Histoire des Protestants de France – Tome 1

2.13.
Exécrables attentats. – Procession générale. – La Saint-Barthélemy dans les provinces. – L’évêque Hennuyer. – Massacres à Meaux, Troyes, Orléans, Rouen, Toulouse, Bordeaux, Lyon, etc. – Quel fut le nombre des victimes. – Grande joie à Rome et à Madrid. – Consternation des pays protestants. – L’ambassadeur français à Londres, et le duc d’Anjou en Allemagne. – Conséquences de la Saint-Barthélemy.

Nous voulons, tout en remplissant notre tâche, abréger autant que possible les détails de la Saint-Barthélemy.

Quand le soleil du 24 août se leva sur Paris, tout y était tumulte, désordre et carnage ; de larges ruisseaux de sang dans les rues ; des cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants, encombrant les portes ; partout des gémissements, des blasphèmes, des cris de mort, des imprécations ; les bourreaux par milliers insultant à leurs victimes avant de les égorger, et se couvrant après de leurs dépouilles ; le poignard, la pique, le couteau, l’épée, l’arquebuse, toutes les armes du soldat et du brigand mises au service de cette exécrable tuerie, et la vile populace courant derrière les égorgeurs, achevant les huguenots, les mutilant, les traînant dans la boue la corde au cou, pour avoir aussi sa part à cette fête de cannibales.

Au Louvre, les huguenots, amenés l’un après l’autre à travers une double ligne de hallebardes, tombaient tout sanglants avant d’être au bout ; et les dames de la cour, bien dignes d’être les mères, les femmes et les sœurs des assassins venaient assouvir sur les corps des victimes leurs impudiques regards.

On a remarqué que de tant de braves gentilshommes qui avaient mille fois affronté la mort sur les champs de bataille, il n’y en eut qu’un, Taverny, qui ait essayé de se défendre : encore était-ce un homme de robe. Les autres tendirent la gorge à la dague et au stylet, comme des femmes. Un si monstrueux attentat, en accablant leurs esprits, paralysait leurs mains, et, avant de pouvoir se reconnaître, ils n’étaient plus.

Quelques-uns cependant qui logeaient de l’autre côté de la Seine, au faubourg Saint-Germain, Montgommery, Rohan, Ségur, la Ferrière, eurent le temps de comprendre leur position et de s’échapper. C’est alors que le roi, ivre de fureur, prit une arquebuse et tira sur des Français. Deux cent vingt-sept ans après, Mirabeau ramassait dans la poudre des siècles l’arquebuse de Charles IX pour la tourner contre le trône de Louis XVI. Les générations des races royales sont solidaires. Dans la même matinée du dimanche, le roi fit appeler Henri de Navarre et Henri de Condé. Il leur dit d’un ton farouche : Messe, mort ou Bastille. Après quelque résistance, les deux princes consentirent à faire profession de la foi romaine ; mais ni la cour ni le peuple ne crurent à la sincérité de leur abjuration.

[Parmi les Réformés célèbres qui échappèrent au massacre de la Saint-Barthélemy, nous mentionnerons celui que la postérité reconnaissante a surnommé « le père de la chirurgie française » : Ambroise Paré.

Né à Laval, en 1517, dans une condition obscure, le jeune Ambroise montra de bonne heure un goût prononcé pour les diverses branches de la science médicale ; et grâce à son intelligence, à son travail, à ses persévérants efforts, il parvint, dès l’âge de vingt ans, à être reçu chirurgien. Attaché aux armées en cette qualité, il fit presque toutes les campagnes qui marquèrent le règne agité de François Ier. Officiers et soldats le regardaient comme leur bienfaiteur ; non seulement ils étaient pleins de confiance en ses lumières, mais sa bonté, sa charité chrétienne, leur gagnaient le cœur. Paré ne tarda pas à devenir le premier praticien de son temps. Sa modestie égalait son mérite. « Je le pansay, Dieu le guarit, » disait-il avec une simplicité touchante en parlant de ses plus belles cures. La célébrité croissante qui entourait son nom le fit appeler, sous le règne d’Henri II, aux fonctions de chirurgien du roi, fonctions qu’il conserva sous quatre règnes successifs. Charles IX, guéri par lui d’une blessure au bras, lui voua une amitié intéressée et égoïste, la seule que son âme vulgaire fut capable d’éprouver. A cette amitié, le docteur huguenot dut son salut le jour de la Saint-Barthélemy. « Le Roi ne voulait sauver aucun autre, dit Brantôme, sinon maître Ambroise Paré, son premier chirurgien et le premier de la chrétienté ; et l’envoya quérir et amener dans sa chambre, lui commandant de n’en bouger ; et disait qu’il n’était raisonnable qu’un qui pouvait servir à tout un petit monde, fut ainsi massacré. »

Ambroise Paré a laissé de nombreux écrits ; tous sont remarquables par une grande érudition et par la piété profonde qui les anime. Il mourut à un âge avancé, aimé et honoré de tous. L’historien L’Estoile, son contemporain, lui rend le témoignage suivant, qui vaut la plus belle oraison funèbre : « Le jeudi, 20 de décembre 1590, mourut à Paris, en sa maison, maître Ambroise Paré, chirurgien du Roi, âgé de quatre-vingts ans, homme docte et des premiers dans son art ; qui, nonobstant les temps, avait toujours parlé et parlait librement pour la paix et pour le bien du peuple, ce qui le faisait autant aimer des bons comme mal vouloir et haïr des méchants. »

(Note des Editeurs à la troisième édition.)]

Le massacre dura quatre jours. Il fallait le couvrir d’un prétexte devant la France et l’Europe. On voulut d’abord en faire porter le poids aux Guises, mais ils refusèrent. On inventa ensuite la prétendue conjuration des huguenots contre Charles IX et sa famille. Il y eut des tergiversations de toute sorte, des inventions qu’on ne pouvait soutenir une heure, des aveux qu’on reniait le lendemain, des ordres et des contre-ordres aux gouverneurs des provinces : misérable jeu de comédiens après la scène tragique.

Le jeudi, quand le sang des victimes inondait les rues de Paris, le clergé célébra un jubilé extraordinaire, et fit une procession générale. Il décida même de consacrer une fête annuelle à un si glorieux triomphe ; et pendant que les chaires catholiques retentissaient d’actions de grâces, une médaille fut frappée avec cette légende : La piété a réveillé la justice !

La Saint-Barthélemy recommença dans les provinces, et dura, chose horrible à dire, pendant plus de six semaines.

Recueillons avec un soin religieux les noms des gouverneurs qui refusèrent de tremper dans les massacres : le vicomte d’Orte, à Bayonne ; le comte de Tende, en Dauphiné ; Saint-Héran, en Auvergne ; Chabot-Charny et le président Jeannin, à Dijon ; la Guiche, à Mâcon ; de Rieux, à Narbonne ; Matignon, à Alençon ; Villars, à Nîmes ; le comte de Carce, en Provence, et les Montmorency dans leurs domaines et gouvernements.

Nous aimons surtout à inscrire sur cette liste le nom d’un prêtre, Jean Hennuyer, évêque de Lisieux. Quand le lieutenant du roi lui communiqua l’ordre de faire massacrer les huguenots, il répondit : « Non, non, monsieur, je m’oppose et je m’opposerai toujours à l’exécution d’un pareil ordre. Je suis le pasteur de Lisieux, et ces gens que vous dites qu’on vous commande de faire égorger sont mes ouailles. Quoiqu’elles soient maintenant égarées, étant sorties de la bergerie dont Jésus-Christ, le souverain pasteur, m’a confié la garde, néanmoins elles peuvent revenir. Je ne vois pas dans l’Évangile que le pasteur doive souffrir qu’on répande le sang de ses brebis ; au contraire, j’y trouve qu’il est obligé de verser son sang, et de donner sa vie pour elles. Là-dessus, le gouverneur demanda pour sa décharge un refus par écrit, et l’évêque Hennuyer le lui donna[a].

[a] Maimbourg, Histoire du Calvinisme, p. 486. — Ce fait a été récemment contesté, après de longues recherches dans les pièces authentiques. — Note à la deuxième édition.

Les provinces furent diversement frappées. Dans celles où les réformés étaient en petit nombre, comme la Bretagne, la Picardie, la Champagne et la Bourgogne, on commit peu d’excès. Dans certains cantons des provinces, au contraire, où ils étaient très nombreux, comme en Saintonge et dans le bas Languedoc, on n’osa pas les attaquer. Il importe aussi d’observer qu’en général il n’y eut de Saint-Barthélemy que dans les villes. Cela explique pourquoi tant de calvinistes échappèrent à la mort.

Les fidèles de Meaux furent égorgés dans les prisons pendant plusieurs jours, et l’épée étant trop lente, on y employa des marteaux de fer. Quatre cents maisons, qui occupaient le plus beau quartier de la ville, furent pillées et dévastées.

A Troyes, le bourreau eut plus d’humanité que le gouverneur qui lui donnait l’ordre de massacrer les prisonniers. « Ce serait contre le dû de mon office, dit-il, n’ayant appris d’en exécuter aucun sans qu’il y eût sentence de condamnation précédente. » On trouva d’autres exécuteurs qui, se sentant le cœur défaillir au milieu de la tuerie, firent chercher du vin pour se fortifier.

A Orléans, où il restait encore trois mille calvinistes, des gens à cheval criaient dans les rues : « Courage, enfants, tuez tout, et puis vous pillerez leurs biens. » Les plus acharnés étaient ceux qui avaient abjuré dans les dernières guerres ; ils parodiaient les psaumes, en immolant ceux dont ils avaient renié la foi.

A Rouen, beaucoup de huguenots prirent la fuite ; les autres furent jetés en prison. Le massacre n’y commença que le 17 septembre, et dura quatre jours. Les prisonniers étaient appelés par leurs noms sur une liste qu’on avait remise aux égorgeurs. Il y périt, selon le récit de Crespin, près de six cents personnes.

A Toulouse, les événements de Paris furent connus le dimanche 31 août. On ferma aussitôt les portes de la ville, et on ne laissa rentrer qu’un à un, par de petites poternes, les réformés qui étaient allés célébrer leurs offices au village de Castanet. On les conduisit dans les prisons et les couvents. Ils y restèrent un mois. Ce ne fut que le 3 octobre qu’on les exécuta, sur les ordres du premier président Dafis. Il en périt trois cents. Parmi eux étaient cinq conseillers qui, après avoir été tués, furent pendus en robe au grand orme qui était devant la cour du palais.

Le massacre de Bordeaux fut retardé comme celui de Toulouse, et pendant ces hésitations, un Jésuite, nommé Augier, déclamait tous les jours en chaire contre la pusillanimité du gouverneur. Enfin des compagnies d’assassins furent organisées : on leur donna le nom de bande rouge, ou de bande cardinale.

Les villes de Bourges, d’Angers et beaucoup d’autres furent témoins des mêmes scènes. Mais c’était peu auprès des massacres de Lyon : il y eut là une seconde Saint-Barthélemy plus affreuse encore que celle de Paris, parce qu’elle se fit avec une sorte de régularité. Le gouverneur Mandelot ordonna d’enfermer les calvinistes dans les prisons de l’archevêché, des Cordeliers et des Célestins, et de les égorger par coupes réglées. Le bourreau de Lyon, comme celui de Troyes, refusa d’y mettre la main. « Après sentence, dit-il, je verrai ce que j’aurai à faire ; au demeurant il n’y a que trop d’exécuteurs dans la ville, tels qu’on les demande. » Un écrivain dit à ce sujet : « Quel rétablissement de l’ordre c’eût été si, dans cette malheureuse ville, on eût fait le bourreau gouverneur et le gouverneur bourreau[b] ! »

[b] Aignan, Bibliothèque étrangère, t. I, p. 229.

Il périt à Lyon, selon les uns, huit cents, selon d’autres, treize cents, quinze cents, ou dix-huit cents huguenots. Les riverains du Rhône, en Dauphiné et en Provence, s’épouvantèrent de voir tant de corps flottants et jetés sur les bords du fleuve ; plusieurs étaient attachés à de longues perches, et affreusement mutilés. « A Lyon, » dit Capilupi, gentilhomme attaché à la cour du pape, « grâce au bon ordre merveilleux et à la singulière prudence de M. de Mandelot, gouverneur de la ville, tous les huguenots furent pris sous main l’un après l’autre comme des moutons[c]. »

[c] Le Stratagème de Charles IX, p. 178.

On a publié récemment la correspondance de Mandelot. Il exprime à Charles IX son profond regret que quelques huguenots aient échappé, et supplie Sa Majesté de lui donner une part dans les dépouilles des morts. Lyon a vu d’autres massacres ; mais nous n’avons pas appris que les proconsuls de la Convention aient tendu la main pour avoir le salaire du sang.

Quel fut le nombre des victimes dans toute la France ? De Thou dit 30 000 ; Sully, 70 000 ; l’évêque Péréfixe, 100 000. Ce dernier chiffre est probablement exagéré, si l’on ne compte que ceux qui ont péri de mort violente. Mais si l’on y ajoute ceux qui sont morts de misère, de faim, de douleur, les vieillards abandonnés, les femmes sans abri, les enfants sans pain, tant de misérables dont la vie fut abrégée par cette grande catastrophe, on reconnaîtra que le chiffre de Péréfixe est encore au-dessous de la vérité.

Le retentissement de la Saint-Barthélemy fut immense en Europe. On ne voulut pas en croire les premières nouvelles. Quand elles furent confirmées, toutes les cours, tous les temples, toutes les places publiques, toutes les maisons en retentirent, et il n’y eut pas de chaumière où la Saint-Barthélemy ne fît entrer, selon les sentiments de ceux qui y habitaient, la joie ou la stupeur.

Beaucoup de gens pensèrent, dans les commencements, que ce n’était que la première scène d’une conspiration plus vaste, et que les puissances catholiques avaient résolu d’égorger tous les protestants de l’Europe. La Papauté, Philippe II et la cour de Charles IX ne cessaient de parler en effet de la complète extermination des hérétiques : la force leur manqua, non la volonté.

A Rome, on attendait la nouvelle du massacre que Charles IX avait annoncé à mots couverts au légat, et on la reçut avec des transports de joie. Le messager fut gratifié de mille pièces d’or. Il apportait une lettre du nonce Salviati, écrite le jour même du 24 août, dans laquelle ce prêtre disait à Grégoire XIII qu’il bénissait Dieu de voir son pontificat commencer si heureusement. Le roi Charles IX et Catherine y étaient loués d’avoir apporté tant de prudence à extirper cette racine pestiférée, et si bien pris leur temps que tous les rebelles avaient été enfermés sous clé, comme dans une volière (sotto chiave, in gabbia).

Après avoir rendu de solennelles actions de grâces avec le collège des cardinaux, le pape fit tirer le canon du château Saint-Ange, publier un jubilé, et frapper une médaille en l’honneur de ce grand événement. Le cardinal de Lorraine, qui était allé à Rome pour l’élection du nouveau pontife, célébra aussi le massacre par une grande procession à l’église française de Saint-Louis. Il avait fait mettre sur les portes une inscription en lettres d’or, où il disait que le Seigneur avait exaucé les vœux et les prières qu’il lui adressait depuis douze ans.

Madrid partagea l’ivresse de Rome. Philippe II écrivit à Catherine que c’était la plus grande et la meilleure nouvelle qui pût jamais lui être annoncée. Ce prince, qu’on a surnommé le démon du Midi, avait, pour s’en réjouir, d’autres raisons encore que son fanatisme.

Dans les Pays-Bas, le duc d’Albe s’écria, en apprenant l’assassinat de Coligny : « L’amiral mort, c’est un grand capitaine de moins pour la France, et un grand ennemi de moins pour l’Espagne. »

Mais comment raconter l’impression produite par la Saint-Barthélemy dans les pays protestants ? On peut voir dans les lettres de Théodore de Bèze et d’autres personnages contemporains, que, pendant plus d’une année, ils ne purent chasser un moment de leur esprit cette sanglante, cette horrible image, et qu’ils en parlent avec un tremblement qui atteste l’ébranlement profond de leurs âmes.

L’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse, en voyant arriver une multitude de fugitifs éperdus, demi-morts, et en entendant de leur bouche le récit des massacres, maudissaient le nom de la France. A Genève, on institua un jour solennel de jeûne et de prière qui s’est maintenu jusqu’à nos jours. En Ecosse, tous les pasteurs prêchèrent sur la Saint-Barthélemy, et le vieux Knox, empruntant le langage des prophètes, prononça dans un temple d’Edimbourg les paroles suivantes : « La sentence est portée contre ce meurtrier, le roi de France, et la vengeance de Dieu ne se retirera point de sa maison. Son nom sera en exécration à la postérité ; et aucun de ceux qui sortiront de ses reins ne possédera le royaume en paix et en repos, à moins que la repentance ne prévienne le jugement de Dieu. »

L’ambassadeur Lamothe-Fénelon, chargé de justifier la Saint-Barthélemy à la cour de Londres, en accusant l’amiral d’avoir conspiré contre Charles IX, s’écria dans son amertume, qu’il avait honte de porter le nom de Français. « Il n’y eut jamais, dit Hume, d’appareil plus terrible et plus émouvant que celui de la solennité de cette audience. Une sombre tristesse était peinte sur tous les visages ; le silence profond de la nuit semblait régner dans tous les appartements de la reine. Les seigneurs et les dames de la cour, en longs habits de deuil, laissèrent passer l’ambassadeur au milieu d’eux sans le saluer, sans l’honorer d’un regard[d]. En arrivant auprès de la reine, Lamothe-Fénelon balbutia son odieuse apologie, et se retira consterné.

[d] Histoire d’Angleterre, t. VII, p. 201.

La justification du massacre n’était pas plus facile en Allemagne. L’ambassadeur Schomberg fit ce qu’il put pour accréditer la fable du complot de Coligny, mais ne trouva que des incrédules. On refusa même de traiter avec lui autrement que par écrit, tant on se défiait d’un envoyé de Charles IX ! tant la parole, l’honneur, le nom de la France étaient alors avilis !

Lorsque le duc d’Anjou traversa l’Allemagne en 1573 l’Electeur Palatin le mena dans son cabinet, et lui montrant le portrait de Coligny : « Vous connaissez cet homme, monsieur ; vous avez fait mourir le plus grand capitaine de la chrétienté, et vous ne le deviez pas, car il vous a fait et au roi de grands services. Le duc répondit que c’était l’amiral qui avait voulu les faire tous mourir. « Nous en savons l’histoire, monsieur, dit froidement l’Electeur. »

Si l’on pèse bien toutes les circonstances de la Saint-Barthélemy : la préméditation, l’intervention de la cour et des conseils du roi, les pièges dressés sous les pas des calvinistes, les serments solennels qui les avaient attirés à Paris, les fêtes, d’un mariage royal ensanglantées, le poignard mis aux mains des peuples par les chefs de l’Etat, des hécatombes de victimes humaines égorgées en pleine paix, le carnage se poursuivant deux mois dans les provinces, enfin les prêtres et les princes des prêtres, les pieds dans le sang, levant les mains au ciel pour bénir Dieu ; si, disons-nous, l’on réfléchit sur toutes ces circonstances, on se convaincra que la Saint-Barthélemy est le plus grand crime de l’ère chrétienne, depuis l’invasion des hommes du Nord. Les vêpres siciliennes, l’extermination des Albigeois, les supplices, de l’Inquisition, les meurtres des Espagnols dans le Nouveau-Monde, si odieux qu’ils soient, ne renferment pas au même degré la violation de toutes les lois, divines et humaines. Aussi est-il sorti de ce grand attentat d’effroyables calamités. Les individus peuvent commettre des crimes qui restent impunis dans ce monde : les dynasties, les castes et les nations, jamais.

La race des Valois s’est éteinte sous le poignard, et presque « tous les acteurs de la Saint-Barthélemy ont péri de mort violente[e]. »

[e] M. Lacretelle en a rassemblé les preuves dans son Histoire des guerres de religion.

Au dedans de la France, un détestable règne, celui de Henri III ; des mœurs ignobles et féroces ; des lois avilies ; les fureurs de la Ligue ; vingt-cinq ans de nouvelles guerres civiles. Au dehors, toutes les anciennes et naturelles alliances brisées ; la Suisse protestante, l’Allemagne, l’Angleterre contre nous, où s’enfermant dans une défiante neutralité ; la France enfin réduite à cet excès d’opprobre de subir la tutelle du roi d’Espagne, et d’aller s’humilier à Madrid pour avoir une armée. Les grands règnes de Henri IV et de Richelieu eurent peine à lui rendre en Europe la place qu’elle avait perdue, et ils ne la lui rendirent que par une politique tout opposée à celle de la Saint-Barthélemy.

Où donc fut la compensation de tant de hontes et de malheurs ? Il y en eut une, si quelqu’un veut l’invoquer. Sans la Saint-Barthélemy, la Réforme française, malgré les pertes qu’elle avait éprouvées, aurait encore formé une minorité imposante. La moitié de la noblesse du royaume serait restée dans la nouvelle communion. Il est douteux que Henri IV eût abjuré. Dans tous les cas, la révocation de l’édit de Nantes eût été impossible, et il y aurait peut-être de nos jours, avec le progrès de la population, cinq à six millions de réformés en France. La Saint-Barthélemy, par les meurtres, les émigrations et les abjurations, leur a fait une blessure dont ils ne se sont jamais relevés. Est-ce là de quoi justifier le crime ?

Mais encore devons-nous ôter cette ressource aux hommes qui oseraient s’en prévaloir. « L’exécrable journée de la Saint-Barthélemy, dit M. de Châteaubriand, ne fit que des martyrs ; elle donna aux idées philosophiques un avantage qu’elles ne perdirent plus sur les idées religieuses[f]. Ainsi, quelques millions de protestants de moins, et plusieurs millions de philosophes ou d’incrédules de plus : voilà le bilan de la Saint-Barthélemy. Qu’est-ce donc que les prêtres ont gagné à diminuer le nombre des disciples de Luther et de Calvin pour accroître celui des enfants de Montaigne et de Voltaire ? Ils y ont gagné la réaction anticatholique du dix-huitième siècle, les hostilités de l’Assemblée constituante, les massacres de l’Abbaye, les proscriptions de 93. Et quoi encore ? l’esprit de notre époque. Cet esprit, qui a passé de la France en Italie, n’a pas dit sur le catholicisme son dernier mot.

[f] Etudes historiques, t. IV, p. 296.

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