Histoire des Protestants de France – Tome 1

3.16.
Intolérable situation des réformés. – Doléances inutiles. – Projet de rouvrir les temples interdits. – Irritation de la cour. – Cruautés contre les religionnaires du Vivarais et du Dauphiné. – Affaire de l’Église de Marennes. – Constance des réformés. – Compliments du clergé au roi.

On a pu se convaincre que la position des réformés était devenue intolérable. Plus de droits ; plus de garanties ni de sécurités ; leurs personnes, leurs enfants, leurs biens à la merci de l’oppresseur ; l’épée de la proscription incessamment suspendue sur leur tête : quelle race dans le monde chrétien était plus malheureuse que celle-là ?

Une multitude de fugitifs remplissaient déjà l’Europe de leurs gémissements et de leurs plaintes. Jurieu, qui avait trouvé un asile en Hollande, écrivait en 1682 dans son livre sur la Politique du clergé de France : « On nous traite comme les ennemis du nom chrétien. Dans les endroits où l’on tolère les juifs, ils ont toutes sortes de libertés ; ils exercent les arts et la marchandise ; ils sont médecins ; on les consulte ; on met entre leurs mains et la santé et la vie des chrétiens. Et nous, comme si nous étions souillés, on nous défend l’approche des enfants qui viennent au monde ; on nous bannit des barreaux et des facultés ; on nous éloigne de la personne de notre roi ; on nous arrache les charges, on nous défend l’usage de tous les moyens qui nous pouvaient garantir de mourir de faim ; on nous abandonne à la haine du peuple ; on nous ôte cette précieuse liberté que nous avions achetée par tant de services ; on nous enlève nos enfants qui sont une partie de nous-mêmes… Sommes-nous Turcs ? sommes-nous infidèles ? Nous croyons en Jésus-Christ ; nous le croyons Fils éternel de Dieu, le Rédempteur du monde ; les maximes de notre morale sont d’une si grande pureté qu’on n’oserait les contredire ; nous respectons les rois ; nous sommes bons sujets, bons citoyens ; nous sommes Français autant que nous sommes chrétiens réformés » (p. 124-126).

Jurieu parlait en vain. Les livres des hérétiques ne pouvaient franchir la frontière. On voulut même détruire dans l’intérieur du royaume les anciens écrits qui attaquaient le catholicisme. L’archevêque de Paris en dressa le catalogue renfermant les noms de cinq cents auteurs, et l’on fit des visites domiciliaires jusque chez les ministres et les anciens pour brûler tous les livres condamnés qu’on trouverait dans leurs bibliothèques.

Les réformés envoyaient doléances après doléances à la cour, au conseil, au roi même. Ils faisaient plaider leur cause par le député général ou par des délégués spéciaux. Quelquefois ils résumaient leurs griefs dans de longs mémoires, en y joignant les plus humbles protestations d’obéissance et de respect.

Tout fut inutile. Les ministres d’Etat contestaient les faits les plus avérés, et menaçaient les plaignants de traitements encore plus durs. Le roi fermait sa porte, ou quand, après de longues instances, il l’ouvrait, ses paroles étaient froides et contraintes. Le député général Ruvigny lui ayant représenté les grandes misères de plus de deux millions de Français, Louis XIV, dit-on, lui répondit que pour rappeler tous ses sujets à l’unité catholique, il donnerait un de ses bras, ou de l’une de ses mains se retrancherait l’autre. Ce mot faisait pressentir aux réformés les derniers malheurs. Ceux-ci néanmoins persistaient à croire que Louis XIV, le petit-fils du Béarnais, aurait pitié d’eux, s’il connaissait toute l’étendue de leurs souffrances ; et dans cette pensée, ils résolurent de tenter un suprême effort.

Seize députés du Languedoc, des Cévennes, du Vivarais et du Dauphiné, se réunirent secrètement à Toulouse au printemps de 1683, et rédigèrent un projet en dix-huit articles destiné à rétablir leur liberté de conscience et de culte, sans rien faire pourtant qui eût la moindre apparence de révolte. Après avoir recommandé la repentance, la prière, l’union entre les fidèles, ils décidèrent que, le 27 juin suivant, toutes les assemblées interdites, recommenceraient à la fois, sans ostentation, mais aussi sans mystère, les portes ouvertes, ou sur les ruines des temples démolis. Ceux qui avaient fait une abjuration forcée devaient se réunir à part, de peur de fournir un prétexte à de nouvelles persécutions. Le 4 juillet, un jeûne solennel devait être célébré dans toutes les Églises. Les pasteurs étaient exhortés à demeurer courageusement au milieu de leurs troupeaux, et à ne les quitter que sur le congé d’un colloque, ou dans le péril le plus imminent. Les députés, enfin, dressèrent une requête pour le chancelier et tous les ministres d’Etat, où ils promettaient d’obéir au roi en tout ce qui n’était pas absolument contraire au service de Dieu. « Quelle est notre situation ? disaient-ils ; si nous montrons quelque résistance, on nous traite comme des rebelles ; si nous obéissons, on prétend que nous sommes convertis, et on trompe le roi par notre soumission même. »

Cette démarche hardie avait principalement pour but de prouver à Louis XIV que les abjurations en masse dont on lui parlait n’étaient qu’un indigne mensonge. Malheureusement il n’y eut pas assez d’accord entre les opprimés. Les prudents, les timides, ceux qui n’avaient pas tant souffert que les autres, ceux qui ne voient le péril que lorsqu’il est déjà venu, furent d’avis de s’abstenir, et restèrent à l’écart.

Au jour convenu, cependant, beaucoup de temples se rouvrent, les assemblées se reconstituent, et les exercices recommencent dans plusieurs des lieux où ils avaient été interdits. Aussitôt les gouverneurs militaires, les intendants prennent l’alarme ; ils croient, ou feignent de croire à une insurrection générale, et des troupes sont envoyées contre ces pauvres paysans qui, en invoquant les solennelles promesses de l’édit de Nantes, s’étaient réunis pour lire la Bible et prier.

Le marquis d’Aguesseau, père de l’illustre chancelier du même nom, et intendant du Languedoc, conseille d’arrêter les violences du soldat ; mais Louvois ne le veut point. Il ordonne d’horribles exécutions. Les paysans sont traqués dans les bois ; on les tue par centaines. Ce fut une boucherie, et non pas un combat, dit Rulhières. Leurs temples sont abattus et leurs maisons rasées. A ceux qui ont été faits prisonniers on offre le pardon à la condition d’abjurer ; ils refusent, et sont pendus.

Les religionnaires du Vivarais et du Dauphiné, réduits au désespoir, essaient de se défendre les armes à la main. Louvois leur promet une amnistie, mais ce n’était qu’une promesse dérisoire. Tous les ministres en furent exceptés, avec cinquante autres prisonniers, sans compter ceux qu’on envoya aux galères. Le pasteur Isaac Homel, vieillard de soixante et douze ans, accusé d’avoir fomenté les troubles, fut condamné à être roué vif, bien qu’à cet âge les plus grands scélérats ne fussent point soumis à un si terrible supplice. Le bourreau, qui s’était enivré pour faire sa tâche, lui donna plus de trente coups avant de l’achever, en accompagnant ces tortures de lâches insultes. Homel mourut avec la constance d’un martyr » (16 octobre I683).

Dans plusieurs provinces il ne restait plus qu’un ou deux lieux d’exercice qu’on s’efforçait d’interdire sous le moindre prétexte. L’Église de Marennes, en Saintonge, par exemple, qui était encore debout, fut bientôt supprimée à son tour avec des circonstances odieuses. Cette Église avait dû recueillir treize à quatorze mille personnes ; mais, parce qu’il était entré dans le temple, prétendait-on, quelques relaps et quelques enfants des nouveaux convertis, l’exercice fut défendu, et l’arrêt signifié au dernier moment, dans la nuit même du samedi au dimanche (1684).

Le lendemain, il se trouva près de dix mille fidèles à la porte du temple, et parmi eux vingt-trois enfants à baptiser qu’il fallut transporter à sept lieues de là. Comme le temps était extrêmement rude, quelques-uns moururent par les chemins. « Le peuple en se retirant, dit Benoît, donna des marques d’une sensible douleur. Ce n’étaient que larmes, que cris, que gémissements. On ne se contraignait ni dans les rues, ni à la campagne. Les parents et les amis s’embrassaient en pleurant, et sans rien dire. Les hommes et les femmes, les mains jointes, les yeux tournés vers le ciel, ne pouvaient s’arracher du lieu où ils étaient venus, malgré les rigueurs de la saison, chercher la consolation de prier Dieu ; et néanmoins, au milieu d’une douleur si vive, il fallait encore songer à ne pas donner de nouvelles prises aux persécuteurs, en demeurant en grand nombre sur le lieu où l’arrêt rendu contre les ministres rendait les assemblées illégitimes » (t. V, p. 681).

On est heureux d’ajouter que si la persécution était grande, la piété se fortifiait par les souffrances mêmes. Il y avait des provinces où les fidèles faisaient cinquante à soixante lieues pour assister aux offices publics ; et non seulement des hommes dans la force de l’âge, mais des vieillards de quatre-vingts ans se mettaient en route, à pied, le bâton à la main, supportant toutes les fatigues, tous les dangers du voyage, afin d’avoir une dernière fois la consolation de prier avec leurs frères. Les premiers venus trouvaient un asile dans le temple ; les autres s’arrêtaient à l’entour, chantant des psaumes ou lisant des prières. Et comme ces assemblées auraient été jugées illicites sans la présence d’un ministre, le pasteur passait la nuit avec eux, les exhortant, par ses pleurs autant que par ses discours, à demeurer fermes dans la foi.

Ailleurs, tous les ministres ayant été bannis ou emprisonnés, les intendants durent en faire venir d’office pour baptiser les enfants et célébrer les mariages, « sans y joindre aucun prêche, exhortation, ni exercice de la religion prétendue réformée. » On gardait ces pasteurs à vue comme des pestiférés, et on les renvoyait dès qu’ils avaient servi à donner aux actes des hérétiques la sanction civile, qui se confondait alors avec la bénédiction religieuse.

La cour n’était pas encore satisfaite. Louis XIV, qui venait de contracter un mariage secret avec Mme de Maintenon, avait passé d’une dévotion ignorante à une bigoterie outrée. Il s’irritait des obstacles qui retardaient la conversion générale des religionnaires, et dominé par le triumvirat du Père La Chaise, de Mme de Maintenon et du marquis de Louvois, il se familiarisa peu à peu avec l’idée d’abroger entièrement l’édit de Nantes.

Le marquis de Châteauneuf, qui était chargé des affaires ecclésiastiques, conseillait de ne pas précipiter les choses, disant qu’il ne fallait pas mettre trop de bois au feu. Louvois lui-même parut un moment incliner vers la modération. Les autres secrétaires d’Etat furent d’un avis contraire ; et le vieux chancelier Letellier, homme froid et faux, dont le comte de Grammont disait, en le voyant sortir d’un entretien avec le roi : « Je crois voir une fouine, qui vient d’égorger des poulets, se léchant le museau plein de sang, » Letellier demandait que l’œuvre fût achevée avant sa mort.

Mme de Maintenon écrivait le 13 août 1684 : « Le roi est prêt à faire tout ce qui sera jugé utile au bien de la religion. Cette entreprise le couvrira de gloire devant Dieu et devant les hommes. » De gloire ! Elle ne prévoyait pas que, loin d’augmenter la gloire de Louis XIV, l’édit de révocation imprimerait à son règne une tache indélébile, et que la postérité demanderait s’il n’a pas fait à la puissance matérielle et politique de la France, par ce seul acte, plus de mal qu’il ne lui avait fait de bien par la conquête de la Flandre, de l’Alsace et de la Franche-Comté.

Au mois de mai 1685, le clergé tint son assemblée générale, et complimenta le roi sur les admirables succès qu’il avait obtenus dans l’extirpation de l’hérésie. Louis XIV était élevé au-dessus des plus grands princes de l’antiquité chrétienne. Il avait trouvé, disaient l’évêque de Valence et le coadjuteur de Rouen, l’Église catholique dans l’accablement et la servitude ; mais il l’avait relevée par son zèle. Il avait fait abandonner l’hérésie par toutes les personnes raisonnables sans violence et sans armes, dompté leurs esprits en gagnant leurs cœurs par ses bienfaits, et ramené des égarés qui ne seraient peut-être jamais rentrés dans le sein de l’Église que par le chemin semé de fleurs qu’il leur avait ouvert. Nous copions textuellement, et nous n’ajouterons rien.

Rulhières, à qui l’on avait permis de consulter les papiers d’Etat, dit en parlant de l’intervention des prêtres dans la révocation de l’édit de Nantes : « Nous avons entre les mains le recueil des lettres du clergé, et quelques-unes font frémir. »

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