Histoire des Protestants de France – Tome 1

1.2.
Premières persécutions. – La Sorbonne. – Le parlement. – La cour. – Le clergé. – Condamnation de Jean Leclerc. – Supplice de Jacques Pavanes. – Louis de Berquin. – Son courage, ses luttes et sa mort.

Les prêtres et les moines du diocèse de Meaux, voyant leur crédit s’affaiblir et leurs revenus décroître, avaient porté plainte devant la Sorbonne. Ils y trouvèrent bon accueil. La Sorbonne, en butte aux railleries des hommes lettrés, et attaquée par les novateurs, était dans la position difficile d’une ancienne institution devancée par l’opinion publique. Elle sentit que si elle ne se hâtait de frapper de grands coups, elle serait perdue.

A la tête de cette Faculté de théologie était un certain Noël Beda, ou Bedier, docteur de science médiocre, mais remuant, hardi, âpre à la dispute, capable de tout renverser pour un point de théologie scolastique, et prompt à chercher sa force dans la populace, quand il manquait de plus honorables auxiliaires. Il avait pour acolytes les maîtres Duchêne et Lecouturier, qui dominaient sur leurs confrères par l’emportement de leurs passions et de leur langage.

Luther avait invité la Sorbonne, en 1521, à examiner son livre sur la Captivité de Babylone. Cette compagnie déclara que sa doctrine était blasphématoire, insolente, impie, déhontée, et qu’il fallait la poursuivre moins par des arguments que par le fer et le feu. Elle compara Luther aux plus grands hérésiarques et à Mahomet lui-même, demandant qu’il fût contraint par tous les moyens possibles de se rétracter publiquement. Le doux Mélanchthon oublia sa modération accoutumée en répondant à cette sentence qu’il appelait le décret furieux des théologastres de Paris. « Malheureuse est la France, disait-il, d’avoir de pareils docteurs. »

Ces théologiens ouvrirent donc les bras aux plaignants de Meaux ; et comme un évêque était impliqué dans la cause, ils demandèrent main-forte au parlement de Paris.

Le parlement n’aimait pas les moines, et se défiait des prêtres. Il avait revendiqué et défendu contre eux, avec une persévérante énergie, les droits de la juridiction laïque. Mais il tenait pour l’une des maximes fondamentales de l’Etat cette devise des vieux temps : Une foi, une loi, un roi, et ne croyait pas qu’il fût plus tolérable d’avoir deux religions dans un pays que deux gouvernements.

Le chancelier Antoine Duprat employait toute son autorité à pousser la magistrature vers les mesures de violence. Homme sans religion et sans mœurs, évêque et archevêque sans avoir mis le pied dans ses diocèses, inventeur de la vénalité des charges, signataire du concordat qui indigna les parlements et le clergé même, nommé cardinal pour avoir abaissé le royaume devant le saint-siège, il s’accusa sur son lit de mort de n’avoir suivi d’autre loi que son intérêt, et celui du roi seulement après le sien. Antoine Duprat s’était amassé des richesses immenses ; et quand il fit bâtir à l’Hôtel-Dieu de Paris de nouvelles salles pour les malades : « Elle sera bien grande, dit François Ier, si elle peut contenir tous les pauvres qu’il a faits. »

La cour voulant s’assurer l’appui du pape dans les guerres d’Italie, favorisa aussi l’esprit de persécution. Louise de Savoie, qui gouvernait le royaume en l’absence de son fils, alors prisonnier à Madrid, proposa, en 1523, la question suivante à la Sorbonne : Par quels moyens on pourrait casser et extirper la doctrine damnée de Luther de ce royaume très chrétien, et entièrement l’en purger ? Beda et les siens répondirent qu’il fallait poursuivre l’hérésie avec la dernière rigueur ; sinon, qu’il en résulterait un grand préjudice à l’honneur du roi et de Madame Louise de Savoie, et qu’il semblait même à plusieurs qu’on en avait déjà trop enduré. Ces théologiens avaient soin, on le voit, de confondre la cause du trône avec la leur.

Le pape Clément VII eut recours, deux ans après, à la même tactique. « Il est nécessaire, écrivait-il au parlement de Paris, en ce grand et merveilleux désordre qui vient de la furie de Satan, et de la rage et impiété de ses suppôts, que tout le monde fasse ses efforts pour garder le salut commun, attendu que cette forcénerie ne veut pas seulement brouiller et détruire la religion, mais aussi toute principauté, noblesse, lois, ordres et degrés. »

Le clergé tint des conciles, à Paris, sous la présidence du cardinal Duprat, et à Bourges, sous celle de l’archevêque François de Tournon, où les réformateurs furent accusés d’avoir trempé dans une conjuration exécrable, et le roi très chrétien exhorté à étouffer dans tous ses domaines ces dogmes de vipères. Les hérétiques opiniâtres devaient être exterminés, et les moins coupables faire en prison une pénitence perpétuelle avec le pain de douleur et l’eau de tristesse.

Nous avons anticipé sur notre récit, afin de montrer quels furent en France les premiers auteurs des persécutions. On remarquera que l’Italie y joua le principal rôle avec la régente Louise de Savoie ; avec les cardinaux qui sont par-dessus tout princes romains ; avec les moines et les prêtres, qui font profession d’être sujets du saint-siège avant d’appartenir à leur pays. Cette observation reparaîtra en divers endroits de notre histoire, et nous prouverons en son lieu que la Saint-Barthélemy fut, selon l’expression d’un écrivain moderne, un crime italien. Revenons maintenant à l’église de Meaux.

L’évêque Briçonnet fit d’abord tête à l’orage ; il osa même traiter les Sorbonistes de pharisiens et d’hypocrites ; mais cette fermeté dura peu ; et quand il vit qu’il aurait à répondre de ses actes devant le parlement, il recula. Dans quelle mesure abjura-t-il la foi qu’il avait prêchée ? On l’ignore. Tout se fit à huis clos devant une commission composée de deux conseillers clercs et de deux conseillers laïques du parlement. Après avoir été condamné à payer une amende de deux cents livres, Briçonnet retourna dans son diocèse, et tâcha de ne plus faire parler de lui (1523-1525).

Les nouveaux convertis de Meaux furent plus persévérants. L’un d’eux, Jean Leclerc, ayant affiché à la porte de la cathédrale un placard où il accusait le pape d’être l’Antechrist, fut condamné, en 1523, à être fouetté pendant trois jours dans les carrefours de la ville, et marqué au front d’un fer chaud. Lorsque le bourreau lui imprima le signe d’infamie, une voix retentit dans la foule, disant : Vive Jésus-Christ et ses enseignes ! On s’étonne, on regarde : c’était la voix de sa mère.

L’année suivante, Jean Leclerc souffrit le martyre à Metz, qui n’était pas encore une ville de France.

Le premier de ceux qui furent brûlés, pour cause d’hérésie, dans les anciennes limites du royaume, était né à Boulogne, et se nommait Jacques Pauvent ou Pavanes. Disciple de Lefèvre qu’il avait accompagné à Meaux, il fut accusé d’avoir écrit des thèses contre le purgatoire, l’invocation de la Vierge et des saints, et l’eau bénite. « C’était, dit Crespin, un homme de grande sincérité et intégrité[b]. »

[b] Hist. des Martyrs, p. 93.

On le condamna, en 1524, à être brûlé vif sur la place de Grève. Pavanes, jeune encore, avait, dans un moment de faiblesse, prononcé une espèce de rétractation. Mais il reprit bientôt tout son courage, et marcha au supplice d’un front calme : plus heureux de mourir en confessant sa foi que de vivre en la reniant. Au pied du bûcher, il parla du sacrement de la cène avec tant de force qu’un docteur disait : « Je voudrais que Pavanes n’eût point parlé, quand même il en eût coûté à l’Église un million d’or. »

Les exécutions se multiplièrent. L’une des victimes les plus illustres de ces premiers temps fut Louis de Berquin, dont Théodore de Bèze a dit, avec quelque exagération sans doute, qu’il aurait été pour la France un autre Luther, s’il eût trouvé en François Ier un second Electeur de Saxe. L’histoire de sa vie et de sa mort jette un grand jour sur les commencements de la Réformation dans notre pays.

Louis de Berquin était d’une famille noble de l’Artois. Bien différent des anciens chevaliers, qui ne connaissaient que la cape et l’épée, il s’appliquait sans relâche aux exercices de l’esprit : homme franc, du reste, loyal, ouvert pour ses amis, généreux aux pauvres, et parvenu à l’âge de quarante ans sans être marié, ni avoir donné sujet au moindre soupçon d’incontinence : chose merveilleusement rare entre les courtisans, dit une vieille chronique.

Comme Lefèvre et Farel, il était fort dévot. Avant que le Seigneur l’eût attiré à la connaissance de son Évangile, il était, selon le récit de Crespin, « grand sectateur des constitutions papistiques, grand auditeur des messes et sermons, observateur des jeûnes et jours de fêtes… La doctrine de Luther, alors bien nouvelle en France, lui était en extrême abomination » (p. 96).

Mais deux-choses le détachèrent du catholicisme. Esprit éclairé, il méprisait la grossière ignorance des docteurs de Sorbonne ; cœur sans fraude, il s’indignait de leurs ténébreuses manœuvres ; et comme il avait son franc-parler à la cour, il s’en expliquait librement devant François Ier, qui le tenait en grande affection, et pour son caractère, et aussi à cause de son mépris des moines.

Une controverse qu’il eut sur des subtilités d’école avec le docteur Duchêne, ou maître de Quercû, comme on l’appelait, lui fit ouvrir la Bible. Berquin fut étonné tout ensemble de n’y pas trouver ce qu’il cherchait, et d’y trouver ce qu’il n’y cherchait pas. Rien sur l’invocation de la vierge Marie ; rien sur plusieurs des dogmes réputés fondamentaux dans l’Église romaine ; et, d’une autre part, des articles importants dont Rome fait à peine mention dans ses formulaires. Ce qu’il pensa là-dessus, le gentilhomme le déclara de bouche et par écrit. Les Sorbonistes, empressés de le surprendre en faute, le dénoncèrent au parlement en 1523, et joignirent à leurs plaintes quelques extraits de ses livres, dont ils avaient fait du venin à la manière des araignées, dit encore notre chronique. Mais sur de pareils griefs, comment condamner un conseiller et un favori du roi ? Il fut renvoyé absous. Les docteurs de Sorbonne prétendirent que c’était une grâce qui devait l’exciter au repentir ; Berquin leur répondit que c’était tout simplement un acte de justice.

La querelle alla en s’aigrissant. Le gentilhomme s’étant mis à traduire quelques petits écrits de Luther et de Mélanchthon, Noël Beda et ses suppôts firent une descente dans sa bibliothèque. Deuxième plainte au parlement, et citation devant l’évêque de Paris. Heureusement François Ier évoqua l’affaire devant son conseil, et renvoya Berquin libre, en l’exhortant à être plus prudent à l’avenir.

Mais il n’en fit rien. Les convictions fortes ne consentent jamais à se taire. De là le troisième emprisonnement de Berquin. Pour cette fois, les Sorbonistes espéraient qu’il ne leur échapperait plus. François Ier était à Madrid ; Marguerite de Valois n’avait aucun pouvoir ; Louise de Savoie secondait les persécuteurs. Le parlement était décidé à sévir. On comptait déjà les jours que Berquin avait à vivre, lorsqu’un ordre du roi, daté du 1er avril 1526, enjoignit de suspendre l’affaire jusqu’à son retour.

Quand il fut de nouveau en liberté, les conseils des tièdes et des timides ne lui manquèrent pas. Erasme en particulier, qui, selon les historiens du temps, voulait rester neutre entre l’Évangile et la papisterie et nager entre deux eaux, ayant appris qu’il voulait publier une traduction d’un de ses livres latins, en y ajoutant des notes, lui écrivit lettres sur lettres pour l’engager à s’abstenir. « Laissez là ces frelons, disait-il. Par-dessus tout, ne me mêlez point à ces affaires. Mon fardeau est assez lourd. Si c’est votre plaisir de disputer, soit ; pour moi, je n’en ai nulle envie. Et ailleurs : « Demandez une légation en pays étranger ; voyagez en Allemagne. Vous connaissez Beda et ses pareils ; c’est une hydre à mille têtes qui lance de tous côtés son venin. Vos adversaires s’appellent légion. Votre cause fût-elle meilleure que celle de Jésus-Christ, ils ne vous lâcheront pas qu’ils ne vous aient fait périr cruellement. Ne vous fiez pas trop à la protection du roi. Dans tous les cas, ne me commettez pas avec la Faculté de théologie[c]. »

[c] Erasme Epp., t. II, p. 1206.

Erasme avait épuisé sa banale rhétorique pour faire céder le brave gentilhomme. « Et savez-vous ce que j’y ai gagné ? dit-il naïvement à l’un de ses amis ; j’ai redoublé son courage. » En effet, Berquin résolut de prendre l’offensive, et, comme cet ancien roi, d’attaquer Rome dans Rome. Il tira des livres de Beda et de ses confrères douze propositions qu’il accusa devant François Ier d’être malsonnantes, contraires à la Bible et hérétiques.

La clameur des Sorbonistes fut immense. Quoi ! eux-mêmes, les défenseurs de la foi, les colonnes de l’Église, ils se voyaient taxés d’hérésie par un luthérien qui avait mille fois mérité le dernier supplice ! et, après avoir poursuivi les autres, ils en étaient réduits à se justifier !

Le roi, qui n’était pas fâché d’humilier ces docteurs turbulents, écrivit à la Sorbonne pour lui ordonner de censurer les douze propositions dénoncées par Berquin, ou de les établir sur des textes de la Bible. L’affaire prenait une tournure grave, et l’on ne sait ce qui serait arrivé, si une image de la Vierge n’avait été mutilée, en ce temps-là, dans un carrefour de Paris.

Les Sorbonistes s’emparent aussitôt de l’accident. C’est un vaste complot ; c’est un attentat contre la religion, contre le prince, contre l’ordre et la tranquillité du royaume ! Toutes les lois vont être renversées, toutes les dignités abolies ! Voilà le fruit des doctrines prêchées par Berquin ! Aux cris de la Sorbonne et des prêtres, le parlement, le peuple, le roi même s’émeuvent. Guerre aux briseurs d’images ! plus de merci pour les hérétiques ! Et Berquin rentre en prison pour la quatrième fois.

Douze commissaires, délégués par le parlement, le condamnent à faire abjuration publique, puis à rester détenu tout le reste de sa vie, après avoir eu la langue percée d’un fer chaud. « J’en appelle au roi, s’écrie Berquin. — Si vous ne vous soumettez pas à notre sentence, lui répondit un des juges, nous ferons que jamais vous n’en appeliez ailleurs. — J’aime mieux mourir, dit Berquin, que d’approuver seulement par mon silence que l’on condamne ainsi la vérité. — Qu’il soit donc étranglé et brûlé sur la place de Grève ! dirent les juges d’une même voix.

On attendit que François Ier fût absent pour exécuter la sentence ; car on craignait qu’un dernier reste d’affection ne se réveillât dans le cœur du monarque pour son loyal serviteur. Le 10 novembre 1529, six cents hommes escortèrent Berquin au lieu du supplice. Il ne donna aucun signe d’abattement. « Vous eussiez dit (c’est Erasme qui le raconte d’après un témoin oculaire) qu’il était dans une bibliothèque à poursuivre ses études, ou dans un temple à méditer sur les choses saintes. Quand le bourreau, d’une voix rauque, lui lut son arrêt, il ne changea point de visage. Il descendit du tombereau d’un pas ferme. Ce n’était pas l’abrutissement d’un scélérat endurci ; c’était la sérénité, la paix d’une bonne conscience. »

Berquin voulut parler au peuple. On ne l’entendit point, les moines ayant aposté des misérables pour couvrir sa voix de leurs clameurs. Ainsi la Sorbonne de 1529 avait donné à la commune de Paris de 1793 le lâche exemple d’étouffer sur l’échafaud les paroles sacrées des mourants.

Après l’exécution, le docteur Merlin, grand pénitencier, dit tout haut devant le peuple que personne en France, depuis plus de cent ans peut-être, n’était mort en meilleur chrétien.

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