William Booth

12. LE VOYAGEUR

« Le monde est ma paroisse », proclamait John Wesley. William Booth, s'inspirant de la devise du grand évangéliste, lança son cri de guerre : « Le monde pour Christ ! » Et bientôt, l'Armée du Salut commençait la conquête de l'Amérique, de la France, de la Suisse, de la Hollande, de l'Allemagne, etc... Aujourd'hui, la revue missionnaire salutiste peut s'intituler fièrement : L'Univers (All the World).

Il fallait bien visiter cette immense paroisse qui englobe les cinq parties du monde. Le Général, véritable Juif errant du Salut, jusque dans sa blanche vieillesse, se consacra fidèlement à cette tâche, sans pourtant négliger les autres parties de sa mission. Depuis 1886 jusqu'à 1907, tour à tour, les États-Unis, pas moins de huit fois ; le Canada, l'Australie, quatre fois différentes ; la Suède, la Norvège, le Danemark, la Hollande, les Indes, l'Afrique du Sud, le Japon, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, la France, la Palestine, etc... virent passer sa silhouette de patriarche. Les ans neigeaient sur sa tête et griffaient son front, sa barbe blanchissait, sa vue faiblissait de plus en plus, mais sa parole enflammée gardait sa juvénile ardeur, et rien ne pouvait diminuer, dans le domaine spirituel, l'étendue de sa vision.

Son premier voyage à l'étranger, en 1886, le conduisit aux États-Unis, pour inspecter l'œuvre accomplie dans ce pays par Railton et ses successeurs.

Une famille salutiste, Amos Shirley, sa femme et sa fille, émigrée aux États-Unis en 1878, commença des réunions en plein air et dans les taudis des faubourgs. Les Shirley suivaient de leur mieux les méthodes de l'Armée du Salut, chantant des cantiques sur des airs populaires, visitant les saloons (cabarets) pour inviter les buveurs à leurs réunions, mais ils sentaient cruellement leur insuffisance. Ils écrivirent au Général lui demandant du renfort. Après quelques hésitations, le renfort fut envoyé. Il se composait du capitaine Railton, nommé, en cette circonstance, Commissaire, le premier salutiste qui portât ce titre, et six officières. Il faut lire, dans la biographie du Commissaire Railton, l'histoire des débuts en Amérique. Pauvreté, difficultés pour trouver des locaux ; interdiction, dans certaines villes, de tenir des réunions en plein air ; manque de personnel, voilà quelques-unes des expériences du premier Commissaire ; si pauvre, qu'il dut supprimer son dîner, se coucher sur un tas de Cris de Guerre dans le réduit qui lui servait de bureau, ses moyens ne lui permettant pas le luxe de trois repas quotidiens et d'une chambre à coucher. Il allait, toujours enthousiaste et optimiste, quasiment pieds nus dans la neige.

Pourtant, en 1886, lorsque le Général visita les États-Unis, il y trouva deux cent trente-huit postes avec cinq cent soixante-neuf officiers, la plupart américains.

Les Américains accueillirent le Général avec joie, et l'œuvre de l'Armée du Salut dans ce nouveau continent enthousiasma le Fondateur. Ses lettres manifestent sa joie et ses espérances infinies.

J'aimerai bien vite ce pays. Si une querelle survenait entre vos bergers et les miens, écrivait-il à son fils, comme il advint au temps d'Abraham et de Lot entre leurs serviteurs, et que, ayant le choix du pays, vous préfériez le vieux monde, je ne suis pas certain de ne pas bondir de reconnaissance pour la part qui me serait échue ; mais il nous faut les deux continents ; de toutes façons, nous devons avoir celui-ci.

Quelle magnifique contrée, cette Amérique ! Le Canada, avec son vaste territoire, pouvant nourrir, au dire de certaines personnes, cinq cents millions d'habitants, il n'y en a guère que cinq millions dispersés à travers la vaste plaine ; tandis que tant de pauvres gens, en Angleterre, meurent de faim. J'ai l'intention d'entreprendre une œuvre d'émigration vraiment digne de ce nom.

Un peu plus loin dans la même lettre :

Ici se forge une nation. Les gens sont admirables, si simples, si francs, si intelligents et pleins de zèle. Le port de l'uniforme est plus commun ici que sur le vieux continent. Je suis encouragé de toutes façons.

... Nous devons veiller sur ce pays ; nous en tirerons une quantité d'officiers bien doués. Il existe bien plus de simplicité parmi les gens ici que dans l'ancien monde, et, en conséquence, je crois, plus de ferme piété parmi les officiers.

Oh ! comme je tremblais hier, lorsque cette pensée, qui hante mes jours et mes nuits, me vint encore une fois à l'esprit : « Comment être à la hauteur des circonstances ? »

Il nous faut ici quelques Commandants Divisionnaires en supplément[1]. Vois à cela, Bramwell, qu'ils arrivent ici avant mon départ des États-Unis. Tu es le Général du vieux continent, en ce moment. Railton, poussez à la roue. Allons, envoyez-nous quatre jeunes officiers pleins de bon sens.

Comme j'approche de Boston et de New-York, je commence à ressentir les premières attaques de la peur. Il faut exciter mon énergie.

À Chicago, la foule se pressait aux réunions publiques qu'il tint dans cette ville. Plus de dix mille personnes n'y purent entrer, bien que les organisateurs aient choisi les salles les plus vastes.

À chaque voyage en Amérique, en 1894, en 1903 et en 1907, le Général fut l'objet de réceptions de plus en plus enthousiastes.

En 1903, il résumait ses impressions dans une lettre à un vieil ami :

Eh ! oui, j'ai été très occupé, pas le moindre doute sur ce point. Jour après jour, heure après heure, vous pourriez même dire minute après minute, j'ai été pris par des devoirs qui réclamaient toute mon attention. Oh ! ce fut un véritable tourbillon. Mais quelle magnifique course triomphale, pendant ces neuf semaines, depuis mon débarquement à New-York !

La population, la Presse, les représentants de toutes les classes sociales semblent s'être donné le mot pour m'accueillir. Jamais étranger ne reçut dans ce pays une si chaude et si affectueuse réception. Elle fut d'autant plus remarquable et surprenante qu'elle était inattendue.

Je viens d'arriver dans la ville de Kansas. Les deux plus grands hôtels se sont disputé le privilège de me fournir gratuitement leurs plus belles chambres et les repas. Le plus riche brasseur de la région, qui illumine toute la ville chaque soir avec ses réclames lumineuses, fait alterner en ce moment son annonce Achetez tous notre bière Lager, avec cette phrase : Le Général Booth parlera lundi soir au Convention Hall. Cette salle, où je dois parler ce soir, peut contenir huit mille personnes ; et, samedi soir, quatre mille billets d'entrée étaient vendus.

Pendant ce voyage, le Général fut reçu par le Sénateur Mark Hanna, et par le Président Roosevelt à la Maison Blanche.

Honneur plus grand encore, cet étranger, cet homme jadis honni des Églises, fut invité à prononcer la prière à l'ouverture de la session du Sénat américain.

Le Général visita Paris plusieurs fois. Il était notre hôte, au moment de la guerre anglo-boër. À cette époque, l'opinion publique, en France, favorable aux Boërs, exprimait librement son anglophobie. Quelques aventuriers français commandaient sous les ordres du Général Botha. Aux carrefours de nos villes, les camelots groupaient ouvriers et midinettes pour répéter les paroles de la romance à la mode :

Loin des Boërs gazouillait l'hirondelle,
Loin des Boërs, aux étendards vainqueurs,
Je viens d'offrir à la France fidèle,
Le souvenir, l'amour de ces grands cœurs ...

Une visite d'un Anglais, des conférences par un Anglais en de semblables circonstances, tout cela paraissait voué à l'insuccès. Que furent les réunions du Général ? Le souvenir nous en a été conservé par un de ses officiers :

Avant de traiter son texte, il parla pendant quelques minutes sur l'œuvre de l'Armée du Salut ; il fit une profonde impression sur l'auditoire, qui comptait environ sept cents personnes, dont plusieurs intellectuels, jouissant d'une grande influence. Malgré les avertissements qui lui étaient prodigués au sujet de la frivolité des Parisiens, le Général se lança dans les mêmes appels, prêcha les mêmes vérités évangéliques que dans les réunions où il s'adressait à des Anglais. Cette méthode causa tout d'abord quelque crainte, pourtant l'auditoire l'accepta, maté par l'accent convaincu de l'orateur. Nous attendîmes longtemps avant de gagner la première âme, mais nous la conquîmes enfin. Dix-huit personnes au banc des pénitents, parmi lesquelles deux ou trois cas très intéressants : voilà le bilan de cette réunion !

Pendant une de ses visites à Paris, le Général rencontra le prince Ouchtomsky et sa famille. Le prince, ancien secrétaire particulier du Tsarevitch, à cette époque le Tsar Nicolas II, partait pour Pékin comme ambassadeur spécial. Il avait assisté à une réunion présidée par le Général, et il ne cachait pas l'impression profonde qu'il en avait ressentie.

C'est à Paris aussi, à la fin d'un de ses discours, que le Général Booth fut abordé par un général de l'armée française qui, lui tendant la main, lui dit :

Général Booth, vous n'êtes pas Anglais, vous n'appartenez en propre à aucune nation, vous appartenez à l'humanité.

Magnifique témoignage rendu à l'esprit œcuménique du Général Booth.

À travers ses pérégrinations, partout, il manifestait une seule et même préoccupation : le salut du monde.

Pendant une tournée au Japon, le Général fut invité au palais de Tokio à une réception du Mikado. Mais une difficulté surgit à la dernière heure. Le protocole exige que toute personne reçue à la cour, y vienne en habit ; le Général ne possédait que ses uniformes. Comment faire ? L'ambassadeur, qui lui avait obtenu cette invitation, n'osait demander une exception à la règle en faveur du Général Booth. De son côté, le Général n'aurait pas accepté de déposer son uniforme, même momentanément, pour toutes les réceptions impériales de l'univers.

Le Brigadier Yanamura, un officier salutiste japonais, aplanit la difficulté. Il obtint une audience du ministre des Affaires étrangères ; il lui expliqua que le roi d'Angleterre avait déjà reçu le Général Booth dans son uniforme salutiste :

Pensez un moment à ce que les Anglais vont dire. D'ailleurs, notre illustre empereur ne se trouvera pas en mauvaise compagnie, puisque le roi Edouard, empereur des Indes, a bien reçu le Général en jersey rouge.

Et le Général Booth vint en uniforme « Sang et Feu » à la cour impériale du Japon, le seul parmi toutes les personnes présentes à ne point porter l'habit de soirée protocolaire.

Un de ses anciens officiers, qui l'accompagna dans de nombreux déplacements, déclare :

La seule fois où je le vis s'oublier à la contemplation du paysage, ce fut en 1906, pendant une rapide excursion à Jérusalem. Les visites accoutumées au Jourdain, à Bethléem, au mont des Olives, à Béthanie, et à l'église du Saint-Sépulcre, s'accomplirent avec un entrain extraordinaire, preuve que l'homme avait repoussé le général au second plan. Mais cela ne dura qu'un moment.

Près de Gethsémané, des lépreux se tenaient tout le jour ; ils mendiaient, harcelaient de leurs supplications tous les visiteurs. À la vue de notre bande, ils se mirent à implorer sur un ton pitoyable :

Batchiche, batchiche, bons Anglais !

Un vieillard, rongé de lèpre, insistait particulièrement. Le Général lui fit signe d'approcher et lui tendit une pièce de monnaie ; au moment où le lépreux la saisissait, le Général Booth, à la stupéfaction de tous les témoins de cette scène, se courba vers le miséreux et lui baisa la main. Un pèlerin russe qui parlait l'anglais de s'enquérir :

– Qui est cet homme ?

J'essayai de lui expliquer en peu de mots qui était le Général. Tout à coup, ayant compris la consécration entière du Général à la cause du Christ, ce pèlerin s'élança vers notre chef et le supplia :

– Venez, Monsieur, oh ! venez, dans mon pays.

La vie du Général à bord des paquebots, pendant les longues et nombreuses traversées qu'il accomplit, était organisée pour éviter toute perte de temps. Son secrétaire logeait dans la cabine voisine de la sienne ; une sonnerie électrique pouvait appeler le secrétaire auprès de son chef. Les deux cabines étaient pourvues de papier, crayons, encre, machines à écrire, etc....

À huit heures du matin, un coup de sonnette convoque le secrétaire. Tout en buvant son thé, le Général dicte quelques notes de service ou quelque nouveau plan d'activité. Après une promenade de dix minutes sur le pont, le Général réunit ses officiers pour le culte. Chacun des participants lit un verset de la Bible. Le Général en profite pour critiquer affectueusement les défauts de prononciation et les tics particuliers à chaque lecteur :

– Brigadier H., vous lisez sur un ton trop monotone, mettez donc un peu plus de vie dans votre lecture.

– Et vous, colonel, vous avez une très jolie voix, mais ne déclamez pas ainsi.

– Quant à vous, N., abandonnez, je vous en supplie, votre accent écossais ; et puis, ne courez pas si vite, mon pauvre ami, respectez la ponctuation.

Ses commentaires improvisés se moquaient de toutes les traditions. Un jour, la petite troupe lisait, au culte du matin, le récit d'un incident de la vie de Moïse. Le Général, interrompant le lecteur, de penser à haute voix :

Quels étaient exactement le titre et la fonction de Moïse ? Évêque, pasteur, ou général ? Peu importe, après tout. Une chose est certaine, il eut ses difficultés et ses tracas : son tempérament, sa belle-mère, le peuple, la manne. Il a dû passer des heures bien sombres au désert, mais cela fut une riche discipline qui le prépara pour sa vie active. Pauvre vieux Moïse. Je me demande s'il était aussi harcelé par les critiques, les pessimistes et les journalistes. Sans cette école du désert et ces difficultés, je ne vois pas comment Moïse aurait pu créer un peuple, une nation avec les tribus israélites.

Les colonies anglaises protestent contre l'émigration de mes miséreux sur leur territoire. Elles veulent des gens instruits, éduqués et possédant de l'argent. Elles se trompent. Des hommes habitués au travail et accoutumés à se débrouiller, voilà ceux qui sauront tirer un véritable profit de la culture. Moïse transforma des esclaves en vaillants soldats et en bons fermiers. Nous nous trompons tous sur l'œuvre que les pauvres peuvent accomplir. La lutte de demain se livrera avec l'intelligence et la personnalité. Si j'étais un parieur, je gagerais pour la personnalité.

– Prions, Colonel, priez, soyez court, et surtout, pas de grands mots.

Le Général avait une sainte horreur des mots pompeux, et des phrases solennelles employées par certaines personnes dans leurs prières. À ce sujet il racontait, les yeux brillants de malice, une anecdote humoristique :

Un jeune pasteur, frais émoulu de la faculté et la bouche pleine de grandes phrases sonores, désirait éblouir de sa vaste science les braves gens d'une petite ville du Yorkshire. Il commença ainsi sa prière le dimanche : « O toi, Être suprême et omnipotent... » Il s'arrêta un moment pour donner à ses auditeurs le temps de saisir cette noble expression, puis il reprit : « O toi, grand Dieu Omniscient » ; nouvelle pause : « O toi, grand esprit Éternel », clama-t-il à pleine gorge ; une seconde d'hésitation, il repart : « O toi, grand... comment t'appellerons-nous pour ne point de trahir ? »

Une brave vieille chrétienne, incapable de supporter plus longtemps cette litanie, crut devoir venir au secours du prédicateur. Elle lui lança cette phrase : « Nomme-le notre Père, mon garçon, et ça suffit. »

Après le culte, une nouvelle promenade sur le pont, de courte durée, puis il revenait à son travail : préparation de sermons, rédaction d'articles de journaux, de quelque nouveau livre. Règle générale, il travaillait dix heures par jour, pendant la traversée ne se mêlait guère aux autres passagers de première classe ; il trouvait le vide de leur existence à bord pernicieux pour le corps et pour l'âme. Les passagers le traitaient avec la même indifférence. Nous devons pourtant signaler une exception : lorsqu'il se rendit à Yokohama, à bord du Minnesota, un groupe d'Américaines voyageaient sur le même bâtiment. Elles apprirent que le soixante-dix-neuvième anniversaire du Général aurait lieu pendant la traversée. Une fillette, à bord, était née aussi un 10 avril. Ces dames résolurent de fêter le double anniversaire. Elles confectionnèrent un énorme gâteau et, au dessert, persuadèrent au Général de conférencer sur les enseignements de sa vie. Le Général se montra aussi fin et habile que ces Américaines. Son discours achevé, le gâteau partagé et une gentille allocution adressée à la fillette dont c'était aussi l'anniversaire, il se tourna vers sa voisine et lui demanda avec une feinte timidité :

– N'est-ce point la coutume en Amérique, comme en Angleterre, d'offrir des cadeaux à celui dont on fête l'anniversaire ?

Prises à l'improviste, ces dames ne savaient que répondre. Mais l'une d'elles se rendit dans sa cabine, et revint bientôt avec un plat à savon et un plateau à bijoux ; armées de ces aumônières d'un genre nouveau, elles organisèrent une collecte parmi les passagers de première classe. Ce jour-là, les fonds de l'Armée s'enrichirent d'une trentaine de livres.

S'il ne se mêlait pas avec ses compagnons de première classe, par contre, le Général aimait tenir des réunions pour ceux de troisième classe. Nul ne pouvait sans émotion l'écouter parler avec simplicité de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ et, surtout, le voir chapeau bas, la barbe et les cheveux blancs livrés aux caprices du vent, prier « pour nos êtres chers restés au foyer, pour demander le courage d'endurer les épreuves et d'accomplir les tâches qui nous attendent dans le pays vers lequel nous voguons, pour les officiers, l'équipage, les serviteurs et les passagers de ce navire. Puis sa voix devenait plus solennelle : « Seigneur, nous voyageons tous vers un autre port. Nous sommes-nous assuré les services du bon Capitaine et du vrai Pilote ? Sommes-nous assurés contre les tempêtes et les sables mouvants de ce monde ? »

Nous ne pouvons prétendre raconter ici tous les voyages du Général, et les diverses aventures qui lui advinrent pendant son existence de globe-trotter. Pourtant, à la fin de ce chapitre, nous rappellerons cette anecdote au sujet d'une réunion du Général en Suède, à Upsal.

La réunion avait groupé un auditoire assez mélangé ; les pauvres gens y coudoyaient les riches, les humbles pêcheurs sans instruction frôlaient les doctes professeurs. Au moment du corps à corps, lorsque officiers et soldats, par des entretiens particuliers, s'efforcent d'amener au banc des pénitents les inconvertis, une jeune salutiste s'approcha d'un monsieur dont le visage assombri décelait, pensait-elle, le trouble de son âme :

– Êtes-vous sauvé, monsieur ? demandât-elle.

Le froncement des sourcils s'accentua, un éclair de colère s'alluma dans les yeux, la figure empourprée, l'auditeur de répliquer :

– Comment osez-vous me poser une pareille question ? Savez-vous à qui vous parlez ? Savez-vous qui je suis ?

Et, appuyant sur chaque mot, il ajouta :

– Je suis professeur de thérapeutique à l'Université.

La jeune salutiste n'avait sans doute jamais entendu un pareil mot. Elle resta un moment étonnée, mais bientôt, avec l'accent de la plus profonde commisération, elle murmura confidentiellement :

– Oh ! Monsieur, cela ne fait rien, le Seigneur peut sauver même le plus grand des pécheurs.

Lorsqu'il contait cette anecdote, le Général ajoutait :

– Il est parfois aussi difficile à un savant qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux.


[1] Chefs d'une portion de territoire comprenant un certain nombre de postes ; grade correspondant au titre d'évêque dans l'Église épiscopalienne, ou à celui d'inspecteur ecclésiastique, dans l'Église luthérienne.

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