Histoire des Protestants de France – Tome 1

4.5.
Dernières années du règne de Louis XIV. – Ménagements pour les réformés de Paris. – Influence du jésuite Letellier. – Déclaration de 1715. – Monstrueuse fiction légale. – Mort de Louis XIV. – Conduite du Régent envers les réformés.

Rien de plus douloureux à contempler que la fin du règne de Louis XIV. Ce vieux roi survivant presque seul à tous les grands hommes de son siècle ; l’irréparable vide laissé dans sa cour par la mort de ses enfants et de ses petits-enfants ; une guerre malheureuse ouvrant à l’ennemi les frontières du royaume ; trois milliards de dettes ; le peuple accablé d’impôts qu’il ne pouvait plus payer ; le commerce détruit, l’industrie éteinte, une partie des terres en friche, le monarque haï de la nation dont il avait été l’idole, consumant ses journées dans les devoirs d’une puérile étiquette ou d’une dévotion plus puérile encore, et traînant péniblement une royauté dont le prestige tombait avec lui : quelle expiation pour son despotique et insatiable orgueil !

Les querelles de religion le poursuivirent sans trêve ni repos. Sa cour, son conseil s’étaient divisés sur les controverses du jansénisme et du quiétisme. Quand il pensait les avoir apaisées d’un côté, elles se relevaient de l’autre, et son lit de mort fut encore troublé par les disputes des théologiens sur la bulle Unigenitus.

Des protestants on ne l’entretenait que rarement, à contre-cœur, et il évitait aussi d’en parler. C’était une entreprise manquée, et contre ses humiliants mécomptes il tâchait de trouver un refuge dans l’oubli.

Plus que jamais les réformés de Paris étaient ménagés pour épargner à Louis XIV des pensées douloureuses. Le célèbre lieutenant de police, Voyer-d’Argenson, avait expressément recommandé la tolérance. « L’inquisition qu’on établirait dans Paris contre les protestants dont la conversion est douteuse, » disait-il dans un mémoire adressé au conseil, « aurait de très grands inconvénients. Elle les forcerait d’acheter des certificats, ou à prix d’argent, ou par des sacrilèges. Elle éloignerait de cette ville ceux qui sont nés sujets des princes neutres, indisposerait de plus en plus les protestants ennemis, brouillerait les familles, exciterait les parents à se rendre dénonciateurs les uns des autres, et causerait un murmure peut-être général dans la capitale du royaume. » Le conseil se tint pour averti, et ferma les yeux.

Dans les provinces, tout dépendait de l’humeur plus ou moins violente des gouverneurs et des intendants. Bâville renouvelait de temps à autre ses sanguinaires expéditions, quoiqu’il eût cessé de s’en dissimuler l’impuissance. « Il y a des contrées de vingt et trente paroisses, écrivait-il, où le curé est le plus malheureux et le plus inutile de tous les habitants, et où, quelque soin qu’on se soit donné, on n’a pu parvenir à faire un seul catholique, ni même à en établir un seul du dehors. »

Les protestants supportaient les charges de l’Etat, comme soldats, marins et contribuables, sans jouir des avantages du droit commun. Les gentilshommes servaient dans les armées, ou l’on était plus accommodant qu’ailleurs sur les actes de catholicité. Les hommes du tiers se livraient à l’agriculture et au négoce. Ils y prospéraient, malgré l’oppression des lois, par cet esprit d’individualité et d’activité qui distingue si éminemment le protestantisme. Le marquis d’Aguesseau en fit l’aveu, lorsque de nouvelles mesures de rigueur furent proposées contre eux en 1713 : « Par une malheureuse fatalité, presque dans toutes sortes d’arts, les plus habiles ouvriers, ainsi que les plus riches négociants, sont de la religion prétendue réformée ; il serait donc très dangereux d’exiger qu’ils se fissent catholiques. »

On aurait probablement laissé les choses aller sous cette demi-tolérance ; mais le jésuite Letellier, qui avait succédé, en 1709, au père La Chaise dans la charge de confesseur du roi, ne le permit pas. « C’était, dit le duc de Saint-Simon, un esprit dur, entêté, appliqué sans relâche, dépourvu de tout autre goût que du triomphe de sa compagnie et du renversement de toute autre école. Son naturel était cruel et farouche ; son extérieur ne promettait rien moins ; il aurait fait peur au coin d’un bois. Sa physionomie était ténébreuse, fausse, terrible, ses yeux ardents, méchants, extrêmement de travers : on était frappé en le voyant » (t. VII, p. 18 et suiv.).

Letellier arracha au roi, qui touchait à la décrépitude et à la mort, la déclaration du 8 mars 1715. Le seul titre de cette loi, pour employer le mot du baron de Breteuil à Louis XVI, fait frissonner. Le voici : « Loi qui ordonne que ceux qui auront déclaré qu’ils veulent persister et mourir dans la religion prétendue réformée, soit qu’ils aient fait abjuration ou non, seront réputés relaps. » On y posait donc la monstrueuse fiction qu’il n’y avait plus de réformés en France, et qu’il ne pouvait plus y en avoir. Tous étaient tenus pour catholiques légaux, puisque le refus des sacrements les exposait à subir les effroyables peines prononcées contre les relaps. « Les annales du monde, » dit avec raison M. Lemontey dans son livre sur l’établissement monarchique de Louis XIV, « n’offrent pas un autre exemple d’un code fondé tout entier sur un mensonge » (p. 413).

Les auteurs de la déclaration s’appuyaient sur la raison suivante : « Le séjour que ceux qui ont été de la religion prétendue réformée, ou qui sont nés de parents religionnaires, ont fait dans notre royaume, depuis que nous avons aboli tout exercice de ladite religion, est une preuve suffisante qu’ils ont embrassé la religion catholique, apostolique et romaine, sans quoi ils n’y auraient été ni soufferts ni tolérés. » Ni soufferts, ni tolérés ! La loi avait-elle ordonné d’égorger tous les récalcitrants jusqu’au dernier ? Non. Ou bien les avait-elle tous bannis du royaume ? Non ; au contraire, elle leur avait défendu d’en sortir, et cette interdiction avait encore été renouvelée deux ans auparavant. Ainsi, d’une part, on les empêchait de quitter la France, et de l’autre, parce qu’ils y étaient restés, on en concluait qu’ils devaient être catholiques !

Le parlement de Paris, si complaisant jusque-là pour les lois d’intolérance, retarda pendant un mois l’enregistrement de la déclaration de 1715. « Le roi, » disait le procureur général, « a bien aboli l’exercice de la religion prétendue réformée par ses édits, mais il n’a point ordonné précisément aux religionnaires de faire abjuration et d’embrasser la religion catholique. On aura toujours peine à comprendre qu’un homme qui ne paraît point s’être jamais converti soit cependant retombé dans l’hérésie, et qu’on puisse le condamner comme si le fait était prouvé. »

Cinq mois après, Louis XIV mourut en déclarant aux cardinaux de Rohan et de Bissy, et au père Letellier, qu’il était parfaitement ignorant sur les affaires de l’Église, qu’il avait fait tout ce qu’ils avaient voulu, et qu’il les en rendait responsables devant Dieu. A cette heure suprême où l’orgueil se tait, où les illusions tombent, ne s’était-il pas trouvé face à face avec de grandes fautes et de pesants remords ?

Sous la régence de Philippe d’Orléans, qui détestait les Jésuites et chassa Letellier de la cour, les réformés reprirent quelque espérance. Ils en conçurent encore davantage quand le régent se fut allié avec les puissances protestantes contre l’Espagne. Loin d’être aveuglé par la bigoterie, ce prince manquait même de toute conviction religieuse. Son indifférence, à défaut d’un principe supérieur et plus louable, devait le disposer à écouter favorablement les plaintes des réformés.

Il se demanda, en effet, s’il ne devait pas revenir sur l’édit de révocation. Mais outre que sa vie déréglée l’empêchait de s’occuper longtemps d’affaires graves, deux choses le détournèrent de son projet. L’une était la crainte de soulever contre lui la grande majorité du clergé ; l’autre, le souvenir des anciennes guerres de religion. Le duc de Saint-Simon lui avait représenté le retour de ces guerres comme imminent, s’il abolissait les ordonnances de Louis XIV. C’était à la fois un anachronisme grossier et un contre sens ; car les réformés eussent été d’autant plus paisibles qu’on leur eût mieux garanti le libre exercice de leur religion ; néanmoins le duc d’Orléans, qui n’entendait rien à ces matières et ne s’en souciait point, jugea bon de laisser les lois ecclésiastiques comme elles étaient.

On eut aussi l’idée de fonder à Douai une colonie de réfugiés, qui, en obtenant un culte libre, viendraient enrichir l’Etat par leur industrie. Le conseil de l’intérieur y inclinait ; mais le conseil de conscience refusa, et le régent n’en parla plus. Il y aurait eu trop d’inconséquence, en vérité, à autoriser l’exercice de la religion protestante sur un point du royaume, en continuant à l’interdire sur tous les autres.

Aux nombreuses requêtes des religionnaires, le duc d’Orléans répondit qu’il espérait trouver dans leur bonne conduite l’occasion d’user de ménagements conformes à sa prudence. Plusieurs forçats pour cause de religion furent délivrés ; la sortie du royaume devint libre, et les intendants du Dauphiné, de la Guyenne et du Languedoc, qui voulaient continuer le système des dragonnades, reçurent l’ordre d’être plus modérés. Bien que ce ne fût pas encore de la tolérance, la persécution commençait à fléchir.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant