Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 3
Depuis la prise du commandement par Vespasien jusqu'à la soumission de la Galilée (67 ap. J.-C.)

CHAPITRE 7
Prise et destruction de Gabara. Message de Josèphe au gouvernement de Jérusalem. Vespasien investit Jotapata. Travaux de siège des Romains. Le siège transformé en blocus. Tentative d'évasion de Josèphe. Sorties des Juifs. Ravages du bélier, Vespasien blessé. Grand assaut repoussé. Massacre des Samaritains sur le Garizim. Prise de Jotapata.

Prise et destruction de Gabara.

1. Vespasien attaqua la ville de Gabara[1] et l'emporta au premier assaut, dépourvue qu'elle était de gens capables de la défendre. Entrés dans la ville, les Romains tuèrent tous ceux qui étaient en âge, n'épargnant ni les jeunes ni les vieux, tant la haine de notre nation et le souvenir des affronts faits à Cestius les exaspéraient. Vespasien ne se contenta pas de faire brûler la ville, il fit aussi mettre le feu dans les villages et les bourgades d'alentour. Il trouva les uns complètement abandonnés par leurs habitants, dans les autres il réduisit la population en esclavage.

[1] Les mss. ont Γαδαρέων ou Γαδάρων; mais Gadara, ville de la Décapole, était restée fidèle aux Romains ; au contraire, Gabara, ville importante de Galilée, à hauteur de Ptolémaïs, avait suivi le parti de Jean de Gischala (Vita, § 285). La correction est due à Gfroerer.

Message de Josèphe au gouvernement de Jérusalem.

2. La présence de Josèphe remplissait de crainte la ville qu'il avait choisie pour sa sûreté, parce que ceux de Tibériade pensaient qu'il n'aurait jamais pris la fuite s'il n'avait désespéré du succès de la guerre. En cela ils ne se trompaient pas : il voyait clairement vers quel dénouement marchaient les affaires des Juifs et qu'il n'y avait d'autre espérance de salut pour eux que de faire amende honorable. Quant à lui, bien qu'il eût lieu d'espérer être pardonné des Romains, il aurait préféré souffrir mille morts plutôt que de trahir sa patrie et d'abandonner honteusement la mission qui lui avait été confiée, pour chercher la tranquillité parmi ceux qu'on l'avait chargé de combattre. Il prit donc le parti d'écrire au gouvernement de Jérusalem pour l'informer au vrai de l'état des choses, évitant à la fois de représenter les forces des ennemis plus grandes qu'elles n'étaient — ce qui eût fait croire de nouveau qu'il avait peur — comme aussi de les représenter moindres, de crainte de fortifier dans leur audace des gens qui peut-être déjà commençaient à se repentir. Il priait les magistrats, s'ils avaient l'intention de traiter, de l'en informer sans délai, ou, s'ils étaient résolus de continuer la guerre, de lui envoyer des forces capables de résister aux Romains. Ayant rédigé la lettre en ce sens, il expédia des messagers chargés de la porter en toute diligence à Jérusalem.

Vespasien investit Jotapata.

3. Vespasien, brûlant de ruiner Jotapata, où le plus grand nombre des ennemis s'étaient retirés et qu'il savait être leur plus fort boulevard, envoya un corps de fantassins et de cavaliers pour aplanir la route qui y conduisait, chemin rude et pierreux, difficile pour l'infanterie, inaccessible aux gens de cheval[2]. En quatre jours ce travail fut terminé et une large chaussée ouverte à l'armée. Le cinquième jour, qui était le 21 du mois d'Artémisios[3], Josèphe se dépêcha de passer de Tibériade à Jotapata et releva par sa présence le courage abattu des Juifs. Un transfuge en donna avis à Vespasien comme d'une bonne nouvelle, et l'exhorta de se hâter d'attaquer la place, parce que, s'il pouvait, en la prenant, s'emparer de Josèphe, ce serait comme prendre toute la Judée. Le général eut grande joie de ce message et attribua à une volonté particulière de Dieu que le plus avisé de ses ennemis se fût ainsi volontairement pris au piège : il commanda sur-le-champ à Placidus et au décurion Aebutius[4], homme d'action et de sens, d'aller avec mille cavaliers investir la ville de tous côtés afin que Josèphe ne pût s'échapper. Il les suivit le lendemain avec toute son armée, et, ayant marché jusqu'au soir, arriva devant Jotapata.

[2] Il s'agit sans doute de la route de Gabara à Jotapata, longue de 40 stades (Vita., § 234).

[3] Le 8 juin 67 ap. J.-C. (Niese). Mais cette indication est en contradiction avec celle du VII, 36, où nous apprenons que la ville fut prise le 1er Panémos (20 juillet), après quarante-sept jours de siège (VII, 33). La date 21 Artémisios est donc erronée et il faut probablement lire 11 (l'archétype de Josèphe donnait les indications de ce genre en chiffres. Cf. en sens divers Niese, Hermes, XXVIII 1893), 202 ; Unger, Ac. Munich. 1833, II, 437 ; Schürer, I, 612.

[4] Le décurion Aebutius était au service d'Agrippa ; au début de la guerre, il avait été chargé de la surveillance de la Grande Plaine et livra un combat contre Josèphe (Vita, § 116). Il y avait trois décurions ou lieutenants par turma (escadron). On s'étonne de voir le commandement de mille cavaliers confié à un décurion.

4. Il rassembla ses forces du côté nord de la ville et les y fit camper sur une colline à sept stades de la place, bien en vue des assiégés afin de mieux étonner ceux-ci. En effet, ce spectacle donna tant d'effroi aux Juifs que nul d'entre eux n'osa sortir des remparts. Les Romains, fatigués d'avoir marché toute la journée, n'entreprirent rien pour l'instant, mais ils entourèrent la ville d'un double cordon de troupes, et postèrent à quelque distance la cavalerie, formant une troisième ligne d'investissement, de manière à enfermer les Juifs de toutes parts. Ainsi privés de tout espoir de salut, les Juifs sentirent redoubler leur audace, n'y ayant rien à la guerre qui enhardisse comme la nécessité.

5. Le lendemain on commença à battre la ville. Au début, ceux des Juifs qui étaient restés dans la plaine, campés devant les murs, tinrent seuls tête aux Romains[5], mais quand Vespasien eut commandé à tous ses archers, à ses frondeurs et aux autres gens de trait de les accabler de leurs projectiles, tandis que lui-même avec son infanterie escaladait la colline vers le point où la muraille offrait un accès facile, Josèphe, inquiet pour ce sort de la place, fit une sortie, entraînant avec lui toute la multitude des Juifs. Ils tombent en masse sur les Romains, les chassent de la muraille, multiplient les traits de vigueur et d'audace. Toutefois la perte était égale de part et d'autre, car si le désespoir animait les Juifs, la honte n'irritait pas moins les Romains. La science de la guerre jointe à la force combattait d'un côté, et de l'autre l'audace armée de la fureur. La bataille dura tout le jour, la nuit seule sépara les combattants. Beaucoup de Romains furent blessés et treize tués. De leur côté les Juifs eurent six cents blessés et dix-sept morts.

[5] Nous traduisons d'après le texte des mss (ἐστρατοπεδευκοτές). La vieille traduction latine suppose ἐστρατοπεδευκότων : il s'agirait du camp des Romains. Il n'est pas question ailleurs de ce camp juif extra muros ; sans doute à mesure que l'investissement se resserrait, les Juifs ramenèrent toutes leurs forces à l'intérieur de l'enceinte ; mais il n'en était pas de même au début.

6. Le jour suivant, comme les Romains revenaient à l'attaque, les Juifs firent une nouvelle sortie et combattirent avec plus de vigueur encore, par la confiance que leur donnait leur résistance inespérée de la veille. De leur côté, les Romains, enflammés de honte jusqu'à la colère, redoublèrent d'acharnement, se considérant comme vaincus dès que la victoire se faisait attendre. Jusqu'au cinquième jour on combattit de la sorte, les Romains renouvelant sans cesse leurs assauts, la garnison de Jotapata ses sorties et sa défense vigoureuse du rempart. Ni la force des Romains ne décourageait les Juifs, ni la résistance opiniâtre de la ville ne rebutait les Romains.

7. La ville de Jotapata[6] est presque entièrement bâtie sur un roc escarpé et environné de trois côtés de vallées si profondes que le regard ne peut sans s'éblouir plonger jusqu'en bas. Seul le côté qui regarde le nord, où la ville s'étend obliquement sur le flanc de la montagne qui s'abaisse[7], est abordable. Mais Josèphe, lorsqu'il avait fortifié la ville, avait compris cette montagne[8] dans le rempart pour rendre imprenable aux ennemis la hauteur qui commandait la place. Tout à l'entour, d'autres montagnes ceignent la ville et en dérobent la vue, de sorte qu'on ne pouvait l'apercevoir avant d'être au pied des murs. Telle était la force de Jotapata.

[6] Schultz, en 1887, a identifié Jotapata avec Khirbet Djefat, à l'issue N. de la plaine d'Asochis. Dans les textes talmudiques on trouve la forme Yodaphat Mishna Arachin, IX, 6.

[7] Nous lisons avec les mss. ML καθ' ὁ λήγοντι τῷ ὄρει πλαγίως (autres mss. πλαγίῳ) προσεκτείνεται (autres mss : προσέκτισται. Destinon : παρεκτείνεται).

[8] τοῦτο est amphibolique. Est-ce le quartier nord de la ville, ou le sommet qui le domine ? Dans le premier cas la précaution était insuffisante ; dans le second la fin de la phrase n'est pas d'accord avec le commencement.

Travaux de siège des Romains.

8. Vespasien se piquant d'honneur contre la nature des lieux et l'opiniâtreté des Juifs, résolut de presser plus vigoureusement le siège. Il convoqua ses principaux officiers pour délibérer avec eux sur la suite à donner à l'attaque. On décida d'élever une terrasse du côté où le rempart était abordable[9]. En conséquence, il employa toute son armée à rassembler les matériaux nécessaires. On coupa toutes les forêts qui garnissaient les montagnes voisines de la ville, et au bois s'ajoutèrent d'énormes amas de pierres. Ensuite les soldats se divisent : les uns étendent des claies sur des palissades pour se couvrir des traits lancés de la ville, fit ainsi protégés amoncellent la terre en ne souffrant que de faibles dommages ; les autres éventrent les collines voisines et apportent sans interruption de la terre à leurs camarades. On avait formé trois équipes de travailleurs, de sorte que nul ne demeurait oisif. Les Juifs, pour empêcher cet ouvrage, lançaient du haut des murs sur les abris ennemis de grosses pierres et toutes sortes de projectiles. Même quand leurs traits ne parvenaient pas à traverser les claies, le fracas énorme et les décharges continuelles effrayaient et retardaient les travailleurs.

[9] Nous traduisons le texte de la plupart des mss. (πρόσιτον), mais certains ont ἀπρόσιτον : Vespasien aurait dirigé ses terrassements, non vers le flanc nord, seul accessible, mais vers un des flancs qui ne l'étaient pas ; rien de moins vraisemblable. Kohout estime (à cause des « trois équipes » du VII, 8, des trois corps du VII, 20, des trois colonnes d'assaut du VII, 22 et des trois tours du VII, 30) que les Romains construisirent trois terrasses, une par légion, chacune munie d'un bélier. Toute la suite du récit prouve cependant qu'il n'y eut qu'un bélier mis en action.

9. Cependant Vespasien fit dresser autour de la place ses machines de jet, au nombre de 160[10] en tout, et ordonna de battre les défenseurs des remparts. On vit alors tout à la fois les catapultes lancer des javelots, les pierriers vomir des blocs du poids d'un talent, des brandons enflammés, une grêle de dards, de manière non seulement à chasser les Juifs de la muraille, mais à rendre intenable, en dedans du rempart, tout l'espace compris dans leur rayon d'action. Au tir de l'artillerie s'ajoutait celui d'une nuée d'archers arabes, de gens de trait et de frondeurs. Ainsi empêchés de se défendre du haut des remparts, les Juifs ne restaient pas pour cela dans l'inaction. Ils faisaient des sorties par petits détachements à la manière des brigands, frappant les soldats ennemis après avoir arraché les abris qui les protégeaient : sitôt que les travailleurs quittaient la place, ils démolissaient les terrassements et mettaient le feu aux palissades et aux claies. Vespasien, ayant reconnu l'inconvénient qui résultait de l'éloignement de ses divers chantiers — car les Juifs profitaient des intervalles pour se glisser à l'attaque — relia tous ses abris ensemble et les protégea si bien d'un cordon continu de troupes, que toutes les incursions des Juifs furent repoussées.

[10] Végèce, 11,25, compte de son temps 55 catapultes par légion, ce qui ferait 165 pour une armée de trois légions comme celle de Vespasien.

10. Cependant les terrassements s'élevaient et atteignaient presque la hauteur du parapet ; Josèphe jugea honteux de ne pas s'ingénier à découvrir quelque moyen de salut pour la ville. Il rassembla donc des ouvriers et leur commanda de surélever le rempart. Comme ces hommes déclaraient ne pouvoir pas travailler sous une pareille grêle de projectiles, il imagina pour eux la protection suivante : on planta dans la muraille de gros pieux recouverts de peaux de bœufs fraîchement écorchés dont les plis arrêtaient les boulets lancés par les pierriers, tandis que les autres projectiles glissaient sur leurs surfaces et que leur humidité éteignait la flamme des brandons[11]. A l'abri de ce masque, les ouvriers, travaillant en sûreté jour et nuit, surélevèrent la muraille jusqu'à une hauteur de vingt coudées et la fortifièrent de tours nombreuses ainsi que d'un robuste parapet. Les Romains, qui se croyaient déjà maîtres de la place, éprouvèrent à cette vue un grand découragement. L'invention de Josèphe et la constance des habitants les frappèrent de stupeur.

[11] Ce procédé de défense était connu des ingénieurs romains (Végèce, IV, 15).

Le siège transformé en blocus.

11. Vespasien ne fut pas moins irrité par l'habileté de ce stratagème et l'audace des gens de Jotapata, car ceux-ci, enhardis par leur nouvelle fortification, recommençaient leurs sorties contre les Romains. Tous les jours de petits détachements venaient attaquer les assiégeants, mettant en œuvre toutes les ruses des brigands, pillant ce qu'ils trouvaient sur leur chemin et mettant le feu aux autres[12] ouvrages. Tant et si bien que Vespasien, arrêtant le combat, rappela ses troupes et résolut d'établir le blocus et de prendre la ville par la famine. Il pensait que de deux choses l'une : ou les défenseurs, poussés à bout par leurs privations, demanderaient grâce, ou bien, préservant dans leur arrogance, ils périraient de faim. D'ailleurs, s'il fallait en revenir aux mains, on triompherait d'eux bien plus facilement lorsque, après quelque intervalle, on tomberait sur des adversaires exténués. Il ordonna donc de garder soigneusement toutes les issues de la place.

[12] τῶν ἄλλων ἔργων πυρπολήσεις : les ouvrages autres que les terrassements, lesquels étaient devenus inattaquables par l'effet des mesures décrites plus haut (VII, 9).

12. Les assiégés avaient abondance de blé et de toutes les autres choses nécessaires, le sel excepté, mais ils manquaient d'eau parce que, n'y ayant point de source dans la ville, les habitants s'étaient réduits à l'eau de pluie : or, dans cette région, il pleut rarement pendant l'été, qui est précisément le temps où ils se trouvaient assiégés. A la pensée de la soif menaçante, un cruel découragement les prenait et déjà ils s'indignaient comme si l'eau fût venue complètement à manquer. En effet, Josèphe, voyant l'abondance des autres subsistances et le bon esprit des gens de guerre, désireux d'ailleurs de prolonger le siège beaucoup plus que les Romains ne s'y attendaient, avait dès le début ordonné de distribuer l'eau par mesure. Ce rationnement paraissait aux habitants plus dur que la disette même. Plus on contraignait leur liberté, plus ils avaient envie de boire, et ils se démoralisaient comme s'ils en étaient venus déjà aux dernières angoisses de la soif. Les Romains ne purent ignorer cet état d'esprit : de la colline où ils étaient campés, ils voyaient par delà le rempart les Juifs s'assembler en un même lieu où on leur donnait de l'eau par mesure. Ils dirigèrent même sur cet endroit le tir de leurs catapultes et tuèrent bon nombre d'ennemis.

13. Vespasien comptait bien qu'avant peu l'eau des citernes serait épuisée et la ville réduite à capituler. Mais Josèphe, pour lui ôter cette espérance, fit suspendre aux créneaux une quantité d'habits tout dégoûtants d'eau, de manière que la muraille entière se mit à ruisseler. Ce spectacle surprit et consterna les Romains. Ainsi ces hommes qu'ils croyaient manquer d'eau, même pour soutenir leur vie, ils les voyaient en faire une telle profusion pour une simple bravade[13] ! Le général lui-même, n'osant plus se flatter de prendre la place par la famine, revint à l'emploi du fer et de la force. C'était là ce que souhaitaient les Juifs, car, voyant leur perte et celle de la ville assurées, ils aimaient mieux mourir les armes à la main que par la faim et la soif.

[13] Kohout rappelle l'anecdote de Manlius, assiégé dans le Capitole, qui jette des pains aux Gaulois (Florus, 1, 7, 15).

14. Après ce stratagème, Josèphe en conçut un autre pour se procurer des vivres en abondance. Il y avait du côté de l'ouest un sentier en ravin d'accès difficile et, pour cette raison, négligé par les postes ennemis, qui permettait de franchir le vallon d'enceinte. En empruntant ce passage, Josèphe réussit à faire parvenir des messages à certains Juifs en dehors de la ville et à en recevoir des nouvelles. Par ce moyen aussi il se réapprovisionna en abondance de toutes les choses nécessaires qui commençaient à manquer. Les messagers qui exécutaient ces sorties[14] avaient ordre de marcher à quatre pattes en longeant les sentinelles et de s'envelopper de peaux de manière que, si on les apercevait de nuit, on les prît pour des chiens. Toutefois, les gardes ennemis finirent par découvrir la ruse et barrèrent le ravin.

[14] Les mss. hésitent entre ἐξιοῦσι et εἰσιοῦσι. Herwerden propose : τοῖς εξιοῦσί τε καὶ εἰσιοῦσι : ceux qui sortaient ou qui rentraient.

Tentative d'évasion de Josèphe.

15. Alors Josèphe, reconnaissant que les jours de la ville étaient comptés et que, s'il s'obstinait à y demeurer, lui-même ne pourrait plus se sauver, tint conseil avec les principaux citoyens sur les moyens de s'enfuir. Le peuple découvrit le complot et s'ameuta autour de lui, le conjurant de ne les point abandonner puisqu'ils mettaient en lui toute leur confiance. « Qu'il reste, il est l'espoir dit salut pour la ville, parce que, tant qu'ils l'auront à leur tête[15], ils combattront avec ardeur. Si même ils ont à périr il sera leur consolation suprême. D'ailleurs serait-ce une action digne de lui de fuir devant ses ennemis, d'abandonner ses amis, de sortir durant la tempête du vaisseau où il s'est embarqué pendant la bonace ? Il déterminerait, par ce moyen le naufrage de la ville : personne n'oserait plus la défendre lorsqu'ils auraient perdu celui dont la présence maintenait leur courage ».

[15] εἶναι γὰρ τῇ πόλει καὶ σωτηρίας μὲν ἐλπὶς παραμένων (PALM), μένων ἐλπὶς καὶ παραμένοντος αὐτοῦ (VRC). Aucun de ces textes ne paraît correct. Je préférerais avec Herwerden : μὲν ἐλπίδα, παραμένοντα.

16. Josèphe, sans faire allusion à sa propre sûreté, leur affirma que c'était dans leur intérêt seul qu'il avait médité ce départ, car sa présence ne leur serait guère utile s'ils devaient être sauvés, et, s'ils succombaient, à quoi servirait qu'il périt avec eux ? Au contraire, s'il réussissait à s'échapper de la place investie, il pourrait leur rendre un grand service, car il rassemblerait en toute diligence les Galiléens de la campagne et par cette puissante diversion détournerait les Romains de leur ville. En fait, son séjour parmi eux ne peut désormais avoir d'autre effet que de faire redoubler aux Romains leurs efforts pour s'emparer de la place, puisque ceux-ci mettent à si haut prix l'espoir de se rendre maître de sa personne ; lorsqu'ils apprendront qu'il n'y est plus, ils se relâcheront beaucoup de l'ardeur de leurs attaques. Cependant ces discours ne parvinrent point à toucher la multitude. Elle ne se pressa qu'avec plus d'ardeur autour de Josèphe : enfants, vieillards, femmes portant leurs nourrissons, tombent à ses pieds en se lamentant, ils s'accrochent à ses genoux, le conjurent parmi les sanglots de rester avec eux pour partager leur fortune. Et s'ils le suppliaient ainsi, je ne saurais croire que ce fut parce qu'ils lui enviaient l'avantage de son salut, mais bien plutôt parce qu'ils pensaient au leur : lui présent, en effet, ils se persuadaient qu'aucun désastre ne saurait les atteindre.

Sorties des Juifs.

17. Josèphe reconnut que cette insistance se bornerait à une supplication s'il se laissait fléchir, mais se tournerait en une étroite surveillance s'il s'y opposait. D'ailleurs son désir de partir était fort ébranlé par la pitié que lui inspiraient leurs plaintes. Il résolut donc de demeurer et se fit une armure du commun désespoir de la ville. « C'est maintenant, dit-il, qu'il est temps de combattre, puisqu'il n'y a plus d'espoir de salut. Il est beau de préférer l'honneur à la vie, et, par quelque exploit glorieux, de s'assurer en succombant le souvenir de la prospérité[16] ». Aussitôt les actes suivirent les paroles : il fit une sortie avec les plus braves de ses gens, dispersa les gardes et pénétra jusqu'au camp de Romains ; là, il arracha les toitures de cuir sous lesquelles, le surlendemain et pendant toute une série de jours et de nuits sans se relâcher de son ardeur au combat.

[16] Nous traduisons le texte adopté par Niese d'après une correction du mss. Ambrosianus : καλὸν &ld; εἰς μνήμην ὀψιγενῶν πεσεῖν (occumbere Lat.). Les autres mss. ont παισίν ou παίδων (que conserve Naber en supprimant καλὸν).

18. Ces sorties faisaient beaucoup de mal aux Romains, car ils avaient honte de fuir devant les ennemis et, lorsque ceux-ci lâchaient pied, le poids de leurs propres armes les gênaient pour les poursuivre : au contraire, les Juifs, avant de subir des pertes, causaient toujours quelque dommage[17] et se réfugiaient ensuite dans la ville. Voyant cela, Vespasien ordonne à ses légionnaires de se dérober aux attaques des Juifs et de ne pas s'engager avec des hommes qui ne cherchent que la mort. Il pensait, en effet, que rien n'est plus redoutable que le désespoir et que leur impétuosité, privée d'objet, ne tarderait pas à s'alanguir comme le feu auquel on enlève son aliment. D'ailleurs il convenait à la dignité des Romains de vaincre tout en songeant à leur sûreté, puisqu'ils faisaient la guerre non par nécessité, mais pour accroître leur empire. Il se borna donc désormais à écarter les assaillants à l'aide de ses archers arabes et ses Syriens qui maniaient la fronde ou lançaient des pierres ; il employa aussi à cet effet la multitude de ses machines de jet. Les Juifs, fort maltraités, pliaient, mais s'ils réussissaient à franchir la zone de tir de leurs adversaires, ils se précipitaient sur les Romains avec violence, et les deux partis[18], se relayant incessamment, ne ménageaient ni leur vie ni leurs corps dans un combat acharné.

[17] πρίν τι παθεῖν ἀεὶ δρῶντες. Naber conjecture δραμόντες.

[18] ἑκάτεροι ne peut guère avoir d'autre sens.

Ravages du bélier, Vespasien blessé.

19. La longueur de ce siège, les sorties continuelles des défenseurs faisaient de l'assiégeant lui-même une sorte d'assiégé. Aussi, dès que les terrassements approchèrent des murailles, Vespasien décida d'amener le bélier. On appelle ainsi une poutre d'une longueur énorme, semblable à un mât de navire, garnie à son extrémité d'une grosse masse de fer, qui est façonnée en tête de bélier et d'où la machine a tiré son nom. Cette poutre est suspendue en son milieu par de gros câbles, comme le fléau d'une balance, à une autre poutre que soutiennent à ses deux bouts de forts poteaux plantés en terre. Une troupe nombreuse d'hommes ramène d'abord le bélier en arrière, puis agissant tous ensemble de tout leur poids, ils le lancent en avant de manière que le fer qui forme saillie vienne heurter les murailles. Il n'y a pas de tour si forte, pas de rempart si large qui, si même ils peuvent supporter le premier choc, ne finissent par céder aux assauts répétés de cet engin. Tel est le moyen auquel recourut alors le général romain, impatient de prendre de force la ville, en raison des dommages que lui causaient la prolongation du siège et l'activité des Juifs. Les Romains firent donc rapprocher les catapultes et les autres machines de trait pour chasser des remparts ceux qui tenteraient de s'y défendre. En même temps s'étaient avancés les archers et les frondeurs. Tandis que ces décharges ne permettent à personne de monter sur le mur, d'autres soldats amènent le bélier, protégés par une armure continue de boucliers d'osier, au-dessus desquels est tendue une toiture de cuir, pour la plus grande sûreté de la machine et de ceux qui la manœuvrent. Dès le premier choc, la muraille fut ébranlée, et une grande clameur s'éleva de l'intérieur de la place comme si déjà elle était prise.

20. Josèphe, voyant que sous les coups redoublés, portés toujours au même endroit, le mur était prêt a s'écrouler, imagina un moyen de paralyser pendant quelque temps l'effet de la machine. Il fit remplir de paille[19] des sacs et les suspendit par des câbles à l'endroit où l'on voyait toujours le bélier frapper. De la sorte, le choc serait détourné et la violence du coup diminuée par la matière molle qui le recevait. Cette ruse retarda beaucoup les Romains, car, de quelque côté qu'ils tournassent leur bélier, aussitôt ceux d'en haut lui opposaient leurs sacs, qui faisaient plastron, et le mur, n'éprouvant aucune répercussion, n'était pas endommagé. Cependant les Romains imaginèrent, de leur côté, d'amener de longues perches, munies à leur extrémité de faux avec lesquelles ils coupaient les cordes qui retenaient les sacs. Grâce à cet artifice, l'hélépole[20] recouvra toute son efficacité et le mur, fraîchement cimenté, commença à céder. Alors Josèphe et ses gens eurent recours au feu comme dernier remède. Après avoir allumé tout ce qu'ils purent trouver de bois sec, ils s'élancent de la ville, divisés en trois corps, et mettent le feu aux machines, aux abris d'osier et aux boisages des retranchements ennemis. Les Romains s'y opposent à grand'peine, stupéfaits par l'audace de leurs ennemis et devancés par la flamme, qui déjoue leurs efforts, car, jaillissant du bois sec, additionné de bitume, de poix et de soufre, le feu court plus vite que la pensée, et tous les travaux élevés a si grand prix par les Romains sont consumés en une heure de temps.

[19] Les Romains préféraient les sacs de chiffons, centones (Végèce, IV, 23).

[20] Josèphe emploie, ici et plus bas, inexactement le terme grec hélépole, qui désigne la machine de siège inventée par Démétrius Poliorcète. Ce n'était pas un bélier, mais une batterie mobile avec plusieurs étages de pièces (Diodore, XX, 7, etc.).

21. A cette occasion se fit remarquer un Juif digne d'attention et de souvenir. nommé Eléazar, fils de Saméas, natif de Gaba[21] en Galilée. Soulevant dans ses bras une pierre énorme, il la lança du haut du mur contre le bélier avec tant de force qu'elle en brisa la tête ; puis, sautant en bas, il enlève cette tête du milieu des ennemis et la rapporte avec le plus grand sang-froid jusqu'au pied du rempart. Devenu une cible pour tous ses adversaires, son corps, qu'aucune armure ne protégeait, recevait leurs coups et fut percé de cinq traits. Mais, sans faire attention à aucune de ses blessures, il gravit le rempart et s'y tint debout à la vue de tous les combattants, qui s'étonnaient de son audace. Enfin, la douleur de ses plaies le saisit de convulsions, et il tomba comme une masse, tenant toujours dans ses mains la tête du bélier. Après lui ceux qui se distinguèrent le plus par leur courage furent deux frères, Nétiras et Philippe, natifs du bourg de Rouma[22], eux aussi Galiléens : s'élançant contre les soldats de la dixième légion, ils chargèrent les Romains avec tant d'impétuosité et de violence, qu'ils rompirent leurs rangs et mirent en fuite tout ce qui se rencontra devant eux.

[21] Les mss. ont des Σαβά ou Σαάβ ; Niese a proposé Γάβα, ville connue de la Galilée.

[22] Bourgade inconnue, peut-être Rouméh, au Nord de Sepphoris.

22. Derrière ces hommes, Josèphe et le reste du peuple, quantité de brandons enflammés à la main, vinrent de nouveau incendier les machines, les abris et les terrassements de la cinquième légion et de la dixième[23] qui avait pris la fuite. Les autres corps de troupes s'empressèrent de couvrir de terre leurs machines et tout leur matériel. Vers le soir les Romains dressèrent derechef le bélier et l'amenèrent à l'endroit où ses premiers coups avaient ébranlé la muraille. A ce moment, un des défenseurs du rempart atteignit Vespasien d'une javeline à la plante du pied. La blessure était légère, la distance ayant amorti la force du projectile ; le trouble n'en fut pas moins grand parmi les Romains, car l'entourage immédiat de Vespasien s'étant ému à la vue du sang, la nouvelle se répandit aussitôt dans toute l'armée : la plupart des soldats, laissant là les travaux du siège, accouraient vers leur général, pleins de consternation et de terreur. Le premier de tous sur les lieux fut Titus, qui craignait pour la vie de son père, et toute l'armée se sentit bouleversée à la fois par son affection pour le chef et par le spectacle de l'angoisse de son fils. Cependant Vespasien trouva vite le moyen d'apaiser et l'inquiétude de son fils et le tumulte de son armée : maîtrisant sa douleur, il alla se faire voir à tous ceux qui tremblaient pour ses jours et redoubla ainsi l'ardeur de leur élan contre les Juifs. Chacun voulait être le premier au péril pour venger son général, et, s'encourageant mutuellement avec de grands cris, ils s'élancent de nouveau contre le rempart.

[23] τοῦ τε πέμπτου καὶ τοῦ δεκάτου τράπεντος τάγματος, texte altéré. On a vu plus haut que la 10e légion avait pris la fuite ; mais il n'a pas été question de la 5e. Il est possible que plus haut le texte ait porté τοῦ [πέμπτου καὶ] τοῦ δεκάτου (la 15e légion, au lieu de la 10e), et qu'il faille rétablir les mêmes mots ici.

23. Les gens de Josèphe, quoique tombant les uns sur les autres sous la mitraille des catapultes et des pierriers, ne désertèrent cependant pas la muraille, mais faisaient pleuvoir le feu, le fer et les pierres contre les soldats qui poussaient le bélier à l'abri de la toiture d'osier[24]. Cependant leur tir n'obtenait que peu ou point de succès, et ils tombaient incessamment, parce que l'ennemi les voyait sans qu'ils pussent le voir : en effet, la flamme même dont ils faisaient usage, les éclairant de ses lueurs, faisait d'eux une cible aussi apparente qu'en plein jour, et, d'autre part, ils avaient peine à éviter les décharges des machines qu'ils n'apercevaient pas dans le lointain. Aussi les balistes et les catapultes abattaient des files entières, et les pierres lancées par l'onagre[25] venaient avec un sifflement terrible arracher les parapets et briser les angles des tours. Il n'y a pas en effet de troupe si compacte[26] que la masse et la force vive de ces pierres ne puisse renverser jusqu'au dernier rang. Quelques incidents de cette nuit donneront une idée de la puissance de cette machine : un des hommes postés sur la muraille à côté de Josèphe eut la tète emportée par une pierre, et son crâne, lancé comme une balle de fronde, vint tomber à trois stades de distance ; une femme enceinte fut frappée au ventre comme elle sortait de sa maison au lever du jour : l'enfant qu'elle portait dans son sein fut projeté à un demi-stade de là[27]. On peut juger par là de la force de ces pierriers. Terrible[28] aussi était le sifflement des machines et le fracas de leur ravage. On entendait le bruit sourd des cadavres qui tombaient en bas de la muraille. Aux cris lamentables des femmes, qui s'élevaient de l'intérieur de la ville, répondaient au dehors les gémissements des mourants. Tout le glacis placé en avant du lieu du combat ruisselait de sang, et les morts amoncelés formaient un chemin jusqu'au sommet du rempart. L'écho des montagnes avoisinantes grossissait encore ces horribles clameurs ; bref, rien de ce qui peut terrifier les yeux ou les oreilles ne manqua à cette nuit d'épouvante. Beaucoup des défenseurs de Jotapata périrent en combattant vaillamment ; beaucoup furent couverts de blessures. Enfin, vers l'heure où l'on relève la garde du matin, le mur, battu sans interruption par les machines, finit par s'écrouler ; mais les assiégés, couvrant leurs corps de leurs armes, réussirent à combler la brèche avant que les Romains eussent le temps d'y appliquer leurs ponts volants pour l'escalade.

[24] Nous lisons avec Holwerda ὑπὸ τα γέρρα (ἐπὶ mss.).

[25] τῆς μηχανῆς : ce terme vague, en grec, ne peut désigner que le pierrier, que les Romains nommaient « onagre ». CF. infra, § 246, où Josèphe emploie le mot λιθόβολος.

[26] ἀνδρῶν μὲν γὰρ οὐδὲν (Niese) οὕτως, etc.

[27] Il est permis d'avoir quelques doutes sur l'exactitude des distances de Josèphe.

[28] Lire φοβερός (Destinon) ou mieux φοβερώτατος, au lieu du φοβερώτερος des mss.

Grand assaut repoussé.

24. Vespasien, après avoir accordé à ses troupes quelque repos des fatigues de la nuit, dispose dès l'aurore son armée pour l'assaut. Pour chasser de la brèche les défenseurs, il fait mettre pied à terre aux plus braves de ses cavaliers et les forme en trois colonnes près des parties écroulées du mur ; couverts de leurs armures de pied en cap, la lance en arrêt, ils ont ordre, dès que les ponts volants seront jetés, d'entrer les premiers dans la place ; derrière eux, il place l'élite de l'infanterie. Le reste de la cavalerie fait face aux remparts, rangé tout le long de la montagne, afin que nul fuyard, la ville une fois prise, ne puisse s'échapper inaperçu. Plus en arrière[29] il dispose les archers, avec la consigne de tenir leurs flèches prêtes au tir ; pareillement, les frondeurs et les servants des batteries. D'autres détachements ont mission d'appliquer les échelles aux endroits où le mur est encore intact, afin qu'une fraction des assiégés, occupée à les contenir, soit détournée de la défense de la brèche et que le reste, accablé sous une grêle de projectiles, soit contraint de livrer l'entrée de la place.

[29] La position des archers a paru bien éloignée ; Destinon propose donc d'intervertir l'ordre du texte : les archers auraient été placés soit derrière les cavaliers démontés, soit derrière les fantassins d'élite. Mais, en réalité, le texte — Le reste de la cavalerie... s'échapper inaperçu. — est une sorte de parenthèse, et Plus en arrière..., dans l'ordre de bataille, fait suite à... l'élite de l'infanterie.

25. Josèphe, qui avait pénétré le dessein de l'ennemi, confia la garde de la partie intacte du mur aux hommes fatigués et aux vieillards, jugeant qu'il n'y avait rien de sérieux à redouter de ce côté. Au contraire, il plaça à la brèche, les hommes les plus vigoureux, et, à la tête de chaque groupe, six chefs de file tirés au sort[30], auxquels il se joignit lui-même pour être au fort du danger. Il recommanda à ses hommes de se boucher les oreilles afin de n'être pas épouvantés par le cri de guerre des légions. Pour se préserver de la nuée des projectiles, il les instruisit à se mettre à genoux en se couvrant le haut du corps avec leur bouclier, et à reculer peu à peu[31] jusqu'à ce que les archers eussent vidé leurs carquois ; mais, sitôt qu'on jetterait les ponts volants, ils devaient y sauter eux-mêmes et affronter l'ennemi par ses propres chemins. Chacun d'eux luttera, non dans l'espoir de sauver la patrie, mais pour venger la patrie perdue ; il se représentera le sang des vieillards qu'on va égorger, les enfants et les femmes que l'ennemi va ravir. A la pensée de ces désastres prochains, que leur fureur s'exaspère et se déchaîne contre les auteurs de leurs futures misères !

[30] καὶ πρὸ πάντων ἀνὰ ἕξ ἄνδρας : texte et sens douteux. Kohout suppose ingénieusement qu'il y avait trois groupes de défenseurs, opposés aux trois colonnes d'assaut romaines. les six chefs de file sont les πρόμαχοι du § 270.

[31] κατ' ὀλίγον (L) plutôt que πρὸς ὀλίγον de la plupart des mss.

26. Telles furent les dispositions qu'il prit de côté et d'autre. Mais quand la multitude désarmée des femmes et des enfants vit, de l'intérieur, la ville cernée d'un triple cordon de troupes — car les Romains n'avaient détourné pour le combat aucun des postes qu'ils avaient placés dès la première heure[32], — quand ils virent, au pied des murs ébranlés, les ennemis l'épée nue à la main, plus haut, la montagne tout étincelante d'armes, et les valets arabes présentant leurs flèches aux archers[33], un hurlement suprême s'échappa de leurs poitrines pour pleurer la chute de la ville, comme si la catastrophe n'était plus imminente, mais déjà arrivée. Josèphe, craignant que ces gémissements des femmes n'amollissent le courage des combattants, leur commanda de s'enfermer chez elles, avec de grandes menaces si elles ne se taisaient. Lui-même se posta en avant de la brèche, à l'endroit que le sort lui avait assigné, sans se préoccuper des échelles qu'on appliquait sur d'autres points, et attendant avec impatience la première salve de traits.

[32] ἀναρεθησομένας de la plupart des manuscrits (εὑρεθησομένας PAL) ; la traduction laine a capi.

[33] C'est le cordon d'investissement décrit plus haut, VII, 4.

27. Alors, toutes les trompettes des légions sonnent à la fois la charge, l'armée pousse une formidable clameur, et, au signal donné, une nuée de traits lancés de toutes parts vient obscurcir le ciel. Fidèles aux instructions de Josèphe, ses hommes défendent leurs oreilles contre les cris et leur corps contre les projectiles ; et dès qu'ils voient les ponts volants jetés, ils s'y précipitent avant que ceux qui les ont appliqués aient pu y monter eux-mêmes. Dans le corps à corps qui s'engage avec les assaillants, leurs bras, leurs âmes multiplient toutes sortes de prouesses. Dans l'extrémité de leur misère, ils s'efforcent de ne point paraître inférieurs à ceux qui, sans être stimulés par leur propre salut, déploient tant de courage. Nul ne lâche prise qu'il n'ait tué ou péri. Cependant les Juifs s'épuisent dans ce combat incessant, sans avoir de quoi remplacer ceux qui luttent au premier rang ; au lieu que, du côté des Romains, les hommes fatigués ou refoulés sont immédiatement relevés par des troupes fraîches, que les assaillants s'encouragent les uns les autres, et, flanc contre flanc, le haut du corps abrité par leur bouclier[34], forment une colonne inébranlable dont la masse, comme un seul corps, pousse devint elle les Juifs et couronne déjà la crête du rempart.

[34] C'est la manœuvre de la tortue (testudo).

28. Dans cette situation critique, Josèphe s'inspire de la nécessité, bonne conseillère quand le désespoir l'irrite. Il ordonne de verser sur ce toit de boucliers en marche des flots d'huile bouillante. Les Juifs la tenaient toute préparée ; aussitôt, de toutes parts, ils en répandent sur les Romains d'énormes quantités et, après l'huile, ils jettent sur eux les vaisseaux eux-mêmes qui la contenaient, encore tout fumants. Ce déluge embrasé brise enfin les rangs de la colonne d'assaut : se tordant dans d'atroces douleurs, les Romains roulent au bas de la muraille. Car, sous l'armure de chaque homme, l'huile coulait instantanément de la nuque aux pieds, se répandant sur toute la surface du corps et dévorant les chairs comme une flamme, ce liquide étant, de sa nature, prompt à s'échauffer et, en sa qualité de corps gras, lent à se refroidir. Empêtrées dans leurs casques et leurs cuirasses, les victimes ne pouvaient se soustraire à cette action corrosive : on les voyait, sous la souffrance, bondir, se tortiller, tomber à bas des ponts-levis. Ceux qui tentaient de s'enfuir se voyaient arrêtés par la poussée de leurs camarades montant à l'assaut et restaient exposés sans défense aux coups des Juifs, qui tiraient sur eux par derrière.

29. Cependant, au milieu de ces épreuves, ni le courage ne trahissait les Romains ni l'esprit d'invention les Juifs. Les premiers, bien qu'ils vissent leurs camarades torturés par cette pluie brûlante, ne s'en ruaient pas moins contre ceux qui la leur lançaient : dans leur ardeur, chacun invectivait l'homme placé devant lui, lui reprochant de gêner son élan[35]. Quant aux Juifs, ils imaginèrent un second stratagème pour faire échec à l'escalade romaine : sur le plancher des ponts volants ils jetèrent du fenu grec bouilli, qui le rendait glissant[36] et faisait trébucher les assaillants. Soit qu'ils voulussent fuir, soit qu'ils voulussent avancer, les Romains ne pouvaient plus garder l'équilibre : les uns, s'effondrant sur le plancher même du pont volant, s'y laissaient fouler aux pieds ; d'autres retombaient sur le terrassement, où les Juifs les perçaient de traits, car, devant cette débandade des assaillants, les défenseurs, débarrassés du corps à corps, avaient tout loisir de tirer à distance. Après que cet assaut eut causé de fortes pertes, le général, vers le soir, fit sonner la retraite. Les Romains comptaient plusieurs morts et beaucoup de blessés. Quant aux défenseurs de Jotapata, ils ne perdirent que six tués, mais plus de trois cents blessés furent ramenés dans la ville. Ce combat fut livré le 20 du mois Daisios[37].

[35] τῆς ῥύμης (Destinon) ou ὁρμῆς (Niese) mais non ῥώμης.

[36] A l'époque du siège (juin-juillet) le fenu grec (trigonello foenum groecum) était précisément en fleur. C'est une plante fourragère de la famille des papilionacées.

[37] 8 juillet 67 (Niese).

30. Vespasien chercha d'abord à consoler l'armée de son échec. Mais quand il trouva les soldats pleins de colère et réclamant, non des encouragements, mais de l'ouvrage, il leur commanda de surélever les terrassements et d'y dresser trois tours hautes de cinquante pieds, entièrement blindées de fer, pour les affermir par leur pesanteur et les rendre à l'épreuve du feu ; il y fit monter, avec les machines de jet les plus légères, des soldats armés de javelots, des archers et les frondeurs les plus robustes. Ces gens de trait, dérobés à la vue de l'ennemi par la hauteur même des tours et leurs épaulements, découvraient, au contraire, fort bien les défenseurs de la muraille : ils ouvrirent le tir contre eux, et ceux-ci ne trouvaient moyen ni d'éviter des traits dirigés vers leurs têtes, ni de riposter à des adversaires invisibles. Voyant ces hautes tours inaccessibles aux projectiles lancés avec la main, voyant le fer qui les protège contre la flamme, ils descendent du rempart et font des sorties contre ceux qui veulent tenter l'escalade. Ainsi Jotapata continuait sa résistance ; quantité de ses défenseurs périssaient chaque jour ; incapables de rendre aux ennemis mal pour mal, ils n'avaient d'autre ressource que de les contenir, au péril de leurs vies.

Massacre des Samaritains sur le Garizim.

31. Une ville voisine de Jotapata, nommée Japha[38], avait fait défection, encouragée par la résistance imprévue des assiégés. Au cours de ces mêmes journées, Vespasien détacha contre elle Trajan, légat de la dixième légion[39], avec mille cavaliers et deux mille fantassins. Il trouva une place très forte, non seulement par son assiette naturelle, mais par la double enceinte qui la protégeait. Les habitants osèrent s'avancer à sa rencontre, faisant mine de combattre ; il les charge, les disperse après une courte résistance et se lance à leur poursuite. Comme ils se réfugiaient dans la première enceinte, les Romains, s'attachant à leurs pas, y pénètrent avec eux. Les fuyards veulent alors gagner l'enceinte ultérieure de la ville, mais leurs propres concitoyens les en repoussent, de peur que l'ennemi ne s'y jette en même temps. Dieu lui-même accordait aux Romains la perte des Galiléens : c'était par sa volonté que la population entière d'une ville était, par la propre main de ses concitoyens, repoussée et livrée au fer destructeur, pour être exterminée jusqu'au dernier. En vain la cohue des fuyards, se ruant contre les portes, implore, en les appelant par leurs noms, ceux qui les gardent : pendant même que les supplications s'échappent de leurs lèvres, ils tombent égorgés. L'ennemi leur ferme la première muraille, leurs concitoyens la seconde : ainsi acculés et entassés entre les deux enceintes, les uns s'entre-tuent ou se tuent eux-mêmes, les autres, en nombre prodigieux, périssent sous les coups des Romains sans avoir même l'énergie de se défendre ; car, à la stupeur où les a jetés l'ennemi, s'ajoute la perfidie de leurs frères qui achève de briser leur courage. Maudissant, dans leur agonie, non les Romains, mais leur propre nation, ils finirent par succomber tous, au nombre de douze mille.
Trajan jugea dès lors que la ville était veuve de défenseurs ou que, s'il en restait quelques-uns, la peur devait les paralyser. Comme il estimait devoir réserver à son chef l'honneur de prendre la place, il dépêcha à Vespasien pour le prier d'envoyer son fils Titus achever la victoire. Le général supposa sur cet avis qu'il restait encore quelque besogne à faire : il donna donc à son fils un corps de cinq cents cavaliers et de mille fantassins. Titus les amène à marches forcées ; sitôt arrivé, il range son armée en bataille, place Trajan à l'aile gauche, prend lui même le commandement de l'aile droite et ordonne l'assaut. Comme sur tous les points les soldats dressaient les échelles contre la muraille, les Galiléens, après une courte défense, l'évacuent ; les troupes de Titus escaladent alors le rempart et se rendent aussitôt maîtresses de la ville. Toutefois, à l'intérieur, où les Juifs s'étaient massés contre les assaillants, une lutte désespérée s'engagea : les hommes valides chargeaient les Romains dans des ruelles étroites ; du haut des maisons, les femmes jetaient sur eux tout ce qui leur tombait sous la main. La résistance dura six heures mais quand les combattants les plus robustes eurent été exterminés, le reste de la population, jeunes et vieux, se laissa égorger en plein air ou dans les maisons. Aucun habitant du sexe masculin ne fut épargné, hormis les enfants, qu'on vendit comme esclaves avec les femmes. Au total, soit dans la ville, soit dans la première rencontre, il périt quinze mille personnes ; le nombre des captifs s'éleva à deux mille cent trente. Ce désastre frappa les Galiléens le vingt-cinquième jour du mois Daisios[40].

[38] Aujourd'hui Yafa, à 3 kilomètres au Sud-Ouest de Nazareth, déjà mentionnée dans Josué, XIX, 12. Cf. Vita, § 188 et 270.

[39] C'est le père du futur empereur ; il fut plus tard gouverneur de Syrie.

[40] 13 juillet 67 (Niese).

32. Les Samaritains également eurent leur part de calamité. Assemblés sur le Garizim, qui est leur montagne sainte, ils n'en bougeaient point, mais leur réunion et leur attitude provocante contenaient une menace de guerre. Les malheurs de leurs voisins ne suffirent pas à les rendre sages : à chaque succès des Romains leur déraison ne faisait qu'enfler leur faiblesse[41] et ils semblaient à deux doigts de se révolter. Vespasien résolut donc de prévenir le mouvement et de briser leur élan ; car, bien que[42] le pays de Samarie fût occupé par de nombreuses garnisons, l'importance du rassemblement et le fait même de la conspiration ne laissaient pas de l'inquiéter. Il envoya contre eux Cérialis, légat de la cinquième légion, avec six cents chevaux et trois mille hommes de pied[43]. Le légat trouva scabreux d'escalader la montagne et d'engager la bataille, en voyant un si grand nombre d'ennemis réunis au sommet, il se borna donc à cerner avec sa troupe toute la base du mont Garizim et fit bonne garde pendant toute la journée. Or il arriva que les Samaritains manquaient d'eau : comme on était au fort de l'été, il régnait une chaleur intense, et la multitude n'avait fait aucunes provisions. Plusieurs moururent de soif ce jour-là même ; beaucoup d'autres, préférant à une pareille mort l'esclavage, s'enfuirent chez les Romains. Cérialis, jugeant par là dans quelle extrémité se trouvait le reste, gravit alors la montagne et, ayant disposé sa troupe en cercle autour des ennemis, les invita tout d'abord à traiter et à songer à leur salut : il leur promettait la vie sauve s'ils rendaient leurs armes. Comme il ne put les convaincre, il les chargea et les passa tous au fil de l'épée, au nombre de 11.600, le vingt-septième jour du mois Daisios[44].

[41] ἐν ἀλογίστῳ τὴν (ou τῇ) κατὰ σφᾶς ἀσθένειαν (ou ἀσθενείᾳ) ᾤδουν (ou ὠρρώδουν), texte incompréhensible ; nous traduisons au jugé.

[42] Nous traduisons le texte du Mediceus.

[43] S. Cerealis Vettulenus, plus tard gouverneur de la Moesie inférieure.

[44] 15 juillet 67 (Niese).

Prise de Jotapata.

33. Pendant que cette catastrophe fondait sur les Samaritains, les défenseurs de Jotapata s'opiniâtraient et, contre toute attente, supportaient encore les rigueurs du siège. Cependant, le quarante-septième jour, les terrassements des Romains dépassèrent la hauteur du mur ; ce jour-là même, un transfuge vint trouver Vespasien et lui raconta combien le nombre des défenseurs était réduit et quel était leur état de faiblesse : les veilles, les combats incessants, disait-il, les avaient épuisés au point qu'ils seraient incapables de soutenir un nouvel assaut ; si l'on osait même, on pourrait en finir par un coup de main. En effet, vers le moment de la dernière veille, quand ils pensaient trouver quelque relâche à leur misère, à cette heure où le sommeil du matin envahit facilement l'homme surmené, il assurait que les gardes avaient coutume de s'endormir : c'est l'instant qu'il recommandait pour tenter l'attaque. Le transfuge inspirait peu de confiance à Vespasien, qui connaissait l'extrême fidélité des Juifs les uns envers les autres et leur indifférence aux supplices : précédemment un homme de Jotapata, tombé aux mains des Romains, avait subi sans broncher tous les tourments, même l'épreuve du feu, plutôt que de se laisser arracher par l'ennemi quelque renseignement sur l'état de la ville, et quand enfin on l'eut mis en croix, il avait accueilli la mort avec un sourire. Pourtant la vraisemblance du récit donnait quelque créance au traître : peut-être, après tout, cet homme disait-il la vérité même s'il s'agissait d'un piège, on ne courait pas grand risque à s'y exposer. En conséquence, Vespasien ordonna de garder l'homme à vue et disposa son armée pour surprendre la ville.

34. A l'heure indiquée, les troupes s'acheminèrent en silence vers le rempart ; le premier, Titus y monte, avec un des tribuns nommé Domitius Sabinus et quelques soldats de la quinzième légion : ils égorgent les gardes et entrent dans la ville sans faire de bruit. Derrière eux, le tribun Sextus Calvanus et Placidus amènent les troupes qu'ils commandent. Déjà la citadelle était occupée et l'ennemi répandu au cœur de la ville, déjà il faisait grand jour, et les vaincus ne se rendaient pas encore compte de leur malheur : la plupart, en effet, étaient engourdis de fatigue et de sommeil et, si quelques-uns se levaient, un épais brouillard, qui par hasard vint à envelopper la ville, leur dérobait la vue de l'ennemi. Enfin, quand toute l'armée romaine fut entrée, ils se dressèrent, mais seulement pour constater leur désastre, et c'est le couteau sur la gorge qu'ils s'aperçurent que Jotapata était prise. Les Romains, au souvenir des maux qu'ils avaient endurés pendant ce siège, ne voulurent connaître ni quartier ni pitié pour personne : refoulant le peuple du haut de la citadelle le long des pentes de la colline, ils égorgeaient dans le tas. Ceux-là même qui avaient encore la force de combattre se voyaient paralysés par les difficultés du terrain ; écrasés dans les ruelles étroites, glissant sur des descentes raides, ils se laissaient engloutir par le fleuve de carnage qui dévalait du haut de la citadelle. Aussi, beaucoup des guerriers d'élite, groupés autour de Josèphe, résolurent-ils de se donner la mort : impuissants à tuer aucun des Romains, ils aimèrent mieux tomber sous leurs propres coups que sous ceux du vainqueur[45]. Ils se retirèrent donc à l'extrémité de la ville, et là se jetèrent sur leurs épées.

[45] τό γε πεσῖν αὐτοὺς (ou αὐτοὶ) ὑπὸ Ῥωμαίων προέλαβον mss. Haverscamp a tiré du ms. de Leyde la leçon τό γε μὴ πεσεῖν, mais le texte doit être profondément corrompu.

35. Quelques hommes de garde, sitôt qu'ils s'aperçurent de la prise de la ville, s'étaient hâtés de prendre la fuite : ils se réfugièrent dans une des tours situées au nord[46] et s'y défendirent pendant quelque temps. Mais, cernés par un grand nombre d'ennemis, ils finirent par se rendre et tendirent avec sérénité la gorge à leurs bourreaux. Les Romains auraient pu se vanter que cette dernière journée du siège ne leur avait causé aucune perte, si l'un d'eux, le centurion Antonius, ne s'était laissé tuer en trahison : comme beaucoup de Juifs avaient cherché un refuge dans les cavernes, un des fugitifs supplia Antonius de lui tendre la main en gage de pardon et pour l'aider à sortir ; le centurion s'y prête sans défiance ; alors l'ennemi le frappe au défaut de l'aine d'un coup de javelot, qui l'étend mort sur le champ.

[46] C'est le côté par lequel l'ennemi était entré ; voir supra, VII, 7.

36. Ce jour-là les Romains massacrèrent tout ce qui s'offrit à leurs regards. Les jours suivants ils fouillèrent les cachettes, à la recherche de ceux qui s'étaient réfugiés dans les souterrains et les cavernes. Tous les âges furent exterminés, à l'exception des petits enfants et des femmes. On ramassa douze cents captifs ; quant au nombre des morts, tant dans l'assaut final que dans les combats précédents, il ne s'éleva pas à moins de quarante mille. Vespasien ordonna de raser la ville de fond en comble et d'en brûler toutes les fortifications. Ainsi fut prise Jotapata, dans la treizième année dit principat de Néron, le premier jour du mois Panémos[47].

[47] 20 juillet 67 (Niese).

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant