Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XII

CHAPITRE V
Antiochus Épiphane envahit l'Égypte, mais y est refoulé par crainte des Romains ; il pille Jérusalem par deux fois, dépouille le Temple, immole des porcs sur le nouvel autel qu'il construit, interdit la circoncision et aboli le culte Juif ; les Samaritains font allégeance à Antiochus et leur temple du mont Garizim est consacré à Zeus Hellénios.[1]

Les grands-prêtres Jason et Ménélas. Hellénisation de Jérusalem.

1.[2] Vers le même temps, Onias, le grand-prêtre, étant mort aussi, son frère reçut d'Antiochus la grande-prêtrise ; car le fils que laissait Onias était encore en bas âge. Nous raconterons en temps voulu tout ce qui a trait à cet enfant[3]. Jésus, — c'était le frère d'Onias, — fut bientôt privé de la grande-prêtrise : le roi, s'étant irrité contre lui, donna la charge à son plus jeune frère, qui s'appelait Onias ; Simon avait eu, en effet, trois fils, et tous trois furent grands-prêtres, comme je l'ai montré. Jésus changea son nom en celui de Jason, et Onias fut appelé Ménélas. Jésus, le précédent grand-prêtre, se révolta contre Ménélas, qui avait été nommé après lui ; le peuple s'étant divisé entre les deux, les fils de Tobie embrassèrent le parti de Ménélas, mais la plus grande partie de la nation prit fait et cause pour Jason. Ménélas et les fils de Tobie, maltraités par Jason, se réfugièrent auprès d'Antiochus et lui déclarèrent qu'ils étaient décidés à abandonner leurs lois nationales et leur propre constitution, pour suivre les volontés du roi et adopter une constitution grecque. Ils lui demandèrent donc de leur permettre de construire un gymnase à Jérusalem ; l'autorisation obtenue, ils se mirent aussi à dissimuler leur circoncision, afin que, même nus, ils ressemblassent aux Grecs ; et en tout, renonçant à leurs usages nationaux, ils se mirent à imiter les autres peuples[4].

[1] A partir d'ici jusqu'à chapitre XIII, Josèphe a pour source principale le Ier livre des Macchabées, qu'il n'a connu que jusqu'à 13, 42, mais sous la forme qui nous est familière, et qu'il a suivi très fidèlement en général. Pour compléter les données de cet ouvrage il a utilisé  : 1° une chronique sacerdotale (seulement pour la succession des grands-prêtres) ; 2° pour les événements de l'histoire générale de Syrie, les historiens grecs, c'est-à-dire Polybe et Posidonius, ou peut-être un compilateur (Nicolas de Damas ?) qui les avait résumés ; enfin 3° pour l'histoire du pontificat de Simon, il parait avoir consulté un document grec, le même peut-être auquel il a puisé plus largement dans la Guerre des Juifs. (Les événements compris dans toute cette partie des Antiquités avaient déjà été racontés plus brièvement dans la Guerre, I, § 1-53) ; nous renvoyons à la traduction de cet ouvrage pour l'indication détaillée des divergences.) Josèphe n'a pas connu le 2e livre des Macchabées (Jason de Cyrène). Pour la critique des sources, on consultera, outre les ouvrages généraux de Bloch et de Destinon et les commentaires de Grimm et de Keil sur les livres des Macchabées, Nussbaum, Observationes in Fl. Josephi Antiq. libros. XII, 3-XIII, 14 (1875) ; Büchler dans la Rev. ét. juives, XXXII (1896), p. 179 suiv., et XXXIV (1897), p. 69 suiv., et dans Jewish Quarterly Review, tome IX ; Niese, Kritik der beiden Makkabäerbüchen (1900, t. à part de l'Hermes, tome XXXV).

[2] Les détails ici donnés sur la succession des grands-prêtres ne sont pas empruntés à I Macchabées mais probablement à la Chronique pontificale déjà plusieurs fois mentionnée. Ces détails diffèrent complètement de ceux de II Maccabées, 4, où l'on voit : 1° que Jason supplanta à prix d'argent Onias III, au lieu de lui succéder pacifiquement ; 2° que Ménélas n'était pas le frère d'Onias III et de Jason, mais un Benjaminite, frère de Simon le προστάτης du Temple. (Dans la Guerre, I, § 31 suiv., tout se réduit à une querelle entre les fils de Tobie et Onias « l'un des grands-prêtres »). Les renseignements de II Maccabées méritent incontestablement la préférence. Il est invraisemblable que Simon III ait eu deux fils appelés Onias et l'on comprend que le rédacteur de la Chronique pontificale ait retouché les faits pour donner à toute la succession des grands-prêtres un aspect légitime.

[3] Voir plus loin Livre XIII, III, 1 suiv.

[4] Pour le gymnase, les faux prépuces etc., cf. I Maccabées, 1, 11-15, qui ne précise pas les dates. D'après II Maccabées, 4, 10-17, toutes ces tentatives d'hellénisation se placeraient déjà sous Jason (173-171 ?).

Antiochus Épiphane et l'Égypte.

2.[5] Antiochus, voyant les affaires de son royaume marcher à souhait, résolut de faire une expédition contre l'Égypte, dont il convoitait la possession, méprisant les fils de Ptolémée, encore trop faibles, et incapables de gouverner un pareil royaume. Il marcha donc avec des forces considérables contre Péluse, et, après avoir circonvenu par la ruse Ptolémée Philométor, envahit l'Égypte ; arrivé dans les environs de Memphis, il prit la ville et marcha sur Alexandrie pour l'assiéger, s'en emparer et mettre la main sur Ptolémée qui y régnait. Mais il fut repoussé non seulement d'Alexandrie, mais de l'Égypte entière, les Romains l'ayant averti d'avoir à quitter le pays, comme je l'ai déjà rapporté ailleurs[6]. Je raconterai en détail ce qui concerne ce roi, et comment il s'empara de la Judée et du Temple, car, ayant déjà parlé de ces faits sommairement dans mon premier ouvrage[7], je trouve bon d'en reprendre maintenant le récit plus exact.

[5] Cette section est empruntée à des historiens grecs, mais Josèphe ne fait qu'un bloc des deux expéditions d'Antiochus en Égypte (170 et 168) que distinguent d'autres sources et notamment II MaccabéesI Maccabées ne parait également connaître qu'une expédition (1, 16.20).

[6] Josèphe emprunte cette formule au document grec qu'il copie. Sur cette étourderie, fréquente chez lui, cf. Destinon, p. 27 suiv.

[7] Guerre, I, § 31-40.

Premier pillage de Jérusalem.

3. Revenu d'Égypte, par crainte des Romains, Antiochus marcha contre la ville de Jérusalem ; il y arriva la cent-quarante-troisième année du règne des Séleucides, et s'empara de la ville sans combat, les portes lui ayant été ouvertes par ses partisans. Devenu ainsi maître de Jérusalem, il fit mettre à mort beaucoup de ceux qui lui étaient opposés, et, chargé de richesses, produit du pillage, revint à Antioche[8].

[8] Ce premier pillage de Jérusalem correspond pour la date à celui qui est raconté dans I Maccabées, 1, 20-28 sous l’an 143 Sél. (170-169 av. J.-C.), mais il faut remarquer que dans I Maccabées il n'est question que du pillage du temple (que Josèphe place deux ans après) et dans Josèphe seulement de celui de la ville. De plus, Josèphe fait une allusion évidente à des partisans et à des adversaires (égyptisants) de la domination d'Antiochus, ce qui rappelle Guerre, I, § 32, où le massacre porte sur les partisans de Ptolémée. On ne saurait donc douter que Josèphe n'ait abandonné ici son guide habituel (I Maccabées) pour suivre le document grec, mal informé, qu'il avait déjà utilisé dans la Guerre. Son récit renferme, en outre, un anachronisme évident en attribuant la première retraite d'Antiochus à l'intervention des Romains ; celle-ci ne se produisit qu'en 168.

Deuxième pillage. Abolition du culte juif.

4.[9] Deux ans après, la cent-quarante-cinquième année, le vingt-cinquième jour du mois appelé chez nous Chasleu et chez les Macédoniens Apellaios, la cent cinquante troisième olympiade, le roi marcha sur Jérusalem à la tête d'une forte armée, et, en simulant des intentions pacifiques, s'empara de la ville par ruse[10]. Séduit par les richesses enfermées dans le Temple, il n’épargna même pas ceux qui l'avaient reçu. Par convoitise, voyant l'or prodigué dans le Temple et la masse des offrandes précieuses qui l'ornaient, afin de pouvoir tout piller, il n'hésita pas à violer les conventions faites avec eux. Il dépouilla donc le Temple jusqu'à emporter les ustensiles sacrés, les chandeliers d'or, l'autel d'or, la table, les encensoirs, sans oublier même les voiles, qui étaient de lin et d'écarlate, vida les trésors cachés, ne laissa absolument rien. Ce désastre jeta les Juifs dans le plus grand désespoir. Antiochus interdit, en effet, les sacrifices qu'ils offraient chaque jour à Dieu, suivant la loi, et, après avoir livré au pillage la ville entière, fit mettre à mort une partie des habitants, emmena les autres prisonniers avec les femmes et les enfants, si bien que le nombre des captifs fut d'environ dix mille. Il mit le feu aux plus beaux quartiers de la ville, jeta bas les remparts et construisit la citadelle de la ville basse ; elle était fort élevée et dominait le Temple ; en raison de cette situation, il la ceignit de hautes murailles et de tours, et y plaça une garnison macédonienne[11]. La citadelle n'en resta pas moins le refuge de tous ceux du peuple qui étaient impies ou méchants, et qui firent endurer aux citoyens bien des souffrances cruelles. Après avoir élevé un autel sur l'emplacement de l'ancien autel des sacrifices, le roi y immola des porcs, offrande interdite par la loi et les coutumes du culte des Juifs. Il obligea ceux-ci, abandonnant le culte de leur Dieu, à adorer les divinités auxquelles il croyait lui-même, à leur bâtir dans chaque ville et dans chaque village des sanctuaires, à leur ériger des autels où ils leur sacrifieraient chaque jour des porcs. Il leur interdit aussi de circoncire leurs enfants, menaçant de châtiment quiconque serait surpris à transgresser cette défense. Il établit des inspecteurs chargés de veiller à l'exécution de ses ordres. Beaucoup de Juifs, les uns spontanément, les autres par crainte du châtiment annoncé, se soumirent aux ordres du roi ; mais les plus considérés et les plus fiers méprisèrent son autorité, et, tenant plus grand compte de leurs coutumes nationales que du châtiment dont il les menaçait en cas de désobéissance, durent à leur courage d'être tous les jours en butte aux mauvais traitements, et périrent après avoir passé par les plus dures épreuves. Frappés à coups de fouet, mutilés, ils étaient mis en croix vivant et respirant encore ; leurs femmes, leurs fils, qu'ils avaient circoncis malgré la défense du roi, étaient étranglés ; on pendait les enfants au cou de leurs parents crucifiés. Tout livre sacré, tout exemplaire de la loi qu'on découvrait était détruit, et les malheureux chez qui il avait été trouvé périssaient eux aussi misérablement.

[9] Cette section correspond en gros à I Maccabées, 1, 20-28 ; la date 143 Sél. = 168-7 av. J.-C. (deux ans après le premier pillage, § 29 Maccabées) concorde ; Ol. 153 = 168-4 av. J.-C. Toutefois il faut noter d’importantes différences entre les deux récits : 1° le jour donné par Josèphe pour l'entrée d'Antiochus à Jérusalem, 25 Chislev, est en réalité celui où fut célébré le premier sacrifice païen sur l'autel d'Antiochus (§ 59 Maccabées, cf. 4, 52) ; 2° Josèphe a mal compris le texte I Maccabées, 1, 29 d'où il résulte que toute cette opération ne fut pas exécutée par Antiochus en personne, mais par son lieutenant (sans doute l'Apollonios de II Maccabées, 5, 16) chargé de prélever les tributs dans les villes de Judée ; 3° le pillage du temple n'eut pas lieu à cette occasion, mais lors de la première entrée des Syriens à Jérusalem en 170-169 (I Maccabées, 1, 21 suiv.). Dans le détail des supplices infligés aux Juifs récalcitrants (§ 255 suiv.), Josèphe ajoute aussi au texte de I Maccabées et se rencontre en partie avec II Maccabées, 6, 18 et Guerre, I, 1, 2, (Büchler).

[10] Et non pas de force comme Josèphe le dit ailleurs, XIII, § 215, et Guerre, I, § 32.

[11] L'Acra était située sur la colline orientale, au sud du Temple, dont la séparait un ravin.

Le temple des Samaritains consacré à Zeus Hellénios.

5.[12] Les Samaritains, voyant le traitement infligé aux Juifs, cessèrent de se donner pour leurs parents et de prétendre que le temple du Garizim était celui du Dieu tout-puissant, en quoi ils suivaient leur naturel, que j'ai décrit déjà ; mais ils se dirent descendants des Mèdes et des Perses, ce qu'ils sont en effet. Ils envoyèrent donc à Antiochus des ambassadeurs avec une lettre, et voici les déclarations qu'ils lui firent : « Mémoire des Sidoniens de Sichem[13] au roi Antiochus Théos Épiphane. Nos ancêtres, à la suite de sécheresses qui désolèrent le pays, obéissant à une vieille superstition, adoptèrent la coutume de célébrer le jour que les Juifs appellent sabbat ; ils élevèrent sur la montagne appelée Garizim un temple sans dédicace et y offrirent les sacrifices prescrits. Aujourd'hui que tu traites les Juifs comme le méritait leur méchanceté, les officiers du roi, pensant que c'est par suite de notre parenté avec eux que nous suivons les mêmes pratiques, portent contre nous les mêmes accusations, alors que, depuis l'origine, nous sommes Sidoniens, comme le démontrent clairement nos annales publiques. Nous te supplions donc, toi le bienfaiteur et le sauveur, d'ordonner à Apollonios, sous-préfet, et à Nicanor, agent royal[14], de ne pas nous faire de tort en nous accusant des mêmes crimes que les Juifs, qui nous sont étrangers par la race comme par les coutumes, et de consacrer notre temple anonyme au culte de Zeus Hellénios : ainsi nous ne serons plus molestés, et pouvant désormais vaquer en toute sécurité à nos travaux, nous te paierons des tributs plus considérables ». A cette requête des Samaritains, le roi fit la réponse suivante : « Le roi Antiochus à Nicanor. Les Sidoniens de Sichem nous ont adressé le mémoire ci-inclus. Puisque leurs envoyés, devant nous et nos amis réunis en conseil, ont établi qu'ils n’ont rien fait de ce qui est reproché aux Juifs, mais qu'ils désirent vivre suivant les coutumes des Grecs, nous les tenons quittes de toute accusation, et ordonnons que leur temple, comme ils l'ont demandé, soit consacré à Zeus Hellénios ». Il envoya également cette lettre au sous-préfet Apollonios, la [cent] quarante-sixième année, le dix-huitième jour du mois d'Hécatombéon Hyrcanios[15].

[12] Cette section ne dérive pas de I Maccabées, mais probablement d'un pamphlet hostile aux Samaritains, né dans les milieux juifs d'Égypte. Le mémoire et le rescrit eux-mêmes ont pu, à l'origine, être forgés dans l’intérêt des Samaritains ; la rédaction en est habile et tout à fait conforme au style de chancellerie que nous font connaître les papyrus égyptiens du IIe siècle. Quant au fond historique, tout ce qu'on sait d'ailleurs (II Maccabées, 6,2) c'est qu'Antiochus fit consacrer le temple du Garizim à Zeus Xénios (Hospitalier) καθὼς ἐτύγχανον οἱ τὸν τόπον οἰκοῦντες (déjà les bons Samaritains !). L'authenticité de nos documents est défendue par Niese, op. cit., p. 107.

[13] Cf. XI, VIII, 6.

[14] Apollonios est probablement le μυσάρχης (μεριδάρχης ?) de II Maccabées, 5, 24. Nicanor est inconnu (cf. VII, 3) ; il ne saurait être identifié au confident de Démétrius Soter dont il sera question plus loin, X, 3.

[15] L'an 146 (cette correction s'impose) Sél. correspond à 167-6 av. J.-C. Le mois attique Hécatombéon (juillet) est étranger au calendrier macédonien, qui était celui de la chancellerie séleucide ; Hyrcanios est un nom de mois (?) totalement inconnu.

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