Histoire des Protestants de France – Tome 1

Introduction

Importance de la Réformation. – Corruption de la doctrine catholique. – Vices de la discipline. – Trafic des indulgences. Désordres du clergé. – Protestations. Renaissance des lettres. La papauté. – Conciles. – Martin Luther. – Coup d’œil sur son enseignement, sa vie et ses travaux. – Ulrich Zwingle. – Son caractère et son influence. – Progrès de la Réformation en Europe.

La Réformation du seizième siècle est le plus grand événement des temps modernes. Elle a tout renouvelé dans les pays protestants, et presque tout modifié dans les pays catholiques : doctrines religieuses et morales ; institutions ecclésiastiques et civiles, sciences et lettres, de telle sorte qu’il est impossible de creuser un peu avant dans une idée ou un fait quelconque sans se trouver face à face avec cette œuvre immense. La Réformation marque le point de départ d’un monde nouveau : Dieu seul en peut connaître les développements et la fin.

Il importe d’examiner comment, dans les premières années du seizième siècle, elle est sortie des besoins de l’intelligence et de la conscience générale. Elle fut tout à la fois l’expression d’un état profond de malaise, le moyen d’un grand relèvement, et le gage du progrès vers un meilleur avenir.

La papauté avait rendu, sans doute, plus d’un service à la chrétienté dans les temps de barbarie. Il serait injuste de lui refuser l’honneur d’avoir servi de centre à l’unité européenne, et fait souvent prévaloir le droit sur la force brutale. Mais à mesure que les peuples avançaient, Rome devint moins capable de les conduire, et lorsqu’elle osa se dresser comme une infranchissable barrière devant la double action de l’esprit de Dieu et de l’esprit de l’homme, elle reçut une blessure qui, malgré de vaines apparences, va s’élargissant de génération en génération.

Dans les matières de croyance et de culte, le catholicisme romain avait admis par ignorance ou par transaction beaucoup d’éléments païens. Sans renier les dogmes fondamentaux du christianisme, il les avait défigurés et mutilés au point de les rendre presque méconnaissables. C’était le monde, à parler vrai, qui, forçant en masse les portes de l’Église chrétienne, y avait fait entrer avec lui ses demi-dieux sous les noms de saints et de saintes, ses rites, ses fêtes, ses lieux consacrés, son encens, son eau lustrale, son sacerdoce, tout enfin, jusqu’aux insignes de ses prêtres : tellement que le polythéisme se survivait en grande partie à lui-même sous le manteau de la religion du Christ.

Cet amas d’erreurs et de superstitions s’était naturellement grossi durant les longues ténèbres du moyen âge. Peuples et prêtres y avaient mis la main. Des fausses traditions du catholicisme on voyait d’époque en époque surgir quelque fausseté nouvelle, et il est facile de marquer dans l’histoire de l’Église la date de toutes les grandes altérations que le christianisme a subies. Les défenseurs les plus dévoués du saint-siège avouent que la corruption était extrême à l’entrée du seizième siècle. « Quelques années avant l’apparition de l’hérésie calviniste et luthérienne, dit Bellarmin, il n’y avait presque plus de sévérité dans les lois ecclésiastiques. ni de pureté dans les mœurs, ni de science dans les saintes lettres, ni de respect pour les choses sacrées, ni de religion[b]. »

[b] Bellarm. Op. t. VI, p. 296.

La prédication, d’ailleurs très rare, contribuait à épaissir les ténèbres, ce semble, bien plus qu’à les dissiper. Bossuet le reconnaît avec des précautions qui ne voilent qu’à demi sa pensée : « Plusieurs prédicateurs ne prêchaient que les indulgences, les pèlerinages, l’aumône donnée aux religieux, et faisaient le fond de la piété de ces pratiques qui n’en étaient que l’accessoire. Ils ne parlaient pas autant qu’il fallait de la grâce de Jésus-Christ[c]. »

[c] Hist. des Variations, 1. V, 1.

La Bible se taisait sous la poudre des vieilles bibliothèques. On la tenait attachée en quelques lieux par une chaîne de fer : triste image de l’interdiction dont elle était frappée dans le monde catholique.

Après l’avoir enlevée aux fidèles, le clergé, par une conséquence toute simple, avait fermé la Bible dans ses propres écoles. Peu de temps avant la réforme, défense avait été faite à des professeurs d’Allemagne d’expliquer la Parole sainte dans leurs leçons publiques ou privées. Les langues originales de l’Ancien et du Nouveau Testament étaient, pour ainsi dire, suspectes d’hérésie ; et lorsque Luther éleva la voix, on eut peine à trouver dans l’Église de Rome quelques docteurs capables de discuter avec lui sur le texte des Écritures.

Dans ce grand silence des auteurs sacrés, l’ignorance, le préjugé, l’ambition, l’avarice parlaient librement. Le prêtre se servit souvent de cette liberté, non pour la gloire de Dieu, mais pour la sienne, et la religion, destinée à transformer l’homme à l’image de son Créateur, en vint à transformer le Créateur lui-même à l’image de l’homme cupide et intolérant.

La théologie, après avoir jeté un vif éclat dans les beaux jours de la scolastique, avait par degré perdu son ardeur aussi bien que son autorité, et était devenue un immense recueil de questions curieuses et frivoles. Sans cesse occupée à aiguiser dans de puériles disputes la pointe de sa dialectique, elle ne répondait pas plus aux besoins de l’esprit qu’à ceux du cœur humain.

Les masses populaires semblaient suivre, en général, leur ancienne voie, mais par habitude et tradition plutôt que par dévouement. L’enthousiasme du moyen âge avait pris fin, et l’on eût vainement cherché dans l’Église ces grandes inspirations qui avaient fait lever l’Europe tout entière au temps des croisades.

Quelques hommes pieux restaient dans les presbytères, dans les cloîtres, parmi les laïques, faisant effort pour saisir la vérité à travers les voiles dont on l’avait couverte ; mais ils étaient épars, suspects et gémissants.

La discipline avait partagé les altérations de la doctrine. Le pontife de Rome ayant, à la faveur des fausses décrétales, usurpé le titre et les fonctions d’évêque universel, prétendait exercer la plupart des droits qui appartenaient, dans les premiers siècles, aux chefs des diocèses ; et comme il ne pouvait être partout à la fois, comme il obéissait d’ailleurs à ses passions ou à ses intérêts plus qu’à ses devoirs, il aggravait les abus qu’il aurait dû extirper.

Ce qu’était le souverain pontife pour les évêques, les moines mendiants, les vendeurs d’indulgences, et autres agents vagabonds de la papauté, l’étaient pour les simples curés et les prêtres de paroisse. L’autorité régulière et légitime devait céder la place à ces intrus qui, en promettant de redresser les troupeaux, ne faisaient que les pervertir.

Tout était désordre et anarchie. Une puissance despotique au sommet de l’Église ; au milieu et en bas, des usurpations croissantes, des luttes scandaleuses et sans fin : la chrétienté avait encore moins à se plaindre d’être trop gouvernée que de l’être mal.

Illusoire dans les rangs du clergé, la discipline en était venue à être une source de démoralisation pour les laïques. Aux longues et sérieuses pénitences des temps anciens avait succédé le rachat des péchés à prix d’argent. Si, du moins, il avait fallu payer chaque faute à part, on aurait été forcé de compter encore avec ses vices. Le mal extrême fut que l’on pouvait les racheter tous à la fois, les racheter d’avance, pour toute sa vie, pour tous les siens, pour toute sa postérité, pour une commune entière. Dès lors, plus d’autorité. On se moquait de l’absolution du prêtre, parce qu’on l’avait déjà payée de sa bourse, et le pouvoir clérical que Rome soutenait d’un côté, elle le renversait de l’autre.

Le trafic des indulgences se faisait par les mêmes moyens que le négoce ordinaire : il avait ses entrepreneurs en grand, ses directeurs et sous-directeurs, ses bureaux, ses tarifs, ses commis-voyageurs. On vendait les indulgences à l’enchère, au son de la caisse, sur les places publiques. Elles étaient débitées en gros et en détail, et l’on y employait les agents qui pratiquaient le mieux l’art de tromper et de dépouiller les hommes.

C’est surtout cette sacrilège industrie qui a porté à l’Église romaine un coup fatal. Rien n’irrite autant les peuples que de trouver dans la religion moins de moralité qu’en eux-mêmes, et cet instinct est juste. Toute religion doit améliorer ceux qui y croient. Quand elle les déprave, quand elle les fait descendre au-dessous de ce qu’ils seraient sans elle, il faut qu’elle tombe ; car elle n’a plus son essentielle et suprême raison d’existence.

Comment, du reste, les membres du clergé auraient-ils fait respecter les devoirs moraux qu’ils étaient les premiers à transgresser ? Nous ne voulons par rappeler ici les honteux et universels dérèglements tant de fois attestés par des déclarations authentiques, entre autres par les cent griefs qui furent présentés à la diète de Nuremberg en 1523, avec la signature d’un légat même du pape Adrien. Beaucoup de prêtres payaient une taxe publique pour vivre dans un commerce illégitime, et en plusieurs endroits de l’Allemagne on était allé jusqu’à leur faire une obligation de ce désordre, afin d’en éviter de plus grands.

Outre les indulgences, Rome avait inventé toute sorte de moyens pour grossir ses revenus : appellations, réservations, exemptions, provisions, dispenses, expectatives, annates. L’or de l’Europe y eût été complètement absorbé, si les gouvernements n’y avaient mis quelques barrières ; et les nations les plus pauvres devaient encore s’appauvrir pour gorger des pontifes qui, pareils au sépulcre, ne disaient jamais : C’est assez.

Les évêques et les chefs d’ordres monastiques en agissaient de même dans les différentes provinces de la catholicité. Tout leur servait à accroître les propriétés de l’Église : la guerre et la paix, les triomphes et les malheurs publics ; les succès et les revers des particuliers, la foi des uns et l’hérésie des autres. Ce qu’ils ne pouvaient obtenir de la libéralité des fidèles, ils le cherchaient dans la spoliation de ceux qui ne l’étaient pas. Aussi, comme le rapportent les griefs de Nuremberg, le clergé régulier et séculier possédait-il en Allemagne la moitié du territoire. En France, il en avait le tiers ; ailleurs, encore davantage, et les domaines ecclésiastiques étant affranchis de tout impôt, prêtres et moines, sans porter les charges de l’Etat, en recueillaient les bénéfices.

Non seulement ils jouissaient de privilèges énormes pour leurs biens : ils en avaient d’autres pour leurs personnes. Tout clerc était un oint du Seigneur, une chose sacrée pour le juge civil. Nul n’avait le droit de mettre la main sur lui, avant qu’il eût été jugé, condamné, dégradé par les membres de son ordre. Le clergé formait ainsi une société entièrement distincte de la société générale. C’était une caste placée en dehors et au-dessus du droit commun ; ses immunités l’emportaient sur la souveraineté de la justice, et des auteurs dignes de foi racontent que des misérables entraient dans le sacerdoce ou dans les cloîtres uniquement pour se couvrir de crimes avec impunité.

Si les prêtres ne permettaient pas au magistrat de les poursuivre, ils s’attribuaient à eux-mêmes le droit d’intervenir sans cesse dans les procès des laïques. Testaments, mariages, état civil des enfants, et une foule d’autres affaires qu’on appelait mixtes, étaient portées devant leur tribunal, de manière qu’une partie considérable de la justice dépendait du clergé, qui ne dépendait lui-même que de ses pairs et de son chef. Organisation utile peut-être dans les temps d’ignorance, lorsque les ecclésiastiques possédaient seuls quelques lumières, mais qui, en se perpétuant jusqu’au seizième siècle, après la renaissance des lettres, devenait la plus inique des prérogatives, la plus intolérable des usurpations.

Il y a aujourd’hui des écrivains qui tracent un magnifique idéal de l’état du catholicisme avant Luther. Mais ont-ils jamais étudié cette époque ? et ceux qui déclament avec le plus de violence contre la Réforme supporteraient-ils un seul jour les abus qu’elle a détruits ?

Aussi doit-on dire, pour l’honneur de l’humanité, que d’âge en âge, devant chaque erreur et chaque empiétement du pouvoir sacerdotal, s’étaient levés de nouveaux et courageux adversaires. Dans une période reculée, Vigilance et Claude de Turin ; puis, les Vaudois et les Albigeois ; plus tard, les Wicléfites, les Hussites, les Frères de Moravie et de Bohême : communautés petites et faibles, écrasées par les papes ligués avec les princes, mais qui, du haut de leurs échafauds et de leurs bûchers, se transmirent le sacré flambeau de la foi primitive, jusqu’à ce que, saisi par la puissante main de Luther, il répandit au loin ses clartés sur le monde chrétien.

Une autre protestation, parallèle à la précédente, et qu’on a qualifiée de protestantisme catholique, s’était incessamment renouvelée dans le sein même de l’Église, surtout depuis l’apparition des mystiques du moyen âge. Parmi les théologiens, Bernard de Clairvaux, Gerson, d’Ailly, Nicolas de Clémangis ; parmi les poètes, le Dante et Pétrarque ; des conciles mêmes, tenus à Pise, à Constance et à Bâle ; les plus grands par la piété et le caractère, par le génie et la science, avaient fait entendre le même cri : « Une réforme ! une réforme dans l’Église ! une réforme dans le chef et dans les membres, dans la foi et dans les mœurs ! » Mais ce mouvement catholique échoua toujours, parce qu’il ne s’attaquait pas à la racine du mal. Le secret de tout obtenir n’est-il pas celui de tout vouloir et de tout oser ?

Tandis que la papauté persécutait la première de ces protestations et tâchait de séduire l’autre, un nouvel ennemi se leva : le plus redoutable de tous, parce qu’il pouvait prendre les formes les plus diverses, parce qu’il se montrait partout en même temps, parce que ni artifices ni supplices ne pouvaient le dompter. Et quel était cet antagoniste ? L’esprit humain lui-même se réveillant de son long sommeil. Le quinzième siècle lui avait rendu les livres de l’antiquité. Il se sentit animé tout à coup d’un immense besoin d’investigation et de renouvellement ; et reprenant à la fois la philosophie, l’histoire, la poésie, les sciences, les arts, toutes les merveilles des âges les plus florissants de la Grèce et de l’ancienne Rome, il comprit qu’il pouvait et devait marcher dans son indépendance.

La découverte de l’imprimerie vint en aide à la renaissance des lettres. Le vieux monde reparut tout entier dans le même temps que Christophe Colomb en découvrait un nouveau. Plus de trois mille écrits furent publiés de l’an 1450 à l’an 1520. Ce fut une prodigieuse activité qui ne connaissait ni crainte ni fatigue ; et qu’est-ce que l’Église pouvait opposer à ce premier élan de l’esprit humain si heureux et si fier de rentrer en possession de soi ? Le bûcher de Savonarole ne l’effraya point ; tout au plus jugea-t-il bon de prendre un détour, dans les traités de Pomponace, pour arriver au même but.

Le saint-siège, qui avait été quelquefois si habile, ne le fut pas en face de ce vaste mouvement. Plusieurs papes se succédèrent, ineptes, ou avides d’argent, ou souillés de crimes effroyables : Paul II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, Jules II. Le dernier, Léon X, ayant les goûts voluptueux de la race des Médicis à laquelle il appartenait, sans en avoir la grandeur ni le courage, prêtre sans science théologique, pontife sans gravité, faisant disputer ses bouffons sur l’immortalité de l’âme à la fin de ses banquets, et s’amusant aux frivoles divertissements du théâtre quand l’Allemagne était en feu, semblait avoir été choisi d’en-haut pour aplanir la voie à la Réformation.

Tout était donc prêt. A peine pose-t-on le pied au seuil du seizième siècle qu’on entend ces bruits sourds qui, dans le monde moral comme dans le monde physique, annoncent l’approche de l’orage. Les cœurs sont oppressés, les esprits sont inquiets : je ne sais quoi d’extraordinaire va venir. Les rois sur leurs trônes, les savants dans leurs cabinets, les professeurs dans leurs chaires, les hommes pieux dans leurs oratoires, les hommes d’armes eux-mêmes sur les champs de bataille, se sentent tressaillir, et révèlent, tantôt par de brèves paroles, tantôt par des actes de violence, les pressentiments dont ils sont poursuivis.

En 1511, l’empereur Maximilien et le roi Louis XII convoquent à Pise un concile, afin de ramener Jules II à son devoir, et de remédier aux maux de l’Église. Plusieurs cardinaux y assistent, malgré les défenses du saint-siège ; et le 21 avril 1512, le pape Jules est suspendu, comme notoirement incorrigible et contumace. « Lève-toi, César, » écrivent d’un commun accord les membres de cette assemblée à l’empereur Maximilien ; « lève-toi, tiens-toi debout et veille ; l’Église tombe ; les gens de bien sont opprimés ; les impies triomphent. »

Jules II oppose concile à concile, et réunit dans la basilique de Latran les prélats qui lui sont restés fidèles. Mais là même, devant ce pontife qui ne savait que le métier des armes. Egide de Viterbe, général de l’Ordre des Augustins, accuse les prêtres d’avoir laissé la prière pour l’épée et de s’en aller, au sortir des combats, dans des maisons de prostitution. « Peut-on contempler, demande-t-il, sans verser des larmes de sang, l’ignorance, l’ambition, l’impudicité, l’impiété régnant dans les lieux saints, d’où elles devraient être à jamais bannies ? »

A l’ouïe de ces cris de détresse qui descendent de si haut, les nations épouvantées en appellent à un nouveau concile général, comme si l’expérience ne leur avait pas appris que ces grandes assemblées, si prodigues de paroles, étaient stériles pour une œuvre de réformation ! Mais la multitude ne savait d’où viendrait la délivrance, et dans son angoisse, elle se rattachait aux illusions de ses vieux souvenirs.

Au milieu de cette attente inquiète et générale, les adversaires s’enhardissaient. Reuchlin revendiquait les droits de la science contre l’enseignement barbare des universités. Le noble Ulrich de Hutten, représentant de la chevalerie dans cette grande lutte, annonçait, en remplaçant les coups d’épée par des appels à la raison publique, l’avènement d’une nouvelle civilisation. Erasme, le Voltaire de l’époque, faisait rire les rois, les seigneurs, les cardinaux et le pape même, aux dépens des moines et des docteurs, et ouvrait en se jouant la porte par laquelle devait passer le monde moderne. Alors parut Martin Luther.

Je n’ai pas à écrire l’histoire du réformateur. Envoyé à Rome pour s’occuper des affaires de l’Ordre des Augustins, il y avait trouvé une profonde et vaste incrédulité, une immoralité révoltante. Luther retourne en Allemagne, le cœur brisé, la conscience agitée de doutes amers. Une vieille Bible qu’il a découverte dans le couvent d’Erfurt lui révèle une religion toute différente de celle qui lui a été enseignée. Cependant la pensée ne lui vient pas encore d’entreprendre la réforme de l’Église. Pasteur et professeur à Wittemberg, il se borne à répandre autour de lui de saines doctrines et de bons exemples.

Mais Jean Tetzel, un marchand d’indulgences, audacieux jusqu’à l’effronterie, cupide jusqu’au cynisme, naguère condamné à la prison pour des crimes notoires, et menacé d’être noyé dans l’Inn par les habitants du Tyrol, ose interposer son vil trafic entre la parole de Luther et les âmes qui lui sont confiées. Luther s’indigne ; il relit sa Bible : et en 1 517, il affiche à la porte de la cathédrale de Wittemberg ces quatre-vingt-quinze thèses qui vont exciter dans toute l’Europe un si formidable retentissement.

C’est la révolte de sa conscience qui lui a fait rechercher dans la Bible de nouvelles armes contre l’Église de Rome. C’est la même révolte morale qui rassemblera autour de lui des milliers, et bientôt des millions de disciples. Luther s’est placé à la tête des gens de bien irrités.

Au dogme de la justification par les œuvres, qui a produit tant d’extravagantes pratiques et de honteux excès, il oppose la justification par la foi à la rédemption de Jésus-Christ. Toute sa doctrine est résumée dans cette parole de saint Paul : « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi ; et cela ne vient pas de vous ; c’est un don de Dieu (Éphésiens 2.8). Cette doctrine avait le double avantage de s’appuyer sur des textes bibliques, et de renverser du même coup indulgences, œuvres surérogatoires des saints, pèlerinages, flagellations, pénitences, mérites artificiels ; elle correspondait ainsi aux plus hautes idées, aux meilleures aspirations religieuses, intellectuelles et morales de l’époque.

Luther a fait un premier pas. Il en appelle encore, néanmoins, du pape mal instruit au pape mieux informé. Mais au lieu d’une ordonnance de réformation, Rome envoie une bulle d’excommunication. Le docteur de Wittemberg la brûle solennellement avec les décrétales du saint-siège, le 10 décembre 1520, en présence d’innombrables spectateurs. La flamme qui en sortit alla éclairer l’Europe, et projeter sur les murs du Vatican une lueur sinistre.

Le 17 avril 1521, Luther comparaît devant la diète de Worms. Il a contre lui le pape et l’Empereur, les deux plus grandes puissances du monde, mais il a pour lui les forces vives de son siècle. Quand on le somme de se rétracter, il invoque le témoignage de la Bible. S’il est convaincu d’erreur par elle, il se rétractera ; sinon, non. L’envoyé de Rome refuse d’ouvrir le livre qui condamne la papauté, et Charles-Quint commence à voir qu’il y a ici-bas quelque chose de supérieur à la puissance du glaive.

L’œuvre marche. Il est intéressant d’observer que Luther n’arriva pas avec un système déjà complet et fermé. Il vint avec un premier grief contre les abus de l’Église romaine, puis avec un second ; et d’une main renversant par degrés le vieil édifice du catholicisme, tandis que de l’autre il construisait l’édifice nouveau, il ne comprit lui-même tout ce qu’il avait mission de faire qu’à mesure qu’il le faisait.

Après le soulèvement de sa conscience, le redressement de la doctrine ; après la doctrine, la réforme du culte ; après le culte, l’établissement de nouvelles institutions ecclésiastiques. Luther n’alla jamais au delà de ses convictions, ni ne devança de trop loin le mouvement de l’esprit public. C’est par là qu’il retint sous son drapeau ceux qui s’y étaient rassemblés, et qu’il fut aidé dans son travail par la pensée commune. Luther donna beaucoup à la génération contemporaine, et en reçut peut-être encore davantage.

L’une de ses œuvres les plus laborieuses et les plus utiles fut la traduction de la Bible en allemand. Elle fixa la langue de son pays et en affermit la foi.

Huit ans après la publication des quatre-vingt-quinze thèses, en 1525, Luther épouse Catherine de Bora, étant persuadé avec Æneas Sylvius, qui devint pape sous le nom de Pie II, que s’il y a de fortes raisons pour interdire aux prêtres le mariage, il y en a de plus fortes pour le leur permettre. Le réformateur n’apporta dans cet acte solennel, ni une précipitation qui eût compromis son caractère, ni des retards qui eussent démenti ou affaibli ses maximes. Il avait alors quarante-deux ans, et, de l’aveu de ses adversaires mêmes, il avait passé toute « sa jeunesse sans reproche, dans la continence[d]. »

[d] Hist. des Variations, 1. V, 1.

En 1530, Mélanchthon, le compagnon d’œuvre de Luther, présente à la diète d’Augsbourg, d’accord avec lui, la confession de foi qui, pendant des siècles, a servi de point de ralliement à la Réforme luthérienne. Les protestants montrèrent de la sorte qu’ils n’avaient secoué le joug de Rome que pour accepter sans réserve les enseignements de la Bible, tels du moins qu’ils les comprenaient dans la mesure des lumières de leur temps.

Il y eut de nombreuses et pesantes épreuves dans la vie de Luther : les excès des anabaptistes, la révolte des paysans, les passions de princes qui mêlèrent aux questions religieuses des calculs politiques, les emportements de quelques-uns de ses disciples, la faiblesse et la timidité de plusieurs autres. Il fut souvent attristé, non abattu ; et le même esprit de foi qui lui avait ouvert la route l’y fit marcher avec une inébranlable constance.

Luther mourut en 1546. Quelques heures avant sa fin, il disait : « Jonas, Cœlius, et vous qui êtes ici, priez pour la cause de Dieu et de son Évangile ; car le concile de Trente et le pape sont dans une grande fureur. » Et quand la sueur froide le prit, il se mit à prier en ces termes : « O mon cher Père céleste, Dieu et Père de mon Seigneur Jésus-Christ, Dieu de toute consolation, je te rends grâces de ce que tu m’as révélé ton cher fils Jésus-Christ, en qui je crois, lequel j’ai prêché et confessé, lequel j’ai aimé et glorifié. Je te prie, Seigneur Jésus-Christ, d’avoir soin de ma pauvre âme. Puis, il dit trois fois en latin : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. Tu m’as racheté, ô Éternel, Dieu de vérité. » Alors, sans agonie, sans efforts, il rendit le dernier soupir.

Pendant que la Réformation changeait la face de l’Allemagne, elle pénétrait aussi dans les montagnes et les vallées de la Suisse. Elle y avait même apparu plus tôt. Ulrich Zwingle fut encouragé et fortifié par la parole de Luther, mais il ne l’avait pas attendue. « J’ai commencé à prêcher l’Évangile l’an de grâce 1516, écrivait-il, c’est-à-dire lorsque le nom de Luther n’avait pas été prononcé dans nos contrées. Ce n’est pas de Luther que j’ai appris la doctrine de Christ : c’est de la Parole de Dieu. »

Un autre marchand d’indulgence, Bernardin Samson, poussa Zwingle, en 1518, à se déclarer ouvertement. Toujours, on le voit, la révolte de la conscience contre les désordres de l’autorité catholique. La Réforme a été une protestation de la morale outragée, avant d’être un renouvellement religieux.

Ce Carme déchaussé, venu d’Italie, était d’une impudence qui devait indigner le vice même. « Je puis pardonner tous les péchés, s’écriait-il ; le ciel et l’enfer sont soumis à mon pouvoir, et je vends les mérites de Jésus-Christ à quiconque veut les acheter en payant comptant. » Il se vantait d’avoir enlevé des sommes énormes à un pays pauvre. Quand on n’avait pas d’espèces monnayées, il prenait, en échange de ses bulles papales, de la vaisselle d’or et d’argent. Il faisait crier par ses acolytes à la multitude qui se pressait devant ses tréteaux : « Ne vous gênez pas les uns et les autres. Laissez d’abord venir ceux qui ont de l’argent ; nous verrons ensuite à contenter ceux qui n’en ont point. »

Ulrich Zwingle attaqua dès lors le pouvoir du pape, le sacrement de la pénitence, le mérite des œuvres cérémonielles, le sacrifice de la messe, l’abstinence des viandes, le célibat des prêtres : devenant plus ferme et plus décidé à mesure que la voix publique répondait plus énergiquement à la sienne.

Le réformateur de la Suisse était modeste, affable, populaire et d’une vie irréprochable. Il avait une profonde connaissance des Écritures, une foi vivante, une solide érudition, des idées claires, un langage simple et précis, une activité sans bornes. Nourri de la littérature grecque et romaine, et plein d’admiration pour les grands hommes de l’antiquité, il eut quelques opinions qui parurent nouvelles et hardies à son époque. Zwingle admettait, comme plusieurs anciens Pères de l’Église, l’action permanente et universelle de l’Esprit divin dans l’humanité. « Platon, disait-il, a aussi bu à la source divine ; et si les deux Caton, si Camille et Scipion n’avaient pas été vraiment religieux, auraient-ils été si magnanimes[e] ? »

[e] Œcol. et Zw. Op., p. 9.

Appelé à Zurich, il y enseigna, non ce qu’il avait reçu de la tradition romaine, mais ce qu’il avait puisé dans la Bible. « C’est là un prédicateur de la vérité, disaient les magistrats ; « il nous annonce les choses telles qu’elles sont. Et dès l’an 152o, le conseil de Zurich publia une ordonnance qui enjoignait à tous les ecclésiastiques de ne prêcher que ce qu’ils pouvaient prouver par les Écritures.

Trois ans après, le pape Adrien, voyant grandir l’autorité de Zwingle, essaya de le gagner. Il lui adressa une lettre où il le félicitait de ses excellentes vertus, et chargea son légat de lui tout offrir, tout, excepté le siège pontifical. Adrien connaissait le prix de l’homme, non son caractère. Au moment même où de si hautes dignités lui étaient offertes, Zwingle disputait à Zurich contre les délégués de l’évêque de Constance, et remportait une éclatante victoire.

D’autres débats s’ouvrirent en présence des magistrats et du peuple. Enfin, le 12 avril 1525, parut un édit ordonnant d’abolir la messe et de célébrer la communion selon la simplicité de l’Évangile.

On doit remarquer ici la différence des âges et des mœurs. Au seizième siècle, le pouvoir civil décidait du changement de religion ; au dix-neuvième, on verrait là une usurpation intolérable. Plus la civilisation avance, plus elle diminue, dans les matières spirituelles, la part de l’Etat, pour accroître celle de l’individu.

Les cantons helvétiques s’étant rangés, les uns du côté de la Réformation, les autres du côté de Rome, une guerre de religion éclata entre eux, la pire des guerres. D’après un ancien usage, le premier pasteur de Zurich devait accompagner l’armée. Zwingle s’y conforma. L’historien Ruchat raconte qu’il se mit en chemin comme si on l’eût conduit à la mort, et que ceux qui prirent garde à ses gestes observèrent qu’il ne cessait de prier Dieu pour lui recommander son âme et l’Église.

Le 11 octobre 1531, il fut renversé sur le champ de bataille de Cappel. Il se releva ; mais, pressé par la foule qui fuyait, il retomba trois fois. « Hélas ! quel malheur est ceci ? dit-il. Eh bien ! ils peuvent tuer le corps, mais ils ne peuvent pas tuer l’âme. » Ce furent les dernières paroles qu’il put articuler. Etendu sur le dos, les mains jointes et les yeux levés au ciel, le mouvement de ses lèvres indiquait qu’il était en prières. Des soldats l’ayant ramassé sans le connaître, lui demandèrent s’il voulait se confesser et invoquer la Vierge et les saints. Il fit signe de la tête que non, et relevant les yeux au ciel il poursuivit ses muettes prières. C’est un hérétique opiniâtre, s’écrièrent les soldats, et un officier, lui donnant un coup de pique sous le menton, acheva de le tuer. Ulrich Zwingle était âgé de quarante-quatre ans, d’autres disent de quarante-sept.

Des jugement divers ont été portes sur cette fin tragique, et l’on y peut voir encore le changement des opinions. Notre époque plaindrait tout au moins un ministre de l’Évangile mourant au milieu d’une scène de carnage ; on en pensait autrement il y a trois siècles. « Zwingle exerçant son ministère en l’armée, dit Théodore de Bèze, fut tué en bataille, et son corps brûlé par l’ennemi : Dieu honorant en cet endroit son serviteur d’une double couronne, vu qu’un homme ne saurait mourir plus honnêtement et plus saintement qu’en perdant cette vie corruptible pour le salut de sa patrie et pour la gloire de Dieu.

[Les vrais Portraits, etc., trad. du latin, de Th. de Bèze, p. 85. — Comme nous faisons ici une œuvre, non de philosophe, ni de philologue, mais d’historien écrivant pour toutes les classes de lecteurs, à l’ancienne orthographe nous substituerons la nouvelle dans nos citations, et quand il se rencontrera un mot ou un tour devenu inintelligible, nous le remplacerons par l’équivalent moderne.]

Malgré des échecs de plus d’un genre, la Réformation s’étendit rapidement dans une grande partie de l’Europe, et s’y enracina.

En Allemagne, la Saxe, la Hesse, le Brandebourg, le Palatinat, la Poméranie, beaucoup d’autres Etats de second ordre, et presque toutes les villes libres ; à l’est, la majorité des populations de la Hongrie ; au nord, le Danemark, la Norvège, la Suède et une partie de la Pologne brisèrent les chaînes du catholicisme romain.

En Angleterre et en Ecosse, deux mouvements distincts conduisirent les peuples à la foi protestante : l’un dirigé par le roi Henri VIII, l’autre par le pasteur Jean Knox. De là des différences de principes et d’organisation qui ont subsisté jusqu’à nos jours.

La Réformation pénétra dans le midi de l’Europe. mais sans pouvoir s’y établir. En Espagne la longue lutte soutenue contre les Arabes avait identifié le catholicisme avec l’esprit de nationalité, et l’Inquisition se tenait debout, appuyée sur le fanatisme populaire. En Italie, le scepticisme des savants, les innombrables ramifications du clergé, les intérêts d’une multitude de familles engagés dans le maintien de l’ancien ordre ecclésiastique, la passion des masses pour les beaux-arts et les pompes du culte romain, arrêtèrent les progrès du protestantisme.

Aux portes de la France, la Suisse d’un côté avec quelques petits Etats limitrophes, l’Alsace, la Lorraine, le pays de Montbéliard, qui sont devenus depuis des provinces françaises ; de l’autre côté, les Flandres et la Hollande écoutèrent avec sympathie la prédication des idées nouvelles. Ainsi la Réformation se déployait sur toutes les frontières de la France, en même temps qu’elle travaillait à pénétrer et à s’étendre au dedans.

Nous arrivons enfin à l’histoire qui fait le sujet que ce livre. Elle nous mettra devant les yeux de grands triomphes suivis de grandes catastrophes, et d’effroyables persécutions qui ne furent surpassées que par la constance des victimes. C’est tout ensemble un des plus importants chapitres des annales de la nation française, et l’une des plus intéressantes pages de la Réformation.

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