Élie le Tishbite

II. Élie au mont Horeb ; Élie en Israël

10.
La fuite dans le désert

« Celui qui vient du ciel est au dessus de tous : » tel était le témoignage que le héraut du désert rendait à Celui dont il se sentait indigne de délier les souliers (Jean 3.31) ; et toute l’apparition du Fils de l’homme sur la terre est le sceau et la confirmation de cet imposant témoignage. Sa vie révèle un homme supérieur à tout autre, et le tableau que les Evangiles nous en présentent, fait naître dans tout cœur sincère l’irrésistible conviction qu’il y a ici plus que Moïse, les prophètes et les apôtres, qu’il y a ici un homme entièrement séparé des pécheurs et de toute créature, un homme qui est descendu un instant sur cette terre comme dans une région étrangère, mais dont la véritable demeure est bien au dessus des nuages, sur le siège de la puissance et de la majesté.

Ses actions, on le sent, ne pourraient être celles d’un simple mortel, quelque abondamment qu’il eût été pourvu de toutes forces célestes. Plus d’un prophète, plus d’un apôtre sans doute, ont fait des miracles aussi grands que les siens ; mais ils ne les ont pas faits comme lui. Dans le moment où ils accomplissent leurs œuvres divines, ils ne sont pas dans leur véritable élément, on voit qu’ils ont été transportés sur un terrain auquel ils ne sont pas accoutumés. On le reconnaît à leur agitation, à leur exaltation. C’est avec des mains tremblantes qu’ils ont partagé les mers. Les morts qui à leur voix sortent des cercueils, leur inspirent le même étonnement qu’à la foule qui les entoure, et l’inquiétude, parfois même l’anxiété avec lesquelles ils se préparent à leurs miracles, nous prouvent bien qu’ils ne sont que de pauvres vermisseaux, qu’ils ne sont rien par eux-mêmes, et qu’ils n’ont été armés que pour un instant d’une force d’emprunt sous le poids de laquelle ils sont près de succomber. Tout annonce que cette force n’appartient pas à leur nature, et qu’ils ne sont que les fragiles organes d’un être invisible qui seul fait les miracles.

Combien autre est l’impression que font sur nous les œuvres de Jésus ! Fait-il cesser d’un mot le tumulte des éléments, s’approche-t-il des tombeaux pour en remuer la poussière, on sent que « Celui-là est au dessus de tous les autres. » Il accomplit ces œuvres de la toute-puissance, comme une chose qui lui est familière. Cette force créatrice est bien dans sa nature, elle lui appartient en propre. Là, point de préparatifs longs, solennels, inquiets. Là, rien de cette lutte intérieure qui agitait Moïse au bord de la mer Rouge ; rien de ces cris d’angoisse qu’Élie à Sarepta élevait vers le ciel auprès du fils inanimé de la veuve. Jésus-Christ a accompli de telles œuvres avec un calme tout royal, comme celui qui est accoutumé à en faire de semblables. Point de verge entre ses mains, ni aucun signe de dépendance ; il étend sa droite avec une dignité tranquille, et l’aveugle voit, le paralytique se lève et marche ! Il n’a pas besoin de dire, comme le faisaient les prophètes et les apôtres : « Au nom de…, » et d’en appeler à la puissance d’un autre. Il dit : Je le veux, sois purifié, et le lépreux est guéri ! Il fait un signe, et la tempête s’apaise comme si elle voulait dire : Si c’est toi qui nous menaces, Roi tout-puissant, qui pourrait résister à un de tes signes ? Il commande : Je te le dis, jeune homme, lève toi, et le mort se relève du sein de la corruption ! Partout il est entouré d’une telle majesté qu’elle nous révèle la plénitude de la divinité même. Oui, Seigneur, accomplir de telles œuvres, c’est bien ta nature ; en les faisant tu es dans ton élément. On dirait même qu’il doit à chaque instant se faire violence pour ne pas laisser éclater toute sa divine grandeur, et s’il nous apparaît une fois faible et tremblant, nous le sentons aussitôt : c’est une nature étrangère qu’il a prise pour un temps et accueillie dans la sienne.

Mais ce ne sont pas ses œuvres seules qui le distinguent tant de toutes les autres créatures, c’est sa vie tout entière dans tous ses détails. Qui jamais a parlé comme lui ? Ses paroles avaient une autorité, une puissance divine. Qui osera jamais prier comme il avait coutume de le faire : Père, je veux… ? Qui a jamais reproché aux pécheurs leurs iniquités, comme Jésus, dont la voix fait retentir d’avance à nos oreilles la trompette du jugement universel ? Qui consola comme lui, lui qui non seulement pouvait souhaiter le ciel à ceux qu’il aime, mais aussi le leur donner ? C’est ainsi que nous le rencontrons partout et en tout, toujours saint et autre que toute créature, plus élevé que le ciel, digne de toute adoration et d’une confiance sans borne ; et tout ce que nous voyons de lui nous le présente si grand et si majestueux, que sa gloire remplit le ciel et la terre, et qu’elle nous écraserait si elle n’était une gloire « pleine de grâce et de vérité. »

Oui, « il est au dessus de tous les autres, » et c’est ce que nous prouvera et nous rendra sensible l’histoire du plus grand des prophètes, de notre Élie, dans les sections suivantes.

1 Rois 19.1-4

1 Et Achab rapporta à Jésabel tout ce qu’avait fait Élie, et comment il avait entièrement tué par l’épée tous les prophètes de Banal. 2 Jésabel envoya un messager à Élie, et lui fit dire : Que les dieux me traitent avec la dernière rigueur, si demain à cette heure je ne te fais selon ce que tu as fait à l’un d’eux. 3 Et Élie voyant cela, se leva et s’en alla comme son cœur le lui disait, et s’en vint à Beer-Séba, qui est en Juda, et laissa là son serviteur. 4 Mais il s’en alla au désert, et il fit une journée de chemin ; et étant venu, il s’assit sous un genévrier, et il demanda que Dieu retirât son âme, et il dit : C’est assez, Seigneur, prends maintenant mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères.

L’histoire de notre prophète prend de nouveau un tout autre caractère. L’homme de Dieu est rappelé du théâtre de son activité réformatrice, et son chemin se perd pour la seconde fois dans le silence des déserts. Il va être mis à l’épreuve. Le flambeau est agité violemment pour que sa lumière brille avec d’autant plus d’éclat dans la nuit, et celui qui est appelé à refondre Israël est condamné lui-même à passer au creuset.

La persécution d’Élie, sa fuite et son abaissement seront aujourd’hui les objets de nos méditations.

I

Nous avons quitté les hauteurs du Carmel, et nous nous trouvons sur la plaine fertile d’Esdrelon, non loin des montagnes de Guilboa où Saül trouva la mort, dans la petite ville de Jesréel. La beauté de la contrée avait engagé Achab à faire bâtir dans ce lieu un château de plaisance, où la famille royale avait coutume de passer l’été. C’est là que nous la trouvons aujourd’hui. La reine attend avec impatience le retour de son époux. Il arrive sur son char rapide, au bruit des torrents de pluie qui s’approchent ; il descend avec hâte à la porte du palais, et monte précipitamment dans les appartements de la reine, pour être le premier à lui annoncer les merveilles dont il venait d’être témoin. Élie, qui a suivi le roi, attend près de là l’issue de ces grands événements. Les plus douces espérances remplissent son cœur ; et qui pourrait l’accuser de témérité, s’il ose se promettre un retour prompt et complet de la cour et du peuple tout entier, à la sainte foi de leurs pères ?

Saisi, enthousiasmé par tant de merveilles (autant du moins qu’un homme usé et énervé comme lui pouvait l’être), Achab commence avec chaleur son récit : « Le Tishbite a triomphé. Des flammes du ciel ont scellé sa haute mission. J’ai vu de mes yeux comment, à sa prière, le feu du ciel a consumé l’holocauste, la pierre, le bois, et desséché l’eau qui remplissait le fossé. Le peuple entier est là pour l’attester. Tous sont tombés sur leur face, et, à haute voix, comme un seul homme, ils ont tous confessé que Jéhova est Dieu. Les prêtres de Bahal sont égorgés, le glaive du prophète les a tous exterminés. Leur sang coule avec le ruisseau vers la mer. Le peuple l’a vu et a poussé des cris de triomphe sur leurs cadavres. On les appelle des menteurs, d’impuissants séducteurs. La considération de cette caste et de son culte est anéantie à jamais. Le prophète Élie excite un enthousiasme général. Il est un prophète du Dieu vivant ; les signes de feu sur le Carmel ont mis la chose hors de doute, et ces torrents de pluie l’attestent mieux encore ; c’est par son ordre qu’ils arrosent la terre. Il avait fermé le ciel, et c’est lui qui l’a ouvert de nouveau »

Ainsi parlait le roi. Tout-à-coup il s’interrompt et recule comme frappé de la foudre. Le front de Jésabel s’assombrit et se charge d’épais nuages où éclatent, comme des éclairs, mille pensées de dédain, de dépit, de colère. Ses yeux commencent à étinceler comme ceux d’une vipère qu’on irrite, et le visage du démon lui-même semble, comme derrière un léger voile, paraître à travers son visage. Le roi attache ses regards embarrassés sur celle de qui il est accoutumé de recevoir des ordres, et en un instant, comme par une parole magique, il est un tout autre homme. Il pense tout autrement des événements du Carmel, il porte sur le Tishbite un tout autre jugement. Son langage, sa voix, son expression, tout est changé. Quoi, Élie serait un homme de Dieu ? Il n’est qu’un imposteur ! Ses œuvres, des miracles ? Elles sont des prestiges de l’enfer ! La mort violente des prêtres de Bahal, un triomphe ? Ce n’est qu’un forfait digne des plus sanglantes vengeances ! Car c’est ainsi que juge Jésabel, la femme adorée, la souveraine chérie ; et toi, malheureux captif, comment oserais-tu penser autrement qu’elle ?

Le roi Achab présente à nos yeux le spectacle déplorable d’un homme qui, bien que non entièrement inaccessible à la voix de la vérité, n’en reste pas moins un misérable esclave du mensonge. Car les liens qui l’enchaînent, pour être ceux de l’amour et de la tendresse, n’en étaient pas moins de vraies chaînes : son cœur était entre les mains de Jésabel, à l’amour de laquelle il était toujours prêt à tout sacrifier ; c’était d’elle, de sa manière d’être avec lui que dépendait le bonheur de toute sa vie. Il était le jouet de ses caprices, et par ses seuls regards elle exerçait un empire absolu même sur ses idées et ses convictions les plus intimes. Flexible comme l’argile entre les mains de l’ouvrier, et susceptible de toute forme, il était en toute circonstance précisément ce que faisait de lui, en se jouant, cette païenne à laquelle il avait livré son cœur. Car il avait bientôt perdu auprès d’elle jusqu’au dernier reste de son indépendance, et, sans qu’il y prît garde, sa personnalité s’était tellement confondue avec celle de son orgueilleuse dominatrice, qu’il n’entendait plus qu’avec ses oreilles, ne voyait plus qu’avec ses yeux, ne sentait plus qu’avec son cœur.

Le nombre, sur cette terre, est très grand des personnes dont l’amour ou le respect a fait les esclaves d’autrui. Les chaînes avec lesquelles le prince des ténèbres attache les hommes à son joug et à ses étendards, ne sont pas toujours, il faut se le rappeler, les chaînes grossières du vice et de la bassesse. Il est des milliers d’âmes qu’il assure à l’enfer par les liens fleuris d’une tendre inclination ; il les attache à des personnes qui ont embrassé sa cause et se sont rangées résolument du côté des ennemis de Dieu et de la croix. Que ce lien soit l’affection des parents pour les enfants, ou celle des fils pour leurs pères, que cette chaîne se nomme amitié ou amour, toujours est-il qu’avant que l’homme y prenne garde il devient esclave de l’homme et prisonnier selon l’esprit. La personne qu’il aime le gouverne avec un irrésistible empire, elle le fait passer imperceptiblement et sans peine à sa manière de voir ; elle conduit à la lisière sa pauvre âme partout où il lui plaît, et les rênes avec lesquelles elle la dirige sont, d’ordinaire, d’autant plus fortes qu’elles sont maniées avec plus de douceur et de prudence. Ainsi l’homme enchaîné perd, sans le remarquer, toute sa sève propre, toute son existence individuelle, et quelque désir qu’il puisse avoir plus tard de tenter de nouveau une voie indépendante, il suffirait ou d’un regard amical, ou d’un coup d’œil sévère et désapprobateur, ou d’un accueil sec et froid de la part de la personne qu’il aime, pour étouffer dans leurs germes les résolutions les plus saintes, pour ébranler et affaiblir les plus sages principes, pour anéantir les plus fermes convictions. Mais il est d’autres chaînes que celles de l’amour : un respect idolâtre pour le talent ou le génie font de nombre d’hommes de vrais esclaves d’autres hommes. Il est des caractères faibles, sans énergie, qui ne peuvent se trouver en présence d’un homme qui leur soit en quelque manière supérieur, sans devenir aussitôt en sa main comme des instruments sans volonté. Ils ne savent lui résister en rien, et ils s’imaginent s’approprier tout ce qu’ils admirent de grand et de beau en lui, quand ils ont copié servilement sa manière de penser, de parler et de voir. Changeant, pour ainsi dire, tous les jours de forme et de couleur, ils sont ce qu’a fait d’eux, peut-être sans le vouloir, la personne qui les a subjugués la dernière.

Pauvres gens ! vous êtes le jouet de chacun, et Dieu sait où vous aura jetés celui qui aura le dernier joué avec vous. Oh ! puissiez-vous un jour prêter l’oreille à la voix de l’apôtre qui vous crie : « Vous avez été rachetés à grand prix ; ne devenez pas les esclaves des hommes. » Puissiez-vous être subjugués par Celui dont la supériorité morale est telle que tous les cieux s’inclinent devant lui, et qui, selon le témoignage du héraut du désert, « est venu d’en haut, et est au dessus de tous, » même des génies les plus sublimes. L’entendez-vous dire de lui-même avec une pleine et joyeuse assurance : C’est moi qui suis la lumière du monde, le chemin, la vérité, la vie ! nul ne monte au ciel, si ce n’est celui qui en est descendu, c’est-à-dire le Fils de l’homme.

Et vous, qui êtes les maîtres des cœurs par les liens du sang, par le don de vous faire aimer, par vos talents, gardez-vous d’être les apôtres du démon et les huissiers de l’enfer. Toute âme qu’avec ou sans dessein vous aurez perdue, son sang vous sera redemandé. Si vous aimez le mensonge, et que pour vous-mêmes vous vouliez la mort, à la bonne heure ; mais du moins faites un signe au dessus de vos portes, afin que les passants se gardent de votre air empesté ; ayez la probité de crier comme les lépreux : « Souillé ! souillé ! » et là où vous aurez allumé la flamme de l’amour ou d’un respect idolâtre, hâtez, vous de l’éteindre avant qu’elle ait envahi et perdu l’âme entière. Car celui qui volontairement a fait mourir une seule âme, Dieu le livrera à la mort dans l’enfer.

Malheur à vous, esprits éminents, esprits ingrats, qui changez les facultés que Dieu vous a prêtées, en armes des ténèbres pour marcher, sous l’étendard du prince du mensonge, à l’attaque de Dieu, de son temple et de ses autels ! Malheur à vous, qui siégez sur les trônes du monde littéraire, et qui vous déïfiant vous-mêmes, et vous repaissant de l’adoration enthousiaste de vos admirateurs, ne vous servez de votre supériorité intellectuelle que pour nouer plus fermement les liens de l’incrédulité et de la haine du Christ, dans lesquels sont pris les hommes de notre temps, et qui employez votre génie à préparer au monde la boisson magique qui jette les enfants des hommes dans le vertige, et les pousse ainsi jusqu’au fond de l’abîme où ils ne sortiront de l’ivresse que pour se maudire eux-mêmes et vous avec eux. O vous qui brillez aux sommités des sciences et des arts, et qui, dans votre soif insatiable de renommée, voudriez éteindre le soleil qui brille dans les cieux, afin que dans le sombre désert de l’humanité il n’y eût plus d’autre lumière que les feux follets de vos idées du moment et les sombres météores de vos systèmes anti-chrétiens ! Vous qui jetez un charme magique sur tout l’empire du péché, et qui, renversant toutes les barrières, semez dans les cœurs l’effroyable croyance que celui-là ne pèche pas qui sait le faire d’une manière noble et poétique ! O vous auxquels seuls regarde le monde et qui le menez à la lisière, qui auriez pu être les Esdras et les Néhémies de votre temps, et qui en êtes les fléaux, qui ne tirez des trésors de votre esprit que des blasphèmes et des mensonges, et qui abusez de la crédulité de vos adorateurs pour répandre secrètement, et sous l’apparence d’une lumière supérieure, les étincelles infernales de la rébellion contre Dieu et son Oint ! Malheur, malheur à vous, traîtres à l’humanité ! votre rôle est à sa fin. Un temps viendra où de ces lèvres qui, aujourd’hui, vous rassasient de leurs éclatantes acclamations, retentiront contre vous d’implacables imprécations, et que les mêmes mains qui aujourd’hui tressent vos lauriers, s’élèveront au ciel pour faire descendre sur vous l’éclair des malédictions éternelles ! Ne vous y trompez pas, l’histoire du monde n’est point son jugementa. Celui qui doit prononcer la dernière sentence, c’est Dieu, dont les yeux sont comme des flammes brûlantes, et qui pèse toutes choses sur une autre balance que le monde insensé, dont les jugements ne se règlent que sur l’apparence ! Votre magnificence a son temps comme la feuille des bois et l’herbe des champs. Toute chair est comme l’herbe, et toute la gloire de l’homme comme la fleur de l’herbe ; l’herbe sèche et la fleur tombe !

a – Opinion philosophique mise en circulation par Hegel, si nous ne nous trompons : Les destinées temporelles des états et des individus sont l’unique jugement que Dieu prononce sur les hommes. (Traducteur)

La colère de Jésabel éclate. Le feu du Carmel la ronge, le sang des prophètes de Bahal l’enivre de fureur ; elle maudit les acclamations du peuple au vrai Dieu, et plutôt voir la nation entière périr de faim que d’entendre ces torrents de pluie proclamer le triomphe de Jéhova et de son prophète ! Quel monstre infernal que cette Jésabel ! — Mais, pensez-vous, elle ne vit plus, la terre de Samarie a consumé ses os. — Non, non, mes frères, elle vit, et pourquoi faut-il que nous puissions dire en toute vérité que l’esprit de ce siècle, l’esprit du moins de mille et mille enfants de ce siècle, est un esprit de Jésabel ? Mais, je vous le demande, ne sont-ce pas autant de Jésabel, ces gens qui ne peuvent entendre parler des triomphes de l’Evangile sans que leur bile ne s’échauffe et que le sourire du dédain ne se forme sur leurs lèvres ; ces gens pour qui rien n’est plus désagréable que le récit de nouveaux réveils, de plus insupportable que l’annonce d’effusions de l’Esprit saint ; ces gens qui ne peuvent contenir leur joie maligne quand des bruits se répandent de quelques victoires de l’antéchrist, et qui applaudissent et triomphent lorsqu’un disciple du Sauveur a fait une chute, ou que l’Evangile, comme l’on dit, a tourné la tête à quelqu’un ; ces gens, en un mot, qui se réjouissent de ce qui fait pleurer les anges, et qui s’irritent de ce qui est un sujet de joie dans les cieux ? Où ne la trouve-t-on pas, dans ce temps mauvais, cette Jésabel, cette ennemie de Dieu et de la croix ? Dieu l’avait marquée au front ; mais notre siècle l’a remise en honneur. Sa voix est proclamée celle de la vérité et de la lumière, et ses machinations sataniques servent, dit-on, à la cause de la civilisation. Combien n’y a-t-il pas de nos feuilles publiques qui sont inspirées par elle, et ne préside-t-elle pas à nombre de nos assemblées du beau monde ? N’est-ce pas elle qui accorde la lyre de la plupart de nos poètes, et combien de nos philosophes qui vont puiser à la source de sa sagesse ! N’a-t-elle pas même, en plus d’un lieu, envahi les auditoires où s’enseigne la théologie, et n’a-t-elle pas monté dans bien des chaires du haut desquelles elle débite aux églises de Dieu ses discours empoisonnés ? Où trouver une classe de la société dans laquelle elle n’ait pas pénétré ? Il n’est pas d’habit sous lequel elle ne s’approche de toi, et tu peux la trouver sous tous les insignes. Mais malheur à elle ! car le Seigneur a dit : « Je vais jeter la femme Jésabel dans un lit, et ceux qui ont commis adultère avec elle seront dans une grande tribulation, et je ferai mourir ses enfants. » (Apocalypse 2.22). Telle sera sa fin.

Élie doit périr. Jésabel l’a juré par ses dieux. Mais l’Eternel intervient ; et qu’arrive-t-il ? Jésabel, cette femme intrigante et rusée plus qu’aucune autre, au lieu d’exécuter immédiatement ses projets de meurtre, a l’étrange pensée d’envoyer un messager à Élie pour lui annoncer qu’elle va le faire mourir. C’était maladroit. Mais qui peut être sage quand Dieu rend fou ? Et heureux sommes-nous qu’il puisse troubler l’esprit de qui il veut, et frapper d’aveuglement nos ennemis (1 Samuel 17.14). Le messager dit à Élie : « La reine te fait dire : Que les dieux me traitent avec la dernière rigueur, si demain je ne te fais comme tu as fait à l’un d’entre eux. » Que de telles paroles ont dû surprendre Élie ! Est-ce là le terme de tous ses travaux et de ses combats ? le résultat d’un châtiment de trois années et demie ? le fruit des éclatants miracles du Carmel ? Jésabel plus endurcie que jamais ; Achab se rangeant de nouveau à l’avis de cette femme ; la réforme d’Israël, qui semblait si près du but, entravée subitement par une réaction qui va peut-être l’anéantir pour toujours ; et lui, menacé de dangers comme il ne l’avait jamais été ! Ses espérances sont là, brisées, à ses pieds. Il rêvait de la moisson, et voici la grêle qui la détruit. O coupe amère pour l’homme de Dieu ! Qui le consolera, qui le soutiendra ? Sa foi passera-t-elle à travers ces écueils sans faire naufrage ? Si elle le fait, il sera évident, comme le jour, qu’un gardien invisible et tout-puissant le protège et le guide. Et vous, mes frères, que dites-vous à la vue d’Élie ainsi trompé dans ses espérances ? Vous êtes étonnés, et maintes questions surgissent dans votre âme angoissée.

Jéhova, dites-vous, se plaît-il donc à tromper les espérances que lui-même a mises dans le cœur ? Non point, mes amis ; les espérances qu’il a fait naître, il les réalise ; mais ne nous faisons pas ses conseillers, et abandonnons-lui avec foi le choix du moment et des moyens. — Un autre d’entre vous demande si le Seigneur est un Dieu à laisser ses serviteurs qu’il a appelés, consumer leurs forces inutilement ? Non ; mais il aime à leur donner le sentiment distinct que la conversion des pécheurs dépend uniquement de sa miséricorde, et non point de leurs travaux et de leurs efforts. — Le Tout-Puissant commence-t-il une œuvre pour l’abandonner à moitié chemin ? Tant s’en faut. Il accomplit toutes ses œuvres, mais d’une manière merveilleuse. Il se suscite à lui-même des obstacles, afin que, plus tard, quand ils auront été surmontés, sa sagesse et sa force en éclatent d’autant plus à tous les yeux, et que toute créature soit forcée de confesser que c’est le Seigneur qui l’a fait. — Voyez, mes frères, telles sont les voies de Dieu. Ne vous inquiétez pas du nœud que vous voyez ici se former dans la vie de notre prophète ; Dieu saura en son temps le défaire. La carrière d’Élie n’est point encore à sa fin ; différez de juger, et souvenez-vous de cette belle parole d’un chrétien : « La beauté des choses réside dans le moment de leur maturité, que Dieu prépare lentement, et que l’homme doit attendre. Combien ne se tromperait pas celui qui, voulant goûter du fruit du cerisier, en mangerait les fleurs, ou celui qui jugerait de l’ombrage des arbres d’après ce qu’ils sont en hiver ! » Souvent nous portons des jugements tout aussi faux sur le gouvernement de Dieu et ses desseins.

II

Que fit Élie dans ces circonstances critiques ? » Voyant cela, il se leva, » dit notre texte. Il prit donc la fuite. Mais comment aurait-il eu la foi nécessaire pour rester à Jesréel ? Il lui semblait que Dieu l’avait déposé de sa charge et jeté hors de sa vigne comme un instrument inutile ; et ce sentiment qui le faisait se replier sur lui-même et détourner ses regards d’en haut, lui rendait impossible cette confiance sereine avec laquelle le croyant peut affronter les plus grands dangers. S’il avait eu le courage de demeurer à son poste, il ne lui serait pas arrivé le moindre mal, et la vague écumante sur laquelle il marchait, se serait changée sous ses pieds en un rocher inébranlable. Car quelle est l’entreprise trop hasardeuse pour que la foi n’ose pas la tenter ? L’enfant de Dieu s’ébat sur le trou de l’aspic, et met la main dans le nid du basilic (Ésaïe 11.8). Il joue avec le feu et les éclairs qui cessent de consumer, et fait sa demeure dans la fosse aux lions qui se mettent à se nourrir d’herbe comme le bœuf (Ésaïe 65.25). Mais qu’il agisse ainsi avec une foi complète et non pour tenter Dieu ! avec une confiance illimitée et intime en Celui que son amour incline et que ses promesses obligent à garder les siens comme la prunelle de ses yeux ! Avec un tel sentiment tu peux tout risquer, tout tenter ; tout te réussirab.

b – En effet, cette foi intime avec laquelle le chrétien entreprend par fois les choses les plus difficiles, est une impulsion irrésistible de l’Esprit de Dieu, qui ayant donné la volonté donne aussi l’exécution. Mais malheur à ceux qui voudraient agir ainsi par leur volonté propre ! (Trad.)

Mais ce sentiment, cette foi est et demeure un don de la grâce. Il n’est au pouvoir d’aucun fidèle de produire à volonté ce don en son âme. Il doit, dans chaque cas particulier, le demander de nouveau à Dieu qui, chaque fois, l’accorde de nouveau. Expérience humiliante qu’Élie lui-même doit faire à son tour.

 » Voyant cela, » dit le texte, et ces mots nous donnent une indication précieuse sur la disposition d’âme d’Élie. Que voyait-il ? Les promesses de Dieu, son aide, sa puissance, sa fidélité ? Hélas ! ces brillantes étoiles s’étaient comme éloignées de lui, et ne lui envoyaient plus que quelques pâles rayons. Ce qui se présentait au premier plan à ses regards, c’était la fille des rois païens, le poignard à la main, prête à le frapper, et ces images de sang et de mort apparaissaient, effrayantes et terribles, à l’imagination troublée d’Élie. Sa foi, dans ce moment, ne fut pas assez forte pour faire évanouir ces visions. Il ne peut plus s’élever, comme à son ordinaire, sur les ailes de l’aigle, au dessus de ce monde, et le contempler avec calme depuis les éclatantes hauteurs des promesses divines. Il est saisi d’un sentiment inconnu d’effroi, et au lieu de résister en héros à l’ennemi en prenant les armes de Dieu, il recule de corps et d’esprit.

Élie « se leva et s’en alla comme son cœur le lui disait. » Singulières paroles qui indiquent bien l’obscurité de ses voies, l’incertitude de ses pas. Il n’avait, cette fois-ci, reçu de Dieu aucun ordre de partir ni de se rendre en tel endroit, aucun de ces ordres positifs qui autrefois éclairaient son chemin, donnaient des ailes à ses pieds, servaient d’appui à son âme. Il marche à l’aventure, tourmenté de beaucoup de doutes ; il n’a pas même la consolante certitude qu’il s’est mis en route pour son Dieu ; et comment l’aurait-il ? c’est pour lui-même qu’il s’en est allé, pour sauver sa vie.

Oh ! comme les chemins les plus raboteux mêmes et les plus embarrassés d’épines, deviennent faciles et agréables, quand on s’y avance avec la certitude que le Seigneur nous en a donné l’ordre ! On court et l’on n’est point fatigué, on marche et l’on ne se lasse point, on avance comme sur des ailes d’aigle (Ésaïe 40.31). Avec quelle joie on entreprend, poursuit, achève tout ce que nos cœurs reconnaissent avoir été ordonné de Dieu ! Mais avoir lancé à la mer son vaisseau et se demander s’il n’eût pas mieux valu rester dans le port, s’être mis en route sans que Dieu vous ait donné à entendre par le moindre signe qu’il vous accompagne le long du chemin, et avoir la pensée que peut-être il vous y laisse marcher dans sa juste colère : oh ! quel état pénible ! comme les pieds sont lourds et les pas incertains ! point de joie, point de force, point d’élan ! Tel était l’état du prophète. Il ne sait plus que penser de son Dieu, de lui-même, des événements dont il est témoin ; abattu, il s’éloigne de Jesréel et fuit loin du poste que Dieu lui avait assigné ; il part sans avoir aucune certitude de l’approbation de Dieu. Le bizarre message que lui avait fait faire Jésabel, pouvait sans doute être envisagé comme un avertissement providentiel de fuir la mort qui le menace. Mais ce n’était là qu’une conclusion douteuse de l’esprit de l’homme, et non une déclaration positive de Dieu ; un roseau fragile, et non un bâton solide sur lequel on peut s’appuyer sans crainte.

Cependant, alors même que Dieu permet que nous allions pendant quelque temps où nous voulons, comme Élie, et qu’il se tait et ne nous dit mot, c’est par amour pour nous qu’il agit ainsi dans sa sagesse. Le fruit salutaire que nous devons cueillir dans de telles voies, c’est d’apprendre à connaître d’une manière vivante, combien c’est une chose précieuse d’être tout entier au service de Dieu, et de marcher partout à la lumière de ses appels et de ses ordres, de s’arrêter, comme Israël au désert, à sa parole, et de se mettre en marche à sa parole. Plus l’on apprécie par l’expérience du contraire une semblable situation de l’âme envers Dieu, plus le cœur s’attache à Dieu, s’appuie sur lui, et ainsi il prononce avec toujours moins de peine la prière : « Que ta volonté se fasse, ô Dieu, et non la mienne, » et il s’efforce avec toujours plus de zèle de saisir en tout temps, dès le premier mot, ce que Dieu lui commande, et de rechercher avant tout son conseil et ses directions.

Cet amour de Dieu pour ses enfants au milieu même de leurs doutes et de l’abandon apparent où il les laisse, Élie l’éprouva comme nous le verrons bientôt. Le Seigneur était avec lui, à ses côtés, quoique il ne se montrât pas, et que lui ne s’en doutât pas. Il ne peut, en effet, abandonner ses enfants, et il les conduit, tout caché qu’il demeure, vers un bon but. Nous verrons le nuage se dissiper à l’improviste, et nous nous convaincrons qu’Élie, qui croyait aller où il voulait, ne faisait après tout que suivre l’itinéraire que Dieu lui avait tracé.

Le cœur oppressé, l’esprit abattu, Élie avait traversé la Samarie et tout le pays de Juda, et il arrive enfin à Berséba, où il n’avait rien de plus à faire qu’en tout autre lieu. Berséba était une ville forte, sur la frontière méridionale de Canaan, du côté de l’Arabie. Là était le célèbre puits près duquel Abraham et Abiméleck avaient fait alliance. Là le père des croyants avait dressé ses tentes et planté des arbres, et il y avait annoncé le Seigneur, l’Eternel. Mais il n’y avait pour notre prophète point d’ombrage sous ces arbres, point d’eau rafraîchissante dans ces puits, et la prédication de l’Eternel, qui aurait sûrement restauré son âme, ne se faisait sans doute plus entendre dans cette ville. Élie ne peut rester à Berséba ; la foule, le bruit de la cité lui sont insupportables. La compagnie même de son jeune et fidèle serviteur lui est à charge ; car il ne saurait éclairer les ténèbres qui enveloppent son âme, ni répondre aux questions qui l’oppressent. Élie le laisse à Berséba, et s’avance seul dans le vaste et silencieux désert. Il y marcha une journée de chemin, et quand le soleil se fut couché, il s’assit sous un genévrier dans la steppe, et s’enfonça dans ses sombres pensées.

III

Tout prouve quelle nuit profonde entoure l’âme du prophète. Ce silence, ce besoin de solitude, ce long chemin fait sans plan ni but dans le désert, tout indique une âme abattue et découragée. Doutant de sa vocation, ne comprenant rien aux voies de Dieu, il est ballotté par mille pensées angoissantes, comme un nageur par les flots tumultueux d’une mer qui ne lui offre ni fond, ni rivage ; et dans le moment où nous le voyons s’asseoir sous le genévrier, plein d’une amère résignation, il n’y a plus qu’un pas entre lui et l’abîme d’un entier découragement.

Le voilà assis, appuyant sur sa main sa tête fatiguée, malade, seul dans cet affreux désert, tel qu’un fugitif qui est rejeté de Dieu et du monde. Ses regards sont fixés devant lui et il voit de sombres visions, il rêve de sinistres rêves. Il est en esprit au milieu d’Israël : sur le Carmel sont des veaux d’or autour desquels le peuple célèbre ses fêtes insensées ; à Samarie s’élèvent, l’un après l’autre, de nouveaux temples des faux dieux ; les places de Jesréel retentissent d’imprécations contre l’Eternel et ses serviteurs, et Jésabel est ivre du sang des derniers fidèles qui ont péri victimes de sa vengeance. L’autel sur lequel est tombé le feu du ciel, est désert et mène deuil, et c’est à Bahal que l’on rend grâce de la pluie que Dieu rend à la terre altérée ! Du sang des imposteurs égorgés au Kison naissent de nombreuses troupes de nouveaux serviteurs de Satan, qui enlacent plus fortement que jamais ce malheureux peuple dans les liens du mensonge, et les timides viennent abjurer avec exécration ce qui leur restait encore de la foi de leurs pères, qui disparaît pour toujours, et fait place au culte des animaux et du diable. Telles sont les sombres visions qui remplissent d’angoisse l’âme d’Élie, et dans ces épaisses ténèbres spirituelles il ne découvre nulle part un prophète, dans tout Israël pas un seul envoyé de Dieu, partout la nuit et le silence. Et qui sait si, pour comble de souffrances, il ne se reproche point d’avoir délaissé son pauvre peuple, d’avoir fui ?

« C’est assez, soupire-t-il ; Seigneur, c’est assez, prends maintenant mon âme ; car je ne suis pas meilleur que mes pères. » Qui aurait pensé que ce héros de la foi serait jamais si découragé, si brisé, lui qui, sous son armure divine, semblait invincible, et qui commandait en maître aux tempêtes ! Mais c’est une consolation pour nous de voir un Élie succomber une fois sous le fardeau de la vie. « C’est assez, Seigneur ! Pourquoi resterais-je plus longtemps sur cette terre de misères ? Ma vie est inutile. Si, au milieu de tous les miracles que tu as fais, mon œuvre a manqué son but en Israël, où produirait-elle quelques fruits ? C’est assez ! Pourquoi serais-je plus longtemps témoin de la chute de ton royaume qui disparaît de la terre ? Prends, Seigneur, mon âme brisée ; je ne suis pas meilleur que mes pères. J’avais espéré de contempler ce que tant de prophètes et de rois ont désiré voir, et ils ne l’ont pas vu. Mais qui suis-je, serviteur indigne, pour aspirer à une telle grâce ? et comment ai-je pensé d’être à ce point privilégié ? Je ne vaux pas mieux que mes pères, que les saints hommes des temps passés, dont je n’aurais pas été digne de dénouer les souliers. C’est assez, Seigneur, c’est assez. »

Ainsi parlait Élie avec une émotion indicible. Sa prière était un singulier mélange de sentiments divers. Elle n’était point sans doute une douce et pure harmonie ; mais au milieu des dissonances, on remarque cependant les tons les plus célestes, les plus doux que puissent rendre les cordes d’une âme humaine. Sa prière n’était point, il est vrai, sereine et paisible comme celle de Siméon : « Maintenant, Seigneur, laisse ton serviteur aller en paix. » Elle n’avait pas non plus le calme intime et l’ardeur réfléchie de celle de Paul : « Mon désir est de partir et d’être auprès de Christ. » Mais elle était tout aussi peu inspirée par le sombre mécontentement et l’irritation qui faisait dire à Jérémie : « Maudit soit le jour où je suis né » (et ce qui suit) ; et elle n’était pas non plus violente et tumultueuse comme celle de Job : « Que le jour auquel je naquis périsse, que Dieu ne le recherche point d’en haut, et qu’il ne soit point éclairé de la lumière ! » Il y avait chez Élie plus d’abandon et de tristesse que chez ces deux hommes qui contestaient avec Dieu ; il est moins malheureux, et il y a loin de ses plaintes à leurs cris déchirants. On distingue bien à travers ses soupirs les faux tons de l’amer mécontentement que lui font éprouver son travail inutile et ses espérances trompées ; mais en même temps les paroles qu’il prononce respirent une compassion profonde pour le malheureux Israël, et une sainte tristesse sur la décadence du royaume de Dieu, et à ces sentiments nous reconnaissons le fidèle serviteur de Dieu qui nous est ainsi comme rendu sous sa forme la plus pure et la plus belle. On croit bien entendre dans sa prière une espèce de murmure qui ressemble à une accusation contre le Seigneur même ; mais l’on sent tout aussi clairement qu’elle va être étouffée dans le même moment par les larmes de la contrition, et qu’elle vient à peine de franchir ses lèvres que déjà il sent ce qu’elle a de coupable, s’en repent et s’en afflige profondément. Il y a bien dans ces mots : « C’est assez », ce découragement, cette fatigue de la vie, cet ennui de la croix, que nous retrouvons chez Jonas ; Élie (pardonnez-moi l’expression) se fâche contre Dieu et le boude, et en demandant la mort il lui donne à entendre qu’il l’a tellement maltraité qu’il ne lui reste plus qu’à souhaiter d’échapper à sa dureté en descendant dans le tombeau ; mais c’est à Dieu qu’il adresse sa plainte, son âme a soif de lui, et à côté de son irritation charnelle est une aspiration intime du cœur vers l’éternelle lumière ; on devine à travers ses paroles la pensée, pleine d’une aimable simplicité, que ses plaintes toucheront sûrement le cœur de son Dieu, qui ne pourra autrement que de se montrer de nouveau à son serviteur souffrant, et de relever et réjouir son âme si rudement frappée. Ainsi se mêlent dans la prière d’Élie les éléments de la vie naturelle et ceux de la vie divine qui se confondent et se contredisent à la fois. Le métal est dans le fourneau ; l’ardeur du feu fait apparaître, il est vrai, bien des choses impures ; mais qui n’oublierait l’écume et les scories à la vue de cette pure image qui se présente à nos regards comme un rayon lumineux qui descend d’un monde supérieurc ?

c – Celui qui affine l’argent reconnaît que l’argent qui est dans le creuset est entièrement purifié, lorsque son image se réfléchit nettement dans le métal en fusion. C’est sans doute à cela que Krummacher fait allusion. Voyez Narrateur religieux, 1857, no 16. (Trad.)

« Seigneur, c’est assez. » Nous la connaissons nous aussi, cette prière. Je sais bien des ateliers, bien des chambres à coucher, bien des lits de douleurs d’où elle s’élève presque sans interruption au milieu des larmes et des angoisses. Plusieurs de ceux qui soupirent et prient ainsi, se trompent comme le faisait Élie ; ce n’est point encore assez. Maint ouvrier droit et fidèle doit se convaincre que son travail n’a nullement été inutile, comme il le pensait. Plusieurs justes verront de nouveau se lever sur eux la lumière que, malgré les déclarations expresses du Seigneur, ils croyaient éteinte pour toujours. Il est plus d’un instrument brisé avec lequel le Seigneur veut encore faire une œuvre avant de le transporter dans la terre du repos ; et mainte âme souffrante et oppressée doit, avant de quitter ce monde, prendre sa harpe qu’elle avait suspendue aux saules, et chanter un cantique de louange à Celui « dont les conseils sont étranges et extraordinaires, mais qui les exécute tous avec gloire. » Qui peut dire avec raison : C’est assez, tant que le Seigneur ne l’a pas dit le premier ? Et quand vous devriez passer dans le creuset de longues années, comme vous avez fait le jour d’aujourd’hui, ô vous les affligés d’entre Israël, soyez certains qu’un jour, dans le ciel, vous reconnaîtrez avec transport que ce n’était vraiment assez qu’au temps, qu’à la minute même où le Seigneur vous a ôté votre poudreux vêtement de pèlerin et a retiré vos âmes à lui.

Mais écoutez-moi. Toutes les fois que le fardeau de la vie vous deviendra si pesant que vous pensez ne plus pouvoir le supporter, faites comme Élie. Fuyez dans le silence de la solitude, et là jetez-vous à genoux au pied du genévrier que je vous indique, au pied de la croix. La croix a ses épines qui percent l’âme, ses piquants qui blessent le cœur et font souffrir le vieil homme. Mais elle a aussi un parfum qui restaure l’âme, et par lequel nous devenons un sacrifice d’agréable odeur à l’Eternel. Elle étend autour d’elle un ombrage qui rafraîchit le front inondé de sueur, et rend supportable la chaleur la plus grande. Et quand il serait faux qu’aucun serpent, comme on l’assure, ne s’approche du genévrier, encore est-il vrai que le serpent ancien n’ose s’avancer vers la croix, et que près d’elle il ne peut distiller dans ton cœur le venin du désespoir et du murmure contre Dieu. A la vue de la croix, il ne te vient plus à l’esprit de te plaindre de la grandeur de tes maux ; car tu y découvres une souffrance à côté de laquelle la tienne n’est rien, et c’est un juste qui souffre pour des injustes. A la vue de la croix tu oublieras bientôt ta détresse ; car l’amour que Dieu t’y témoigne en Jésus-Christ, à toi, pauvre pécheur, absorbera toutes tes pensées. Sous la croix tu ne penseras plus que tes souffrances sont quelque chose d’extraordinaire ; car le disciple serait-il plus que le maître ? Sous la croix tu es gardé de l’impatience ; car tu devrais t’y réjouir d’être frappé seulement d’une douleur temporelle, et non de la malédiction terrible sous laquelle succombe ta caution. Sous la croix ton chagrin se changera en une paix divine qui descend, avec le sang de l’agneau, de la croix dans les profondeurs de ton cœur ; tes regards s’élèveront du désert vers le ciel qui s’ouvre devant toi, et de la mer bouleversée par la tempête, vers l’horizon lointain, où ta nacelle abordera enfin ; les sombres nuages de ta vie se coloreront des premières lueurs de l’aurore éternelle ; avant que tu y prennes garde, tu verras, comme Élie, les ailes d’un repos céleste se déployer sur toi, et la croix se transformera en une échelle de Jacob, par laquelle de ravissantes pensées, semblables à des anges de Dieu, descendront l’une après l’autre vers toi.

« La paix et la grâce descendent de la croix ; la douleur et la misère tombent dans l’éternel tombeau. Pécheur, lève tes yeux humides, et puise à longs traits la paix dans les souffrances de ton ami.

Tout est accompli ; ton combat est achevé, ton opprobre effacé, l’enfer et le monde vaincus. Tout est don, ouvre ton cœur et reçois, étends tes mains et saisis. Ne t’effraie pas de vaines chimères, et repose ton âme en la croix. »

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