tout le nécessaire, montrât assez de scélératesse et d’ingratitude envers son bienfaiteur pour chercher à assassiner de sa main celui qu’il eût été déjà criminel de ne pas essayer de sauver des embûches d’autrui ! Néanmoins, s’il fallait tenir la chose pour véridique, il préférait encore mourir de la main d’Ismaël plutôt que de sacrifier l'homme qui s’était réfugié chez lui et avait mis sa vie comme un dépôt sous sa sauvegarde.

[7] Jérémie, XL, 11.

[8] Nous lisons avec Naber χέριν au lieu de χώραν.

Ismaël tue Guédalia pendant un festin ; autres meurtres ; il part chez les Ammonites avec des prisonniers.

4.[9] Jean et les chefs qui l’accompagnaient partirent donc sans avoir pu convaincre Godolias. Trente jours[10] s’étaient écoulés, quand Godolias vit arriver à Masphatha Ismaël avec dix hommes. Il leur offre un magnifique festin et des présents, et tombe dans l’ivresse tandis qu’il traite en ami Ismaël et ses compagnons. Le voyant dans cet état, plongé dans l’inconscience et le sommeil sous l’empire du vin, Ismaël se précipite avec ses dix compagnons et égorge Godolias ainsi que tous les autres convives couchés auprès de lui. Puis, après ce meurtre, il sort de nuit et va massacrer tous les Juifs de la ville et tous les soldats qu’y avaient laissés les Babyloniens. Le jour suivant, quatre-vingts hommes de la campagne venaient avec des présents chez Godolias, nul ne sachant ce qui lui était arrivé. En les apercevant, Ismaël les invite à entrer censément auprès de Godolias et, dès qu’ils ont pénétré, il ferme la cour, les massacre et jette leurs corps dans une citerne profonde pour les faire disparaître. Cependant, il épargna quelques-uns de ces quatre-vingts hommes[11], qui l’avaient supplié d’attendre, avant de les tuer, d’avoir reçu d’eux les objets cachés dans leurs champs, meubles, vêtements et blé[12]. Ce qu’ayant entendu, Ismaël leur fit grâce. Mais il emmena en captivité la population de Masphatha avec les femmes et les enfants, parmi lesquels se trouvaient les filles du roi Sédécias, que Nabouzardan, général des Babyloniens, avait laissées auprès de Godolias. Après ces exploits, Ismaël se rend chez le roi des Ammanites.

[9] Jérémie, XLI, 1 ; II Rois, XXV, 25.

[10] La Bible dit : le septième mois.

[11] Ils étaient dix d’après Jérémie, XLI, 8.

[12] Dans la Bible il n’est question que de vivres.

Jean les délivre ; projet de départ pour l’Égypte.

5.[13] Lorsque Jean et les chefs qui l’accompagnaient apprirent la conduite d’Ismaël à Masphatha et la mort de Godolias, ils en furent indignés, et, ayant pris chacun leurs hommes d’armes, ils partirent en guerre contre Ismaël : ils le surprennent près de la source d’Hébron[14]. Les prisonniers d’Ismaël, à la vue de Jean et des chefs, se réjouirent, pensant que du secours leur venait et, faussant compagnie à leur ravisseur. ils coururent vers Jean. Ismaël alors se réfugia avec huit hommes auprès du roi des Ammanites. Jean prend avec lui ceux qu’il avait sauvés des mains d’Ismaël, ainsi que les eunuques, les femmes et les enfants, et parvient en un lieu nommé Mandra[15]. Il y demeure toute cette journée, puis ils décident de partir de là pour se rendre en Égypte, car ils craignaient, en restant dans la région, d’être massacrés par les Babyloniens, indignés du meurtre de Godolias, qu’ils avaient établi comme gouverneur.

[13] Jérémie, XLI, 11.

[14] Hébreu : près des grandes eaux de Ghibeôn (LXX : Γαβαών). C’est une inadvertance de Josèphe.

[15] Hébreu, vers. 17 : Gèrout (hôtellerie ?) Kimham ; LXX : Γαβηρωχαμαά (Γηβηρωθχαμααμ). On ne voit pas d’où peut venir la leçon Mandra, à moins que Μανδρα ne soit l’hébreu « hôtellerie », traduction araméenne d’un autre mot hébreu.

Jérémie les en dissuade ; ils partent néanmoins et Jérémie les accompagne.

6.[16] Pendant qu’ils délibéraient sur ce projet, Jean, fils de Karéas, et les chefs qui l’accompagnaient vinrent trouver la prophète Jérémie et le prièrent de demander à Dieu, dans l’embarras où ils se trouvaient sur la conduite à tenir, de décider pour eux, jurant de faire tout ce que Jérémie leur prescrirait. Le prophète leur ayant promis son ministère auprès de Dieu, il advint, au bout de dix jours, que Dieu lui apparut et lui dit d’annoncer ceci à Jean et aux autres chefs et à tout le peuple : s’ils demeurent dans ce pays, Dieu sera avec eux, prendra soin d’eux et les préservera de tout sévices de la part des Babyloniens tant redoutés, mais s’ils émigrent en Égypte, ils les abandonnera et leur infligera dans sa colère « les mêmes maux, dit-il, que vous le savez, vos frères ont subis autrefois ». Or, le prophète eut beau dire à Jean et au peuple que telle était la prédiction de Dieu, on ne voulut pas croire[17] que c’était par ordre de Dieu qu’il les invitait à demeurer dans le pays ; on pensa que, pour plaire à son disciple Barouch, il mettait faussement Dieu en cause et que, s’il les pressait de demeurer là, c’était pour les faire périr de la main des Babyloniens. Refusant donc d’écouter l’avis que Dieu leur donnait par la bouche du prophète, Jean et le peuple partirent pour l’Égypte, emmenant aussi Jérémie et Barouch.

[16] Jérémie, XLII, 1 (grec, XLIV).

[17] Jérémie, XLIII, 1 (grec, L).

Invasion du roi de Babylone en Égypte ; nouvelle transportation des Juifs en Babylonie ; calculs chronologiques.

7.[18] Dès qu’ils y arrivent, la Divinité révèle au prophète que le roi des Babyloniens va faire campagne contre les Égyptiens, et elle lui ordonne d’annoncer au peuple que ce roi prendra l’Égypte, mettra à mort plusieurs d’entre eux et emmènera le reste captif à Babylone. C’est, en effet, ce qui advint. La cinquième année qui suivit la dévastation de Jérusalem, c’est-à-dire la vingt-troisième année du règne de Nabuchodonosor, ce prince marche contre la Cœlésyrie, l’occupe et fait la guerre aussi aux Ammanites et aux Moabites. Puis, ayant réduit ces peuplades en son pouvoir, il envahit l’Égypte pour la réduire à merci. Il tue celui qui y régnait alors, établit un autre roi et, ayant fait à nouveau prisonniers les Juifs qui s’y trouvaient, il les emmène à Babylone[19]. C’est ainsi que la race des Hébreux, réduite à cette extrémité, fut deux fois, comme on nous l’a transmis, transportée au delà de l’Euphrate. En effet, d’abord le peuple des Dix tribus fut arraché de Samarie, par les Assyriens, sous le règne d’Osée. Puis ce fut le tour du peuple des Deux tribus, emmené par Nabuchodonosor, roi des Babyloniens et des Chaldéens, ou du moins de ce tronçon qui avait survécu à la prise de Jérusalem. Salmanasar, après avoir déporté les Israélites, installa à leur place le peuple des Chouthéens, qui vivaient antérieurement dans l’intérieur de la Perse et de la Médie et qui, depuis lors, prirent le nom de Samaritains, d’après la contrée où ils s’étaient fixés. Mais le roi des Babyloniens, après avoir emmené les deux tribus, n’installa aucun peuple dans leur pays, et c’est pourquoi toute la Judée demeura déserte, ainsi que Jérusalem et le Temple, pendant soixante-dix ans. Le total du temps qui s’écoula, depuis la transportation des Israélites jusqu’à celle des deux tribus, fut de cent trente ans, six mois, dix jours[20].

[18] Jérémie, XLIII, 8.

[19] D’après Jérémie, LII, 30. Dans ce texte, c’est Nebouzaradan qui effectue cette deuxième déportation.

[20] S’agit-il ici de la première άνάστασις contemporaine de la destruction du Temple, ou de la deuxième racontée dans ce chapitre, qui eut lieu cinq ans après, la 23e année de Nabuchodonosor ? On peut hésiter. S’il s’agit de la première (opinion de Niebuhr et Freudenthal, op. cit., p. 59 suiv.), l’intervalle qui sépare la captivité des Israélites de la deuxième déportation des deux tribus serait de 133 ans, 6 mois, 10 jours ; cela concorderait non plus avec la Bible (137 ans), mais avec les calculs de Démétrios (apud Clément, Strom., I, p. 403), qui, depuis Sennachérib jusqu’à la dernière déportation, donne 128 ans, 6 mois, 10 jours. Or la captivité des Israélites est de la septième année d’Ézéchias, et l’invasion de Sennachérib eut lieu sept ans après : 128 + 7 = les 135 ans de Josèphe. Mais Destinon ne croit pas qu’après avoir suivi la Bible, Josèphe emprunte ici un calcul étranger et conclut plutôt à une inadvertance de sa part. On a déjà vu cependant que Josèphe ne se fait pas faute de suivre divers systèmes sans se soucier de les harmoniser.

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