Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XVII

CHAPITRE IX
Révolte des Juifs déplorant le sort de Matthias ; Archélaüs les invite à l'apaisement, mais face à l'entêtement des insurgés en pleine fête de Pâque, il en appelle à l'armée et fait un massacre ; Archélaüs et Antipas s'embarquent pour Rome pour y revendiquer chacun la royauté ; devant l'empereur, Antipater, fils de Salomé, fait un réquisitoire contre Archélaüs et Nicolas de Damas plaide en faveur de ce dernier ; l'empereur donne des assurances à Archélaüs, mais remet sa décision s’il fallait confirmer la royauté à Archélaüs seul ou la partager entre tous les enfants d’Hérode.[1]

Répression d’une révolte à Jérusalem. Sabinus à Jérusalem.

1.[2] Sur ces entrefaites, quelques Juifs, réunis par le désir d’une révolution, se finirent à déplorer le sort de Matthias et de ceux qui avaient été mis à mort avec lui par Hérode, et qui, sur le moment, avaient été privés des honneurs funèbres par la crainte qu’inspirait le roi. C’étaient les gens qui avaient été condamnés pour l’enlèvement de l’aigle d’or. Ils poussaient donc de grands cris et des lamentations et lançaient au roi des injures comme un soulagement pour ces morts. Ils se réunirent pour réclamer qu’Archélaüs les vengeât en châtiant les hommes honorés par Hérode, qu’en premier lieu et ouvertement, il destituât le grand-pontife désigné par Hérode et choisit un homme plus respectueux de la loi et plus leur pour ce poste. Archélaüs, bien que fort mécontent de leur agitation, s’inclina, dans sa hâte de faire au plus vite le voyage de Rome pour observer les dispositions de l’empereur. Il leur envoya donc son général d’armée et le chargea de les amener par la persuasion à renoncer à leur projet de vengeance[3], à considérer que la peine subie par leurs amis était conforme aux lois, que leurs exigences atteignaient un haut degré d’insolence ; d’ailleurs, les circonstances n’y étaient guère propices et exigeaient plutôt de la concorde jusqu’au moment où il reviendrait vers eux investi du pouvoir par le consentement de l’empereur ; alors il délibérerait avec eux sur leurs revendications ; pour le moment, ils devaient rester tranquilles et éviter de paraître séditieux.

[1] Résumé de ces événements (ch. 9 et 11) chez Nicolas (F. H. G., III, 354), où n’apparaît pas la distinction des deux délibérations distinguées par Josèphe. Il est aussi fait allusion au voyage d’Archélaüs et aux doléances des Juifs dans l’Évangile selon Luc, XIX, 12 suiv.

[2] Sections 1-3 = Guerre, II, 5-19.

[3] Ou, si l’on adopte la conjecture de Naber (μωρίας pour τιμωρίας) : « à leur folie ».

2. Après avoir donné au général ces indications et ces instructions, il l’envoya auprès d’eux. Mais ceux-ci, par leurs cris, l’empêchèrent de parler et le mirent en danger de mort, ainsi que tous ceux qui osaient ouvertement leur conseiller de se modérer et de renoncer à ces projets. Décidés à suivre en toute chose leur propre impulsion plutôt que l’autorité des pouvoirs établis, ils jugeaient affreux, après avoir été privés du vivant d’Hérode de leurs plus chers amis, qu’on les empêchât, même après sa mort, de les venger en obéissant à leur colère ; ils considéraient comme légal et juste ce qui devait leur faire plaisir, incapables de prévoir le danger qui en résulterait et, même si quelques-uns le soupçonnaient, dominés par la joie immédiate que leur procurerait le châtiment de leurs ennemis les plus détestés. Beaucoup de gens furent envoyés par Archélaüs pour parlementer avec eux ; certains vinrent sans qu’il les en eût priés et uniquement de leur propre gré, pour les ramener à plus de douceur ; mais ils n’en laissèrent parler aucun. C’était le soulèvement de quelques enragés, qui menaçait de dégénérer en une grande révolte, car la multitude affluait vers eux.

3. Vers ce moment, arrivait la date de la fête où la loi des Juifs prescrit de servir que des pains azymes : c’est la fête appelée la Pâque et qui commémore leur sortie d’Égypte. On la célèbre avec beaucoup de zèle et la coutume veut qu’on y immole une plus grande quantité de victimes que dans aucune autre fête. Une foule innombrable descend alors de tout le pays et même de l’étranger pour honorer Dieu. Même les séditieux qui pleuraient Matthias et Judas, interprètes des lois, se réunirent dans le Temple avec force victuailles qui, ces agitateurs n’avaient pas honte d’aller mendier. Archélaüs, craignant que quelque désordre plus grave ne résultât de leur extravagance, envoya une compagnie d’hoplites avec un chiliarque pour réprimer l’élan de révolte avant que tout le peuple ne fût gagné par leur folie, avec ordre de lui amener ceux qui se distingueraient le plus par leur désir de rébellion. Contre ces troupes les séditieux de la faction des exégètes de la loi et la multitude s’excitèrent avec des cris et des exhortations ; ils s’élancèrent sur les soldats et, les ayant cernés, les tuèrent pour la plupart à coups de pierres ; un petit nombre seulement et le chiliarque purent s’échapper, n’étant que blessés. Cela fait, les auteurs de la révolte se remirent à célébrer leur sacrifice. Archélaüs se demandait si tout n’était pas perdu dans le cas où il ne réprimerait pas ce mouvement populaire ; aussi envoya-t-il toute son armée et sa cavalerie, cette dernière pour empêcher les gens qui campaient autour du Temple de porter secours à ceux qui étaient dans l’intérieur et afin que ceux qui seraient refoulés par l’infanterie fussent repris quand ils se croiraient déjà en sûreté. Les cavaliers tuèrent environ trois mille hommes : le reste s’enfuit dans les montagnes voisines[4]. Archélaüs fit donner par des hérauts l’ordre que chacun rentrât chez soi, et la multitude s’en alla, abandonnant la fête par crainte de maux plus grands, malgré l’audace que lui donnait son inexpérience. Archélaüs descendit alors vers la mer en emmenant, outre sa mère, Nicolas[5], Ptolémée et Ptollas[6] ses amis, après avoir confié à son frère Philippe le soin de toutes ses affaires privées et publiques. Il était aussi accompagné de Salomé, sœur d’Hérode, qui emmenait ses enfants, et de nombreux parents qui assuraient vouloir travailler à lui faire obtenir la royauté, mais qui, en réalité, allaient agir contre lui et protester surtout au sujet des événements qui avaient en lieu dans le Temple. A Césarée, Archélaüs rencontra Sabinus, procurateur des biens de l’empereur en Syrie, qui était venu en Judée en toute hâte pour mettre en sûreté la fortune d’Hérode ; mais Varus, survenant, l’empêcha de poursuivre sa mission, Archélaüs l’ayant fait mander par Ptolémée. Pour être agréable à Varus, Sabinus n’occupa point toutes les citadelles de la Judée et ne mit pas les trésors sous scellés ; il permit à Archélaüs de les conserver jusqu’à ce que l’empereur eût pris une décision à cet égard, et, cette promesse faite, il resta à Césarée. Cependant, quand Archélaüs se fut embarqué pour Rome et que Varus fut reparti pour Antioche, Sabinus se rendit à Jérusalem et occupa le palais royal. Puis, ayant mandé les commandants des garnisons et tous les intendants du domaine, il leur fit savoir qu’il exigeait des comptes et garnit les citadelles à sa guise. Néanmoins, les gardiens observèrent les instructions d’Archélaüs et persistèrent à sauvegarder tout ce qu’il leur avait confié, en feignant de garder tout pour l’empereur.

[4] D’après Nicolas (F. H. G., III, 353) le nombre total des insurgés s’élevait à « plus de 10000 ». Le chiffre des morts vient de Nicolas (p. 354).

[5] Alors sexagénaire et qui avait demandé sa retraite. (F. H. G., p. 353).

[6] Πτόλλαν P. et Niese, Ποπλᾶ Bellum ; πόλλους ceteri, leçon conservée par Naber.

Antipas dispute le trône à Archélaüs.

4.[7] A la même époque, Antipas, fils d’Hérode, s’embarqua pour Rome afin de revendiquer de son côté le trône, car les promesses de Salomé suscitaient en lui l’espoir de régner et il se croyait bien plus légitime successeur qu’Archélaüs, puisqu’il avait été désigné comme roi dans le testament précédent, plus sûr, à son avis, que les dispositions postérieures. Il emmenât avec, lui sa mère et le frère de Nicolas, Ptolémée, familier très honoré d’Hérode et qui lui était dévoué. [226] Mais celui qui le poussait le plus à réclamer la royauté, c’était Irénée, un rhéteur à qui sa réputation d’éloquence avait valu de se voir confier cette cause[8]. C’est pourquoi Antipas ne supportait pas ceux qui lui conseillaient de s’effacer devant Archélaüs, qui était plus âgé que lui et avait été inscrit par son père comme roi dans le codicille. [227] Quand il fut arrivé à Rome, tous ses proches passèrent de son coté, moins par affection pour lui que par haine contre Archélaüs ; ils désiraient surtout d’être libres, sous l’administration d’un proconsul romain. S’il y avait un obstacle à cela, ils pensaient qu’Antipas favoriserait plus leurs intérêts qu’Archélaüs et ils travaillaient tous à lui donner la royauté. D’ailleurs Sabinus envoya à l’empereur un réquisitoire contre Archélaüs[9].

[7] Section 4 = Guerre, II, 20-25.

[8] δόξῃ δεινότητος τῆς περὶο αὐτῳ (ou αὐτὸν) τὴν βασιλείαν πεπιστεύμενος. Texte altéré.

[9] Josèphe ne mentionne pas l’ambassade des villes grecques du territoire d’Hérode qui réclamaient leur indépendance. (Nicolas, F. H. G., III, 354, § 23 et 26).

Discours d’Antipater et de Nicolas de Damas devant l’empereur qui réserve sa décision.

5.[10] Archélaüs, de son côté, avait adressé à l’empereur une lettre où il déposait ses titres, le testament d’Hérode, les comptes de sa fortune, apportés par Ptolémée et munis du sceau royal, et il attendit les événements. Après avoir pris connaissance de tous ces documents, ainsi que des lettres de Varus et de Sabinus, du montant de la fortune et des revenus annuels, ainsi que de la lettre écrite par Antipas pour revendiquer la royauté, l’empereur réunit ses familiers pour prendre leur avis, et avec eux Caïus, fils d’Agrippa et de sa fille Julia, qu’il avait adopté et à qui il avait donné la première place au conseil, et il pria ceux qui le voulaient de prendre la parole sur l’affaire en suspens. Le premier qui parla fut le fils de Salomé, Antipater, personnage très éloquent et très hostile a Archélaüs. Il dit qu’Archélaüs se moquait en demandant la royauté, puisqu’il avait effectivement saisi le pouvoir avant que l’empereur y eût consenti ; il lui reprocha l’audace qu’il avait montrée en massacrant les Juifs le jour de la fête : même s’ils avaient mal agi, leur châtiment aurait dû dépendre de ceux qui pouvaient user contre eux de leur toute-puissance, au lieu d’être l’œuvre d’un seul homme[11]. Il avait agi en roi, il avait manqué envers l’empereur qui délibérait encore à son sujet ; si c’était en particulier, c’était encore bien pire, puisque, simple prétendant à la couronne, il avait privé l’empereur de son pouvoir sur ces hommes[12]. [232] Antipater reprochait en outre à Archélaüs d’avoir changé certains chefs de l’armée, d’avoir siégé prématurément sur le trône royal, d’avoir rendu la justice comme s’il était roi, d’avoir accédé à des pétitions faites au nom du peuple, bref tous les actes qu’il n’aurait pas accomplis avec plus d’assurance si l’empereur l’avait investi du pouvoir. Il lui attribuait même la délivrance des prisonniers de l’hippodrome et encore beaucoup de fautes, les unes réelles, d’autres croyables parce qu’elles étaient de nature à être commises par un jeune homme qui, par appétit de régner, s’empare prématurément de la puissance : ainsi sa négligence touchant le deuil de son père et le festin célébré la nuit même de la mort de ce dernier. Cela, disait Antipater, avait été la première cause du soulèvement populaire : alors que son père l’avait chargé de tels bienfaits et jugé digne de si grandes faveurs, c’est par de tels actes qu’Archélaüs payait de retour le défunt, en affectant comme un comédien de pleurer pendant le jour tandis que, toutes les nuits, il jouissait des plaisirs propres à la royauté. Archélaüs se montrerait le même envers l’empereur, si celui-ci lui accordait la couronne, qu’envers son père : en effet il dansait et chantait comme après la chute d’un ennemi, et non après le convoi funéraire d’un homme qui lui était si proche et avait cru devoir tellement le combler. Antipater déclarait que le plus grave de tout était qu’Archélaüs vînt à présent auprès de l’empereur pour obtenir la royauté de son consentement, alors qu’il avait fait déjà tout ce qu’il aurait pu faire si l’empereur lui avait conféré le pouvoir. Il grossissait surtout dans son discours le massacre qui avait eu lieu autour du Temple et l’impiété commise quand, pendant la célébration d’une fête, on avait égorgé en guise de victimes des étrangers et des gens du pays, rempli le Temple de cadavres sur l’ordre non pas d’un étranger, mais de celui qui prétendait avoir un titre légal à exercer la royauté, afin de pouvoir assouvir sa nature tyrannique par une injustice odieuse à tous les hommes. C’est cette nature qui avait empêché les gens, même en rêve, de voir jamais la succession du trône lui revenir, et cela à cause de la vertu de son père qui certes connaissait son caractère. Antipater ajoutait qu’Antipas tirait un appui plus grand du testament : il avait été appelé au trône par son père quand celui-ci n’était pas encore malade physiquement, et moralement, mais possédait encore une raison intacte et la force de s’occuper de ses affaires. En admettant même que son père eût pris dès le début en faveur d’Archélaüs les mêmes dispositions qu’à présent, ce dernier avait déjà montré quelle sorte de roi il serait en privant l’empereur, maître de sa couronne, du droit de lui conférer la puissance et en n’hésitant pas, quoique simple particulier, à faire égorger ses compatriotes dans le Temple.

[10] Sections 5-7 = Guerre, II, 26-38.

[11] Lire avec Hudson ἐξουσίᾳ (mss. έἔξῳ).

[12] Texte altéré.

6. Antipater après ce discours et après avoir renforcé ses paroles en présentant, comme témoins beaucoup de ses parents, cessa de parler. Nicolas se lève pour plaider en faveur d’Archélaüs. « Les événements du temple, dit-il, doivent être mis sur le compte des sentiments des victimes plutôt que de l’intervention d’Archélaüs : ceux qui avaient pris l’initiative d’une telle tentative n’étaient pas seulement coupables d’agir personnellement avec insolence, mais aussi de forcer à se défendre des gens naturellement pacifiques. D’ailleurs, si en apparence ils se soulevaient contre Archélaüs, en réalité il était clair que c’était contre l’empereur, car ceux qui, envoyés opportunément par Archélaüs, étaient survenus pour réprimer leur insolence avaient été attaqués et tués par les mutins ne se souciaient ni de Dieu ni de la loi concernant ce jour de fête[13]. Antipater ne rougissait pas de s’instituer le défenseur de ces gens-là pour servir son inimitié contre Archélaüs ou par haine de la justice. Ceux qui surprennent et maltraitent les premiers des gens inoffensifs, voilà ceux qui les forcent à recourir aux armes, même malgré eux et pour se défendre. Tous les autres griefs portés par les accusateurs, Nicolas montra qu’ils s’adressaient à tous les membres du conseil royal, car rien de ce qu’on alléguait pour convaincre Archélaüs d’injustice n’avait été fait sans leur volonté[14] et ce n’étaient pas des actes injustes par nature, mais seulement présentés de manière à nuire à Archélaüs, si grande était leur volonté de faire tort à un parent qui avait rendu des services à son père et qui n’avait cessé de les traiter eux-mêmes en ami. Le testament avait été écrit par le roi quand il avait toute sa raison et il avait plus de valeur que le précédent, puisque il laissait expressément à l’empereur, souverain absolu, le soin de décider au sujet de son contenu. L’empereur n’imiterait nullement l’insolence de ceux qui, ayant largement profité de la puissance d’Hérode vivant, se hâtaient d’attaquer sans rougir toutes ses volontés, alors qu’aucun d’eux n’avait eu envers leur parent une conduite aussi bonne qu’Archélaüs. Par conséquent, l’empereur ne voudrait pas casser le testament d’un homme qui s’était toujours montré son ami et son allié, testament en toutes lettres confié à sa foi ; la méchanceté de ces gens-là ne ferait pas la loi à la droiture et à la bonne foi de l’empereur, qualités reconnues par tout le genre humain ; il ne condamnerait pas comme fou et égaré d’esprit, un roi qui avait laissé sa succession à un fils vertueux et, qui s’était réfugié sons son autorité : Hérode ne s’était pas trompé dans le choix de son héritier, puisqu’il avait eu la sagesse de s’en remettre pour tout à l’avis de l’empereur[15].

[13] l semble y avoir ici une lacune ; on ne voit pas que Nicolas ait justifié son dire que les insurgés s’attaquaient à l’empereur.

[14] Texte douteux, nous traduisons au jugé.

[15] Le résumé de Josèphe confirme le témoignage de Nicolas (F. H. G., III, 354) selon lequel celui-ci ne s'attaqua ni à Antipas, ni aux revendications des villes grecques qu'il conseilla à Archélaüs d'affranchir.

7. Après cet exposé Nicolas, se tut. L’empereur releva avec bienveillance Archélaüs qui s’était présenté à ses pieds et déclara qu’il était tout à fait digne de la royauté, montrant clairement que son intention était de se conformer strictement au testament et aux dispositions en faveur d’Archélaüs. Cependant il ne prit aucune décision définitive, tout en laissant Archélaüs rassuré parce qu’il avait reçu un témoignage si probant. Quand les assistants eurent été congédiés, il délibéra à part s’il fallait confirmer la royauté à Archélaüs seul ou la partager entre tous les enfants d’Hérode, qui tous avaient besoin de grand secours[16].

[16] Texte et sens incertains.

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