Histoire des Protestants de France – Tome 2

5.
Depuis l’Édit de tolérance jusqu’au temps présent.

(1787-1861)

5.1.
Considérations générales. – Révolution de 1789. – Lois de l’Assemblée constituante sur la liberté religieuse. – Rabaut-Saint-Etienne. – Analyse d’un de ses discours. – Son caractère et sa mort. – Proposition de dom Gerle. – Nouveaux décrets concernant les protestants.

Ce livre sera plus court que les précédents. La période qu’il embrasse est peu étendue ; elle ne contient guère d’événements mémorables, ni grands succès, ni grandes calamités, et les idées y tiennent plus de place que les faits. Or, c’est le récit des faits, non la discussion des idées, qui a été l’objet de nos travaux, et nous suivrons ce plan jusqu’au bout avec d’autant plus de fidélité que nous sommes plus près de la génération contemporaine. Nous ne voulons pas échanger la plume de l’historien pour celle de l’écrivain polémique.

On s’expliquera ainsi la brièveté de certains détails, et l’absence même de certains sujets qui ont eu peut-être, à leur jour, beaucoup de retentissement. Ce n’est point oubli ni indifférence, mais respect de notre devoir. Il y aurait des inconvénients de plus d’un genre à distribuer ici l’éloge et le blâme à des hommes encore vivants, ou à prendre parti sur des questions pendantes : cette tâche s’accomplira mieux plus tard.

[On a publié en langue allemande un ouvrage intitulé : L’Église protestante de France de 1787 à 1846 (Die protestantische Kirche Frankreichs etc.) ; 2 vol. ; in-8° ; Leipzig, 1848. L’auteur ne s’est pas nommé : l’éditeur est M. Gieseler, professeur de théologie, connu par une excellente histoire ecclésiastique et d’autres écrits. Le livre que nous signalons renferme des matériaux et des documents précieux.]

Aussitôt que l’on met le pied dans l’histoire de la révolution de 1789, on entre dans un monde nouveau. Il fallait auparavant, pour obtenir la plus petite réforme, de longues négociations, des accommodements, des transactions de toute nature. L’édit de 1787, bien qu’il accordât moins que n’avait fait Henri IV dans l’édit de Nantes, avait coûté vingt ans d’efforts. Maintenant, au contraire, tout va marcher d’un pas ferme et rapide. Les scrupules timorés du monarque, les subtils ménagements de ses conseillers, les aveugles résistances des classes privilégiées ne président plus à la chose publique. Une grande assemblée, fidèle interprète de l’intelligence et de la conscience générale, se dégage des liens d’un passé qui ne se soutenait qu’à force de rouages artificiels, et pose les principes qui doivent résoudre les plus importants problèmes de l’ordre politique et civil.

Dès le 21 août 1789, l’Assemblée constituante renversa les barrières qui avaient jusque-là empêché l’admission des protestants aux charges de l’Etat. L’article XI de la déclaration des droits était ainsi conçu : « Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents. »

Depuis lors, cet article a été reproduit, avec de simples différences de rédaction, dans toutes les constitutions françaises. On peut encore le méconnaître dans la pratique ; on l’a fait même bien souvent après 1814 ; mais le principe est définitivement conquis. Il n’a triomphé qu’après des siècles de persécutions, d’iniquités et de combats, tant les maximes du vrai et du juste sont lentes à s’écrire dans les lois humaines !

L’article XVIII de la déclaration des droits était destiné à garantir la liberté de conscience et de culte. Le comité de l’Assemblée nationale l’avait rédigé d’abord en ces termes : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, ni troublé dans l’exercice de sa religion. Cela était clair, net, sans équivoque ; mais un curé proposa des restrictions qui furent adoptées. L’article nouveau, dans sa rédaction embarrassée, portait l’empreinte des hésitations du législateur : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble point l’ordre public établi par la loi. »

Cette addition était superflue en un sens, puisqu’il est évident que toute religion doit respecter dans ses actes l’ordre légal. Dans un autre sens, elle était dangereuse, parce qu’elle semblait donner au pouvoir civil plus d’autorité qu’il n’en doit avoir dans ces matières. Le prêtre qui eut cette malheureuse inspiration aurait dû prévoir qu’il remettait aux hommes politiques une arme que ceux-ci retourneraient peut-être contre sa propre communion. Les persécuteurs de 1792 ont-ils invoqué autre chose que le devoir de maintenir l’ordre établi par la loi ?

Rabaut-Saint-Etienne, nommé membre de l’Assemblée constituante par la sénéchaussée de Nîmes, aperçut le danger, et le signala dans un discours qui obtint dans le pays tout entier d’immenses applaudissements. C’est l’un des plus admirables plaidoyers qui aient été prononcés à la tribune nationale en faveur de la liberté religieuse : un pareil discours a sa place dans l’histoire.

L’orateur commence par montrer que les intolérants de tous les siècles n’ont jamais allégué d’autre prétexte que celui qui a été mis en avant par l’imprudent curé. « L’Inquisition a toujours dit, dans son langage doucereux et ménagé, que sans doute il ne faut point attaquer les pensées, que chacun est libre dans ses opinions pourvu qu’il ne les manifeste pas, mais que cette manifestation pouvant troubler l’ordre public, la loi doit la surveiller avec une attention scrupuleuse ; et à la faveur de ce principe, les intolérants se sont fait accorder cette puissance d’inspection qui, durant tant de siècles, a soumis et enchaîné la pensée ! … »

« Je remplis une mission sacrée, poursuit l’orateur ; j’obéis à mes commettants. C’est une sénéchaussée de trois cent soixante mille habitants, dont plus de cent vingt mille sont protestants, qui a chargé ses députés de solliciter auprès de vous le complément de l’édit de novembre 1787. Une autre sénéchaussée du Languedoc, quelques autres bailliages du royaume ont exposé le même vœu, et vous demandent pour les non-catholiques la liberté de leur culte… » (Tous ! tous ! s’écrièrent une foule de députés.)

Rabaut-Saint-Etienne en appelle ensuite aux droits déjà sanctionnés par l’Assemblée : « Vos principes sont que la liberté est un bien commun, et que tous les citoyens y ont un droit égal. La liberté doit donc appartenir à tous les Français également et de la même manière. Tous y ont droit ou personne ne l’a ; celui qui veut en priver les autres n’en est pas digne ; celui qui la distribue inégalement ne la connaît pas ; celui qui attaque en quoi que ce soit la liberté des autres attaque la sienne propre, et mérite de la perdre à son tour, indigne d’un présent dont il ne connaît pas tout le prix.

Vos principes sont que la liberté de la pensée et des opinions est un droit inaliénable et imprescriptible. Cette liberté, messieurs, elle est la plus sacrée de toutes ; elle échappe à l’empire des hommes ; elle se réfugie au fond de la conscience comme dans un sanctuaire inviolable, où nul mortel n’a droit de pénétrer ; elle est la seule que les hommes n’aient pas soumise aux lois de l’association commune. La contraindre est une injustice ; l’attaquer est un sacrilège. »

Arrivant à la question spéciale des protestants, Rabaut-Saint-Etienne établit que l’édit de 1787 a laissé subsister une choquante inégalité entre les communions religieuses, et que les lois pénales contre le culte des réformés n’ont pas été même formellement abolies. Il réclame pour deux millions de citoyens utiles leurs droits de Français. Ce n’est pas la tolérance qu’il demande, c’est la liberté. « La tolérance ! s’écrie-t-il ; le support ! le pardon ! la clémence ! idées souverainement injustes envers les dissidents, tant qu’il sera vrai que la différence de religion, que la différence d’opinion n’est pas un crime. La tolérance ! je demande qu’il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne ! …

Je demande pour tous les non-catholiques ce que vous demandez pour vous : l’égalité des droits, la liberté de leur religion, la liberté de leur culte, la liberté de le célébrer dans des maisons consacrées à cet objet ; la certitude de n’être pas plus troublés dans leur religion que vous ne l’êtes dans la vôtre, et l’assurance parfaite d’être protégés comme vous, autant que vous, et de la même manière que vous par notre commune loi. »

Quelques orateurs avaient cité l’intolérance de certains peuples protestants pour justifier la leur : « Nation généreuse et libre, répond Rabaut-Saint-Etienne, ne souffrez point qu’on vous cite l’exemple de ces nations intolérantes qui proscrivent votre culte chez elles. Vous n’êtes pas faits pour recevoir l’exemple, mais pour le donner, et de ce qu’il y a des peuples injustes, il ne s’ensuit pas que vous deviez l’être. L’Europe aspire à la liberté, attend de vous de grandes leçons, et vous êtes digne de les lui donner. »

L’orateur fait comparaître en quelque sorte à la barre de l’Assemblée le grand peuple d’opprimés dont il est le défenseur. « Ils se présenteraient à vous, dit-il, teints encore du sang de leurs pères, et il vous montreraient l’empreinte de leurs propres fers. Mais ma patrie est libre, et je veux oublier comme elle, et les maux que nous avons partagés avec elle, et les maux plus grands encore dont nous avons été les victimes. Ce que je demande, c’est que ma patrie se montre digne de la liberté, en la distribuant également à tous les citoyens, sans distinction de rang, de naissance et de religion. »

Rabaut-Saint-Etienne établit, en terminant, que toute religion exige un culte en commun, que des chrétiens ne peuvent pas le refuser à d’autres chrétiens sans manquer à leurs propres maximes, et que toute entrave imposée à l’exercice public d’une religion est une attaque contre le fond même des croyances, puisque la croyance produit inévitablement le culte qui lui correspond.

Malgré la logique et l’éloquence de Rabaut-Saint-Etienne, le côté droit, cédant à des préjugés religieux, le centre dominé par des préoccupations politiques, et les prêtres du côté gauche obéissant à leurs antipathies doctrinales, formèrent une majorité qui accepta la restriction proposée. Tous les partis eurent lieu de s’en repentir.

Quatre mois après ce mémorable débat, le 24 décembre 1789, l’Assemblée nationale confirma, par le décret suivant, l’égale admissibilité des Français à tous les emplois : « 1° Les non-catholiques, qui auront d’ailleurs rempli toutes conditions prescrites par les précédents décrets pour être électeurs et éligibles, pourront être élus dans tous les degrés d’administration, sans exception ; 2° les non-catholiques sont capables de tous les emplois civils et militaires, sans exception. »

L’occasion s’offrit bientôt d’appliquer cette loi de la manière la plus éclatante. Le 15 mars 1790, Rabaut-Saint-Etienne, le fils d’un pasteur longtemps proscrit, et qui avait dû abriter sous une hutte de pierres sa tête vénérable, fut nommé président de l’Assemblée constituante ; il remplaça au fauteuil l’abbé de Montesquiou. C’est alors qu’il écrivit à son père ces mots qui caractérisaient si bien le changement des idées et des situations : « Le président de l’Assemblée nationale est à vos pieds. »

Rabaut-Saint-Etienne était né à Nîmes en 1742. Il fit ses études théologiques dans le séminaire de Lausanne. Revenu en France à l’âge de vingt ans, il fut consacré au ministère de l’Évangile, et s’acquitta courageusement de ses fonctions dans le ressort du parlement de Toulouse, qui venait de condamner au dernier supplice le pasteur François Rochette, les trois gentilshommes verriers et Calas. Il prêcha toujours, en face de ces exécrables échafauds, la résignation, l’obéissance aux lois et les devoirs de l’amour fraternel.

En 1779, il prononça, comme nous l’avons dit ailleurs, l’oraison funèbre de M. Becdelièvre, évêque de Nîmes. Ce discours ayant été imprimé et communiqué à Laharpe par M. Boissy d’Anglas, l’illustre critique lui répondit : « Vous m’avez envoyé un excellent écrit ; voilà la véritable éloquence, celle de l’âme et du sentiment. On voit que tout ce qui sort de la plume de l’auteur est inspiré par les vertus qu’il célèbre. »

Rabaut-Saint-Etienne a publié d’autres discours, et un livre intitulé : Ambroise Borély, ou le vieux Cévenol. Il y peint, sous une forme dramatique, les souffrances des protestants français à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes, et pendant le dix-huitième siècle.

Choisi le premier par la sénéchaussée de Nîmes, entre les huit députés du tiers-état, son noble caractère, ses talents oratoires et son dévouement à la chose publique lui acquirent bientôt une grande influence dans l’Assemblée constituante ; il fut appelé plusieurs fois au fauteuil.

Ayant été envoyé à la Convention nationale par le département de l’Aude, Rabaut-Saint-Etienne y apporta une sage modération en même temps qu’un généreux amour de la liberté. Il se rangea du parti des Girondins, et affronta les passions populaires en refusant de voter la mort de Louis XVI. « La nation, dit-il, vous a envoyés pour déléguer les pouvoirs, non pour les exercer tous à la fois ; car il est impossible qu’elle n’ait voulu que changer de maître. Quant à moi, je vous l’avoue, je suis las de ma part de despotisme ; je suis fatigué, harcelé, bourrelé de la tyrannie que j’exerce pour ma part, et je soupire après le moment où vous aurez créé un tribunal national qui me fasse perdre les formes et la contenance d’un tyran. »

Dans la journée du 31 mai, il lut le rapport de la commission des douze qui représentait le parti de la Gironde, et soutint une lutte opiniâtre contre les violences de la Montagne. Un si ferme courage devait s’expier. Il fut décrété d’arrestation, et ayant été découvert dans sa retraite, on le traduisit devant le tribunal révolutionnaire, qui le fit exécuter dans les vingt-quatre heures, après avoir seulement constaté son identité. Rabaut-Saint-Etienne périt sur l’échafaud le 5 décembre 1793.

Revenons à l’Assemblée constituante. Un membre du côté gauche, le Chartreux dom Gerle, homme singulier, mal assis dans ses idées, et qui commençait à s’inquiéter du chemin qu’il avait fait avec ses nouveaux amis, proposa tout à coup, le 12 avril 1790, de déclarer le catholicisme religion de l’Etat, et de ne plus autoriser d’autre culte public que le sien. Le côté droit et quelques Jansénistes accueillirent avec transport cette motion inattendue. L’évêque de Clermont demanda même qu’elle fût votée par acclamation, comme un hommage rendu à la religion catholique.

La majorité parut un moment incertaine, et l’on renvoya la séance au lendemain. Dans l’intervalle, les défenseurs de la liberté religieuse eurent le temps de se reconnaître. Charles Lameth avait déjà invoqué en faveur des communions dissidentes les maximes de l’Évangile. L’opinion publique s’agita entre les deux séances : des rassemblements tumultueux se formèrent autour de l’enceinte législative ; Mirabeau rappela les terribles souvenirs de la Saint-Barthélemy, et dom Gerle, mieux éclairé sur les dangers de sa proposition, la retira.

L’Assemblée constituante ne tarda pas à donner aux protestants de nouveaux témoignages de sa bonne volonté. Elle fit restituer aux héritiers des légitimes propriétaires les biens confisqués pour cause de religion, qui étaient encore entre les mains de l’Etat. Par un autre décret, elle rendit tous les droits de citoyens français aux descendants des réfugiés, à la seule condition de revenir en France et d’y prêter le serment civique. Enfin, la constitution de 1791 sanctionna en ces termes la liberté des cultes : « La constitution garantit à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché. »

Le législateur s’était acquitté de sa tâche en proclamant les vrais principes ; c’était maintenant au peuple à remplir la sienne. Mais si, aux époques antérieures, les mœurs étaient en avant des lois, les lois furent alors en avant des mœurs, au moins dans les provinces méridionales, où il y avait à la fois plus d’ignorance et plus de passions religieuses.

La Vendée ne se leva qu’en 1793, parce qu’elle n’avait point, ou presque point de protestants sur son territoire. Dans le Midi, au contraire, où ils étaient nombreux, on exploita, dès l’an 1790, les vieilles haines qui existaient entre les deux communions. Ces faits, qui eurent des conséquences graves, demandent quelques éclaircissements.

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