Théologie de l’Ancien Testament

§ 207. Etat psychologique du prophète. Ce qu’en pensait l’antiquité.

Il y a donc en tous cas de la passivité dans l’état du prophète. Aussi bien Nabi (prophète, נביא) est-il un dérivé passif du verbe Naba (§ 161). Mais ce n’est encore là qu’une remarque bien générale. Cherchons à nous rendre un compte plus exact de l’état intérieur dans lequel se trouvaient les hommes auxquels Dieu adressait la parole. Les avis ont de tout temps été fort partagés à cet égard.

Les Septante, pour remonter jusqu’à eux, ont traduit נביא et נבא, Nabi et Nibba, par προφήτης et προφητεύω tandis qu’ils ont eu soin de rendre le mot Quasam, קסם, que l’A. T. n’applique qu’aux faux prophètes et aux devins païens, par μαντύομαι. Il est probable qu’ils se sont laissé guider dans le choix de ces deux mots, par le sens qu’ils ont quand on ne les emploie pas indifféremment l’un pour l’autre, mais qu’au contraire on attache à chacun d’eux une signification particulière. Or, Platon, dans le Timée, considère le μάντις comme l’inspiré, et le προφήτης comme l’interprète. Il y a de l’extase chez le premier ; le second est complètement maître de lui.

[Platon dit entre autres : « Il n’y a de vraie mantique que là où l’homme est hors de sens. Nul homme de sens rassis n’est visité par une mantique qui mérite ce nom. » Le devin parle par énigmes et doit être accompagné d’un prophète qui explique ses paroles incohérentes. — A Delphes, l’interprète de la Pythie était un προφήτης ; (Hérod. VIII, 36 ; Plutarque, De Defectu orac, chap. 51).]

Si donc les Septante ont traduit Nabi par prophète, c’est qu’avant tout ils ont vu dans les prophètes des hommes chargés de faire part à leur peuple des révélations que Dieu leur a accordéesc, ce qui suppose chez eux une entière lucidité d’esprit.

c – Un prophète est aussi un homme qui annonce les choses à venir, mais ce n’est pas là le premier sens de ce mot.

Philon, chose assez curieuse, ne partage pas l’opinion des Septante. Il attribue au prophète l’enthousiasme qui aux yeux de Platon caractérise précisément le devin, à cette seule différence près que Philon considère comme une inspiration divine à chaque fois renouvelée, l’enthousiasme que Platon regarde comme l’effet de l’habitation naturelle de Dieu dans la créature formée à son image. On sent chez Philon l’influence du supranaturalisme de l’A. T., chez Platon règne encore en plein la notion païenne de l’immanence. Le philosophe d’Alexandrie regarde le prophète comme un interprète de Dieu. Dieu lui parle et, en lui parlant, le met en extase. Il n’y a pas folie, mais il n’y a plus conscience de soi ; le νοῦς cède la place à l’Esprit de Dieud. Il semble que le prophète parle ; ce n’est qu’une illusion ; il ne fait rien, il se repose ; c’est la divinité qui se sert de ses lèvres pour annoncer aux hommes ce qu’il veut leur annoncer.

d – Voyez De præm, et pœn. Mang. II. page 417, et surtout : Quis rerum divin, hæres sit, I, 511, et la conclusion de son 1er livre De monarchia.

[Voici quelques-unes des expressions de Philon (Mang. II, page 222) : « L’Esprit divin s’empare subitement du prophète et le fait parler. Mais le prophète ne dit rien qui vienne de lui-même : λέγων μὲν οὐδέν. Tout ce qu’il entend, il le répète, comme on répète ce qu’un autre vous souffle à l’oreille, καθάπερ ὑποβάλλοντος, car les prophètes sont les interprètes d’un Dieu qui se sert de leurs organes pour faire connaître ce qu’il lui plaît de révéler. »]

Plus donc le moindre rapport, la moindre connexion entre la personne, le caractère, la vie des prophètes, et les révélations dont ils sont les porteurs. Il est juste d’ajouter que Philon n’admet pas qu’il y ait une différence spécifique entre l’esprit prophétique et celui qui éclaire tous les sages. Tout homme de bien, en se plongeant par la contemplation dans le sein de la divinité, peut s’élever à l’état d’inspiration.

[Comp. « Quis rer. div. hær, sit » page 510. « Le logos communique ses révélations à tout homme de bien. Mais il n’est pas accordé au méchant d’être l’interprète, de la divinité. Nul vicieux ne peut être réellement inspiré… Le sage seul est un instrument digne et capable d’être frappé des coups invisibles de l’Esprit saint et de retentir a son contact. » Voyez aussi De Creat, princ. Il, p. 368. « Le prophète a en soi un soleil spirituel qui lui permet de voir clairement des choses qui échappent aux sens et que la seule pensée peut saisir. »]

Quand on lit ce que les plus anciens docteurs de l’Église ont écrit sur l’inspiration, on n’a pas de peine à reconnaître en eux sous ce rapport particulier des élèves de Philon. Athénagoras dans sa Πρεσβεία, 8, parle aussi d’extase ; il compare l’Esprit de Dieu à un musicien, et les prophètes à des instruments de musique. Justin Martyr (Cohort. ad Græcos, 8) a recours à la même comparaison. Les Montanistes allèrent plus loin encore et provoquèrent par leurs aberrations une réaction salutaire. Les Pères orthodoxes déclarèrent que toute inspiration qui supprime l’entendement et la conscience de soi-même est indigne des vrais prophètes, et qu’elle ne peut provenir que des puissances infernales.

[Les homélies clémentines vont jusqu’à prétendre qu’il n’y a rien d’extraordinaire ni de passager dans l’état de véritable inspiration (III, 12). Le vrai prophète l’est en vertu d’un principe spirituel immanent et permanent.]

Origène revient avec insistance sur cette pensée. L’Esprit de Dieu est si éloigné d’enlever aux prophètes le libre usage de leur liberté et de leur jugement, que c’est au contraire à la lucidité de leur entendement que l’on peut entre autres s’assurer de la présence en eux d’une lumière supérieure (De princip. in, 3, 4, comparé à hom. 6. in Ezech.). Voyez encore Epiphane (hær. 48, 2 et 4), et Chrysostome, 29e hom. sur la lre épître aux Corinthiens).

[« C’est le propre du devin d’être hors de lui, de ressembler à un homme à qui l’on fait violence, à un insensé. Il n’en est point ainsi du prophète, c’est en connaissance de cause qu’il parle… » Jérôme exprime souvent aussi des pensées toutes semblables : Prol. in expos. Jes., Præf. comm. in Nah. Præf. comm in Hab.]

Les Pères ne vont cependant pas jusqu’à prétendre que les prophètes aient été absolument étrangers à toute espèce d’extase ; c’eût été s’inscrire en faux contre des déclarations positives de la Parole de Dieu. Ce qu’ils rejettent c’est seulement la παρεκστασις (Hist. Eccl. d’Eusèbe v. Page 17), c’est-à-dire cette extase maladive qui n’est autre chose qu’une folie involontaire (ἀκούσιος μανία) ; un pareil état ne leur paraît pas compatible avec la possession de soi-même que St Paul suppose aux inspirés quand il dit que les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes (1 Corinthiens 14.32). Tout ce qu’ils accordent aux organes de la révélation, c’est un θεῖως μετεωρισμός, une sorte d’enlèvement au-dessus des choses de la terre (Orig. in Joann. 2.1), ou, pour citer Augustin, une alienatio mentis a sensibus corporis, ce qui est nécessairement quelque chose d’extraordinaire et de passager. Car, remarque Jérôme (Comm. sur Ézéchiel ch. 35), la nature humaine est trop faible pour supporter une inspiration prolongée. Après Jésus-Christ il en a été autrement ; chez les prophètes chrétiens l’Esprit de Dieu a pu demeurer d’une manière permanentee.

e – A propos d’Ézéchiel 33, Jérôme dit encore : Si la parole de Dieu avait habité chez les prophètes, ils ne diraient pas si souvent : La parole de Dieu me fut adressée.

Pendant plusieurs siècles on en resta aux résultats de la réaction anti-montaniste. Grégoire-le-Grand (Expos. moral, sur Job ch. 13) s’exprime ainsi : « Lorsque Dieu donne quelque chose à voir ou à entendre, si l’intelligence humaine n’est pas là pour percevoir la révélation, il n’y a pas prophétie. Ainsi Pharaon et Belsçatzar ont eu des visions destinées à leur faire connaître des choses à venir ; mais ils ne les ont pas comprises ; ce ne, sont pas des prophètes. » Les Rabbins du moyen-âge se sont beaucoup occupés de cette question. Maïmonides (Mor. Nebach 2.32) estime que le prophète doit être doué par la nature d’une forte imagination, et qu’il doit se soumettre lui-même à une discipline morale sérieuse pour être capable de recevoir la lumière d’En-haut ; mais que cela ne suffit cependant point à le rendre prophète. C’est Dieu seul qui l’inspire, quand et comme il lui plaît.

[Maimonides distingue trois manières de considérer la prophétie. 1re opinion : Dieu choisit tout à fait librement. Il ne regarde pas aux dispositions subjectives de celui qu’il choisit. Tout ce qu’il demande, c’est un homme de bien. Point d’hommes vertueux, point de prophètes. — 2e opinion : Dieu ne choisit que des hommes d’élite, bien doués et qui aient développé leurs capacités par une application personnelle. On ne devient pas prophète en un jour. Point d’hommes cultivés, point de prophètes. — 3e opinion : C’est celle que nous avons exposée ci-dessus. Maïmonides la désigne comme celle « de notre loi. » La vertu et les talents ne suffisent pas. Il faut encore et surtout que Dieu veuille.]

Abrabanel ne compte pas moins de onze degrés dans l’inspiration. Il y a d’abord l’inspiration des Juges, qui est une simple communication de force et de courage ; puis celle des auteurs des Hagiographes, qui a lieu en plein état de veille et en pleine activité des sens, tandis que les prophètes proprement dits reçoivent leurs révélations par le moyen de songes et de visions, etc. Moïse est seul sur la 11e marche : Dieu lui a parlé sans avoir besoin d’agir d’abord sur son imagination. Mais à aucun degré, il n’y a inconscience ni suppression de l’entendement, jamais l’homme ne jouit de toutes ses facultés intellectuelles aussi pleinement que lorsqu’il se trouve en état d’inspiration.

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