Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE X

CHAPITRE X
Histoire de Daniel et de ses trois compagnons à la cour de Nabuchodonosor.

Jeunes hommes juifs élevés à la cour de Nabuchodonosor ; Daniel et ses trois compagnons.

1.[1] Le roi des Babyloniens, Nabuchodonosor, ayant pris les enfants des Juifs les mieux nés et les proches de leur roi Sédécias[2] qui se distinguaient par la vigueur de leurs corps et la beauté de leurs visages, les confie à des pédagogues chargés d’en prendre soin, après avoir fait de quelques-uns des eunuques[3]. Il traitait de même des jeunes gens à la fleur de l’âge appartenant aux autres nations soumises qu’il avait réduits en captivité ; il leur donnait à manger les viandes de sa table, leur faisait enseigner les traditions du pays et apprendre les lettres des Chaldéens. Ces jeunes gens étaient versés dans la sagesse où il les faisait exercer. Parmi eux se trouvaient quatre jeunes hommes de la famille de Sédécias[4], de caractère vertueux : ils avaient pour noms Daniel(os), Ananias, Misael(os) et Azarias. Le Babylonien les obligea à changer leurs noms contre d’autres : il appela Daniel Baltasar(os), Ananias Sédrach(ès), Misael Misach(ès) et Azarias Abdénagô[5]. A cause de leurs rares dispositions, de leur zèle à apprendre les lettres et de leurs progrès en sagesse, le roi les tenait en honneur et ne cessait de leur témoigner son affection.

[1] Daniel, I, 1.

[2] Daniel, I, 3.

[3] Le livre de Daniel ne le dit pas ; Aschpenaz, chef des eunuques, est seulement chargé de s’occuper des jeunes gens et de les instruire. Toutefois c’est l’opinion traditionnelle, fondée sur Isaïe, XXXIX, 7 : dans Sanhédrin, 93 b, Rab (fin du IIe siècle ap. J.-C.), commentant ce texte, dit que Daniel et ses compagnons étaient vraiment des eunuques. Cf. Séder Ella R., éd. Friedmann, ch. XXIV ; et Pirké de R. Eléizer, ch. LII, 52, qui le déduisent d’Isaïe, LVI, 4 suiv.

[4] Selon la Bible, des enfants de Juda.

[5] Mêmes noms que dans LXX. Hébreu : Belschaçar, Schadrac, Méschak Abed-Nego.

Régime suivi par Daniel et ses compagnons ; ils en retirent des avantages physiques et intellectuels.

2.[6] Cependant Daniel, ainsi que ses compagnons, avait résolu de vivre d’une vie austère, de s’abstenir des mets de la table royale et, en général, de toute chair vivante ; il alla donc trouver Aschanès[7], l’eunuque auquel avait été confiée leur surveillance, le pria de prendre pour lui-même et de consommer tout ce qu’on leur apportait de la part du roi et de leur donner à manger des légumes[8] et des dattes[9] et n’importe quel autre aliment non animal ; ils préféraient, en effet, se nourrir de la sorte et méprisaient toute autre nourriture. Aschanès se déclara prêt à déférer à leur désir, mais il appréhendait que le roi ne s’en aperçût à la maigreur de leur corps et à l’altération de leurs traits, — un pareil régime devant nécessairement agir sur leur corps et leur teint — et surtout par comparaison avec l’aspect des autres jeunes gens, bien nourris ; il craignait d’encourir par leur faute une responsabilité et un châtiment. Cependant les jeunes hommes, volant Aschanès bien disposé, ont raison de ses scrupules et le persuadent de leur fournir cette nourriture pendant dix jours à titre d’essai : si l’aspect de leur corps n’avait pas changé alors, ils continueraient d’user d’un régime qui ne leur ferait plus aucun mal ; que si, au contraire, il les voyait amaigris et plus mal portants que les autres, il les remettrait à leur régime antérieur. Or, non seulement ils n’éprouvèrent aucun dommage à se nourrir ainsi, mais ils en eurent le corps plus robuste et plus développé que les autres, si bien qu’on pouvait croire maltraités ceux qui bénéficiaient de la munificence royale, tandis que Daniel et ses compagnons paraissaient vivre dans l’abondance et faire excellente chère ; dès lors, sans plus rien craindre. Aschanès prenait pour lui tout ce que, chaque jour, le roi avait coutume d’envoyer de sa table aux jeunes gens, et il les nourrissait comme ils l’avaient demandé. Ceux-ci, ayant l’esprit éclairci par ce régime et tout frais pour l’étude et, d’autre part, le corps plus résistant au travail, — leur esprit, en effet, n’était pas corrompu ni alourdi par des aliments variés, ni leur corps amolli pour la même raison, — s’instruisirent aisément dans toutes les branches du savoir des Hébreux et des Chaldéens. Daniel se distingua particulièrement&nsbp;; déjà assez avancé en sagesse, il s’adonna à l’interprétation des songes, et la Divinité se manifesta à lui.

[6] Daniel, I, 8.

[7] Hébreu = le chef des eunuques s’appelle Aschpenaz ; l’homme à qui est confié le soin de leur entretien, Hamelçar (nom propre ou nom de fonction ?). Le premier Daniel grec appelle l’un Άσφανέζ, l’autre Άμελσάδ (Άμερσαρ). Le Daniel xατάς τούς O. appelle l’un et l’autre Άβιεσδρί. Aschanès de Josèphe est une mauvaise lecture de Άσφανέζ (φ lu comme χ).

[8] Le premier Daniel grec dit : άπό τών σπερμέτων, le deuxième a, comme Josèphe, όσπρίων.

[9] N’est pas dans la Bible.

Songe de Nabuchodonosor ; les mages ne peuvent le lui rappeler, ni l’expliquer ; Daniel supplie Dieu, qui lui révèle songe et explication.

3.[10] Deux ans après la dévastation de l’Égypte, le roi Nabuchodonosor eut un songe étonnant, dont Dieu même lui fit voir l’issue pendant son sommeil, mais qu’il oublia à peine levé de sa couche. Ayant donc mandé les Chaldéens, les mages et les devins, il leur raconta qu’il avait eu un songe et l’avait oublié ; il leur commanda de lui dire le contenu de ce songe et sa signification. Ceux-ci déclarent impossible pour des hommes de retrouver ce songe, mais promettent de l’expliquer à condition qu’il le leur raconte ; alors il les menaça de mort s’ils ne lui disaient le songe même qu’il avait eu. Et il donna ordre de les faire tous périr s’ils avouaient ne pouvoir lui donner satisfaction. Quand Daniel apprit que le roi avait ordonné de mettre à mort tous les sages et que lui et ses proches couraient le même danger, il alla trouver Arioch(ès), à qui était confié le commandement des satellites du roi, et lui demanda pour quelle raison le roi avait ordonné de faire périr tous les sages, les Chaldéens et les mages. On lui raconta l’incident du songe oublié et que, le roi leur ayant commandé de le lui révéler, ils avaient excité sa colère en s’en déclarant incapables. Là-dessus il pria Arioch de pénétrer chez le roi, de demander une nuit de grâce pour les mages et de suspendre d’autant leur exécution : il espérait, en effet, en implorant Dieu, obtenir, au cours de cette nuit, la connaissance du songe. Arioch informa le roi de la supplique de Daniel[11] ; celui ci ordonna de surseoir à l’exécution des mages jusqu’à ce qu’il connût les révélations promises par Daniel. Le jeune homme, rentré chez lui avec ses proches, passe la nuit entière à supplier Dieu de sauver les mages et les Chaldéens, dans le châtiment de qui ils devaient eux-mêmes être enveloppés, et de les soustraire au courroux du roi, en lui faisant connaître le songe et en lui révélant ce que le roi avait vu, puis oublié, la nuit passée, durant son sommeil. Dieu, prenant pitié de ceux qui étaient dans un tel péril et chérissant Daniel pour sa sagesse, lui révéla et le songe et son explication afin qu’il pût en instruire le roi. Ainsi renseigné par Dieu, Daniel se lève tout joyeux, raconte l’événement à ses frères et ranime la bonne humeur et l’espérance de vivre chez ces hommes, qui avaient déjà dit adieu à la vie et tournaient leur pensée vers la mort[12] ; puis, après avoir, avec ceux-ci, rendu grâce à Dieu, qui avait pris en pitié leur jeunesse, le jour venu, il se rend chez Arioch et lui demande de le mener auprès du roi, à qui il voulait révéler le songe que celui-ci disait avoir eu la nuit précédente.

[10] Daniel, II, 1.

[11] Dans la Bible, Daniel entre lui-même chez le roi.

[12] Détails imaginés par Josèphe.

Il les raconte au roi.

4.[13] Une fois entré chez le roi, Daniel le supplia d’abord de ne point lui attribuer plus de sagesse qu’aux autres Chaldéens et mages, parce que, nul d’entre eux n’ayant pu découvrir le songe, lui seul allait le lui raconter ; ce n’était pas à son expérience qu’il devait ce résultat ou à une intelligence plus exercée que la leur : « mais c’est que Dieu, nous ayant pris en pitié dans notre péril de mort, écoutant mes supplications en faveur de ma propre vie et de celle de mes compatriotes, m’a révélé et le songe et son explication. Non moins, en effet, que le chagrin que me causait ta sentence de mort contre nous, c’était le souci de ta propre gloire qui me préoccupait, la gloire d’un prince qui ordonnait injustement de mettre à mort des hommes, des gens de bien, à qui tu avais commandé une chose dont n’est point capable la sagesse humaine et dont tu attendais ce qui n’appartient qu’à Dieu seul. Voici donc la vérité. Comme tu t’inquiétais de savoir qui gouvernerait après toi le monde entier, Dieu, pendant que tu dormais, voulut te révéler tous les rois futurs en t’envoyant le songe suivant : tu crus voir une grande statue, debout, dont la tête était d’or, les épaules et les bras d’argent, le ventre et les hanches d’airain, les jambes et les pieds de fer[14]. Ensuite tu vis une pierre tomber de la montagne et s’abattre sur la statue qu’elle renversa et brisa sans en laisser une seule partie intacte ; tu vis l’or, l’argent, le fer et l’airain réduits en poussière plus ténue que de la farine ; ces débris, enlevés par la force d’un vent violent, se dispersèrent, mais la pierre grandit au point que la terre entière en paraissait couverte. Tel est le songe que tu as vu. En voici l’interprétation : la tête d’or te désignait, toi-même et tous les rois babyloniens qui t’ont précédé ; les deux mains et les épaules signifient que votre puissance sera brisée par deux rois[15]. L’empire de ces derniers, un autre le détruira, venu de l’occident, vêtu d’airain, et cette puissance même, une autre, semblable au fer, y mettra fin et triomphera pour toujours[16], à cause de la nature du fer, qui est plus résistante que celle de l’or, de l’argent et de l’airain. » Daniel s’expliqua aussi envers le roi au sujet de la pierre. Mais je n’ai pas cru devoir le rapporter, car mon objet est de raconter les événements passés et accomplis et non ceux à venir. Si quelque lecteur, avide d’information exacte et ne reculant pas devant des recherches laborieuses, pousse la curiosité jusqu’à vouloir connaître ce qui adviendra dans le mystérieux avenir, qu’il prenne la peine de lire le livre de Daniel : il le trouvera dans les Saintes Écritures.

[13] Daniel, II, 27.

[14] Dans la Bible, les pieds sont de fer et d’argile mélangés (v. 33). En ne parlant pas du tout d’argile, Josèphe altère considérablement le songe et l’interprétation.

[15] Autre divergence : l’argent ne représente qu’un roi dans la Bible. Josèphe étend aux bras ce qui est dit des pieds de fer et d’argile.

[16] Josèphe dit du fer ce que la Bible dit du cinquième royaume correspondant à la pierre : il entend donc sans doute par le fer l’empire romain. De là peut être la réticence, dans le texte qui suit, où il se défend de donner l’explication de la pierre symbolique, ne voulant pas, par prudence, traduire une prédiction annonçant la ruine de la puissance romaine par le Messie.

Les compagnons de Daniel refusent de se prosterner devant la statue de Nabuchodonosor ; jetés dans la fournaise, ils échappent miraculeusement au feu.

5.[17] Le roi Nabuchodonosor, ayant entendu ce discours et reconnu son songe, fut frappé d’admiration devant le génie de Daniel ; tombant sur sa face, il se mit à le révérer à la façon dont on adore la divinité et commanda qu’on lui offrit des sacrifices comme à un dieu. Bien plus, il lui conféra le nom même de son propre dieu[18] et le fit gouverneur de tout son empire, lui et ses proches. Cependant il leur advint d’être en butte à l’envie et à la méchanceté et de courir un danger pour avoir offensé le roi dans les circonstances suivantes[19]. Le roi, ayant fait fabriquer une statue d’or, haute de soixante coudées et large de six, la fit ériger dans la grande plaine de Babylone et, pour la consacrer, convoqua les grands de tous les pays de son empire, avec ordre, dès qu’ils entendraient le signal de la trompette[20], de se prosterner et d’adorer la statue ; ceux qui s’y refuseraient. il menaça de les précipiter dans la fournaise ardente. Tous, en conséquence, dès qu’ils entendirent le signal de la trompette, se mirent à adorer la statue ; mais on dit que les proches de Daniel s’y refusèrent, pour ne point transgresser les lois de leur nation. Reconnus coupables et précipités aussitôt dans le feu, ils furent préservés par la providence divine et échappèrent par miracle à la mort. En effet, le feu ne les toucha pas, et s’il les respecta, c’est, je crois, en vertu de l’innocence de ceux qui y étaient jetés : il n’eut pas la force de briller les jeunes gens, tout le temps qu’il les environna de ses flammes, car Dieu avait rendu leurs corps assez résistants pour n’en être point consumés. Ce miracle les fit paraître au roi comme des hommes vertueux et chers à Dieu ; aussi, dans la suite, obtinrent-ils de lui tous les honneurs.

[17] Daniel, II, 46.

[18] Allusion au nom de Belachaçar (Baltazar) d’après Daniel, IV, 8, mais Josèphe oublie qu’il a déjà précédemment mentionné ce nom.

[19] Daniel, III, 1.

[20] Josèphe résume brièvement le récit biblique qui énumère les fonctionnaires invités et les instruments de musique qui devaient sonner, outre la trompette.

Nouveau songe de Nabuchodonosor ; Daniel en donne l’explication ; Josèphe se retranche derrière l’autorité des Livres Saints.

6.[21] Peu de temps après, le roi eut pendant son sommeil une nouvelle vision : il se voyait, déchu de son pouvoir, passant sa vie avec les bêtes et, après avoir ainsi vécu dans la solitude pendant sept ans, il recouvrait le pouvoir. A la suite de ce rêve. il convoqua derechef les mages, les interrogea et leur en demanda la signification. Aucun d’eux ne put découvrir le sens du songe et le révéler au roi. Cette fois encore Daniel, seul, l’expliqua et il en advint comme il l’avait prédit. Après avoir passé, en effet, dans le désert tout le temps qu’on vient de dire, sans que personne osât se mettre à la tête des affaires pendant ce septennat, le roi supplia Dieu de lui faire recouvrer la royauté et remonta sur le trône. Que personne ne me reproche de rapporter tous ces détails dans mon ouvrage comme je les trouve dans les Livres antiques : car, dès le début de cette histoire, je me suis mis en garde contre ceux qui voudraient apporter quelque critique ou quelque blâme à mon récit, en disant que je ne faisais que traduire en grec les Livres des Hébreux et en promettant de tout exposer sans ajouter aux faits nul détail inventé et sans en rien retrancher.

[21] Daniel, IV. Très résumé.

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