Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 2
Depuis la mort d'Hérode jusqu'au début de l'insurrection (4 av. J.-C. – 66 ap. J.-C.)

CHAPITRE 7
Imposture du pseudo-Alexandre, dévoilée par Auguste. Règne et déposition d'Archélaüs. Son rêve prophétique. Histoire de sa femme Glaphyra.

Imposture du pseudo-Alexandre, dévoilée par Auguste.

1.[1] Sur ces entrefaites un jeune homme, Juif de naissance, mais élevé à Sidon chez un affranchi Romain, se fit passer, à la faveur d'une ressemblance physique, pour le prince Alexandre, qu'Hérode avait naguère mis à mort, et vint à Rome dans l'espoir d'y exploiter son imposture. Il avait pour auxiliaire un compatriote, parfaitement informé des affaires du royaume, qui lui fit la leçon ; il racontait que les meurtriers, envoyés pour le tuer, lui et son frère Aristobule, les avaient épargnés par pitié en leur substituant les cadavres de deux individus qui leur ressemblaient. Il abusa par ce récit les Juifs de Crête, qui le fournirent d'un brillant équipage, et fit voile ensuite pour Mélos ; là, il obtint encore bien plus par l'extrême apparence de vérité qu'il sut donner à son histoire et persuada même à ses hôtes de se rendre à Rome avec lui. Il aborda à Dicéarchie[2] où il reçut de la colonie juive force présents et fut escorté comme un roi par les amis de son prétendu père. La ressemblance était si saisissante que ceux mêmes qui avaient vu et bien connu Alexandre affirmaient par serment son identité. A Rome notamment, toute la population juive fut bouleversée à son aspect : une innombrable multitude se pressait dans les ruelles où il passait. Les Méliens[3] poussèrent leur aveuglement au point de le porter en litière et de lui fournir, à leurs propres frais, un équipage royal.

[1] Chapitre VII. Sections 1 et 2 = Ant., XVII, 12 (§ 324-238). Sections 3 et 4 = Ant., XVII, 13 (§ 339-354).

[2] C'est le nom grec de Pouzzoles.

[3] Entendez les gens de Mélos qui avaient accompagné l'imposteur en Italie. Le texte parallèle des Ant., § 331 précise ce détail.

2. César, qui connaissait exactement les traits d'Alexandre, puisqu'Hérode l'avait accusé devant lui[4], devina, même avant d'avoir vu le personnage, qu'il n'y avait là qu'une imposture fondée sur une ressemblance ; toutefois, pour laisser une chance à un espoir plus favorable, il envoya Célados, un de ceux[5], qui connaissaient le mieux Alexandre, avec ordre de lui amener ce jeune homme. A peine Célados l'eut-il aperçu, qu'il observa les différences entre les deux visages : il remarqua dans le corps de l'imposteur une apparence plus rude et un air de servilité, et comprit dès lors toute la machination[6]. L'audace des propos du fourbe acheva de l'exaspérer. L'interrogeait-on sur le sort d'Aristobule, il répondait que celui-là aussi était vivant, mais qu'on l'avait à dessein laissé à Chypre pour le soustraire aux embûches : en restant séparés, les deux frères seraient moins exposés. Célados l'ayant pris à l'écart : « César, lui dit-il, t'accorde la vie pour prix de ton aveu, si tu dénonces celui qui t'a poussé à une telle imposture ». L'homme promit à Célados de livrer celui qui l'avait inspiré, et, le suivant auprès de César, dénonça le Juif qui avait abusé ainsi de sa ressemblance avec Alexandre pour battre monnaie ; car il avait, disait-il, reçu dans les diverses villes plus de présents que jamais Alexandre n'en obtint de son vivant, César rit de cette naïveté et enrôla le pseudo-Alexandre, qui était grand et fort, parmi les rameurs de ses galères ; il fit mettre à mort son inspirateur ; quant aux Méliens, il les jugea assez punis de leur folie par leurs prodigalités.

[4] Voir liv. I, XXIII, 3.

[5] C'était un affranchi d'Auguste (Ant., 332 ; Suétone, Aug., 67).

[6] Ce récit diffère notablement de celui des Ant., 332 suiv. Là Célados se laisse duper, et c'est Auguste lui-même qui décèle la fourberie et arrache à l'imposteur la dénonciation de son complice. Josèphe avait-il d'abord mal compris Nicolas, ou le texte est-il altéré ?

Règne et déposition d'Archélaüs. Son rêve prophétique.

3.[7] Quand Archélaüs eut pris possession de l'ethnarchie, il n'oublia pas ses anciennes rancunes, mais traita avec férocité les Juifs et même les Samaritains. Les uns et les autres ayant envoyé des députés à César, la neuvième année de son règne. Archélaüs fut exilé dans la ville de Vienne en Gaule[8] : sa fortune fut attribuée au fisc de l'empereur. On dit qu'avant d'être mandé par César, il eut un songe : il lui sembla voir neuf épis pleins et grands que broutaient des bœufs. Il fit venir les devins et quelques Chaldéens[9] et leur demanda d'interpréter ce présage. Chacun l'expliqua à sa façon, mais un certain Simon, de la secte Essénienne, dit que les épis signifiaient des années et les bœufs une révolution, parce que les bœufs, en traçant le sillon, bouleversent la terre : il régnerait donc autant d'années qu'il y avait d'épis, et mourrait après une existence très mouvementée. Cinq jours après, Archélaüs était cité au tribunal de César[10].

[7] Il semble que l'ouvrage de Nicolas s'arrête ici. A partir de cette date jusqu'aux faits immédiatement antérieurs à la révolte de 66, le récit de Josèphe, en ce qui touche les affaires juives, est sec et succinct.

[8] Chez les Allobroges, dit Strabon, XVI, 2, 46. — Plus tard on montrait pourtant sa tombe près de Bethléem (Jérôme, Onomast., p. 101, éd. Lagarde).

[9] On ne s'étonnera pas trop de voir un prince juif consulter les Chaldéens puisque en plein IVe siècle Raba et Abaï en faisaient autant (Berakot, 56 a).

[10] Dans le récit parallèle des Antiquités (§ 342-348) Archélaüs est déposé la 10e année de son règne (6 après J.-C.) et non la 9e et le nombre des épis est modifié en conséquence. La date des Antiquités est confirmée par Dion Cassius, LV, 27. (La Vita § 5 mentionne aussi l'an 10 d'Archélaüs). Le songe d'Archélaüs, mauvais pastiche de l'histoire de Joseph, paraît être une aggada essénienne, comme il y en a plusieurs dans Josèphe. Il a dû les recueillir pendant son séjour chez Banous.

Histoire de sa femme Glaphyra.

4. Je considère aussi comme digne de mémoire le songe qu'eut sa femme Glaphyra, fille d'Archélaüs roi de Cappadoce. Cette princesse avait épousé en premières noces Alexandre, frère de notre Archélaüs, et fils du roi Hérode, qui le mit à mort comme nous l'avons raconté[11]. Après la mort d'Alexandre elle s'unit à Juba, roi de Libye[12] ; devenue veuve une seconde fois[13], elle revint se fixer auprès de son père : c'est là qu'Archélaüs l'ethnarque la vit et s'éprit d'elle si violemment qu'il répudia aussitôt sa femme Mariamme[14] pour l'épouser. Peu de temps après son arrivée en Judée, elle crut voir en rêve Alexandre qui se tenait debout devant elle et lui disait : « Ton mariage africain aurait dû te suffire, tu ne t'en es pas contentée, et voici que tu reviens à mon foyer pour prendre un troisième mari qui est, ô téméraire, mon propre frère[15]. Mais je ne pardonnerai pas cet outrage et même malgré toi je saurai te reprendre ». Elle raconta ce songe et ne vécut plus que deux jours.

[11] Voir liv. I, XXIII, 1 ; XXIV, 2 ; XXV, 1 et 5 ; XXVI, 5. Après le supplice d'Alexandre, Hérode avait renvoyé à Archélaüs Glaphyra et sa dot (hiver 7-6 av. J.-C.), mais en gardant les enfants issus du mariage.

[12] Juba II, roi (?) de Numidie en 29 av. J.-C., échangea ce royaume en 25 av. J.-C. pour la Maurétanie. Il avait épousé en premières noces Cléopâtre Séléné, fille d'Antoine et de la grande Cléopâtre. On a prétendu que ce mariage durait encore en 5 ap. J.-C. à cause d'une monnaie de Juba de l'année régnale 31, où Müller (Numism. de l'ancienne Afrique, n° 88) croyait distinguer la tête de Cléopâtre ; mais c'est en réalité le buste du jeune Ptolémée fils de Juba Mommsen (Eph. epig., I, 277 ; Dieudonné, Rev. numism., 1908, p. 361, n° 79).

[13] C'est une erreur. Juba II, comme le prouvent le langage de Strabon et les dates de ses monnaies (jusqu'à l'an 48), n'est mort qu'en 23 ap. J.-C. (cf. Cagnat, Bull. du Comité des mon. hist. 1889, 388). Glaphyra a donc été probablement répudiée (Müller, FHG. III, 466). On a rattaché son mariage avec Juba et son divorce à l'expédition d'Arabie, préparée par Caïus César, à laquelle ce roi aurait pris part (?).

[14] Inconnue d'ailleurs.

[15] Le lévirat ou mariage d'un frère avec la veuve de son frère est interdit par le Lévitique, XVIII, 16 ; XX, 21. Cette interdiction ne s'appliquait, d'ailleurs, qu'au cas où le défunt avait laissé des fils : or, Glaphyra en avait eu deux d'Alexandre. (Dans le cas contraire, le mariage était au contraire obligatoire d'après Deut., XXV, 5 suiv. Et il était regardé comme tel encore à l'époque de Josèphe : Marc, XII, 19, etc.). Dans Ant., 341, Josèphe insiste sur le fait que Glaphyra avait des enfants. Le mariage avec Juba ne compte pas au point de vue juif.

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