Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 2
Depuis la mort d'Hérode jusqu'au début de l'insurrection (4 av. J.-C. – 66 ap. J.-C.)

CHAPITRE 15
Intervention de Bérénice. Deuil du peuple. Florus amène deux cohortes de Césarée  ; nouvelle collision. Destruction des portiques contigu à l'Antonia. Florus évacue Jérusalem.

Intervention de Bérénice.

1. A ce moment, le roi Agrippa était parti pour Alexandrie, où il allait féliciter Alexandre[1], que Néron, l'honorant de sa confiance, avait envoyé gouverner l'Égypte. Sa sœur Bérénice, qui se trouvait à Jérusalem, voyait avec une vive douleur les excès féroces des soldats : à plusieurs reprises elle envoya les commandants de sa cavalerie et ses gardes du corps à, Florus pour le prier d'arrêter le carnage. Celui-ci, ne considérant ni le nombre des morts ni la haute naissance de la suppliante, mais seulement les profits qu'il tirait du pillage, resta sourd aux instances de la reine. Bien plus, la rage des soldats se déchaîna même contre elle : non seulement ils outragèrent et tuèrent sous ses yeux leurs captifs, mais ils l'auraient immolée elle-même si elle ne s'était hâtée de se réfugier dans le palais royal[2] ; elle y passa la nuit, entourée de gardes, craignant quelque agression des soldats. Elle était venue à Jérusalem pour accomplir un vœu fait à Dieu : car c'est une coutume pour ceux qui souffrent d'une maladie ou de quelque autre affliction de faire vœu de s'abstenir de vin et de se raser la tête pendant les trente jours précédant celui où ils doivent offrir des sacrifices[3]. Bérénice accomplissait alors ces rites, et de plus, se tenant nu-pieds devant le tribunal, elle suppliait Florus, sans obtenir de lui aucun égard, et même au péril de sa vie.

[1] Tibère Alexandre, qui avait été précédemment procurateur de Judée et dont le frère Marc avait été fiancé à Bérénice.

[2] Le palais d'Hérode, et non celui de Bérénice (infra. XVII, 6).

[3] Il s'agit d'un vœu de naziréat, comme celui de la reine Hélène et de saint Paul, mais réduit à la durée minima de 30 jours qui, semble-t-il, était de règle pour les naziréats accomplis ou achevés en Terre sainte (Mishna, Nazir, III, 6).

Deuil du peuple. Florus amène deux cohortes de Césarée  ; nouvelle collision.

2. Tels furent les événements qui se passèrent le 16 du mois Artémisios[4], le lendemain, la multitude, en proie à une vive douleur, se répandit dans l'agora d'en haut, poussant des lamentations terribles sur les morts, et encore plus des cris de haine contre Florus. A cette vue, les notables et les grands prêtres, pris de terreur, déchirèrent leurs vêtements, et, tombant aux pieds des perturbateurs, les supplièrent individuellement de se taire et de ne pas exciter Florus, après tant de maux, à quelque nouvelle et irréparable violence. La multitude obéit aussitôt, à la fois par respect pour les suppliants et dans l'espoir que Florus mettrait un terme à ses iniquités.

[4] D'après Niese : le 3 juin 66.

3. Or, quand le tumulte fut calmé, Florus s'inquiéta : préoccupé de rallumer l'incendie, il manda les grands prêtres et l'élite des Juifs, et leur dit que le peuple avait un seul moyen de prouver qu'il était rentré dans l'obéissance : c'était de s'avancer à la rencontre des troupes — deux cohortes — qui montaient de Césarée. Pendant que les notables convoquaient à cet effet la multitude, Florus se dépêcha d'envoyer dire aux centurions des cohortes qu'ils instruisissent leurs soldats à ne pas rendre le salut des Juifs et, au premier mot proféré contre lui, à faire usage de leurs armes. Cependant les grands prêtres, ayant réuni la foule au Temple, l'exhortèrent à se rendre au devant des Romains et à prévenir un irrémédiable désastre en faisant bon accueil aux cohortes. Les factieux ne voulaient d'abord rien entendre, et le peuple, ému par le souvenir des morts, penchait vers l'opinion des plus audacieux.

4. Alors tous les prêtres, tous les ministres de Dieu, portant en procession les vases sacrés et revêtus des ornements d'usage pour la célébration du culte, les citharistes et les chanteurs d'hymnes, avec leurs instruments, tombèrent à genoux et adjurèrent le peuple de préserver ces ornements sacrés et de ne pas exciter les Romains à piller le trésor de Dieu. On pouvait voir les grands prêtres se couvrir la tète de poussière, déchirer leurs vêtements, mettre à nu leur poitrine. Ils appelaient par leur nom chacun des notables en particulier et suppliaient la multitude tout entière d'éviter la moindre faute qui pourrait livrer la patrie à qui brûlait de la saccager. « Et après tout, de quel profit seront à la troupe les salutations des Juifs ? Quel remède à leurs souffrances passées leur apporterait le refus d'aller au-devant des cohortes ? Si, au contraire, ils accueillent les arrivants avec leur courtoisie accoutumée, ils ôteront à Florus tout prétexte de guerre, ils conserveront leur patrie et conjureront de nouvelles épreuves. Et puis, enfin, quelle faiblesse que de prêter l'oreille à une poignée de factieux quand ils devraient, au contraire, eux qui forment un peuple si nombreux, contraindre même les violents à suivre avec eux la voie de la sagesse ! »

5. Par ce discours ils réussirent à calmer la multitude ; en même temps ils continrent les factieux, les uns par la menace, les autres en les rappelant au respect. Alors, prenant la conduite du peuple, ils avancèrent d'une allure tranquille et bien réglée au-devant des soldats, et, quand ceux-ci furent proches, les saluèrent. Comme la troupe ne répondait pas, les séditieux proférèrent des invectives contre Florus. C'était là le signal attendu pour tomber sur les Juifs. Aussitôt, la troupe les enveloppe, les frappe à coups de bâtons, et, dans leur fuite, la cavalerie les poursuit et les foule aux pieds des chevaux. Beaucoup tombèrent, assommés par les Romains, un plus grand nombre en se bousculant les uns les autres. Autour des portes, ce fut une terrible poussée : chacun voulant passer le premier, la fuite de tous était retardée d'autant ; ceux qui se laissaient choir périssaient misérablement ; étouffés et rompus par la cohue, ils s'effondraient, et leurs corps furent défigurés au point que leurs proches ne pouvaient les reconnaître pour leur donner la sépulture. Les soldats pénétraient avec les fuyards, frappant sans pitié quiconque leur tombait entre les mains. Ils refoulèrent ainsi la multitude par le quartier de Bézétha[5] pour se frayer de force un passage et occuper le Temple ainsi que la citadelle Antonia[6]. Florus qui visait le même but, fit sortir du palais son propre détachement pour gagner la citadelle. Mais il échoua dans cette tentative : une partie du peuple, s'opposant de front à sa marche, l'arrêta, tandis que d'autres, se répartissant sur les toits, accablaient les Romains à coups de pierres. Maltraités par les traits qui tombaient d'en haut, incapables de percer les masses qui obstruaient les rues étroites, les soldats battirent en retraite vers leur camp, situé près du palais.

[5] Le croquis ci-contre rend compte de la manœuvre de Florus.

[6] L'expression du texte (κρατῆσαι) est équivoque : elle donnerait à croire qu'Antonia était aux mains des Juifs, ce qui n'est pas le cas.

Destruction des portiques contigu à l'Antonia. Florus évacue Jérusalem.

6. Cependant les factieux, craignant que Florus, revenant à la charge, ne s'emparât du Temple en s'appuyant sur l'Antonia, montèrent aussitôt sur les portiques qui établissaient la communication du Temple avec cette citadelle et les coupèrent[7]. Cette manœuvre refroidit la cupidité de Florus : c'était par convoitise des trésors de Dieu qu'il avait cherché à parvenir jusqu'à l'Antonia ; dès qu'il vit les portiques détruits, il arrêta son élan, manda les grands prêtres et tes Conseillers, et déclara son intention de sortir lui-même de la ville en leur laissant la garnison qu'ils voudraient. Ceux-ci s'engagèrent formellement à maintenir l'ordre et à empêcher toute révolution pourvu qu'il leur laissât une seule cohorte, mais non pas celle qui avait combattu[8], car le peuple l'avait prise en haine pour en avoir été tant maltraité. En conséquence, il changea la cohorte selon leur désir, et, avec le reste de ses forces, reprit le chemin de Césarée.

[7] Entendez qu'ils démolirent les toits du portique à l'angle N.-O., par où la garnison d'Antonia pouvait descendre sur la colonnade et en occuper tout le pourtour.

[8] Il s'agit des troupes placées directement sous le commandement de Florus et qu'il avait amenées l'avant-veille : on voit par ce passage qu'elles ne se composaient que d'une seule cohorte. Florus donna une des deux cohortes arrivées de Césarée en dernier lieu.

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