Histoire des Protestants de France – Tome 1

2.14.
Résistance et soulèvement des calvinistes. – Fédération à Montauban. – Siège de Sancerre. – Siège de La Rochelle. – François Lanoue. – Edit de 1573. – Remontrances des réformés. – Le parti des politiques ou mal-contents. – Mort de Charles IX.

Les calvinistes qui avaient survécu à la Saint-Barthélemy ne songèrent plus qu’à organiser leurs moyens de défense. Ils avaient dans les Cévennes, le Rouergue, le Vivarais et le Dauphiné l’abri de leurs montagnes. Dans les plaines du Midi, cinquante villes ou bourgades, Aubenas, Anduze, Milhau, Sommières, Privas, fermèrent leurs portes, décidées à opposer aux troupes du roi une résistance désespérée. A Nîmes, les habitants furent sommés de recevoir garnison, mais ils s’y refusèrent malgré les plus grandes menaces. Un conseiller au présidial, M. de Clausonne, homme de grand crédit en ce lieu, dit Jean de Serres, leur avait fait comprendre que la fermeté seule pouvait les sauver.

Des gentilshommes et des pasteurs, assemblés à Montauban rédigèrent même un projet de fédération religieuse et politique, en attendant qu’il plût à Dieu de changer le cœur du roi, ou de susciter un libérateur à ce pauvre peuple affligé. Chaque ville devait nommer un conseil de cent personnes, sans distinction de nobles, bourgeois ou paysans, pour diriger toutes les affaires de justice, de police, de taxes et de guerre ; et ces conseils devaient élire un chef général. On recommandait d’exercer toute rigueur envers les séditieux armés, mais d’user de toute modération et douceur envers les catholiques paisibles.

Catherine de Médicis et Charles IX purent alors se convaincre qu’ils s’étaient grossièrement trompés en pensant que tout serait fini par la mort des principaux seigneurs calvinistes. Ils avaient trop compté sur la force de l’ancien principe de vasselage, et pas assez sur la puissance du principe religieux. La Réforme avait donné aux plus petits le sentiment d’une conscience personnelle qui ne relevait que de Dieu, et cette nouvelle sorte d’indépendance préparait dans les esprits l’avènement du droit moderne.

Partout où la résistance était possible, elle se montra, et plus vive encore, plus opiniâtre qu’auparavant ; car on ne voyait plus dans le prince qu’un ennemi. Le siège de Sancerre est resté fameux. Cette petite ville tint plus de dix mois contre l’armée royale, bien que les habitants, manquant d’armes à feu, fussent contraints de se défendre avec de simples frondes qu’on appela les arquebuses de Sancerre. Elle supporta une famine qui rappelait celle de Jérusalem au temps de Titus et de Vespasien. Un témoin oculaire, le pasteur Jean de Léry, en a écrit les détails jour par jour. On en vint à manger des limaces, des taupes, des herbes sauvages, du pain fait avec de la farine de paille mêlée d’ardoise pilées, des harnais de cheval, et même le parchemin des vieux livres, titres et lettres qu’on faisait détremper dans de l’eau. « J’en ai vu servir, dit Léry, où les caractères imprimés et écrits en main apparaissaient encore, et on pouvait lire dans les morceaux qui étaient au plat tout prêts à manger. »

Aussi, d’heure en heure, les assiégés tombaient-ils d’inanition. La guerre n’en tua que quatre-vingt-quatre ; la faim en fit mourir plus de cinq cents. « Les jeunes enfants au-dessous de douze ans, dit Jean de Serres, moururent presque tous. C’était pitié d’ouïr les lamentations des pauvres pères et mères, dont la plupart néanmoins se fortifiaient en l’assurance de la grâce de Dieu. Un jeune garçon, âgé de dix ans, tirant à la mort, voyant ceux qui l’avaient engendré pleurer auprès de lui, et lui manier les bras et les jambes aussi secs que du bois, leur dit : Pourquoi pleurez-vous ainsi de me voir mourir de faim ? Je ne vous demande pas de pain, ma mère, je sais que vous n’en avez point. Mais puisque Dieu veut que je meure ainsi, il le faut prendre en gré. Le saint personnage Lazare n’a-t-il pas eu faim ? n’ai-je pas lu cela en la Bible ? Disant ces paroles, il rendit l’âme à Dieu » (p. 462).

Les habitants avaient résolu de périr jusqu’au dernier plutôt que de se rendre aux égorgeurs de la Saint-Barthélemy. « Ici on se bat, leur disaient-ils ; allez assassiner ailleurs. » Un événement inattendu les délivra. Les députés venus de Pologne pour offrir au duc d’Anjou la couronne des Jagellons, intercédèrent en leur faveur, et on leur accorda les sûretés qu’ils demandaient.

Il en fut de même pour La Rochelle. Cette ville qui, par ses vieilles franchises municipales, formait une espèce de république, et, par ses nombreux vaisseaux, balançait les forces de la marine royale, avait refusé de recevoir garnison. Cinquante-cinq pasteurs du Poitou et de la Saintonge, et une multitude de gentilshommes, de bourgeois et de paysans avaient, à la première nouvelle de la Saint-Barthélemy, cherché un refuge derrière ses hautes murailles, tous décidés à se défendre jusqu’à la mort. Les propositions faites aux Rochelois n’ayant abouti à rien, et l’armée des assiégeants ayant perdu beaucoup de monde, Charles IX prit l’étrange parti d’envoyer dans la ville un négociateur et gouverneur calviniste, l’intègre Lanoue.

François de Lanoue, surnommé Bras-de-Fer, qui n’avait figuré qu’au second rang dans les armées des huguenots, en devint le chef le plus distingué après la mort de Coligny. C’était un homme d’un esprit sage et pénétrant, d’un caractère généreux et d’une parfaite loyauté. On le vit toujours, dans ces malheureuses guerres, peu soucieux du danger, intrépide sans jactance, modeste dans la victoire, calme et serein dans les revers. Il fut le Catinat du seizième siècle.

Par une singularité de sa vie militaire, il devint quatre ou cinq fois prisonnier. Lanoue supporta ce malheur en soldat qui avait mérité une meilleure fortune, et les catholiques apprirent à l’estimer en le voyant de près. Pas un des Réformés, sans en excepter Coligny même, n’a obtenu de leur part autant d’éloges. Deux jésuites, Maimbourg et Daniel, rendent hommage à ses rares vertus ; ils ne regrettent en lui que l’hérésie. Le féroce Montluc l’appelle « vaillant homme et sage, s’il y a capitaine en France ; » le frivole Brantôme dit qu’on ne peut se lasser de raconter les vertus, la valeur et les mérites qui étaient en lui ; le sceptique Montaigne loue sa constance et la douceur de ses mœurs. Enfin, quand il mourut, Henri IV fit de Lanoue en deux mots la plus belle des oraisons funèbres : « Il était grand homme de guerre, et plus grand homme de bien. »

Pendant l’une de ses longues captivités, il composa des discours politiques et littéraires, dont une partie forme ce qu’on nomme ses Mémoires. Ils sont écrits d’un style bref, nerveux : langage d’un soldat et d’un honnête homme, qui parle pour faire du bien, non pour se faire applaudir.

Lanoue était prisonnier du duc d’Albe dans les journées de la Saint-Barthélemy : c’est ce qui le sauva. Redevenu libre, il fut chargé par le roi d’offrir des conditions de paix à La Rochelle. Sa personne fut bien accueillie, mais sa mission repoussée, et les habitants se défendirent jusqu’à l’arrivée des députés polonais.

Le duc d’Anjou, qui commandait l’armée royale, s’affligeait de perdre ses troupes et sa réputation dans ce long siège, et attendait impatiemment l’occasion de s’en retirer sans trop de honte. Elle lui fut offerte par son élection à la couronne de Pologne.

Un nouvel édit, publié le 11 août 1573, autorisa l’exercice public de la religion, mais dans trois villes seulement : La Rochelle, Montauban et Nîmes. Les seigneurs hauts justiciers pouvaient faire célébrer les baptêmes, mariages et sacrements, mais dans des réunions privées qui ne devaient pas excéder le nombre de dix personnes. Pour tous les autres calvinistes, rien de plus que la simple liberté du for intérieur. Ce fut dans cet édit qu’on employa pour la première fois l’expression de religion prétendue réformée.

Il n’y avait là qu’une de ces demi-mesures, contradictoires en principe, impraticables en fait, qui ne servaient qu’à irriter les esprits, et à augmenter les embarras de la situation. Si l’exercice de la religion réformée était un crime, il fallait le défendre partout ; sinon, il ne le fallait faire nulle part. Qu’était-ce encore que la limitation arbitraire de certaines assemblées à dix personnes ? Et comment empêcher les calvinistes de se réunir dans les lieux où ils dominaient ? Voulait-on mettre une garnison dans tous les bourgs, tous les villages du Midi, et aposter des soldats dans toutes les gorges des montagnes ?

Les réformés de Montauban rédigèrent, le 24 août, un an après la Saint-Barthélemy, jour pour jour, d’énergiques remontrances, où ils redemandaient tout ce qui leur avait été accordé par le traité de 1570, et trois gentilshommes se chargèrent de présenter cette requête à Charles IX. Le roi, qu’ils rencontrèrent à Villers-Cotterets, écouta sans mot dire, contre son habitude, la lecture du mémoire. Mais Catherine s’écria d’une voix irritée : « Si votre prince de Condé était encore en vie, et s’il était au cœur de la France avec vingt mille chevaux et cinquante mille hommes de pied, il ne demanderait pas la moitié de ce que ces gens ont l’insolence de nous proposer. »

Ce langage était fier ; mais la fierté sied mal après d’infâmes assassinats, et Catherine de Médicis n’était pas en mesure de parler si haut. Dans le royaume il n’y avait que trouble et anarchie ; dans la famille royale même, que divisions et désordres. La reine mère craignait l’aîné de ses fils, méprisait le plus jeune, n’aimait que le second, qui allait partir pour la Pologne, et tous se défiaient d’elle. Les trois frères étaient ennemis, et leur sœur, Marguerite de Valois, se souillait d’adultères et d’incestes.

Le parti des politiques, ou le tiers-parti, grandissait. Il était composé de ceux qui avaient gardé quelque souvenir du vieil honneur national, et qui ressentaient un profond dégoût pour une cour toute remplie d’assassins à gages, d’empoisonneurs, d’astrologues et de femmes perdues. Les trois fils du connétable, François de Montmorency, Damville et Thoré, les maréchaux Cossé et Biron, plusieurs gouverneurs de province, des magistrats, quelques membres même du conseil privé, étaient au nombre de ces politiques ou mal-contents. Ils avaient pour chef le duc d’Alençon, connu depuis sous le nom de duc d’Anjou, le dernier des fils de la reine Catherine. Sa qualité de frère du roi lui donnait du crédit ; mais ce prince, alors dans sa vingtième année, était mal partagé d’esprit et de corps, léger, présomptueux, sans fidélité à sa parole, et prompt à se jeter dans de grandes entreprises qu’il était incapable de poursuivre jusqu’au bout.

Il circulait dans la bourgeoisie même de nouvelles maximes de droit et de liberté politiques. C’est en de temps-là que la Boëtie publiait son traité De la servitude volontaire, qui nous étonne encore aujourd’hui par ses hardiesses, et François Hotman sa Franco-Gallia, où il soutenait que les Etats généraux peuvent déposer les mauvais princes, et leur donner des successeurs.

Les mal-contents ouvrirent des négociations avec les calvinistes qui avaient resserré leur union à Milhau le 16 décembre 1573, en se promettant fraternité mutuelles parfaite et durable à jamais, dans toutes les choses saintes et civiles. Ils avaient établi dans leur acte d’union la convocation régulière de leurs assemblées de six mois en six mois, un nouvel ordre de justice, et les formes à suivre pour les levées d’hommes et d’argent. C’était un Etat dans l’Etat : triste, mais inévitable conséquence du renversement de toutes les lois à la Saint-Barthélemy.

Charles IX mourut au milieu de ces troubles, assiégé de vagues et sombres terreurs, croyant entendre des gémissements dans les airs, se réveillant en sursaut la nuit, et atteint d’une maladie qui lui faisait couler le sang par tous les pores.

Deux jours avant sa fin, il avait près de lui, dit l’Estoile, sa nourrice qu’il aimait beaucoup, encore qu’elle fût huguenote. « Comme elle se fut mise sur un coffre et commençait à sommeiller, ayant entendu le roi se plaindre pleurer et soupirer, elle s’approcha tout doucement du lit, et, tirant sa couverture, le roi commença à lui dire, jetant un grand soupir, et larmoyant si fort que les sanglots lui interrompaient la parole : — Ah ! ma nourrice, ma mie, ma nourrice, que de sang et que de meurtres ! Ah ! que j’ai suivi un méchant conseil ! O mon Dieu : pardonne-les-moi, et me fais miséricorde, s’il te plaît. Je ne sais où j’en suis. Que ferai-je ? Je suis perdu ; je le vois bien. Alors la nourrice lui dit, : — Sire, les meurtres soient sur ceux qui vous les ont fait faire ? Et puisque vous n’y prêtez pas consentement, et en avez regret, croyez que Dieu ne vous les imputera pas et les couvrira du manteau de la justice de son Fils, auquel seul faut que vous ayez votre recours. — Et sur cela, lui ayant été quérir un mouchoir, parce que le sien était tout mouillé de larmes, après que Sa Majesté l’eut pris de sa main, il lui fit signe qu’elle s’en allât, et le laissât reposer[a]. »

[a] Journal de Henri III, t. I, p. 71, 72.

Charles IX mourut le 30 mai 1574, n’ayant pas encore vingt-quatre ans accomplis, et se réjouissant, disait-il, de ne laisser aucun héritier mâle en bas âge, parce qu’il aurait trop à souffrir.

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