Histoire des Protestants de France – Tome 1

1.6.
Persécutions contre les Vaudois de la Provence. – Origine et histoire de ce peuple. – Comment il se justifie. – Massacres à Mérindol. – Cabrières, etc. – Procès sur cette affaire au parlement de Paris.

Les persécutions qu’on a vues jusqu’ici paraissent modérées auprès de celles dont furent victimes les Vaudois de la Provence. Pour trouver une si épouvantable boucherie, il faut remonter jusqu’à l’extermination des Albigeois.

Le 18 novembre 1540, le parlement d’Aix rendit un arrêt portant ce qui suit : Dix-sept habitants de Mérindol seront brûlés vifs. Leurs femmes, enfants, parents et serviteurs seront amenés en justice, et s’ils ne peuvent être saisis, ils seront tous bannis à perpétuité du royaume. Les maisons de Mérindol seront brûlées et rasées jusqu’aux fondements, les bois coupés, les arbres fruitiers arrachés, et le lieu rendu inhabitable, sans que personne y puisse bâtir. « Arrêt, dit un contemporain, le plus exorbitant, cruel et inhumain qui fût jamais donné en aucun parlement, et semblable en tout et par tout à l’édit du roi Assuérus contre le peuple de Dieu. »

Un cri d’horreur s’éleva dans toute la Provence. Il est triste d’avoir à dire que les prêtres furent les plus acharnés à poursuivre l’exécution du jugement. Et lorsque le premier président Chassanée leur représenta que le roi pourrait être mécontent d’une si grande destruction de ses sujets : « Si le roi le trouve mauvais à première vue, dit un évêque, nous le lui ferons trouver bon ; nous avons les cardinaux pour nous, notamment le cardinal de Tournon, à qui l’on ne pourrait faire chose plus agréable. »

Les Vaudois présentèrent requête à François Ier, qui, désirant alors vivre en bonne intelligence avec les princes protestants de l’Empire, donna commission à Guillaume de Langey, le même qui avait été son ambassadeur en Allemagne, de faire une enquête sur cette peuplade. J’emprunte à son rapport et à d’autres historiens du temps les détails qu’on va lire.

Ces Vaudois formaient une population d’environ dix-huit mille âmes. Ils étaient venus du Piémont et du Dauphiné en Provence, et y habitaient depuis trois cents ans. Quand ils arrivèrent, le pays était inculte et livré à de continuels brigandages ; mais, défriché par leurs mains, il se couvrit d’abondantes moissons. Tel domaine qui, avant leur établissement, ne se louait que quatre écus, en rapporta trois à quatre cents. Ils avaient bâti Mérindol, Cabrières et vingt autres bourgs ou villages.

C’étaient des gens paisibles, de bonnes mœurs, aimés de leurs voisins, fidèles à leurs promesses, payant bien leurs dettes, prenant soin de leurs pauvres, et charitables envers l’étranger. On ne pouvait les induire à blasphémer ni à jurer en aucune manière ; ils ne faisaient de serment que lorsqu’ils en étaient requis en justice. On les connaissait encore à ceci, que s’ils se trouvaient en quelque compagnie où l’on tînt des propos malhonnêtes, ils se retiraient aussitôt pour en témoigner leur déplaisir.

On n’avait rien à leur reprocher sinon que, lorsqu’ils allaient par les villes et par les marchés, ils ne fréquentaient guère les églises des couvents, et s’ils y entraient, ils faisaient leurs prières sans regarder ni saints ni saintes. Ils passaient devant les croix et les images des chemins sans témoigner aucune révérence. Ils ne faisaient dire aucune messe, ni libera me, ni de profundis ; ils ne prenaient point d’eau bénite, et si on leur en offrait par les maisons, ils n’en savaient aucun gré. Ils n’allaient pas en pèlerinage pour gagner des pardons. Quand il tonnait, ils ne faisaient pas le signe de la croix, et on ne les voyait apporter aucune offrande pour les vivants ni pour les morts.

Longtemps ignorés, les Vaudois n’excitaient ni la cupidité des prêtres ni la colère des grands, et les gentilshommes dont ils augmentaient les revenus les couvraient de leur protection. Ils se choisissaient d’entre eux des pasteurs, ou Barbes, comme ils les nommaient, pour les instruire dans la connaissance et la pratique des Écritures.

Le roi Louis XII passant dans le Dauphiné en 1501, on lui dénonça ces hérétiques. Il fit faire une enquête, et, après l’avoir lue, il ordonna de jeter dans le Rhône les procédures déjà commencées, en disant : « Ces gens-là sont meilleurs chrétiens que nous. »

Lorsqu’ils entendirent parler, vers l’an 1530, de la prédication de Luther et de Zwingle, ils envoyèrent en Suisse et en Allemagne quelques-uns de leurs Barbes, qui reconnurent dans la Réforme une sœur de leur propre communion. Encouragés par ces nouveaux amis, les Vaudois firent imprimer à Neuchâtel, en 1535, la première édition de la Bible traduite en français par Robert Olivétan. On raconte qu’ils y dépensèrent plusieurs centaines d’écus d’or.

Le clergé romain s’en irrita, et d’autant plus, que des gentilshommes, des avocats, des conseillers de justice, des théologiens même se tournaient du côté de l’hérésie. Un arrêt fut prononcé en 1535 contre les Vaudois. Un deuxième arrêt, celui que nous avons cité, fut rendu en 1540. François Ier, adoptant l’avis de Guillaume de Langey, leur accorda des lettres de pardon, mais à condition qu’ils rentreraient dans l’Église de Rome au bout de trois mois. C’était retirer d’une main ce qu’il donnait de l’autre.

Ces braves gens ne perdirent pas courage. Ils envoyèrent au parlement d’Aix et à François Ier leur confession de foi, où ils avaient pris soin d’établir toutes leurs doctrines, article par article, sur des textes de l’Écriture. S’étant fait lire cette confession, le roi, comme ébahi, dit Crespin, demanda en quel endroit on y trouvait faute, et nul n’osa ouvrir la bouche pour y contredire.

Les évêques de Provence, n’étant pas appuyés dans leur système de persécution, donnèrent commission à trois docteurs en théologie de convertir les Vaudois ; mais, chose merveilleuse ! tous trois se convertirent eux-mêmes à la religion proscrite. « Il faut que je confesse, disait l’un de ces docteurs, après avoir interrogé quelques catéchumènes, que j’ai été souvent à la Sorbonne pour ouïr les disputes des théologiens, et que je n’y ai pas tant appris que j’ai fait en écoutant ces petits enfants. »

La colère des prêtres fut au comble ; et le premier président Chassanée étant mort, ils persuadèrent à son successeur, Jean Meynier, baron d’Oppède, de poursuivre les hérétiques à outrance. On envoya en même temps des mémoires au roi, où les Vaudois étaient accusés de vouloir s’emparer de Marseille pour former une sorte de canton républicain, à l’exemple des Suisses. François Ier ne fut pas dupe de cette fable ridicule ; il savait bien que quelques milliers de pauvres paysans ne pouvaient faire de la Provence une république. Mais il venait de conclure avec Charles-Quint, sous la médiation de Paul III, un traité où les deux monarques s’étaient promis d’exterminer l’hérésie. Ce prince était d’ailleurs gravement malade, et le cardinal de Tournon, aidé de plusieurs évêques, le sollicita, au nom de son salut éternel, de révoquer ses lettres de pardon. Il écrivit donc au parlement d’Aix, le 1er janvier 1545, d’exécuter l’arrêt prononcé contre les Vaudois.

Le baron d’Oppède, qui paraît avoir apporté des motifs de jalousie et de vengeance personnelle dans cette horrible entreprise, rassembla des bandes de mercenaires qui, dans les guerres d’Italie, s’étaient accoutumés aux plus affreux brigandages. Il leur donna quelques officiers de la Provence, et se mit en campagne le 12 avril. Alors commença un carnage exécrable. Ce n’était plus, dit un historien, des gentilshommes ni des soldats : c’étaient des bouchers.

Les Vaudois sont surpris et massacrés, comme dans une chasse de bêtes fauves ; leurs maisons sont brûlées, leurs moissons arrachées, les arbres déracinés, les puits comblés, les ponts détruits. Tout est mis à feu et à sang ; et les paysans des environs, se joignant aux bourreaux, achèvent de piller les misérables restes de la dévastation.

Ceux des Vaudois qui ont pu fuir sont errants par les bois et les montagnes ; mais les plus faibles, vieillards, femmes et enfants, sont forcés de s’arrêter, et le soldat les tue, après avoir assouvi ses brutales passions. A Mérindol, il ne restait qu’un pauvre idiot qui avait promis deux écus à un soldat pour sa rançon. D’Oppède les donne de sa bourse pour disposer de ce malheureux et, le faisant attacher à un mûrier, il commande de le tuer à coups d’arquebuses. Plus d’un gentilhomme ne put retenir ses larmes.

Le 19 avril, sur l’appel du vice-légat, cette armée de bourreaux entre dans le comtat Venaissin qui appartenait au pape, et de nouvelles bandes de brigands accourent sous la conduite des prêtres. On met le siège devant le bourg de Cabrières. Soixante hommes, les seuls qui y fussent restés, tiennent bon pendant vingt-quatre heures. On leur promet la vie sauve ; mais à peine sortis sans armes, ils sont hachés en pièces. Des femmes, enfermées dans une grange, sont brûlées vives. Un soldat, ému de pitié, veut leur faire passage ; mais on les repousse dans les flammes à coups de hallebardes. L’église de Cabrières est souillée par d’infâmes débauches, et les degrés de l’autel sont inondés de sang. Le clergé d’Avignon bénissait les égorgeurs : il avait prononcé une sentence portant qu’on ne ferait point de quartier. Le jour devait venir où la glacière d’Avignon compterait d’autres victimes ! Il y a sur la terre une justice pour les classes privilégiées qui abusent de leur pouvoir : elle est quelquefois tardive, mais sûre.

Les Vaudois périrent en grand nombre dans leurs retraites sauvages. Le vice-légat et le parlement d’Aix avaient défendu, sous peine de mort, de leur donner ni asile ni vivres : « ce qui en tua, dit Bouche, l’historien de la Provence, une très grande quantité. Plusieurs de ces malheureux firent supplier d’Oppède de leur accorder la grâce de partir, sans rien emporter que leur chemise. « Je sais ce que j’ai à faire de ceux de Mérindol et de leurs semblables, répondit-il ; je les enverrai habiter au pays d’enfer, eux et leurs enfants. »

Deux cent cinquante prisonniers furent exécutés à mort, après un procès dérisoire : acte plus atroce peut-être que le massacre, puisqu’il fut commis de sang-froid. D’autres, les plus jeunes, les plus robustes, furent envoyés aux galères. Quelques-uns parvinrent à gagner les frontières de la Suisse.

Le nom des Vaudois disparut presque entièrement de la Provence, et leur contrée redevint inculte comme elle l’était trois siècles auparavant.

L’histoire a conservé les pieuses paroles que prononcèrent ceux des Vaudois qui s’étaient réfugiés avec leurs pasteurs dans les gorges des montagnes. Se préparant à mourir, et contemplant de loin les ruines enflammées de leurs maisons, vieillards et jeunes gens s’exhortaient les uns les autres. « La moindre sollicitude que nous devons avoir, disaient-ils, c’est de nos biens et de notre vie ; mais la plus grande et principale crainte qui nous doit émouvoir, c’est que nous ne défaillions point en la confession de notre Seigneur Jésus-Christ et de son saint Évangile. Crions à Dieu, et il aura pitié de nous. »

Le massacre des Vaudois souleva en France une indignation universelle : les âmes n’y étaient pas encore impitoyables, comme elles le devinrent pendant les guerres de religion. Le roi se plaignit que ses ordres eussent été outrepassés ; mais malade et presque mourant, il se laissa vaincre par les instances du cardinal de Tournon, et n’eut pas le courage de punir les bourreaux. Seulement, à ses dernières heures, il somma son fils d’en tirer vengeance, ajoutant que s’il ne le faisait point, sa mémoire serait en exécration au monde entier.

L’affaire fut appelée en effet devant le parlement de Paris, en 1550 : elle occupa cinquante audiences. L’avocat des Vaudois, ou plutôt de la dame du Cental, qui se plaignait d’avoir été ruinée, parla sept jours de suite avec une force qui faisait dire qu’il montrait les choses au lieu de les raconter. Le baron d’Oppède se défendit lui-même, et osa commencer son plaidoyer par ces paroles du Psalmiste : « Fais-moi justice, ô Dieu, et soutiens mon droit contre la nation cruelle. » Il fut acquitté. L’avocat général Guérin fut seul condamné à mort ; et l’on eut soin de marquer dans la sentence qu’il avait commis des malversations dans le service des deniers du roi, comme si tout un peuple égorgé n’était point, aux yeux de ses juges, un crime suffisant !

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