Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XV

CHAPITRE VI
Victoire de d'Octave sur Antoine à Actium ; Hyrcan veut s'échapper chez l'Arabe Malchos ; Hérode le fait mettre à mort ; il se rend à Rhodes et y rencontre Octave ; il parle de sa fidélité passée avec Antoine, mais fait désormais allégeance à Octave ; Octave lui accorde sa bienveillance et lui rend son diadème ; Hérode aide Octave dans sa campagne d'Égypte et achète son amitié à prix d'argent.[1]

Bataille d'Actium. Dangers d'Hérode.

1. Tout avait donc bien pour lui, car il s'était rendu sur tous les points inattaquable, quand une crise survint qui remit tout en question, à la suite de la victoire de César sur Antoine à Actium. La situation parut alors désespérée à Hérode lui-même, comme aux ennemis et amis qui l'entouraient : il n'était pas vraisemblable, en effet, qu'il restât indemne, étant donnée l'amitié très étroite qui l'unissait à Antoine. Ses amis désespéraient de son salut ; ses ennemis feignaient en public de partager ses angoisses, mais éprouvaient une secrète joie, comptant sur une révolution avantageuse. Hérode, voyant qu'Hyrcan seul restait investi du prestige de la race royale, pensa qu’il importait de se débarrasser de lui il estimait que, s'il avait lui-même la vie sauve et échappait au danger, il garantirait sa sécurité en empêchant ce rival, plus digne que lui d'occuper le trône, de guetter le retour d'une pareille occasion : s'il lui arrivait, au contraire, malheur de la part de César, il souhaitait, par jalousie, faire disparaître le seul candidat possible à la royauté.

[1] Guerre, I, § 388-395 (il n'y est pas question du supplice d'Hyrcan).

2. Telles étaient les pensées que ruminait Hérode, quand ses adversaires lui fournirent un nouveau motif d'agir. Hyrcan, de caractère paisible, n'avait, ni alors ni en aucun autre temps, voulu se mêler des affaires ou tenter des nouveautés, résigné à sa fortune et prêt à se contenter de ce qu’elle lui apportait. Mais Alexandra, qui était ambitieuse et qui ne pouvait réfréner son espoir d'un changement, suppliait son père de ne pas supporter jusqu'au bout les injustices d'Hérode à l'égard de leur famille ; elle l'exhortait à se mettre en sécurité, pour se réserver des espérances ultérieures et le priait d'écrire à ce sujet à Malchos, alors chef des Arabes, pour lui demander de les accueillir et de leur donner asile. Une fois eux partis, si les affaires d'Hérode tournaient comme le faisait prévoir l'hostilité de César, ils seraient seuls à recueillir le pouvoir, en raison de leur race et de la sympathie du peuple. Hyrcan repoussait ces conseils. mais Alexandra, avec sa passion de l'intrigue et sa ténacité de femme, ne lui laissa de repos ni jour ni nuit, revenant sans cesse sur ce sujet, sur les mauvaises intentions d'Hérode à leur égard&nnbsp;; elle fit si bien qu'il se laissa enfin persuader de confier à Dosithée, un de ses amis, une lettre par laquelle il priait l'Arabe de lui envoyer une escorte de cavaliers pour l'emmener et l'accompagner jusqu'au lac Asphaltite, distant de trois cents stades des frontières du territoire de Jérusalem. Il avait confiance en Dosithée, qui se montrait plein de dévouement pour lui et pour Alexandra, et qui avait de sérieuses raisons d'en vouloir à Hérode : car il était parent de Joseph, que le roi avait fait mettre à mort, et frère [de l'un] de ceux qui avaient été tués auparavant à Tyr par ordre d'Antoine[2]. Toutes ces raisons ne décidèrent cependant pas Dosithée à servir fidèlement Hyrcan ; estimant qu'il y avait moins à espérer de lui que du roi, il livra la lettre à Hérode. Celui-ci le remercia de son dévouement et le pria de lui rendre encore le service de porter la lettre, après l'avoir pliée et scellée, à Malchos et de rapporter la réponse : car il avait grand intérêt à connaître également les sentiments de Malchos. Dosithée s'acquitta avec zèle de la mission. L'Arabe répondit qu'il était prêt à recevoir Hyrcan, sa suite et tous les juifs ses partisans ; qu'il enverrait des troupes pour protéger leur fuite et que tout ce que demandait Hyrcan lui serait accordé. Dès qu'Hérode eut entre les mains cette seconde lettre, il envoya chercher Hyrcan et l'interrogea sur les engagements pris par lui avec Malchos. Hyrcan ayant nié, Hérode montra au Conseil leur correspondance et fit mettre à mort Hyrcan.

[2] Livre XIV, XIII, 2. L’expression « parent de Joseph » achève de prouver que Joseph n'était pas oncle, mais simplement beau-frère d'Hérode (supra, III, 5).

3. Nous avons suivi ici les mémoires du roi Hérode[3]. Mais les autres historiens ne s'accordent pas avec cette version. Ils croient que ce n'est pas pour les raisons alléguées, mais sur une accusation insidieusement intentée, à sa manière, qu'Hérode fit tuer Hyrcan. Voici leur récit. Au cours d'un banquet, Hérode, dans une conversation où rien ne pouvait éveiller le soupçon, demanda à Hyrcan s'il avait reçu des lettres de Malchos ; Hyrcan avoua avoir reçu des lettres de salutation. Hérode lui demanda encore s'il n'avait pas reçu quelque présent. Rien de plus, répondit Hyrcan, que des chevaux de selle, dont Malchos lui avait envoyé quatre (paires). Hérode en aurait pris prétexte pour l'accuser de corruption et de trahison, et aurait donné l'ordre de l'étrangler. Comme preuve qu'Hyrcan n'avait par aucune faute mérité cette mort, on allègue la douceur de son caractère, le fait que jamais ni dans sa jeunesse, ni lorsqu’il fut lui-même roi, ne montra de témérité ni d'audace, qu'il laissa même pendant son règne presque tous les soins de son gouvernement à Antipater. De plus, il avait alors quatre-vingt-un ans[4] ; il regardait le pouvoir d'Hérode comme assuré sans contestation possible, puisqu'il avait traversé l'Euphrate, abandonnant les Juifs habitant au delà du fleuve, qui l'entouraient de leur vénération, pour venir se mettre sans restriction sous les ordres d'Hérode. Il est donc invraisemblable et peu conforme à son caractère qu’il ait conspiré et cherché à faire une révolution, et cette accusation n'aurait été qu'un simple prétexte d'Hérode.

[3] Ces mémoires ou registres n’ont probablement jamais été publiés ; Josèphe les cite à travers Nicolas, qui a pu les connaître en qualité de secrétaire du roi.

[4] Ce chiffre est inexact ou altéré, comme l'a fait observer Wellhausen (Geschichte, 3e éd., p. 221), car le père d'Hyrcan, Alexandre Jannée, épousa Salomé, veuve de son frère mort en 103 ; Hyrcan est donc né au plus tôt en 102 et n'avait à sa mort (31) que 72 ans au plus.

4. Telle fut la fin d'Hyrcan, qui avait connu dans le cours de son existence bien des fortunes diverses. Dès le début, sous le règne de sa mère Alexandra, nommé grand-prêtre du peuple juif, il occupa cette charge pendant neuf ans. Après la mort de sa mère, il monta sur le trône, mais n'y resta que trois mois ; chassé par son frère Aristobule, il fut rétabli par Pompée et recouvra tons ses honneurs, qu'il conserva pendant plus de vingt ans[5]. Renversé une seconde fois par Antigone, et mutilé par lui, il fut emmené prisonnier chez les Parthes. Il revint plus tard dans son pays, attiré par les espérances qu'Hérode faisait reluire à ses yeux. Aucun de ces changements ne se produisit selon son attente[6] ; sa vie ne connut que les déboires, mais le plus triste fut, comme nous l'avons dit plus haut, la mort qu'il trouva dans sa vieillesse. Il semble avoir été doux et modéré en tout ; il laissait à ses ministres la plus grande part dans le gouvernement, n'étant ni remuant, ni capable de régner ; c'est sa douceur même qui permit à Antipater et à Hérode d'arriver à la situation qu'ils occupèrent, et il n'y eut ni justice ni reconnaissance de leur part dans le sort qu'ils lui firent subir.

[5] Le texte a quarante, mais entre le rétablissement d'Hyrcan par Pompée (fin 63 ou commencement 62 av. J.-C.) et l'usurpation d'Antigone (40) il ne s'est passé que 22 ou 23 ans.

[6] Sens douteux. Peut-être : « aucune de ces espérances ne se réalisa ».

Il se rend à Rhodes et se concilie la faveur d'Octave.

5. Hérode, après s'être ainsi débarrassé d'Hyrcan, fut obligé de se rendre en hâte auprès de César ; il ne pouvait conserver grand espoir pour son propre salut à cause de l'amitié qui le liait à Antoine et soupçonnait Alexandra de vouloir profiter des circonstances pour détacher de lui le peuple et susciter des troubles qui mettraient sa royauté en danger. Il remit donc la direction de toutes les affaires à son frère Phéroras, et envoya sa mère, Cypros, sa sœur et tous ses enfants à Masada, avec ordre à son frère, si l'on apprenait qu'il lui fût arrivé malheur, de se saisir du pouvoir. Quant à sa femme Mariamme, comme il était impossible, en raison de ses dissentiments avec sa belle-soeur et sa belle-mère de lui faire partager leur existence, Hérode l'établit à Alexandreion avec sa mère Alexandra ; il confia cette place à son intendant Joseph[7] et à l'Ituréen Soaimos, dont il avait éprouvé le dévouement depuis l'origine ; ces hommes, sous prétexte d'honneurs à rendre aux deux femmes, furent chargés de les surveiller. Hérode leur avait aussi laissé l'ordre, s'ils apprenaient quelque mauvaise nouvelle à son sujet, de faire périr les deux princesses et de s'efforcer de conserver la royauté à ses fils, de concert avec son frère Phéroras.

[7] Le nom de ce personnage (qui ne reparaît pas dans la suite) a été suspecté ; on y a vu une confusion avec un épisode antérieur (supra, III, 5).

6. Ces instructions données, il partit pour Rhodes, où il devait rencontrer César[8]. Quand il eut débarqué, il quitta son diadème, sans rien abdiquer, du reste, de sa dignité. Et lorsqu'il fut admis à s'entretenir avec César, il s'appliqua encore plus à faire ressortir sa grandeur d'âme : loin de recourir aux supplications, comme on pouvait s'y attendre, loin de s'abaisser aux prières, comme un coupable, il rendit compte, sans s'excuser[9], de tout ce qu'il avait fait. Il dit à César qu'une étroite amitié l'avait lié avec Antoine, qu'il avait fait tout son possible pour que celui-ci fût vainqueur ; empêché par une diversion des Arabes de le joindre avec ses troupes, il lui avait envoyé de l'argent et des approvisionnements. Et il n'avait rempli là que les moindres de ses obligations, car lorsqu'on fait profession d'amitié pour un homme et qu'on le reconnaît pour son bienfaiteur, on doit se donner corps, âme et biens pour partager ses dangers ; lui n'en avait pas fait assez. Il avait, du moins, conscience d'avoir bien agi en ne l'abandonnant pas après la défaite d'Actium, en ne donnant pas une direction nouvelle à ses espérances quand la fortune elle-même changeait de camp ; il était resté pour Antoine, sinon un allié bien utile, du moins un conseiller avisé, en lui indiquant, comme seul moyen de se sauver et de ne pas tout perdre, la mort de Cléopâtre : « Celle-ci disparue, ajouta Hérode, il aurait eu quelque chance de garder son empire et de trouver à conclure avec toi un accord mettant fin à votre inimitié. Mais il n'a voulu examiner aucune de ces raisons ; il a préféré, à son grand dam et à ton grand avantage, n'écouter que son imprudence. Et maintenant, si, dans ta colère contre Antoine, tu condamnes aussi mon zèle pour lui, je ne saurais désavouer ma conduite ni rougir de dire publiquement mon attachement pour lui ; si au contraire, enlevant le masque[10], tu veux considérer comment je me comporte avec mes bienfaiteurs et quel ami je suis, ma conduite antérieure te permettra de me bien connaître : car, il n'y aura de changé qu'un nom, et tu apprécieras aussi bien que lui la solidité de mon amitié. »

[8] Printemps 30 av. J.-C.

[9] ἀνυποτιμήτως, sens probable ([?], excuse, justification en grec alexandrin).

[10] τὸ πρόσωπον ἀνελών, sens douteux. Peut-être : « faisant abstraction des personnes ? »

Ses services à l'armée d'Octave dans la campagne d'Égypte.

7. Ce discours, qui dénotait si bien la franchise de son caractère, ne fit pas une médiocre impression sur César, qui avait l'esprit large et généreux ; ainsi les raisons mêmes dont on faisait un grief contre Hérode devinrent à César des motifs de lui accorder sa bienveillance. Il lui rendit son diadème, l'exhorta à ne pas se montrer moins attaché à lui qu'autrefois à Antoine, et lui prodigua les honneurs ; il ajouta que Quintus Didius lui avait écrit qu'Hérode l'avait secondé de tout son zèle dans l'affaire des gladiateurs[11]. Heureux d'avoir été l'objet d'une aussi flatteuse réception, Hérode vit, contre toute espérance, son trône consolidé grâce à la générosité de César et à un sénatus-consulte des Romains, que celui-ci lui fit obtenir pour plus de sécurité. Là-dessus, il accompagna César vers l'Égypte, le comblant, lui et ses amis, de présents, au delà même de ses moyens, et se montrant d'une rare générosité. Il demanda même la grâce d'Alexandre, un des familiers d'Antoine, mais il ne put l'obtenir, car César était lié par un serment antérieur[12]. Il revint ensuite en Judée, plus honoré et plus indépendant que jamais, au grand étonnement de ceux qui s'attendaient à un résultat tout opposé ; on eût dit qu'il sortait toujours des dangers avec plus de splendeur, grâce à la protection divine. Il s'occupa aussitôt de recevoir César, qui devait passer avec ses troupes de Syrie en Égypte[13]. Dès que celui-ci arriva, il le reçut à Ptolémaïs, avec toute la magnificence royale, distribua des présents de bienvenue à son armée et lui fournit en abondance tout le nécessaire. Il fut désormais compté parmi les plus fidèles amis de César, qu'il accompagnait à cheval dans les revues de troupes, et qu'il hébergea, ainsi que ses amis, dans cent cinquante chambres, ornées de toutes les richesses du luxe et meublées somptueusement. Et comme l'armée traversait le désert, il sut pourvoir à ses besoins. Si bien que ni le vin, ni l'eau, encore plus indispensable aux soldats, ne firent défaut. Il fit présent à César lui-même de huit cents talents, et l’impression générale fut qu'il s'était, dans tous ces bons offices, montré plus généreux et plus magnifique que ne le faisaient prévoir les ressources de son royaume. Cette conduite ajouta encore à la confiance qu'on avait en sa fidélité et en son zèle, et il tira surtout de grands avantages d'avoir su accommoder sa générosité aux besoins du moment. Au retour d'Égypte, les services qu'il rendit de nouveau ne le cédèrent en rien à ceux de l'aller.

[11] Q. Didius, gouverneur de Syrie (les mss. des Antiquités ont καταιδιος, καπιδιος, le Bellum καὶ Βεντιδιος ; la vraie leçon est due à Hudson), assisté par Hérode, avait arrêté une troupe de gladiateurs partis de Cyzique pour secourir Antoine. Josèphe, en abrégeant Nicolas, rend l'allusion inintelligible. Cf. Dion Cassius, LI, 7.

[12] Il s'agit d'Alexas de Laodicée, confident d'Antoine, qui l'avait envoyé à Hérode (Plut., Ant., 72).

[12] Déjà plus haut il a été dit prématurément qu'il accompagna Octave jusqu'à l'Égypte.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant